samedi 5 novembre 2022

L’enfant de la volupté – Gabriel d’Annunzio

L’enfant de la volupté – Gabriel d’Annunzio

 

Il pensa à la sensation qu’aurait Elena en y entrant. Sans doute elle ne pourrait se défendre contre cette douceur si pleine de souvencances; elle perdrait tout d’un coup la notion du temps et de la réalité, elle croirait se trouver encore à un rendez-vous habituel, n'avoir jamais interrompu cette pratique de volupté être toujours l’Elena d’autrefois. Puisque rien n'était changé dans le théâtre de l’amour, pourquoi l’amour serait-il changé? Certainement elle éprouverait la profonde séduction de ces choses aimées autrefois.

Alors l’attente suscita en lui une torture nouvelle. Les esprits raffinés par l’habitude de la contemplation imaginaire et du songe poétique attribuent aux choses une âme sensible et variable comme l’âme humaine; et dans chaque chose, dans les formes, dans les couleurs, dans les sons, dans les parfums, ils croient reconnaître un symbole transparent, l’emblème d’une émotion ou d’une pensée; et dans chaque phénomène, dans chaque combinaison de phénomènes, ils croient deviner un état psychique, une signification morale. Quelquefois la vision est si lucide qu’elle produit en ces esprits une angoisse : ils se sentent comme étouffés par le débordement de la vie qui se révèle à eux, et ils s’épouvantent des fantômes qu’ils ont créés.

Dans l’aspect des choses environnantes Andrea vit se reflé­ter sa propre angoisse. Comme son désir se dissipait inutile­ment dans l'attente et que ses nerfs s’affaiblissaient, il lui parut que l’amoureuse essence des choses s’évaporait aussi et se dissipait inutilement. Pour lui, tous ces objets parmi lesquels il avait tant aimé, joui et souffert, avaient acquis quelque chose de sa sensibilité propre. Ils n’étaient pas seulement les témoins de ses amours, de ses plaisirs, de ses tristesses : ils en prenaient aussi leur part. Dans son souvenir, chaque forme, chaque couleur s'harmonisait avec une image féminine, était une note dans un accord de beauté, un élément dans une extase de passion.

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Elle sourit, sans répondre : ces paroles lui avaient donné une indéfinissable joie, comme un tremblement de bonheur au haut de la poitrine. Elle entreprit sa minutieuse besogne; elle alluma la lampe sous la bouilloire; elle ouvrit la boîte de laque où était le thé; elle mit dans la théière la quantité voulue de feuilles aromatiques; puis elle prépara deux tasses. Ses gestes étaient lents et un peu indécis, comme il arrive lorsqu’en agissant on a l’âme préoccupée d’autre chose; ses mains très blanches et très pures avaient dans leurs mouvements une légèreté de papillons, et semblaient, non toucher, mais effleurer à peine les objets; de ses gestes, de ses mains, de tout l’ondoiement souple de sa personne émanait je ne sais quel subtil effluve de volupté, qui enveloppait l’amant comme d'une caresse.

Andrea, assis près d’elle, la regardait avec des yeux mi-clos buvant par les pupilles la voluptueuse fascination qui lui venait d'elle. C'était comme si chacun des mouvements de cette femme lui fût devenu tangible idéalement. Quel amoureux n’a pas éprouvé cette inexprimable jouissance où il semble que le pouvoir sensitif du toucher s’affine jusqu’à recevoir la sensation sans l’immédiate matérialité du contact?

