samedi 5 novembre 2022

La résistance au christianisme – Raoul Vaneigem

La résistance au christianisme – Raoul Vaneigem

 

 

 

CHAPITRE IV

Les Hommes de la Communauté ou esséniens

Seuls Flavius Josèphe et Philon d’Alexandrie désignent par essènoi ou essaoi[*], que Dupont-Sommer1 traduit par «congrégation», «hommes de la communauté », une dissidence juive hostile aux deux sectes dominant la Judée et la diaspora, le sadducéisme et le pharisaïsme.

Hadot n’exclut pas une influence de l’araméen ossio, «médecin», de nature à justifier l’appellation de Thérapeutes ou «médecins des âmes» que Philon prête à une secte essénienne installée non loin d’Alexandrie.

Eux-mêmes, ainsi qu’il est loisible d’en juger par les manuscrits découverts à Qumrân, se nomment «Hommes de la Communauté », «Conseil de Dieu», «Conseil de la Communauté», «Fils de Sadoq ou Tsadoq» (Fils du Juste ou de la Justice). D’une manière générale, ils s’intitulent les «Fidèles» ou les «Pieux», en hébreu chassé (le syriaque hasaya, qui signifie «pieux», «saint», se rapproche phonétiquement d’«essénien». «La porte orientale de Jérusalem, qui regarde le pays des esséniens, a conservé le nom de Bah Essahioun, qui semble rappeler le nom de cette communauté mystérieuse2

Selon des textes qumrâniens plus tardifs, ils forment la secte de la «Nouvelle Alliance», formule que Marcion, s’inspirant selon toute vraisemblance du juif chrétien Saül, traduira par Nouveau Testament, pour l’opposer à l’Ancien avec un succès qui ne s’est pas démenti.

En quelque deux siècles d’existence, l’essénisme, dont l’expansion suit les traces de la diaspora, n’a pas manqué d’emprunter diverses filières et d’embrasser plusieurs doctrines. Philon parle des « Thérapeutes » du lac Maréo- tis. Dans certains textes, les Hommes de la Communauté s’identifient aux ebbyonim , les «pauvres», qu’il y a tout lieu de rapprocher de la secte judéo- chrétienne des ébionistes, proches ou rivaux des nazoréens, et auxquels semblent s’opposer les rebym, les «nombreux», terme employé par Saül/Paul pour désigner ses disciples.

 

HISTOIRE DE LA SECTE

Récusant une première hypothèse, qui fixait l’origine de la dissidence essé- nienne sous les Asmonéens Jonathan et Simon, Dupont-Sommer la situe plutôt sous Alexandre Jannée (105-76).

L’opposition aux prétentions monarchiques du grand-prêtre Alexandre Jannée aurait incité le chef des esséniens à se retirer, comme jadis Moïse, dans le désert avec ses partisans.

«Nous savons par Flavius Josèphe qu’Aristobule Ier, succédant au grand- prêtre Jean Hyrcan, son père, ajouta le premier à son titre de grand-prêtre celui de roi. Un an plus tard, en -103, son frère Alexandre Jannée lui succédait et ne désavouait pas cette initiative hardie : il prenait à son tour le titre de roi. Des trois grands partis juifs, seul le parti essénien s’opposa fermement à cette innovation3

La résolution de quitter Jérusalem et de gagner le désert est évoquée dans La Règle de la guerre des fils de la Lumière contre les fils des Ténèbres.

Où s’installe la communauté? L’historien Dion Chrysostome (environ 42-environ 125) parle d’esséniens habitant près de Sodome. Pour Saulcy, Qum- rân serait Gomorrhe4. Doresse se contente d’affirmer : «Sodome et Gomor- rhe comptaient parmi les lieux où s’établirent leurs colonies5

Le premier maître de la secte porte, dans Y Écrit de Damas, le titre de prêtre. Il serait issu de la famille sacerdotale de Gemul et sa dissidence procède, à l’origine tout au moins, d’une lutte de pouvoir dans la caste sadducéenne, attachée mythiquement à ce Sadoq, grand-prêtre sous Salomon.

Son titre renvoie à la notion sacrée de justice, à ces justes ou saints que Dieu désigne comme ses élus et dont l’exemple de Jacob/Jacques se perpétuera dans le christianisme. C’est aussi le sort de Melchisédeq, personnage biblique secondaire, élevé par la consonance symbolique de son nom tsedeky «justice», à la dignité de messie chez certains esséniens. Des fragments issus de midrashim, repris dans les billets attribués à Saül/Paul, attestent encore la vénération professée à l’égard d’un aller ego du Maître de Justice.

Vers -100 se développe donc à Qumrân une secte juive dissidente du sad- ducéisme et hostile à ces pharisiens que persécute Alexandre Jannée. À la mort du monarque et grand-prêtre, sa veuve, Alexandra (76-77), occupe le trône et désigne au poste de souverain pontife son fils Hyrcan II.

À la mort d’Alexandra, une guerre oppose Hyrcan II (67-63) à son frère Aristobule II. Les pharisiens se rangent aux côtés du premier, les sadducéens choisissent le second.

Vers -65, la persécution d’Hyrcan II s’abat sur les esséniens qui se réfugient à Damas, ville sainte dont le nom hébreu (DMS) signifie «sanctuaire6». Sa fondation mythique est attribuée à Seth, Fils de l’Homme (c’est-à-dire d’Adam), dont l’importance, soulignée dans les manuscrits de Qumrân comme dans les textes découverts à Nag-Hammadi, démontre l’existence de sectes tenant Seth pour le Messie. L'Écrit de Damas situe l’événement peu avant l’arrivée de Pompée en Judée, en -63.

Entre -65 et -63 éclate un drame dont les conséquences eschatologiques dépasseront l’histoire des esséniens : la mise à mort du Maître de Justice, celui qui, selon le Commentaire d’Habacuc, est «le prêtre que Dieu a placé dans la [Maison de Juda] pour expliquer toutes les paroles de ses serviteurs les prophètes». S’agit-il, comme le suggère Dupont-Sommers, d’Onias le Juste, mis à mort dans le camp d’Hyrcan II[†] ?

Quoi qu’il en soit, les textes de Qumrân opposeront désormais à l’exécration du despote ou « Prêtre impie » la vénération de sa victime, le « Dernier Prêtre », le «Messie de l’Esprit». Philonenko voit dans le martyre d’Ésaïe une transposition de l’histoire de la secte et de l’exécution sacrificielle de son messie8.

Lorsque Pompée, en -63, s’empare de Jérusalem et rase le Temple, les esséniens propagent la rumeur d’une juste punition infligée par Dieu aux Judéens, coupables de la mort du Messie. Le scénario, colorant l’antijudéisme en antisémitisme, entrera au IIe siècle dans l’élaboration romanesque de la mort de Jésus.

Peu à peu, les Hommes de la Communauté regagnent la région de la mer Morte, non sans laisser d’importantes colonies dans les cités de la diaspora et à Damas, la ville sanctuaire où la biographie légendaire de Saül/Paul situe rillumination du prophète et sa révélation du Messie.

L’invasion des Parthes, ravageant la région de Qumrân entre -38 et -40, et un tremblement de terre ruinent une communauté séculière dont l’importance numérique est attestée par le développement architectural des bâtiments, l’extension des cultures, le système d’irrigation et jusqu’au cimetière, où reposent hommes et femmes.

L’attitude tolérante d’Hérode (-37-4) favorise la liberté de déplacement des esséniens. Ils sillonnent les routes qui, de Jérusalem à la mer Morte, longent les rives du Jourdain. Là se manifestera un important mouvement bap- tiste. Faut-il voir un essénisme évolué, dépouillé de son élitisme, ou la perpétuation des enseignements du messie Dunstan/Dosithée, crucifié lui aussi, dans ce nazoréisme implanté en Judée, en Galilée et en Samarie bien avant l’ère chrétienne ?

La guérilla contre Rome provoque, dès - 4, un nouvel afflux de population à Qumrân. L est plus que probable qu’une fraction de l’essénisme a fourni des armes doctrinales au mouvement zélote. Il y avait, à Masada, des esséniens pour qui La Règle de la guerre des fils de la Lumière contre les fils des Ténèbres syncrétisait combat eschatologique et guerre nationale.

En 68, le site de Qumrân est dévasté par la Décima Legio Pretensis, la horde militaire d’élite envoyée par Rome afin d’écraser l’insurrection juive. L’essor de l’essénisme n’est pas brisé, il commence.

Avec le châtiment divin s’abattant sur Jérusalem et sur le Temple, qu’ils n’ont jamais cessé de vouer à l’exécration, les Hommes de la Communauté se montrent, au grand jour de la diaspora, pour ce qu’ils ont toujours été : des messianistes juifs attendant le retour imminent de leur kyrios, de leur Seigneur, des illuminés que les Grecs appelleront, aux abords du IIe siècle, des chresùanoi ou chrisîianoi, c’est-à-dire tout simplement des messianistes, et non pas, comme le suggèrent mensongèrement les historiens, des disciples d’un Christ unique.

Contrairement à ce qu’affirme Renan, le christianisme n’est pas un essé- nisme qui a réussi; il n’est rien d’autre que l’ensemble des sectes essénien- nes, qu’englobe le terme général de judéo-christianisme, et qui s’opposent au pharisaïsme.

Épargnés par la répression romaine, les pharisiens resserrent les rangs, se replient sur une canonicité rigoureuse, concrétisée par le Talmud et ses commentaires. Ils combattent deux hérésies, les noisritn ou nazoréens, préoccupés par la réforme de la Loi mosaïque, et les minim ou gnostiques, «ceux qui savent», dont l’éventail s’étend des dualistes, opposant le Dieu bon et YHWH, à la doctrine simonienne du salut individuel par la création de soi.

