jeudi 10 novembre 2022

Fernando Pessoa le voyageur immobile – Robert Bréchon

Fernando Pessoa le voyageur immobile – Robert Bréchon

 

Ses métamorphoses sont des déplacements : «Je ne change pas, je voyage. » Je rapproche cet aveu de celui de Michaux, presque son contemporain : «J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. » Voyager en soi, explorer, conquérir les régions inconnues de soi-même, actualiser des virtualités, donner un sens au vague et à l’informulé, croire ce que l’on jugeait incroyable, penser ce qui était impensable. C’est Michaux, encore, qui m’éclaire le mieux Pessoa : « Etant multiple, compliqué, complexe, et d’ailleurs fuyant le secret - si tu te montres simple, tu seras un tricheur, un menteur. »

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De tous les écrits qu’on lui attribue, le plus original, c’est ce qui reste de son Traité de la négation : une page étonnante, fulgurante, où la rigueur de la démonstration logique est poussée jusqu’à l’absurde, jusqu’au vertige intellectuel. En onze propositions, le philosophe prétend prouver que l’être n’est autre que le néant. Et tout en exprimant une proposition radicalement opposée à celle de Mora, il affirme qu’elles sont identiques, que l’occultisme est interne au paganisme, ou l’inverse.

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On ne peut pas parler d'anonyme ou de pseudonyme; car ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Dans le cas du pseudonyme; l’œuvre est de l’auteur en personne, mais signée d'un non qui n’est pas le sien ; l'œuvre hétéronyme est de l'auteur hors de sa personne, die est d’une individualité complète, forgée par lui, comme le seraient les tirades d'un personnage dans un drame de lui. » Il ajoute qu'il n a pas l'intention de publier en volume les œuvres déjà écrites.

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Peut-être aurait-il fallu commencer par là, par le décor. Le paysage, la scène où se joue ce drame intérieur. L incessanté méditation de Bemardo Soares, dans Le Livre de l’intranquillité, accompagne l’existence du monde extérieur. Les pensées se mirent dans les images ; et souvent les pensées semblent naître des images, le cours de la méditation changer de direction en fonction des changements du paysage. «Je ne sais si c’est un effet subtil de lumière, un bruit vague, le souvenir d’une odeur, ou une puisque résonnant sous quelque influence extérieure, qui m’a apporté soudain, alors que je marchais en pleine rue, les divagations que j’enregistre sans hâte, tout en m'asseyant dans un café, distraitement. » Soares est un esprit qui pense, mais aussi une sensibilité, un corps qui reçoit des impressions. Il n’est ni comme Caeiro, pour qui la vue était une fin en soi, ni comme le poète élégiaque Cancioneiro, qui ne voit pas le monde extérieur, où tout est indistinct. Il est à la fois « un homme pour qui le monde extérieur existe », comme se prétendait Théophile Gautier, qu’il cite, et un esprit pour qui « le chemin va vers l’intérieur», selon la formule de Novalis. Il résume cette contradiction en disant : «Je suis un homme pour qui le monde extérieur est une réalité intérieure. »

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Ce voyage, auquel Pessoa voue sa vie, est donc intérieur. C’est un voyage en soi ou dans cet espace hors de l’espace qui est celui de sa pensée. « Voyager ? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages. » Tous les paysages sont imaginaires. « C’est en nous que les paysages trouvent un paysage. » Le voyage, l’entreprise de navigation lointaine, le franchissement des limites, c’est la création littéraire. Le Livre de l’intranquillité est, plus que tout, on l’a dit, le « journal d’un poète », en quête de la vérité de sa vie. « La littérature est un effort pour rendre la vie réelle. Comme nous le savons tous, la vie est absolument irréelle dans sa réalité directe : les champs, les villes, les idées, sont des choses totalement fictives, nées de notre sensation complexe de nous-mêmes. Toutes nos impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature. » Écrire, pour Soares, et pour Pessoa, c’est faire exister le monde dans sa beauté cachée, virtuelle, toujours passée ou future.

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« Amiel a dit qu'un paysage est un état d’âme. (...) Il eût été plus juste de dire qu'un état d’âme est un paysage ; la phrase aurait eu l'avantage de ne pas comporter le mensonge d'une théorie, mais bien plutôt la vérité d’une métaphore.

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Le verbe voyager et le substantif voyage reviennent souvent dans Le Livre de l'intranquillitéy mais il ne s'agit à peu près jamais de voyages réels. Les « voyages » de Pessoa sont imaginaires ou métaphoriques. Voyager par l’imagination, c’est faire comme Des Esseintes, le héros de Huysmans, dans A rebours, qu’il a certainement connu et dont le jeune employé de bureau dont il a été autrefois le collègue semble être le disciple. « Ce gamin collectionnait les prospectus touristiques de villes, de pays et de compagnies de transport ; il avait une série de cartes trouvées dans les journaux ; il possédait, découpées dans des revues ou des magazines, des illustrations représentant paysages, costumes exotiques, bateaux et navires, (...) Ce gamin-là savait exactement quelles voies ferrées reliaient Paris à Bucarest, ou sillonnaient l’Angleterre, et, transparaissant malgré sa prononciation défectueuse des noms étrangers, on sentait l’évidence radieuse de la grandeur de son âme. Peut-être un jour, devenu vieux, se rappellera-t-il combien il est, non seulement bien meilleur, mais aussi plus authentique de rêver de Bordeaux que de débarquer à Bordeaux. »

 

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