Ils se taisaient l’un et l’autre. Elena s’était abandonnée sur le coussin, et elle attendait que l’eau bouillît. Les yeux sur la flamme bleuâtre de la lampe, elle retirait et remettait alter­nativement ses bagues, perdue dans une apparence de rêve. Ce n’était pas un rêve; c’était plutôt comme une réminiscence vague, ondoyante, confuse, fugitive. Tous les souvenirs de l’amour passé lui remontaient à l'esprit, mais brouillés et elle ne savait pas si l’impression indistincte qu'ils lui donnaient était du plaisir ou de la douleur. Cela ressemblait à l’indéfinissable parfum d’un gros bouquet de fleurs fanées, ou chaque fleur a perdu la vivacité propre de ses teintes et de sa fragrance. Elle semblait porter en elle le dernier soupir des souvenances déjà évanouies, la dernière trace des joies déjà disparues, le dernier frisson de la félicité déjà morte, quelque chose de pareil à une brume incertaine d ou émergeraient des images sans nom, sans contour, mutilées. Elle ne savait pas si c’était du plaisir ou de la douleur; mais peu à peu cette agitation mystérieuse, cette inquiétude indéfinissable grandissaient et lui gonflaient l’âme de délice et d’amertume. Les pressentiments obscurs, les émois occultes, les regrets voués, les craintes superstitieuses, les aspirations combattues, les douleurs réprimées, les rêves étouffés, les désirs non satisfaits, tous ces éléments troubles dont sa vie intérieure était composée, tout maintenant fermentait et se soulevait en tempête.

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L’éducation d’Andrea était donc une éducation vivante, faite moins sur les livres que sur le spectacle des réalités humaines. Son esprit était corrompu, non seulement par la haute culture, mais aussi par l’expérience, et, chez lui, la curiosité s’aiguisait d’autant plus que la connaissance s 'élargissait davantage. Dès le principe il fut prodigue de lui-même : car la grande force sensitive dont il était doué ne se lassait jamais de fournir à sa prodigalité des trésors. Mais l’expansion de cette force causait en lui la destruction d’une autre force, de la force morale, que son père même déprimait sans scrupule. Et il ne s’apercevait point que sa vie était un progressif rétrécissement de ses facultés, de ses espérances, de ses jouissances, une sorte de renoncement progressif, et qu’autour de lui le cercle se resserrait toujours davantage, inexorablement, quoique avec lenteur.

Son père lui avait donné, entre autres, cette maxime fon­damentale : « Il faut faire sa propre vie comme on fait une œuvre d’art. Il faut que la vie d’un homme intellectuel soit son œuvre propre. La vraie supériorité est là tout entière. » Son père lui répétait aussi ce conseil : « Il faut conserver à tout prix sa liberté complète, jusque dans l’ivresse. La règle de l’homme intellectuel est : Habere, non haberi »

Il lui disait aussi : « Le regret est la vaine pâture d’un esprit oisif. Pour éviter le regret, le meilleur moyen est d’occuper toujours son esprit de sensations nouvelles et d’imaginations nouvelles. »

Mais ces maximes volontaires, qui, en raison de leur ambiguïté, pouvaient aussi être interprétées comme de hautes règles morales, tombaient précisément dans une nature invo­lontaire, c’est-à-dire dans un homme chez qui l’énergie personnelle était très débile.

 

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La douloureuse habitude de l'analyse le harcelait toujours, l’empêchait toujours aussi de s’oublier. Mais chacune de ses tentatives comme la curiosité de Psyché, était punie : l’amour s’éloignait, l’objet aimé était comme obscurci, tout plaisir prenait fin. Ne valait-il pas mieux, au contraire, s’abandonner ingénument à la douceur première et ineffable de l’amour naissant? Il vit Elena faire le geste de mouiller ses lèvres dans un vin blond comme un miel liquide. Il choisit parmi les verres celui où le domestique avait versé un vin semblable, et il but en même temps qu’elle. Tous deux reposèrent ensemble sur la nappe le verre de cristal. La simultanéité de l’acte fit qu’ils se tournèrent l’un vers l’autre. Et ce regard les enflamma tous deux beaucoup plus que la gorgée de vin.