MONACHISME ET ORGANISATION ECCLÉSIALE

L’essénisme a beaucoup évolué en deux siècles. Si sa forme archaïque, de type monastique, n’a pas disparu des ermitages et monastères coptes, fondés par Pacôme et Macaire vers 251, sous la persécution de Dèce, la doctrine a pris des colorations plus modernes qu’expriment l’ébionisme, le nazoréisme, YÉpître attribuée à Barnabe, les enseignements de Saül/Paul, voire l’elchasaï- tisme des Homélies de Pierre attribuées à Clément, sans parler des hénochiens, des melchisédéchiens et des séthiens.

Les fouilles pratiquées à Qumrân ont dégagé un bâtiment carré, flanqué d’une tour peut-être destinée à guetter le retour du Messie mis à mort vers -63.

Un système de canalisations alimente, au départ d’un torrent, sept piscines dotées d’un escalier et quelques bassins ronds, réservés au baptême des néophytes et aux ablutions purificatrices.

Consacré au culte et aux rencontres, le monastère n’abrite pas les membres de la communauté, logés dans le voisinage. Une salle de réunion sert à la lecture et à l’exégèse des textes bibliques, réécrits et remaniés sans scrupules par des sectaires convaincus de détenir seuls la vérité. Ne louent-ils pas leur Christ de leur avoir révélé les sens des Écritures, les élevant ainsi au statut d’élus de Dieu, de saints, de «parfaits»?

Là se célèbrent aussi les banquets sacrés ou «cènes», repas rituels de pain et de vin (ou d’eau) par lesquels les fidèles communient avec la présence de Dieu (l’eucharistie catholique s’en inspirera, ajoutant au passage le symbolisme de la chair et du sang, emprunté au culte phrygien d’Attis).

La population moyenne de Qumrân s’élève, selon les estimations, à quelque 200 personnes. Le système autarcique se fonde sur l’agriculture, abandonnée aux soins des néophytes, tandis que les Parfaits s’adonnent aux louanges du Seigneur, au chant des hymnes, à l’exégèse des textes sacrés. Flavius Josèphe estime à 4000 le nombre des esséniens répartis à Alexandrie (où Philon les connaît sous le nom de «thérapeutes»), à Damas, en Grèce, en Asie Mineure, en Italie.

Les cimetières ont livré des squelettes d’hommes et de femmes, épouses probables des convers affectés aux activités laborieuses et à qui il est accordé de se marier dans le but de procréer. Iis enterrent leurs morts la tête vers le nord, à la différence des autres juifs, qu’ils tiennent pour des mécréants, car ils se jugent seuls représentants du vrai Israël. Ils embrassent dans une même exécration sadducéens et pharisiens, coupables d’avoir versé le sang du Messie. Refusant les sacrifices accomplis sous l’égide du grand-prêtre, ils appellent la vengeance divine sur le Temple, objet d’infamie rebâti par Hérode.

Quant à Jérusalem, ils nourrissent l’ambition de la délivrer des juifs qui par leurs doctrines impies profanent la sainteté du lieu. Parmi plusieurs tentatives effectuées en ce sens, le tumulte suscité par Theudas/Thomas et ses 4000 «pauvres» (ebbyonim) participe bien de l’esprit essénien.

La répartition du temps les distingue également de leurs coreligionnaires. Seuls vrais observants de la loi mosaïque, ils prétendent tenir leur calendrier d’une révélation divine. À la différence du calendrier judéen, le leur est solaire et non lunaire.

Selon les indications que préconise Êzéchiel, l’année s’y divise en quatre trimestres et en mois de 30 et 31 jours, de sorte que les fêtes tombent à date fixe. La pâque échoit le mercredi 14 Nizân, deux jours avant la pâque célébrée à Jérusalem9.

Tel est le calendrier auquel se réfère le roman évangélique de Josué/Jésus et qu’adoptera l’orthodoxie catholique quand, s’appropriant à son tour le contrôle du temps, elle ancrera arbitrairement en un point zéro le départ de deux mille ans d’ère chrétienne.

Les esséniens remplacent les sacrifices du Temple par le sacrifice du corps : la mortification éteint le feu des désirs et attise l’ardeur de l’esprit, à quoi se réduit leur misérable existence. Leur ascétisme forcené nourrit l’ordinaire misogynie des peuples patriarcaux et la pousse à l’état de névrose. Les manuscrits de Qumrân comportent un poème contre la femme, source de tous les maux et perdition de l’homme 10.

La Règle de la guerre proscrit les relations sexuelles et exclut des troupes des Lumières la femme, le jeune garçon et l’impur, entendez celui qui a éjaculé11.

Un texte plus tardif, issu de Damas, tolère le pis-aller du mariage, mais dans le seul but de procréer et de perpétuer la secte.

Le mépris de la femme court en contrepoint dans toutes les partitions du christianisme. L’essénien ou nazoréen Saül/Paul ne la tolère dans les assemblées ecclésiastiques qu’à la condition qu’elle se taise; les mardonites, les elchasaïtes, les montanistes, les catholiques la traitent en bête impure. Soutenir qu’il n’y a rien là que de très ordinaire selon les préjugés du temps, c’est ignorer qu’à la même époque des écoles, voire des sectes, reconnaissent à la femme et à l’amour qu’elle suscite l’inestimable privilège de créer la vie et de sauver l’humanité. C’est le cas de Simon de Samarie, de certains naas- sènes et des barbélites.

Sans doute Pline l’Ancien est-il fondé à brosser des esséniens le portrait peu amène d’un «peuple sans femme, sans amour, sans argent». L’amour s’y travestit en adoration de Dieu et en solidarité clanique. Quant à l’absence d’argent, résultat d’une économie autarcique ou, chez les ébionites, d’une pauvreté volontaire, elle hantera plus tard de son fantasme les rêves collectivistes et millénaristes qui, s’enracinant dans les crises de transformations économiques et sociales, exigeront le retour à un christianisme égalitaire, fraternel, désintéressé, prélude cathartique au règne des saints.

L’ESSÉNISME EST LE VÉRITABLE CHRISTIANISME ORIGINEL

Au XVIIIe siècle, l’érudit Bernard de Montfaucon suscite une polémique au sujet des Thérapeutes décrits par Philon d’Alexandrie. Il s’agit pour lui d’une secte chrétienne ; il le prouve par une argumentation sérieuse12. Son contradicteur lui rétorque que d’autres milieux juifs présentent les mêmes singularités. Tous deux ont raison : les Thérapeutes sont juifs et chrétiens. Jusqu’au début du IIe siècle, la seule forme de christianisme, avant que Mar- cion ne le récuse au nom d’un christianisme grec, s’inscrit dans le cadre d’une judaïté réformée et antijudéenne.

L’essénisme réunit tous les traits de ce christianisme primitif : il est bap- tiste, croit en un messie, fonde des Églises et est marqué par la dualité des voies, Lumière et Ténèbres, voire par la dualité du Démiurge et du Dieu bon.

Sadducéens et pharisiens recourent au baptême comme rituel de purification, mais il ne revêt pas comme chez les esséniens la valeur d’un engagement spirituel et d’un rite d’initiation communautaire. Ainsi que le proclame un hymne : «C’est par l’humilité de son âme à l’égard de tous les préceptes de Dieu / que sera purifiée la chair / quand on l’aspergera avec l’eau lustrale / et qu’il se sanctifiera dans l’eau courante . »

L’eau dépouille symboliquement le corps de son impureté naturelle, le lave des passions sensuelles, l’exonère de sa gravité matérielle et l’élève vers Dieu dans le mouvement ascendant de l’esprit. Le baptême demeure sans effet s’il ne s’accompagne pas d’une conversion du cœur. La doctrine de Saül/Paul prête au baptême le même sens spirituel, à l’inverse de la conception baptismale en l’honneur dans certaines sectes gnostiques alexandrines pour lesquelles l’eau signifie le retour à la matrice maternelle et la renaissance au sein de la communauté d’accueil. L’état présent des études ne permet pas de conjecturer s’il existe ou non une influence du baptisme dosithéen ou du nazoréisme, mais indubitablement certains traits de l’essénisme procèdent de la liberté samaritaine à l’égard de l’orthodoxie judaïque.

 

LE MESSIE

Le système doctrinal des Hommes de la Communauté comporte en commun avec le Livre d’Hénoch I les linéaments du gnosticisme et du messianisme qui domineront, jusqu’à la fin du IIe siècle, voire au-delà, les christianismes juifs puis helléniques.

Les anges, princes des Lumières, y affrontent les anges déchus, princes des Ténèbres ; les «couples » ou syzvgies opposent Michaël et Raphaël, Bélial et Satan.      » .

La théorie du Fils de l’Homme. (Adam) est exposée dans VAscension d’Hénoch. Comme Hénoch interroge l’ange, qui l’accompagne, sur le Fils de l’Homme : «Qui est-il ? D’où vient-il ?», celui-ci lui répond : «C’est le Fils de l’Homme qui possède la justice, qui révélera tous les trésors secrets parce que le Seigneur des Esprits l’a choisi. »

11 est aussi, précisera l’ange, «engendré par la Justice», référence applicable au Maître essénien comme à Melchisédeq, son parèdre ou alter ego.

Comme le Fils de l’Homme s’est incarné dans le Maître de Justice, il reviendra sous les traits d’un nouveau messie, que les paraboles d’Hénoch nomment l’Élu, selon la tradition inaugurée par les stances du Serviteur du YHWH dans le Livre d’Ésate (42, 1).

Ainsi que le souligne Philonenko H, il existe dans les textes de Qumrân une véritable christologie. Elle atteint à une telle précision que l’on a supposé dans certains écrits, comme les Testaments des douze patriarche[‡] [§], des interpolations des christianismes grecs, voire du catholicisme. Or, comparant les manuscrits trouvés à Qumrân et les versions remaniées, Philonenko relève un nombre réduit d’interpolations, le plus souvent bornées à l’ajout du mot Christos. Il y avait là un messie tout prêt à se revêtir du nom emblématique de Josué/Jésus.

La christologie essénienne a évolué d’une première conception à une vision moderne du Christ. Les textes les plus anciens évoquent deux messies : l’un, sacerdotal, mdique aux fidèles la voie de la sanctification; l’autre, royal, conduira Israël à la victoire contre les goyim. Quarante ans plus tard, un seul messie est attendu, le Maître de Justice, l’Élu, le Kyrios choisi par Dieu pour révéler la « Nouvelle Alliance » (le Novum Testamentum dont parlera Marcion).

L’attente commence plusieurs décennies avant l’ère chrétienne. Tandis que la Règle annexe (1 Q. Sa 2/11-12) parle d’un temps où Dieu «aura engendré le Messie », la partie consacrée à Benjamin dans les Testaments des douze patriarches évoque clairement la venue d’un messie unique, réincarnation du Maître de Justice15.

«Alors, nous aussi, nous ressusciterons, chacun dans notre tribu, adorant le roi des cieux qui paraît sur la terre sous la forme d’un homme humble ; et tous ceux qui auront cru en lui se réjouiront avec lui. Et alors, tous ressusciteront, les uns pour la gloire, les autres pour la honte, et le Seigneur jugera d’abord Israël pour l’injustice [commise] contre lui, quand Dieu vint en chair [comme] libérateur, ils ne crurent pas en lui16. »

Rappelons qu’il s’agit ici d’un texte retrouvé à Qumrân, ne comportant aucune interpolation tardive. Il est difficile de ne pas y découvrir à la fois la source du personnage mythique appelé Jésus et l’essentiel de la doctrine prêtée à Saül/Paul. Amplifiées par les midrashim, complétées par les pratiques communautaires particulières et par les modernités polémiques, adaptées à la mentalité gréco-romaine, les spéculations nées autour du messie essénien supplicié vers -63 ébaucheront le scénario d’un messie syncrétique issu de Josué et dont le drame est transposé pendant la guerre des zélotes, sous Tibère, tandis que meurent crucifiés Jacques et Pierre, héroïques témoins et disciples du Kyrios qui a guidé leurs actes.

Le nom secret d’un tel messie forme l’enjeu d’une longue lutte dans les milieux pénétrés par l’eschatologie juive. Chaque communauté ou Église essé- nienne produit alors ses preuves et ses témoignages en vue de susciter l’agrément de son Christ.

La grotte 4 de Qumrân a livré un texte araméique dont les termes entrent dans la composition du futur Josué/Jésus :

«Il sera grand sur la terre [ô Roi et fera] la paix et chacun le servira. Il sera appelé le Fils du Grand Dieu et par ce nom il sera nommé. Il sera salué comme Fils de Dieu et on l’appellera Fils du Plus-Haut et son royaume sera un royaume éternel17. »

Il sera la figure céleste du Fils de l’Homme annoncé par le Livre de Daniel, «l’élu en présence du Seigneur des Esprits». «Lumière des peuples», il possédera l’esprit de sagesse, de science et de force, trois qualités qui se retrouveront dans les logia ou propos attribués, au IIe siècle, à Jésus.

Nombre de traits anecdotiquement arrangés dans les romans évangéliques de Jésus foisonnent dans les écrits de Qumrân. L’apocalypse incluse dans le Testament de Joseph alimente la légende d’une naissance virginale : «Et je vis que de Juda était née une Vierge, portant une robe de lin, et d’elle surgit un agneau sans tache11 . »

Le manuscrit répertorié 1 Q H 6, 12 impute à ce Christ-Agneau une vocation non plus nationaliste mais universelle, selon une ouverture que l’Église attribue ordinairement à l’école de Saül/Paul : «Toutes les nations reconnaîtront ta vérité et tous les peuples ta gloire. »

En outre, le Maître de Justice apparaît à l’instar du futur Josué/Jésus comme un messie souffrant et un fondateur d'Églises : «Dieu a voulu que, dans ses douleurs, le Maître de Justice édifiât sa glorieuse Église et bien que les Hymnes du Maître de Justice ne présentent pas explicitement ses souffrances comme ce qui expiera le péché des autres, c’est une doctrine fondamentale dans la secte et on trouve dans les Chants du Serviteur (qui figurent dans le Livre dTsaïe et ont inspiré les hymnes qumrâniens) que le Serviteur “fut percé à cause de nos rébellions, broyé à cause de nos iniquitudes [...]. Il s’est chargé du péché de beaucoup et a intercédé pour les pécheurs” (Isaïe, 3, 9, 12)l9. »

Autre fonction du Maître de Justice attribuée à Josué/Jésus et à Saûl/Paul : annoncer la Bonne Nouvelle, soit en grec VEvangelion, l’Évangile.

Les hymnes qumrâniens stipulent que Dieu lui a donné mission d’être «selon Sa vérité celui qui annonce la Bonne Nouvelle [dans le temps] de Sa bonté, évangélisant les humbles selon l’abondance de Sa miséricorde, [et les abreuvant] à la source de sainteté et consolant ceux qui sont contrits d’esprit et les affligés» (XVIII, 14-15).

L’hymne s’inspire des «Chants du Serviteur» dans Isaïe20 :

L’esprit du Seigneur YHWH est sur moi,

Parce que YHWH m’a oint.

C’est pour annoncer la Bonne Nouvelle aux humbles qu’il m’a envoyé, Pour panser ceux qui ont le cœur contrit...

Rien ne manque à l’ensemble des matériaux fondamentaux qui, de réécritures en remaniements, aboutiront aux textes des christianismes helléniques et du catholicisme, pas même le Nouveau Testament que Marcion brandira comme une arme contre l’Ancien.

Dupont-Sommer ne manque pas de le relever21, l’essénisme (ou du moins un parti essénien qui fut peut-être celui de ce Saül, opposé au parti de Jacques, de Pierre, de Thomas) se veut la secte de la Nouvelle Alliance, autrement dit du Nouveau Testament (Hymne V, 23; Écrit de Damas).

Déjà, R.H. Charles, étudiant ces Livres d’Hénoch qui font partie du canon essénien, remarque que les Testaments des douze patriarches sont «un produit de l’école qui a préparé la voie au Nouveau Testament ». Il va plus loin, soulignant que le fameux Sermon sur la montagne attribué à Jésus «reflète en plusieurs passages et va jusqu’à reproduire les phrases mêmes de notre texte». Charles ajoute que Paul semble s’être servi du livre comme vade-mecum22. Dupont-Sommer relève entre autres exemples, dans le Manuel de discipline : «Je ne rendrai à personne la rétribution du mal », ou encore la recommandation de type apostolique : «Ils pratiqueront la vérité en commun et l’huini- lité, la justice et le droit, et l’amour de la bonté, et une conduite modeste en toutes leurs voies23

En ce qui concerne Saül/Paul, Teicher a collationné un grand nombre d’analogies entre les fragments de ses lettres et plusieurs manuscrits de Qumrân (selon sa thèse, les manuscrits sont tardifs et expriment les opinions du judéo- christianisme et en particulier des ébionites24).

Sur un fond commun s’inscrivent néanmoins des divergences entre groupes rivaux, mais le clivage semble de nature politique, pour ne pas dire stratégique. Les Églises esséniennes de type ébionite ou nazoréen qui se revendiquent des options de Jacques, Pierre et Thomas, voire de ce Jean l’Essénien mentionné par Josèphe, conservent une structure relativement fermée, élitiste, ésotérique peut-être, alors que les écoles propagées par Saül font appel aux rsbbim, aux «nombreux», et s’affirment donc exotériques, populistes.

LES ÉGLISES ESSÉNIENNES

L’Église du Maître de Justice se veut présente dans le monde entier, universelle, terme que traduit le grec catholicon. Elle fut bâtie par lui pour «servir de refuge inexpugnable aux élus durant la guerre qu’à la fin des temps les forces du mal mèneront contre eux25. »

L'Hymne VII (8-9) révèle l’origine de ce Kephas, «rocher», «pierre», qui, adjoint au zélote et essénien Simon, aboutira au jeu de mots qui fonde l’Église de Rome («Et sur cette pierre, tu édifieras ton Église»). On y lit en effet :

Et tu as fondé sur le rocher ma bâtisse,

Et des assises éternelles me servent de fondement,

Et tous mes murs sont devenus un rempart éprouvé Que rien ne saurait ébranler.

L’Église, c’est la communauté, l’assemblée : «La source de la justice et le réservoir de la puissance [...] c’est à ceux qu’il a élus que Dieu les a donnés en possession éternelle. Et il leur a accordé en partage dans le lot des saints, et, avec le Fils du Ciel, il a réuni leur assemblée, celle du conseil de la communauté26. »

À côté des synagogues pharisiennes de la diaspora s’organisent, dans une relation d’hostilité et de concurrence, des Églises esséniennes. Alors que les assemblées synagogales puisent leur unité dans un pharisaïsme doté d’un centre spirituel, la ville sainte Jérusalem dont le Temple garantit l’orthodoxie, les communautés esséniennes, adonnées à la refonte inlassable des textes sacrés, décrétant la fin des temps et spéculant sur l’imminence, la nature et le nom du messie, constituent des Églises le plus souvent rivales, fécondes en doctrines nouvelles. Il faudra trois siècles pour que le monarchisme ecclésial aboutisse à la primauté de l’évêque de Rome, contestée jusqu’au VIIe siècle, et impose cette universalité — ce catholicon — souhaité par le Maître de Justice, le «Messie juste».

Le Manuel de discipline précise le mode d’organisation en vigueur : «En tout lieu où il y aura dix personnes du parti de la Communauté, que ne manque pas parmi eux un homme qui soit prêtre. Et que chacun selon son rang, ils s’assoient devant lui27. »

Comme chez les pharisiens, les premières places sont réservées aux anciens, prebyteroi, c’est-à-dire presbytes, prêtres. L’un d’eux, appelé «l’inspecteur


des nombreux» (les rebbim ou nombreux désignant le commun des fidèles, en regard des «parfaits») deviendra en grec le chef, l’archonte, Vepiscopos (évêque). Il est invité à se comporter comme un berger, comme un pasteur, titre qui vers 140-150 inspirera un roman judéo-chrétien attribué à Her- mas, où précisément l’auteur déplore la zizanie entre les diverses Églises de Rome.