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A ce son inattendu, Andrea sentit ses veines frémir si furieusement qu’il pensa : « Je vais m’évanouir. » Il avait comme le pressentiment indistinct de quelque félicité surnaturelle qui dépasserait son attente, qui excéderait ses rêves, qui serait au-dessus de ses forces. « Elle était là, derrière cette porte. » Toute notion de la réalité fuyait de son esprit. Il lui semblait avoir jadis imaginé, en peintre ou en poète, une semblable aventure d’amour, dans ces mêmes circonstances, avec ce même décor, avec ce même fond, avec ce même mystère; et un autre, un personnage fictif créé par lui, en était le héros. A cette heure, par un étrange phénomène d’imagination, cette idéale fiction d’art se confondait avec l’événement réel; et cela lui causait une inexprimable sensation d’égarement. — Chaque tapisserie portait une figure symbolique. Le Silence et le Sommeil, deux éphèbes sveltes et longs comme aurait pu les dessiner le Primatice, gardaient la porte. Et c’était lui, c’était lui-même qui attendait devant cette porte; et au-delà du seuil, dans le lit peut-être, respirait la divine aimée. — Cette respiration, il croyait l'entendre dans le battement de ses artères.

 

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de la bonté d’un consentement ou s’assombrissent d'une ombre de dédain; elles s’épanouissent de plaisir ou se tordent de souffrance; elles portent toujours en elles une énigme trouble les rêveurs, et qui les attire, et qui les captive. Un continuel désaccord entre l’expression des lèvres et celle des yeux engendre le mystère; il semble qu'une âme double s''y révèle avec une double beauté : joyeuse et triste, glaciale et ardente, cruelle et bénigne, humble et hautaine, souriante et ironique; et cette ambiguïté suscite l’inquiétude chez ceux qui se complaisent aux choses obscures. Deux artistes du xve siècle, méditatifs, pourchasseurs infatigables d’un idéal rare et suprême, psychologues pénétrants auxquels on doit peut- être les plus subtiles analyses de la physionomie humaine, plongés sans cesse dans l’étude et dans la recherche des difficulté les plus ardues et des secrets les plus occultes, Botticelli et Vinci, ont compris et rendu par les moyens variés de leur art l’inexprimable séduction de ces bouches. '

Andrea trouvait dans les baisers d’Elena la quintessence de la volupté. Nulle union d’amour ne leur semblait plus complète et plus parfaite. Parfois ils croyaient sentir la fleur vive de leurs âmes s’effeuiller sous la pression des lèvres, en répandant par toutes leurs veines un suc de délice, jusqu’au cœur; et parfois ils avaient au cœur comme l’illusoire sensation d’un fruit tendre et humide qui s’y fondrait. Pour prolonger cette saveur, ils retenaient leur respiration jusqu’à se sentir mourir d’angoisse, tandis que les mains de l’une tremblaient sur les tempes de l’autre, éperdument. Après s’être détachés, ils se regardaient avec des yeux flottant dans un nuage de torpeur. Et elle disait d’une voix un peu rauque, sans sourire : « Nous en mourrons! »

Parfois il attendait, renversé, les paupières closes. Et elle, qui connaissait cet artifice, se penchait avec une lenteur préméditée, pour lui donner un baiser. L’aimé, dans son aveuglement volontaire et vaguement présensitif, ne savait pas où ce baiser se poserait. Pendant la minute d’attente et d’incer­titude, une anxiété extraordinaire agitait tous ses membres, aussi intense que l’horreur d’un homme aux yeux bandés qui serait sous la menace d’un sceau de feu. Lorsque enfin les lèvres l’atteignaient, il avait peine à retenir un cri. Et la torture de cette minute lui plaisait : car il arrive souvent qu'en amour la souffrance a plus d’attrait que le délice.

 

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En lui, malgré toutes les corruptions, malgré toutes les dispersions, la jeunesse résistait, persistait, métal inaltérable, arôme tenace. Cette splendeur de jeunesse vraie était sa qua­lité la plus précieuse. A la grande flamme de la passion, tout ce qu’il avait de faux, d’artificiel, de vain, se consumait comme sur un bûcher. Après la dissolution de ses forces produite par l’abus de l’analyse et par l'action isolée des énergies intérieures, il revenait maintenant à l’unité des forces, de l’action, de la vie; il reconquérait la primitive confiance; il aimait et jouissait juvénilement. Certains de ses abandons semblaient d’un enfant crédule; certaines de ses fantaisies étaient pleines de fraîcheur et de hardiesse.