Certaines Églises obéissent à une direction collégiale, à un conseil d’archontes ; d’autres adoptent la forme monarchique privilégiée par la politique d’unification, vers la fin du IIe siècle.

Quand Marcion provoque la rupture avec le christianisme juif, il tente de fonder des Églises unifiées dont il aimerait assurer le contrôle depuis Rome, fédère des Églises favorables à l’école de Saül et rejette les communautés qui ont choisi de placer leur légitimité sous le patronage des héros zélotes, ébio- nites, nazoréens, Jacques, Pierre, Thomas, Clément, dont les partisans traitent Paul de faux prophète. C’est encore le Testament des douze patriarches qui justifiera le nombre des compagnons d’un messie dont le nom, inconnu d’Hermas vers 140, commence à imposer sa révélation : Josué/Jésus, celui qui «a sauvé, sauve, sauvera» ; un combat infime dans la multitude des sectes qui se côtoient et s’affrontent à Alexandrie, Antioche, Corinthe, Colos- sée, Êdesse, Rome...

UNE TENDANCE DUALISTE

L’orthodoxie juive, sadducéenne et pharisienne, abomine tout dualisme qui, révoquant en suspicion l’unicité de YHWH, menace l’État et la mystique nationale. En revanche, les Samaritains, souvent réticents à l’égard du Dieu judéen importé, n’ont jamais fait mystère de leur attachement au Dieu pluriel El-Elohim, voire au dualisme Père divin-Mère divine.

L’essénisme n’a pas totalement extirpé de son sein l’influence samaritaine. La gnose juive attestée par les Livres d’Hénoch (combattant eux-mêmes d’autres tendances gnostiques) se perpétue dans les divers christianismes primitifs — qu’ils soient juifs comme l’elchasaïtisme des Homélies de Pierre (vers 110), judaïsants comme dans Le Pasteur d’Hermas (vers 140), ou hellénisés et antisémites comme dans le marcionisme — jusque dans la seconde moitié du IIe siècle où seul en viendra à bout l’essor populaire de la Nouvelle Prophétie ou «montanisme».

La pensée dualiste se manifeste dans l’essénisme de diverses manières. Aucun manuscrit de Qumràn n’expose implicitement l’idée qu’il puisse exister deux Dieux. Pourtant, il n’est pas exclu que certains courants accréditent la syzygie du Dieu bon et du Démiurge, présente chez Cérinthe, Marcion, les naassènes, les séthiens, les barbélites et beaucoup de sectes, chrétiennes ou non.

L’historien arabe Shahrastani (XIIe siècle) affirme qu’au IVe siècle Arius emprunta sa doctrine selon laquelle le Messie est le premier ange de Dieu aux maghariens « qui ont vécu quatre cents ans avant Arius et se sont signalés par la simplicité de leur mode de vie et leur sévère abstinence ».

Qui sont ces maghariens dont l’existence remonte au Ier siècle avant l’ère chrétienne ? Leur nom arabe laisse peu de doute ; il signifie « peuple de la caverne ou de la cave » parce que, précise Shahrastani, ils dissimulent leurs textes sacrés dans des cavernes.

Il n’y a rien de surprenant à ce que la doctrine de fange-messie (Vangelos- christos) soit d’origine essénienne, puisqu’elle est commune aux christianismes et prédomine jusqu’à rhistorisation de Jésus, entreprise dès la seconde moitié du IIe siècle.

L’historien arabe explique en outre que le refus d’un YHWH anthropomorphique les aurait induits à imputer la création de l’univers matériel à un Démiurge28. Il n’est donc pas impossible que se soit imposée dans certaines Églises esséniennes l’opinion, défendue par Marcion, d’un Dieu bon et inaccessible doublé d’un Dieu créateur du monde mauvais (que Marcion, dans sa haine du judaïsme, identifie à YHWH le sanguinaire).

Sans porter au crédit de l’essénisme en général une position aussi scandaleusement perçue par le pharisaïsme (et plus tard par le courant monarchique — un Dieu, un évêque — auquel s’attacheront les chefs de communautés chrétiennes en réaction contre le marcionisme), le dualisme s’exprime sans ambiguïté dans la doctrine des deux voies et jusque dans ces «couples» ou syzygies encore attestés dans les Homélies de Pierre. La lutte entre les Fils des Lumières et les Fils des Ténèbres domine la pensée des Hommes de la Communauté. Car Dieu a «disposé pour l’homme deux esprits [...] les esprits de vérité et de perversion» (Règle de la guerre).

À chaque génération, les fils du prince des Lumières et les fils de l’ange des Ténèbres s’affrontent dans une guerre dont sortiront vainqueurs les saints, les purs qui renoncent à la chair et possèdent la connaissance, la gnose.

Par les privilèges qu’il accorde à la connaissance, l’essénisme appartient au gnosticisme juif (celui qui se perpétuera dans la recherche kabbalistique).

«Tu m’as donné l’intelligence de ta foi et la connaissance de tes secrets admirables», déclare VHymne VII (25). Connaissance secrète, la gnose n’est rien d’autre. Mais de sa racine essentielle croît une grande diversité d’options, de choix (que traduit le grec hairèsis, hérésie) : dualisme ; refus ou dépassement des religions; monothéisme; salut par l’individu lui-même, par une commmunauté, par un christ ; approche rationnelle, mystique ou magique du Logos. La gnose implique le primat de la gnosis, connaissance, sur la pis- tis, foi, et le secret, Vapocryphon, texte apocryphe que l’Église, par sa mainmise sur le langage et le sens, identifiera à «faux, falsification».

L’ésotérisme des groupes esséniens s’achemine plus aisément dans les villes de la diaspora vers un exotérisme plus apte à concurrencer le prosélytisme pharisien. Telle est sans doute la tendance de l’école de Saül/Paul. L’ésotérisme lui-même emprunte des voies différentes. Les évangiles secrets (apocryphes) et les propos hermétiques de Jésus (logia) ne procèdent pas des mêmes Églises que celles qui — selon un manuscrit de la grotte 4 de Qumrân étudié par S.T. Millik29 — infèrent de la morphologie des individus nés sous tel signe du zodiaque leur appartenance à la cohorte des « esprits de Lumière » ou à la horde des «esprits des Ténèbres[5]».

VERS UN SYNCRÉTISME JUDÉO-CHRÉTIEN

La thèse, accréditée par la plupart des historiens, d’un prophète nommé Jésus fondant une Église avec des vérités dogmatiques issues en fait, après un long et pénible accouchement, des IVe, Ve et VIe siècles, a sous-estimé le caractère marginal des spéculations religieuses tout en occultant, dans les milieux particuliers qu’elles touchent, la profusion de messies, de sectes, d’écoles, de communautés.

Dosithée, le messie samaritain crucifié, le Maître de Justice, mis à mort par les Judéens, Melchisédeq le Juste, Hénoch guidé par le Fils de l’Homme, Bar- bélo qui recueille le sperme pour sauver le monde, Naas. Ophis-Christos ou

Serpent rédemprenr, Hprmès Trois foi*Grand, Sprh3 Fifo Hf» j’Hftnmy

de cheval ou d’âne, Abrasax aux jambes ophidiennes et à la crête de coq, sauveur des âmes menacées par les archontes, autant de christs parmi lesquels Josué/Jésus, dont le nom secret signifie «Dieu a sauvé, sauve, sauvera», se taillera tardivement une place sous la forme d’un ange envoyé par Dieu.

Et parmi les 4 ou 5 000 esséniens dont parle Flavius Josèphe, quel embrouillamini! Partisans de Jacques le Juste, de &mqm Pierre, de Jean TEssénien, de Jochanaan dit Jean le Baptiste, de Theudas/Thomas, de Saül connu depuis Marcion sous le nom deJPaul, de Cermthe-jieJ^       de combien

d’autres qui commentent et adaptent les textes bibliques, en extrayant des midrashim parfois traduits en grec, dont la plupart ont disparu mais dont il est permis de se faire une idée à travers un écrit, mal accepté par l’Église et qui illustre le passage du judéo-christianisme ou essénisme à un christianisme hellénisé, prêt à fouler aux pieds ses racines judaïques : la Didachè.

Dans le courant du Ier siècle circule parmi les milieux judaïsants non pharisiens, qu’ils soient esséniens ou samaritains, un pamphlet à vocation moralisante intitulé Doctrine des deux voies, dont le libellé indique assez la provenance.

Recopié, remanié, développé, hellénisé, il aboutit vers 140-150 aune version à laquelle le dernier rédacteur donne le titre de Didachè Kyriou dia ton dodeka apostolôn tois ethnesin (.Enseignement du Seigneur adressé aux étrangers la foi] par F entremise de ses douze apôtres).

Une analyse des divers états du texte et des strates de réécriture a permis de dégager le noyau le plus ancien de la Didachè. Il s’inspire du Manuel de discipline et précise « l’ordre disciplinaire qui s’impose à la communauté ». Les supérieurs y sont appelés episkopoi kai diakonai, évêques et diacres. Les comportements moraux se hiérarchisent selon les «deux voies». On y traite du baptême, du jeûne, de la prière, du partage du pain (devenu plus tard eucharistie).

Le deuxième grand remaniement date des années 140-150 et est donc contemporain de l’hostilité adoptée à l’égard du judéo-christianisme originel. L’écrit, connu sous le titre de Didachè ou Doctrina apostolorum, est honoré dans les Églises gréco-romaines qui dans la diaspora se séparent des Églises juives et chrétiennes issues de l’essénisme. Il est contemporain du Pasteur (encore judéo-chrétien) attribué à Hermas de Rome, des Homélies de Pierre attribuées à Clément (sur un écrit de base elchasaïte contemporain de Trajan), de VÉpître attribuée à Barnabe (vers 117-130 selon Erbetta30).

Une doxologie trinitaire viendra s’ajouter au IVe siècle, en raison des polémiques engagées contre Arius.

Longtemps tenue pour canonique, la Didachè sera finalement écartée des Écritures catholiques. Version moderne du judéo-christianisme, elle récuse les sacrifices et les rituels judaïques, surtout la circoncision, qu’elle spiritualise et interprète symboliquement. Le nom de Jésus y apparaît, mais sous des traits particulièrement embarrassants pour la future orthodoxie catholique : à l’instar du Maître de Justice, jl porte le titre de Serviteur de Dieu, et de surcroît il est perçu comme un ange-messie, un angelos=ckristQh> selon la tradition du temps et en accord, notamment, avec VEpître attribuée à Barnabe, dans laquelle Jésus n’est nul autre que le Josué biblique.


 

CHAPITRE V

Le mouvement baptiste - du messie samaritain Dusis/Dosithée

 

OMBRE ET LUMIÈRE DE SAMARIE

Si la Samarie a constitué pour la Judée, sa voisine du sud, un objet de scandale, c’est en raison des anciens cultes qui, s’y perpétuant, entraient dans un projet de résistance religieuse et nationale, résolu à entraver la politique d’envahissement du yahwhisme et de son terrible Dieu vengeur et guerrier.

De YHWH même, les Samaritains ne toléraient qu’une forme archaïque, encore proche d’El, le Père, et de la pluralité angélique contenue dans sa forme Elohim. Tenant pour seul véritable Temple le sanctuaire de Sichem, sur le mont Garizim, le samaritanisme n’admet d’autres Écritures sacrées que la Torah ou Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible) et le Livre, de Josué, que l’hellénisation, très tôt implantée en Samarie, propage sous le nom de Livre de Jésus (ainsi qu’Origène le citera encore vers 250).

La haine entre Judéens et Samaritains s’exacerbe avec la destruction de Sichem sous le règne de Jean Hyrcan, prince asmonéen et grand-prêtre de Jérusalem (135-105).

En revanche, l’hellénisation, mal acceptée par la Judée, rencontre un meilleur accueil en Samarie. Il est vrai que les substrats cananéens et philistins, bien vivaces, ne sont pas étrangers à une implantation achéenne, lors des migrations du IIe millénaire avant l’ère chrétienne. La persistance de formes cultuelles issues de la Magna Mater, alliée aux audaces critiques de la philosophie grecque, instille dans l’univers clos des Dieux un mélange assez corrosif dont les enseignements de Simon et les pratiques barbélites offrent de singuliers exemples, quand on les découvre sous le silence et les calomnies accumulés par le travail d’éradication de l’Église et de ses historiens complaisants.

Cette lumière de Samarie s’accommode mal de l’étincelante et vertueuse voie choisie par l’essénisme. Pourtant, elle éclaire peut-être la naissance de sectes dissidentes, comme ces séthiens encore mal connus et dont le Messie- Fils de l’Homme se rencontre fréquemment dans les manuscrits qumrâmens. anversois aux évêques de Cambrai (dont dépend la ville), accusés de concussion et de tyrannie.

En 1248, à l’instigation des dominicains qui lui reprochent son peu de zèle dans la lutte contre les hérésies, Guyard de Laon, évêque de Cambrai, se résout à sévir contre les partisans de Willem. Le 23 juin, la maladie l’immobilise à l’abbaye d’Afflighem où il meurt le 16 septembre. L’évêque Nicolas des Fontaines, qui lui succède en 1249, organise et finance lui-même la répression.

La mort naturelle de Willem, vers 1253, ne décourage pas l’ardeur de ses partisans. Nicolas des Fontaines n’y réussit pas davantage en faisant exhumer et brûler vers 1257 le corps de celui qui fut avant la lettre un prêtre- ouvrier. En 1280, les dominicains sillonnent encore le Brabant, où le duc Jean ordonne à ses sujets et à ses officiers de se mettre à leur service quand ils le requièrent.


 

CHAPITRE XXXII

Bégards et béguines

Vers la fin du XIIe siècle naissent, le plus souvent à l’initiative de magistrats ou de riches bourgeois, des associations à la fois religieuses et laïques, dont les membres, désignés sous le nom de «bégards» et «béguines», vivent dans des maisons communautaires, les «béguinages».

Fondées par mesure d’utilité publique pour endiguer la multiplication des pauvres dans les villes drainant de la campagne un surplus de main-d’œuvre, les communautés sont indépendantes de tout ordre monastique et placées sous la seule surveillance de l’évêque. L’afflux de mendiants et de mendiantes ne cesse d’en accroître l’importance, surtout dans les villes du Nord comme Liège, où les premiers établissements datent de 1180-1184 (et sont, donc, contemporains des initiatives de Pierre Valdo à Lyon), Tirlemont (1202), Valenciennes (1212), Douai (1219), Gand (1227), Anvers (1230). En 1250, on compte plus de 1000 adhérents à Paris et Cambrai, et 2 000 à Cologne.

Le courant du libre-esprit éveille un écho particulier, mêlant les intérêts individuels et communautaires, dans ces béguinages dont Jundt dresse un tableau idyllique :

«En France et en Allemagne, les béguines demeuraient en assez grand nombre dans une même maison, tandis qu’en Belgique leur habitation nous rappelle moins un cloître qu’une de nos cités ouvrières modernes : elle se composait (et elle se compose encore aujourd’hui) d’une série de maisons assez petites, dont chacune ne renfermait pas plus de deux ou trois béguines ; au centre s’élevaient une église et un hôpital pour les sœurs âgées ou malades ; tout près de là se trouvait un cimetière. Le genre de vie de ces femmes tenait le milieu entre la vie monastique et la vie profane. Elles ne renonçaient nullement à la société des hommes, aux affaires et aux préoccupations terrestres ; elles faisaient vœu de chasteté et d’obéissance, mais non d’une manière absolue comme religieuses ; elles conservaient la liberté de quitter l’association quand elles le voudraient et de contracter mariage. [...]

«Elles ne tardèrent pas à trouver des imitateurs. Des confréries d’artisans, le plus souvent de tisserands, se formèrent à leur image dans les différentes villes où elles possédaient des établissements. Appelés par le peuple bég- hards, les membres de ces associations éminemment laïques jouissaient de la même indépendance que les béguines ; ils consacraient leur vie au travail manuel et aux exercices de piété, et s’attirèrent ainsi la faveur des populations.

« Les progrès de ces deux sociétés religieuses ne manquèrent pas de leur susciter des ennemis, surtout parmi le clergé séculier, dont ils éveillèrent la jalousie. Les curés des paroisses recevaient une certaine somme par an, à titre de dédommagement pour les pertes que leur faisait éprouver la présence d’un prêtre spécialement attaché à chacune de ces associations ; on leur abandonnait même une partie du prix des enterrements quand quelque riche bourgeois, et le cas n’était point rare, demandait à être enseveli dans le cimetière attenant à l’établissement : quant aux ordres religieux, ils ne pouvaient que perdre au crédit croissant de ces fondations pieuses qui les privaient, non seulement du concours de beaucoup de membres, mais encore de donations importantes1. »

L’esprit de liberté se propage comme un feu de paille dans ces communautés d’hommes et de femmes moins préoccupés de querelles théologiques que des deux grands thèmes débattus au XIIIe siècle, parce que leur réalité est quotidiennement éprouvée : le sens de la pauvreté et la pratique de l’amour, qui d’assouvissement brutal aspire à s’élever à l’art de la jouissance. Où des questions d’une utilité et d’un agrément si immédiats auraient-elles mieux tenté de se découvrir des réponses qu’en ces lieux de refuge et de rencontre où bégards et béguines apprenaient, par une bénéfique oisiveté et sous prétexte de bonnes œuvres, à vivre selon leur gré ?

Dès 1244, l’archevêque de Mayence s’élève contre l’abus que les jeunes béguines font de leur liberté. Il est vrai que les communautés monastiques et les curés voient d’un mauvais œil le zèle intempestif de certains béguinages qui, par la gratuité de leurs secours, les dépouillent d’affaires rentables. Au début, le pape intervient pour défendre les communautés bégardes contre les spoliations et les procès du clergé local, mais très vite les condamnations locales se multiplient. En 1258, le synode de Fritzlar s’en prend aux béguines et bégards errants qui mendient aux cris de « Brod durch Gott » et prêchent dans des lieux secrets et souterrains2.

En 1307, au synode de Cologne, l’évêque Henri II de Virnebourg énumère les chefs d’accusation où se retrouvent des propos communément reçus : «Faire l’amour n’est pas un péché», «Ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu ne sont plus sous la loi, car la loi n’est pas imposée au juste, à celui qui vit sans péché».

En 1311, le pape Clément V s’inquiète des progrès du libre-esprit en Italie et partout dans le monde. Au concile de Vienne qui a lieu la même année, il dirige contre ceux «qui appellent liberté de l’esprit la liberté de faire tout ce qui leur plaît» deux décrets, Ad nostrum et Cum de quibusdam mulieribus, dont l’ensemble forme les Clémentines et servira dès lors de guide inquisitorial pour la persécution systématique des bégards et des béguines, traînant vers le bûcher nombre de bons catholiques dévoués à la lutte contre la paupérisation, les adeptes du libre-esprit abjurant s’il le faut pour la simple raison que le sacrifice ou le martyre n’entrent pas dans leurs aspirations.

LES COMMUNAUTÉS DE COLOGNE ET DE SCHWEIDNITZ

Auteur du De novem rupibus spiritualibus (Des neuf rochers spirituels), aujourd’hui perdu mais que Moscheim consulta encore au XVIIIe siècle, Walter de Hollande avait fondé à Cologne un groupe qui se réunissait en un lieu baptisé «le Paradis». Selon le chroniqueur Guillaume d’Egmont, un couple y figurait Jésus et Marie. Après une cérémonie célébrée par le Christ revêtu d’habits précieux, un prédicateur nu invitait l’assemblée à se dévêtir et à fêter l’innocence édénique retrouvée par un banquet suivi des plaisirs de l’amour.

À l’instar des « Homines intelligentiae » actifs un siècle plus tard à Bruxelles, une cérémonie initiatique fondée sur l’«amour affinée» exprimait l’unité du corps et de l’esprit dans l’identification de l’extase amoureuse et de l’Esprit incarné[6], ôtant le péché et la culpabilité. Comme chez les barbélites et les messaliens, la courtoisie et l’affinement des jouissances empruntaient pour accéder à la bonne conscience les chemins d’une hiérogamie, d’une psychanalyse avant la lettre où Dieu le Père, le Fils, sa mère, vierge et épouse, facteurs traditionnels de castration et de répression, accordaient soudain leur consentement sans réserve à cette quête essentielle de l’amour.