— Quelquefois, lui disait Elena, ma tendresse pour toi se fait plus délicate que celle d’une amante. Elle devient... comment dirai-je?... presque maternelle.

Andrea riait, parce qu’elle était à peine son aînée de trois ans. Et il lui disait : « Quelquefois, la communion de nos esprits me semble si chaste que je voudrais t’appeler ma sœur, en te baisant les mains. »

Ces purifications, ces exaltations trompeuses du sentiment advenaient toujours aux languissantes accalmies du plaisir, lorsque, dans le repos de la chair, l’âme éprouvait un vague besoin d’idéalité. Alors aussi ressuscitaient chez le jeune homme les idéales aspirations vers l'art qu’il aimait; et c’était dans son intelligence un tumulte de toutes les formes cherchées et contemplées, qui demandaient à se produire ** les paroles du monologue gœthien le stimulaient ; « A quoi sert sous tes yeux l’ardente nature? Que peuvent autour de toi les formes de l’art, si la force créatrice ne t'emplit point l’âme de passion, si elle n’afflue point au bout de tes doigts continuellement, pour l’œuvre à produire? » La pensée de réjouir sa maîtresse par un vers nombreux ou par une noble ligne le poussa au travail. Il écrivit Simone; et il fit deux eaux-fortes, le Zodiaque et la     d’Alexandre.

Dans la pratique de l’art, il préférait les instruments diffi­ciles, exacts, parfaits, incorruptibles : la métrique et la gravure; et il visait à continuer et à renouveler les formes ita­liennes traditionnelles, avec sévérité, en se rattachant aux poètes du stil novo et aux peintres précurseurs de la Renaissance. Son esprit était essentiellement formel. Il aimait l’expression plus que la pensée. Ses essais littéraires étaient des exercices, des jeux, des études, des recherches, des expériences techniques, des curiosités. Il pensait, avec Taine, qu’il est plus difficile de composer six beaux vers que de gagner une bataille rangée. Sa Fable d’Hermaphrodite imitait pour la structure la Fable d’Orphée d'Ange Politien; et elle avait des strophes extraordinaires de délicatesse, de puissance et de musique, surtout dans les chœurs de monstres à double nature, centaures, sirènes et sphinx. Sa nouvelle tragédie, La Simone, de forme brève, avait une saveur très singulière. Toute rimée qu’elle était dans les anciens modes toscans, elle semblait conçue par un poète anglais du siècle d’Élisabeth d’après une nouvelle du Décameron, et elle possédait quelque chose du charme doux et étrange qu'ont certains petits drames de Shakespeare.

 

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La convalescence est une purification et une renaissance. Le sentiment de la vie n’est jamais aussi suave qu’après l’angoisse de la maladie; et jamais l’âme humaine n’est plus encline à la bonté et à la confiance qu’après avoir sondé les abîmes de la mort. En guérissant, l’homme comprend que la pensée, le désir, la volonté, la conscience de la vie ne sont pas la vie. Il y a en lui quelque chose de plus vigilant que la pensée, de plus durable que le désir, de plus puissant que la volonté et aussi de plus profond que la conscience : et c’est la substance, la nature de son être. Il comprend que sa vie réelle est, pour ainsi dire, celle qui n’a pas été vécue par lui; qu’elle est l’ensemble des sensations involontaires, spontanées, inconscientes, instinctives; qu’elle est l’activité harmonieuse et mystérieuse de la végétation animale; le développement imperceptible de toutes les métamorphoses et de tous les renouvellements. C’est cette vie-là justement qui accomplit en lui les miracles de la convalescence : elle referme les plaies, répare les pertes, rattrape les mailles détruites, raccommode les tissus déchirés, répare les structures des organes, renouvelle dans les veines la richesse du sang, renoue sur les yeux le bandeau de l'amour, tresse de nouveau autour de la tête la couronne des songes, rallume dans le cœur la flamme de l’espé­rance, redonne des ailes aux chimères de l’imagination.