La persécution, menée par l’évêque Henri II de Vimebourg, envoie Walter au bûcher en 1322. Guillaume d’Egmont évalue à cinquante le nombre de victimes brûlées ou noyées dans le Rhin.

Cependant, une autre communauté existe à l’époque. Elle se perpétuera jusqu’en 1335, indiquant ainsi et l’expansion populaire du mouvement et le peu d’efficacité de la répression.

En 1335, en effet, un certain Jean de Brünn (Bmo), qui avec son frère Albert a vécu pendant vingt ans dans une communauté de bégards à Cologne, abjure et évite le bûcher en ralliant l’ordre des dominicains. Dans une confession à Gallus Neuhaus, inquisiteur de Prague, il révèle les singulières pratiques du libre-esprit dans les bas-fonds ecclésiastiques.

La confrérie se divise en deux classes, les néophytes et les parfaits. Les premiers, après s’être dépouillés de leurs biens et de leurs habits au profit des seconds, mendient et apprennent à renoncer à leur propre volonté, afin de se laisser pénétrer par la plénitude divine. Ils s’adonnent à toute oeuvre qui les contraigne et leur répugne pour mieux rompre le corps à la puissance de l’esprit. Une fois descendus au-dessous de toute conscience, en sorte qu’ils volent et tuent impunément[7], sans scrupules ni remords, ils accèdent à l’état de parfaits et vivent dans le luxe et les plaisirs. Ils font l’amour avec les béguines ou adeptes qu’ils reconnaissent, comme chez les messaliens, par l’usage d’un code et de signes (chatouiller la paume de la main, se toucher le bout du nez), à moins qu’elles ne déclarent simplement : «Fac mihi carita- tem» («Fais-moi la charité»), car ils excellent à prêter aux formules rituelles un sens plus agréablement sensuel.

Pendant vingt-cinq ans, une communauté de béguines ou de moniales a fonctionné, à Schweidnitz, en Silésie, sur un modèle identique à celui de Cologne. La dénonciation de novices maltraitées a attiré l’attention de l’inquisiteur Johannes Schwenienfeld, qui mourra, comme plusieurs fonctionnaires de son espèce, sous les coups d’un vengeur anonyme en 1341. Les faits, révélés par une enquête de 1332, mettent en lumière des pratiques assez semblables à celles que Diderot rapporte encore au XVIIIe siècle dans La Religieuse et qu’attestent les cadavres de nouveau-nés fréquemment découverts dans les anciens monastères. Elles ne prennent ici un certain relief qu’en raison de la doctrine de liberté spirituelle invoquée pour les justifier. Même annihilation de la volonté chez les novices réduites en esclavage et soumises aux caprices des «marthes» ou maîtresses, même état d’impeccabilité et de licence absolue chez les parfaites, revêtues des plus beaux atours et coulant leur existence dans le luxe et la débauche. Gertrude de Civitatis, supérieure de la communauté, affirmait : «Si Dieu a tout créé, alors, moi, j’ai tout concréé avec lui. Et je suis Dieu avec Dieu, et je suis Christ, et je suis plus.»

Les «marthes » de Schweidnitz visitaient souvent d’autres couvents ou communautés. Leur présence est attestée à Strasbourg, où leur enseignement se reflète dans un sermon faussement attribué à Eckhart : Telle était sœur Catherine, la fille que maître Eckhart avait à Strasbourg, qui décrit les divers degrés d’initiation d’une novice accédant au libre-esprit et à l’innocence adamique du «tout est permis».

BÉGARDS ET BÉGUINES ERRANTS

Les procès intentés aux bégards et béguines propageant la doctrine d'une absolue liberté, ou, à la façon de Marguerite Porète, l’art de l’amour affiné, fournissent une indication sur les aires de dispersion d’un courant dont l’Église échoue à comprendre le sens, tant il postule son éradication.

La plupart des condamnés ont ou bien cédé à la présomption et joué les prophètes et les christs d’un apostolat sensuel, ou bien éveillé, par le nombre de leurs partisans, la suspicion des fonctionnaires inquisitoriaux, des moines, des curés toujours prêts à prendre les devants pour éviter le blâme de la police religieuse.

Tandis qu’à Bruxelles la popularité de Bloemardinne et sa réputation de sainteté découragent les inquisiteurs et chassent Ruysbroeck, un traité post- eckhartien, Meester Eckhart en de onbekende leer (Maître Eckhart et l’enseignement inconnu), atteste la présence de préoccupations identiques en Hollande.

Bientôt, Geert Groote et sa Dévotion moderne s’efforceront d’opposer au libre- esprit une mystique à la fois réduite à la pure spéculation intellectuelle et strictement cantonnée dans les limites du dogme. En 1380, le même Geert Groote dénoncera Bartholomé, un augustin partisan du libre-esprit ; il fait déterrer et brûler le corps de Matthieu de Gouda qui avait affirmé qu’il voyait «plus de motifs que le Christ de se dire Dieu1 ».

En 1336, trois béguines «de haut esprit», arrêtées à Magdebourg, s’empressent d’abjurer «leurs erreurs et horribles blasphèmes » et sont laissées libres. La même année, un certain Constantin est brûlé à Erfurt. En 1339, trois bégards «professant le panthéisme le plus grossier» sont envoyés en prison à perpétuité à Constance. D’autres sont arrêtés à Nuremberg et à Ratisbonne (1340), ainsi qu’à Wurzbourg (1342) ; Hermann Küchener subit la peine du feu à Nuremberg en 1342 pour avoir professé le retour à l’innocence d’Adam avant la chute.

Contre les bégards de libre-esprit, le théologien Jordan von Quedlinburg compose un ouvrage de réfutation dont Romana Guarnieri cite d’importants extraits 4.

L’inquisiteur Schadelant envoie au bûcher à Spire, en 1356, Berthold von Rohrbach, accusé d’avoir prêché en Franconie les thèses du libre-esprit.

Occultée par une Inquisition espagnole qui se confond souvent avec un gigantesque pogrome, l’Inquisition allemande a, plus que partout ailleurs, exercé sa bureaucratique férocité. Elle a allumé le plus grand nombre de bûchers et rodé avec le plus d’efficacité la machinerie procédurière. C’est là aussi, quand s’éteindront les flammes de l’hérésie, que femmes, hommes et enfants accusés de sorcellerie prendront le relais des bégards et des prophètes errants. En ce domaine, il est vrai, les Français Boguet et De Lancre, poursuivant les démons de leurs morbides fantasmes, rendront raison à leurs collègues allemands.

L’exécution en 1366 de la béguine Metza von Westenhove présente un caractère particulièrement odieux. Condamnée une cinquantaine d’années plus tôt pour avoir propagé la liberté d’agir selon ses désirs, elle fut jugée relapse à un âge avancé et offerte en sacrifice lors des fêtes de réception d’un prince organisées par la cité.

Le cas de Johannes Hartmann, dit Spinner (le Tisserand), arrêté et brûlé à Erfurt en 1367, illustre un comportement de certains adeptes du libre-esprit qui n’est pas sans évoquer les conceptions de Donatien Aldonze François de Sade.

L’état de perfection et d’autodéifïcation auquel il a accédé, par le préalable de l’ascèse et de la révélation, lui prescrit de suivre sans réserve les caprices, désirs ou passions que Dieu, c’est-à-dire lui-même et la nature, lui inspire. A-t-il envie d’une femme ? Il la séduit ou la viole. D’un bien ? Il s’en approprie. Le propriétaire rechigne-t-il ? Il l’expédie «dans l’éternité», où s’engrangent aussi bien l’argent dépensé et les plaisirs qu’il s’offre. Et il a cette formule péremptoire : « Plutôt que de renoncer à un acte auquel incite la nature, mieux vaudrait que la terre entière périsse5. »

La même année, Walter Kerling, l’accusateur de Hartmann, envoie sept autres bégards sur le bûcher à Nordhausen, en Thuringe.

En France, les troubles de la grande jacquerie et de la guerre avec 1 ’Angleterre avaient laissé aux prédicateurs errants un plus grand loisir d'échapper aux filets des chasseurs d’hérétiques. II semble que l’importance numérique des bégards et béguines connus sous le nom de « turlupins » (comme les Pays- Bas et l’Angleterre les appelle «lollards») ait attiré sur eux la répression de 1372 à Paris. Mosheim suppose que plusieurs venaient d’Allemagne, fuyant les persécutions6. L’inquisiteur de l’Ile-de-France, Jacques de More, les fit périr avec Jeanne Dabenton, leur prophétesse. Son bûcher consuma aussi le corps de son ami, mort peu auparavant en prison. Certains gagnèrent la Savoie, où le pape engagea le comte Amédée à sévir contre eux, puis la Suisse. Un adepte du libre-esprit est brûlé à Bremgarten, près de Berne.

« Suivant Gerson, la secte possédait encore des représentants à son époque ; mais ils fuyaient les localités populeuses et se cachaient dans des endroits ignorés et déserts.