 

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C'étaient les derniers jours d’août. Une quiétude extatique régnait sur la mer; les eaux étaient si transparentes qu'elles répétaient chaque image avec une exactitude parfaite, et leur ligne extrême se perdait si bien dans le ciel que les deux éléments paraissaient être un élément unique, impalpable, surnaturel. Le vaste amphithéâtre des collines, peuplé d’oliviers, d’orangers, de pins, de toutes les plus nobles formes de la végétation italique, plein d’un silence religieux, était, non plus une multitude de choses, mais une chose unique sous le soleil commun.

 

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Mais cette période de visions, d’abstractions, d’intuitions, de contemplations pures, cette espèce de mysticisme bouddhique et, pourrait-on dire, presque cosmogonique fut de très courte durée. Les causes de ce phénomène rare devaient sans doute être recherchées non seulement dans la nature plastique de ce jeune homme et dans son aptitude à l’objectivité, mais dans la tension singulière et dans l’extrême impressionnabilité de son système nerveux cérébral. Peu à peu, il commença à reprendre conscience de lui-même, à retrouver le sentiment de son corps, à rentrer dans sa corporéité primitive. Un jour, à l’heure de midi, tandis que la vie des choses paraissait suspendue, le grand silence terrible lui permit de découvrir tout à coup, au-dedans de lui, de vertigineux abîmes, des besoins inextinguibles, d’indestructibles souvenirs, des amon­cellements de souffrance et de regret, toute sa misère d’autrefois, tous les vestiges de son vice, toutes les ruines de ses passions.

A compter de ce jour-là, une mélancolie égale et paisible occupa son âme, et il découvrit dans chaque aspect des choses un état de son âme. Au lieu de se transmuer dans d’autres formes d’existence ou de se placer dans d’autres conditions de conscience ou de fondre son être particulier dans la vie unanime, il présentait maintenant les phénomènes contraires;

 

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Et il y eut en lui comme un obscur naufrage dans les ténèbres. Mille voix appelaient à l'aide, imploraient du secours, maudissaient la mort : des voix connues, des voix qu'il avait écoutées jadis — voix de créatures humaines, ou voix de fantômes? — et il ne savait plus maintenant les distinguer l'une de l’autre! Elles appelaient, elles imploraient, elles maudissaient en vain, se sentant périr; étouffées par l'onde vorace, elles s’affaiblissaient; elles devenaient débiles, lointaines, entrecoupées, méconnaissables; elles devenaient un gémissement; elles s’éteignaient; elles ne remontaient plus.

Il restait seul. De toute sa jeunesse, de toute son existence antérieure, de toutes ses aspirations idéales rien ne subsistait. La seule chose qui subsistât en lui, c’était un froid abîme vide et, autour de lui, une nature impassible, source éternelle de douleur pour l’âme solitaire. Toute espérance était morte; toute voix était muette; toute ancre était rompue. A quoi bon vivre?

 

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Il eut un léger sourire. Et il pensa : « Aimer qui? l’Art?  une femme? quelle femme? » Elena lui apparut lointaine, perdue, morte, étrangère; les autres lui apparurent plus lointaines encore, mortes pour toujours. Donc il était libre.  Pourquoi s'attacher de nouveau à une poursuite inutile et périlleuse? Ce qu’il désirait au fond du cœur, c’était de se donner, librement et par reconnaissance, à un être plus haut et plus pur. Mais cet être, où le trouver!

L'Idéal empoisonne toute possession imparfaite et, dans l’amour, toute possession est imparfaite et trompeuse, tout plaisir mêlé de tristesse, toute jouissance diminuée de moitié, toute joie porte en soi un germe de souffrance; tout abandon, un germe de doute; et comme les Harpies qui rendaient toute nourriture immangeable pour Phinée, les doutes gâtent, contaminent, corrompent tous les plaisirs. Pourquoi donc tendrait-il de nouveau la main vers l’arbre de la science?

The tree of knowledge has been look’d,ail’s known.