«Gerson nous a conservé les points fondamentaux de leur doctrine. Us enseignaient que l’homme, lorsqu’il est arrivé à la paix et à la tranquillité de l’esprit, est dispensé de l’observation des lois divines ; qu’il ne faut rougir de rien de ce qui nous est donné par la nature, et que c’est par la nudité que nous remontons à l’état d’innocence des premiers hommes et que nous atteignons dès ici-bas le suprême degré de la félicité. “Ces épicuriens, revêtus de la tunique de Christ, s’introduisent auprès des femmes en simulant une profonde dévotion ; ils gagnent peu à peu leur confiance et ne tardent pas à faire d’elles le jouet de leurs passions. ’ ’ Abolissant toute pudeur, non seulement dans leur langage, mais encore dans leurs rapports entre eux, ils tenaient des réunions secrètes, où ils essayaient de représenter l’innocence du paradis à la façon des hérétiques de Cologne. Dans quelques passages Gerson les met en rapport avec Joachim de Flore. Il est dès lors probable qu’ils ont appuyé leur principe de la liberté spirituelle sur la théorie des trois âges, et c’est sans doute l’une des cinq prophétesses chargées d’annoncer le commencement de l’ère du Saint-Esprit qui a été saisie à Lyon en 14237. »

Tandis que Geert Groot lance en Hollande le mouvement mystique et orthodoxe de la Nouvelle Dévotion, l’Allemagne intensifie la persécution des bégards. Le 26 janvier 1381, Conrad Kannler, comparaissant devant le tribunal inquisitorial d’Eichstâdt, expose sa conception du libre-esprit : «Elle est réalisée lorsque cesse tout remords de conscience et que l’homme ne peut plus pécher [...]. Je suis un avec Dieu et Dieu est un avec moi. » Il insiste sur la légitimité d’assouvir ses passions, quelles qu’elles soient, à condition que le désir revête un caractère irrésistible8. Ainsi les fraticelles et plus tard les alumbrados d’Espagne recommanderont-ils aux hommes et aux femmes de dormir nus côte à côte et de rester chastes aussi longtemps que possible jusqu’à mener la passion à son point où elle ne se puisse contenir davantage.

Le groupe fondé par Nicolas de Bâle s’inscrit à la fois dans la lignée du libre-esprit, du millénarisme joachimite et des christs du XIe siècle9.

Se considérant comme infaillible dans l’incarnation de Dieu, Nicolas disposait de tous les droits et pouvoirs. Détenteur d’une autorité qu’il estimait supérieure à celle du pape, il lui appartenait de délier ses disciples de toute autre obédience et de l’état de péché ou de culpabilité. Vivre dans sa vénération octroyait aussitôt l’état d’innocence édénique. Il fonda ainsi une «théocratie libertaire», si tant est que s’accordent deux notions aussi diamétralement opposées.

Intronisés par lui, certains de ses disciples jouissaient de prérogatives analogues. Martin de Mayence, un moine originaire de l’abbaye de Reichenau, dans le diocèse de Constance, avait de la sorte acquis le privilège, conféré par son Dieu et souverain pontife, de libérer de toute soumission envers d’autres que lui — Église, seigneur ou maître. Il fut brûlé en 1393. Le « souverain pontife » lui-même monta sur le bûcher avec deux bégards de ses apôtres à Vienne en 1395. Plusieurs disciples de Martin de Mayence, dont la confrérie des «Amis de Dieu» rappelle l’expression de Marguerite Porète : «les vrais amis de Dieu », périrent de la main du bourreau à Heidelberg dans les mêmes années.

Tandis que le zèle inquisitorial incite à une prudence accrue les partisans du libre-esprit, bégards ou simples laïques, la doctrine progresse en Angleterre où Walter Hilton dénonce dans sa Scala perfectiortis les « erreurs de la fausse liberté spirituelle et du faux illuminisme mystique ».

Le pays prêtait alors une oreille favorable aux réformes de John Wycliffe (1320-1387) qui, sans verser à proprement parler dans l’hérésie, accordait son soutien à la pauvreté volontaire, déniant au clergé le droit de posséder des biens temporels et entrant habilement dans les vues du régent d’Angleterre, le duc de Lancastre, hostile à la papauté. Schismatique, Wycliffe ajoutait à la querelle des papes et antipapes une note nationaliste dont la future Église anglicane tirera opportunément profit au XVIe siècle. Néanmoins, trente ans après sa mort, le concile de Constance de 1415 ordonna que son cadavre fût exhumé et brûlé.

Les lollards ou bégards anglais avaient trouvé dans la réforme de Wycliffe les raisons d’un combat social qui les tenait éloignés des revendications individuelles du libre-esprit. La tendance, cependant, se manifesta çà et là, même si elle ne présentait pas la même radicalité que dans les grandes cités d’Europe.

Disciple de Wycliffe et protecteur des lollards traqués par l’évêque Arun- del, John Cobham, lord et aristocrate proche du roi, tombe sous l’accusation d’hérésie en 1413. Sa confession de foi rappelle sa fidélité au roi et dénonce le pape romain, qualifié d’Antéchrist. Condamné à mort, Cobham réussit à s’échapper et prend la tête d’une armée de lollards où pauvreté volontaire et impeccabiiité renouent à la fois avec l’égalitarisme de John Bail et le bégar- disme allemand.

Capturé et condamné à être pendu et brûlé, il laissa de nombreux disciples dont l’action hâtera en Angleterre l’instauration du protestantisme, mais aussi la vogue d’une certaine «liberté spirituelle» prônée par les familistes et les ranters du XVIIe siècle 10.

On ne sait s’il convient de rattacher au mouvement de Cobham l’action de Paul Crawer, brûlé en 1433 en Écosse pour avoir propagé des idées ada- mites semblables à celles des pikarti et des Hommes de l’Intelligence.

LA FIN DES BÉGARDS ET DES BÉGUINES

Grégoire XI, sensible aux doléances que formulaient les bégards et des béguines restés fidèles à la stricte orthodoxie de leur ordre semi-religieux, avait apporté quelque modération au zèle inquisitorial. En 1394, le pape Boniface IX annula réserves et concessions pour en finir au plus vite avec l’hérésie. Johannes Wasmod von Homburg, inquisiteur de Mayence puis recteur de l’université de Heidelberg, seconda son entreprise en écrivant un Tractatus contra haeraticos, begardos, lolhardos et schwestriones, riche en informations sur les communautés encore florissantes.

«Rien désormais n’entravait plus l’action des inquisiteurs. En 1402, deux partisans du libre-esprit, Guillaume et Bernard périrent sur le bûcher; le premier à Lübeck, le second à Wismar. À Mayence, l’on saisit vers la même époque plusieurs hérétiques qui préférèrent abjurer leurs doctrines plutôt que de subir le supplice. Les dernières victimes que l’Inquisidon ait faites parmi les partisans du libre-esprit nous font descendre jusque vers le milieu du XVe siècle. Vers 1430, un nommé Burkard fut brûlé avec ses compagnons à Zurich ; dans le canton d’Uri, on infligea la même peine à un certain frère Charles qui avait su se créer de nombreuses relations parmi les populations de ces contrées. Constance, Ulm et quelques villes du Wurtemberg virent également de pareils supplices ; en d’autres localités les hétériques abjurèrent et subirent des pénitences ll

En 1457, l’archevêque de Mayence fait incarcérer un bégard du nom de Bosehans, coupable de diffuser des livres hérétiques. Une littérature encore mal répertoriée circulait, attribuant souvent à des auteurs orthodoxes des écrits séditieux[8].

La mort sur le bûcher à Mayence, en 1458, du bégard Hans Becker, « lai- eus indoctus», brûlé avec ses livres, constitue peut-être la dernière exécution d’un bégard. La prédication se nourrira désormais davantage de revendications sociales, tandis que les appels à la moralisation de l’Église s’acheminent vers la Réforme. Mais il n’est pas exclu que le libre-esprit se perpétue dans une clandestinité mieux aménagée par la prudence. Il reparaîtra au grand jour avec les libertins spirituels combattus par Luther et Calvin et chez les ranters hostiles à Cromwell.

Mathias von Kemnat, relatant dans sa Chronik Friedrich I l’exécution d’un bégard à Mayence en 1453, juge encore bon d’adresser à ses lecteurs un avertissement : «Gardez-vous des ermites qui vivent dans les bois, des bégards et des lollards, car ils sont remplis d’hérésies ; gardez-vous des articles qu’ils professent, et qui sont tels que les gens simples ne pourraient pas les entendre sans danger12. »

À la fin du XVe siècle, le poète satirique Sébastien Brandt raille encore le comportement scandaleux des béguines dans sa Nef des fous. Son contemporain, le prédicateur strasbourgeois Geiler de Kayserberg, s’en prend aux «gens du libre-esprit», mais estime qu’ils vivent surtout retranchés dans les forêts et dans les vallées inconnues du reste des hommes, comme s’ils avaient retrouvé dans la nature même cette liberté que leur refusaient désormais les villes sévèrement contrôlées par le clergé. Rêve, regret ou vision ironique, c’est aussi aux enseignements du libre-esprit que Frenger rapporte le monde imaginaire de Jérôme Bosch peignant dans sa paisible retraite d’Hertogen- bosch les orages et les frénésies des paysages intérieurs.


 

 

CHAPITRE XXXIII

Les millénaristes

Les apocalypses (ou révélations) juives, esséniennes et christianisées exprimaient dans l’aventure de Dieu le mythe historique d’un âge d’or, passé promis au retour, tel que le concevait, dans le regret et l’espérance, la mentalité gréco-romaine, déçue par le désordre des empereurs et parant de toutes les vertus une république idéale et universelle.

Dans les « révélations », le Dieu créateur, originellement insensible et inaccessible, se rapproche de sa créature et, par une épiphanie croissante, se manifeste pour séparer les justes et les fidèles des mauvais et des mécréants, en sorte que, les seconds ayant subi l’anéantissement, il descende sur la terre et bâtisse avec les saints et les élus un royaume de mille ans.

L’Église constantinienne, dite catholique, s’accommode mal d’une doctrine communément reçue auparavant par un christianisme hellénisé qui aspirait au triomphe non d’une autorité ecclésiale mais de Vekkîèsia ou communauté des fidèles. Justin l’Apologiste, Irénée de Lyon, Tertullien, Origène sont des millénaristes convaincus. La conception se perpétue discrètement jusqu’au xne siècle en dépit des réticences du clergé, détenteur exclusif du salut, qui contrôle l’accès au royaume des saints.

JOACHIM DE FLORE

Avec le renouveau des formes sociales et politiques au XIIe siècle s’esquisse, encore enclose dans la forme cyclique du mythe, une conscience de l’histoire en progrès. Le processus révolutionnaire de l’expansion marchande, qui incite la philosophie à se libérer de la tutelle théologique, instille aussi à l’intérieur même du langage de Dieu le venin du devenir, un venin dont il mourra.