« L arbre de la science a été dépouillé, tout est connu », chante Byron dans Don Juan. En vérité, le salut résiderait pour lui, à l’avenir, dans la « ευλάβεια», c’est-à-dire dans la prudence, dans les finesses, dans la circonspection, dans la sagacité. Ce qu’il entendait par là lui paraissait trouver son expression parfaite dans le sonnet d’un poète contemporain, qu’il préférait pour une certaine affinité de goûts littéraires et une éducation esthétique commune :

Je serai comme celui qui s’étend

à l’ombre d’un grand arbre chargé de fruits,

las enfin de porter l’arc ou l’arbalète;

sur sa tête les fruits mûrs pendent à la branche.

 

Mais il ne secoue pas la branche; il n’allonge

pas la main, il ne surveille pas les proies au passage.

Il est couché; et d’un geste ménager il ramasse

les fruits que cette branche rend au sol.

 

Il ne mord fias -profondément à la pulpe suave

pour y chercher le suc essentiel,

car il craint l’amertume; mais il flaire,

 

et puis suce, avec un plaisir limpide, sans

avidité, ni triste, ni joyeux.

Sa courte fable est déjà finie .

(9e « sonnets de l’Ame » dans la Chimère – trad. Hérelle)

 

Mais si la « ευλάβεια » peut servir à exclure en partie la douleur de la vie, elle en exclut également toute aspiration idéale élevée. Le salut consistait donc dans une espèce d’équilibre gœthéen entre un prudent et délicat épicurisme pratique et le culte profond et passionné de l’Art.

L’Art! L’Art! Andrea voyait en lui l’amante fidèle, toujours jeune, immortelle, la source de la joie pure refusée aux multitudes, accordée aux seuls élus, l'aliment précieux qui rend l’homme semblable à un dieu. Comment avait-il pu boire à d’autres coupes, après avoir approché celle-là de ses lèvres? Comment avait-il pu rechercher d'autres jouissances après avoir goûté à la jouissance suprême? Comment son esprit, après avoir éprouvé en soi l’inoubliable tumulte de la force créatrice, avait-il pu consentir à d’autres agitations? Comment ses mains avaient-elles pu, paresseuses et lascives, s’attarder sur un corps de femme, après avoir senti naître d’entre leurs doigts une forme substantielle? Comment enfin ses sens avaient-ils pu s’affaiblir et se pervertir dans une basse luxure, après avoir été éclairés par une sensibilité qui saisissait, dans les apparences, des lignes invisibles, percevait l’imperceptible, devinait les pensées cachées de la Nature?

Un enthousiasme soudain l’envahit. Il voulait de nouveau, en cette matinée religieuse, s’agenouiller devant l’autel et, suivant le vers de Gœthe, lire ses actes de dévotion dans la liturgie d’Homère.

Si mon intelligence déclinait? Si ma main avait perdu sa dextérité? Si je n’étais plus digne? » Devant un tel doute, une épouvante l’assaillit, si forte, qu’avec une impatience puérile il se mit à chercher quelle preuve il pourrait immédiatement se donner pour avoir la certitude que sa crainte était déraisonnable.

 

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D autres vers lui revinrent à la mémoire, d’autres encore, d’autres encore, tumultueusement. Son âme s’emplit toute d'une musique de rimes et de syllabes rythmiques. Il était heureux : spontanée, imprévue, cette agitation poétique lui donnait un inexprimable délice. Il écoutait les sons en lui- même, se complaisant aux riches images, aux épithètes rares, aux métaphores lumineuses, aux harmonies recherchées, à tous les subtils raffinements qui variaient son style et sa métrique, à tous les mystérieux artifices de l’endécasyllabe, appris des admirables poètes du xive siècle et surtout de Pétrarque. De nouveau la magie des vers subjugua son esprit; et la sentence d’un poète contemporain lui souriait singulièrement : — « Le Vers est tout. »

Le Vers est tout. Pour créer la beauté des rêves et dégager l’essence des choses, aucun instrument d’art n’est plus puissant, plus subtil, plus acéré, plus multiforme, plus exact, plus docile, plus fidèle. Plus compact que le marbre, plus malléable que la cire, plus subtil qu'un fluide, plus vibrant qu’une corde, plus lumineux qu’une gemme, plus odorant qu’une fleur, plus tranchant qu’une épée, plus flexible qu’une jeune pousse, plus caressant qu’un murmure, plus terrible qu’un coup de tonnerre, le Vers est tout, le Vers peut tout. Il peut rendre les plus secrets mouvements de la sensibilité humaine et révéler par le son d’une syllabe les plus profondes analogies; il peut définir l’indéfinissable et exprimer l’inexprimable; il peut embrasser l’illimité, sonder l’abîme, franchir les limites de l’être, descendre aux sources mêmes de la vie; il peut enivrer comme le vin, ravir comme l’extase; il peut posséder en même temps notre âme et notre corps; il peut enfin atteindre l’Absolu. Un vers parfait est absolu, immuable, immortel; il retient en soi la parole avec la cohésion du diamant; il enferme la pensée comme dans un cercle précis que nulle force ne pourra jamais rompre, il devient indépendant de toute entrave et de toute sujétion; il n’appartient plus à l’artiste, mais il est à tous et à personne, comme l’espace, comme la lumière comme toutes les choses immanentes et perpétuelles. Une pensée exactement rendue dans un vers parfait est une pensée qui existait déjà, préformée, dans la profondeur obscure de la langue. Extraite par le poète, elle continue à exister dans la conscience des hommes. Le plus grand poète est donc celui qui sait découvrir, dégager, extraire le plus grand nombre de ces idéales préformations. Lorsque le poète est sur le point de découvrir un de ces vers éternels, il en est averti par un divin torrent de joie qui soudain envahit tout son être.

Quel plaisir serait plus fort? Andrea ferma à demi les yeux, comme pour prolonger ce frisson particulier qui était chez lui avant-coureur de l’inspiration, lorsque son esprit se disposait à l'œuvre d’art et tout particulièrement à la composition poétique. Puis, rempli d’un plaisir qu’il n’avait jamais éprouvé il se mit à chercher des rimes, avec un petit crayon, sur les étroites pages blanches de son carnet. Les premiers vers d’une chanson du Magnifique lui vinrent à la mémoire :

 

Légères et promptes, de mon cœur

partent mes pensées...

 

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Entre mon âme et le paysage il y avait une secrète correspondance, une affinité mystérieuse. Il semblait que l’image du bois dans l’eau des étangs était vraiment l’image rêvée de la scène réelle. Comme dans le poème de Shelley, chaque étang paraissait être un ciel étroit qui s’enfonçait dans un monde souterrain, un firmament de lumière rosée étendu sur la terre obscure, plus profond que la nuit profonde, plus pur que le jour, et où les arbres se développaient de la même façon que dans l'air supérieur, mais avec des formes et des teintes plus parfaites que n’importe lequel de ceux qui ondulaient en cet endroit. Et des vues délicieuses, comme on n’en vit jamais a la surface de notre monde, y étaient peintes par l’amour de l'eau pour la belle forêt; et toute leur profondeur était pénétrée d’une clarté élyséenne, d’une atmosphère sans changement, d’un crépuscule plus doux que le nôtre.

De quel lointain des âges nous revenait cette heure-la!

Nous allions au pas, silencieusement. Les cris rares des pies, l’allure et le souffle des chevaux ne troublaient point la paix, qui, de minute en minute, semblait devenir plus large et plus magique.

Pourquoi voulut-il rompre cette magie dont nous étions les créateurs?

Il parla; il versa sur mon âme un flot de paroles ardentes, folles, presque insensées, qui dans le silence des arbres me faisaient peur, parce qu’elles y prenaient quelque chose de surhumain, quelque chose d’indéfinissablement étrange et fascinant. Il ne fut pas humble et soumis comme dans le parc; il ne me dit pas ses espérances timides et découragées, ses aspirations presque mystiques, ses incurables tristesses; il ne supplia pas, n’implora pas.

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