L’idée d’un éden arraché à l’au-delà et inscrit dans un avenir humain plus ou moins proche exprime, au sein d’un cosmos théocentrique, la même espérance des lendemains que chanteront à perte de voix et de vie les idéologies des révolutions toujours à venir.

L’ironie a voulu qu’un tel projet naquît dans la cervelle du moine le moins enclin à semer le trouble dans l’univers ecclésiastique. Les théories de Joachim de Flore n’offrirent, il est vrai, de danger pour l’Église qu’à travers les interprétations qu’y puisa l’effervescence des siècles.

Au IXe siècle, l’évêque Rathier de Vérone avait fondé sur l’équilibre de trois ordres la société conservatrice que produisait l’économie agraire : les oratores ou moines et prêtres, les armatores ou guerriers, et les laboratores, travaillant pour nourrir ceux qui les protègent sur terre et au nom du ciel.

Tout se passe comme si l’essor commercial des villes, flèche décochée vers la modernité du capital, faisait basculer dans l’esprit de Joachim la représentation cyclique et statique de Rathier de Vérone, l’aplatissant et l’étirant selon un devenir linéaire ordonné selon trois âges.

Le Livre de la concorde du Nouveau et de L’Ancien Testament, écrit vers 1180, propose un échantillonnage de formules dont aucune n’est armée pour menacer l’Église, mais dont le sens, aiguisé par l’histoire, va pénétrer comme une lame dans la chair adipeuse de la puissance romaine.

«Le premier temps a été celui de la connaissance, le second celui de la sagesse, le troisième sera celui de la pleine intelligence. Le premier a été l’obéissance servile, le second la servitude filiale, le troisième sera la liberté. Le premier a été l’épreuve, le second l’action, le troisième sera la contemplation. Le premier a été la crainte, le second la foi, le troisième sera l’amour. Le premier a été l’âge des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis. Le premier a été l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfants. Le premier s’est passé à la lueur des étoiles, le second a été l’aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a été l’hiver, le second le commencement du printemps, le troisième sera l’été. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l’herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier a donné l’eau, le second le vin, le troisième donnera l’huile. Le premier se rapporte à la septuagésime, le second à la quadragésime, le troisième sera la Pâque. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l’auteur de toutes choses, le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon, le troisième sera l’âge du Saint-Esprit, dont l’apôtre dit : “Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté1.”»

Le mélange explosif de la composante joachimite et de l’évolution historique découvre un détonateur dans la date précise que le moine calabrais assigne à l’avènement du troisième âge. Joachim a compté, d’Adam à Jésus, quarante-deux générations de trente années, donc 1260 années. Comme le même laps de temps doit se reproduire à partir de la naissance du Christ, l’ère nouvelle se profile à l’aube de 1260. De grands troubles et le déchaînement de l’Antéchrist préluderont évidemment à l’accouchement d’un monde paradisiaque où les saints attendront dans la joie le retour du Christ.

Sous l’archaïsme du calcul cyclique se glisse un subtil dessein politique. Joachim a prévu l’importance croissante des ordres mendiants, véritable machine de guerre que l’Église oppose aux progrès de l’hérésie vaudoise et aux réformateurs de la pauvreté volontaires. C’est à leur prééminence qu’il songe lorsqu’il annonce le règne des saints. Et l’ordre le plus proche du dépouillement apostolique, le franciscanisme succombera le mieux, par un malicieux retour des choses, à la séduction du millénarisme.

Avec le règne des élus du troisième âge joachimite s’abolit le règne de l’Église. Il n’y aura plus ni Père, ni Fils, ni rites, ni sacrifices, ni sacrements, mais une seule loi, la lex libertatis. Les amauriciens, voire de simples réformateurs, comme Pierre de Bruys et Henri de Lausanne, prédisposent déjà l’esprit joachimite à une pratique sociale et individuelle radicalement hostile à Rome, et, dans le meilleur des cas, à l’essence même des religions, qui est l’exil de soi. Comment, en effet, dans l’imminence d’une nature paradisiaque, où Dieu se dissout, empêcher les concepts abstraits de reprendre corps en brisant la barrière ecclésiastique qui interdit l’accès à la jouissance conjointe du monde et du moi?

Stérilisés par la spéculation théologique et philosophique, certains mots recouvrèrent la vie. Dans la notion de perfection germa le refus de toute culpabilité, la contemplation devint rillumination du Dieu de désir que chacun porte en soi, la charité fut élevée à l’art de la courtoisie érotique, l’amour traduisit l’effusion des amants et la liberté évoqua au pis la liberté de nature, au mieux le dépassement du malheureux accouplement de la tyrannie divine et de la nature opprimée et violée.

LE JOACHIMISME

Les écrits de Joachim rencontrent un succès immédiat chez les lettrés. Parmi les amauriciens condamnés en 1210, Guillaume l’Orfèvre et maître Godin d’Amiens ont déjà tiré des implications subversives de l’imminence du Troisième Âge. Si le valdéisme et le catharisme les ignorent, la faction des «spirituels » née des dissensions apparues dans l’ordre franciscain perçoit dans le règne des saints l’émergence d’une société inspirée par la pauvreté volontaire que François d’Assise avait si habilement arrachée aux disciples de Valdo, aux cathares et aux prêcheurs apostoliques.

La date de 1260 prévue par Joachim pour inaugurer l’ère nouvelle éclate dans l’histoire en de multiples fragmentations sociales, politiques et religieuses. Les ondes de choc agiteront la stratification des siècles accumulés par le temps sans que l’échéance édénique, toujours différée, n’entraîne d’autre conséquence que la révision des calculs prophétiques.

Rédigés dans la seconde moitié du XIIIe siècle, deux ouvrages d’une grande diffusion prouvent l’incidence du joachimisme sur la rivalité politique entre Rome et les empereurs d’Allemagne. L'Abbatis Joachim Florensis scriptum super Esaiem prophetam (le manuscrit fut tardivement imprimé à Venise en 1517) et 1*Interpraetatio praeclara abbatis Joachim in Hieremiam prophetam (Venise, 1525) fixent à 1260 la fin de l’affliction de la Cité sainte. L’empereur d’Allemagne, Frédéric II, sera dans la main de Dieu le fouet destiné à punir l’Église pécheresse. U Imperium ravagé par les Sarrasins, à leur tour détruits par les Mongols et les Tartares, mènera le monde au bord de l’anéantissement. De là, naîtra enfin, par contrecoup, le règne de la paix et l’ère des justes[9].

L’élitisme des spirituels découvre une nourriture appropriée à ses prétentions chiliastiques dans les théories de Joachim de Flore. En 1254, un spirituel de Pise, Gerardo da Borgo San Donnino, radicalise et vulgarise les idées joachimites dans son Introduction à l'Évangile étemel. Insistant sur l’année fatidique de 1260, il prophétise la disparition de l’Église romaine et l’avènement d’une Église spirituelle, en germe dans le franciscanisme. La condamnation du livre, en 1255, rejaillit sur l’abbé de Flore, désormais tenu pour suspect d’hérésie. Condamné à la réclusion perpétuelle, Gerardo da Borgo San Donnino mourra, après dix-huit ans de sévère incarcération, sans avoir renié ses conceptions2.

Le joachimisme se ranime alors plus vivement chez les spirituels reprenant à leur compte le vieux programme de réforme et s’opposant de plus en plus à la politique affairiste de Rome. Une faction radicale naîtra du courant spirituel, à la frontière du franciscanisme et du libre-esprit, que l’Église condamnera sous le nom de «fraticelles».

Enfin se dessine, une fois dépouillé du ressentiment antisémite des pastoureaux et du comportement morbide des flagellants, un mouvement social éga- litariste pour lequel Dieu constitue moins une référence religieuse qu’un principe de gouvernement excluant l’Église et les princes au nom d’une société nouvelle et sans classes.

GERARDO SEGARELLI

Dans les villes italiennes, la lutte politique et sociale obéit le plus souvent à la confusion des querelles entre guelfes, alliés de Rome, et gibelins, partisans de l’empereur d’Allemagne. La volonté d’épurer l’Église de sa corruption (ainsi que l’exigera encore Savonarole en 1491) et le millénarisme révolutionnaire sont, à peu de chose près, de tous les tumultes mensuels, sinon hebdomadaires.

En l’année joachimite de 1260, dans Parme ravagée par la famine et les guerres intestines, un boutiquier, Gerardo Segarelli, renouvelant le geste de Pierre Valdo, vend ses biens au profit des pauvres et décide de promouvoir une communauté de fidèles où revivrait la vertu apostolique du Christ et de ses apôtres.

Illuminé, et empreint sans doute de cette hystérie commune aux prédicants et aux tribuns en tout genre, il joue très vite à Parme le rôle de messie populaire et pittoresque, bien qu’il faille tenir pour mensonges et calomnies la plupart des traits ridicules dont l’accable le franciscain Salimbene[10]. Il jouissait de la protection bienveillante de l’évêque Opizo, mû peut-être moins par la sollicitude que par l’aversion pour ces mendiants officiels que constituaient les dominicains, universellement détestés pour leurs basses besognes de police, et les franciscains, souvent taxés d’hypocrisie.

Ralliant les flagellants à son œcuménisme, Segarelli parcourait la ville aux cris de « Penitenzagite ! », forme populaire de « Panitentiam agite ! » (faites pénitence).

Avec l’aide d’un ancien franciscain, Robert, dit Fra Glutto (Glouton), Segarelli organise une confrérie où affluent des disciples que Salimbene qualifie de «ribauds, vachers, porchers, fainéants courant les rues en reluquant les femmes, propres à rien ne sachant ni travailler ni prier4». Le concile de Lyon de 1274 leur ordonne en vain de se dissoudre ou de radier un des ordres reconnus par Rome.

Forts de leur importance numérique et de leur audience croissante, les séga- rellistes envoient partout des missionnaires, apôtres errants souvent confondus avec les bégards dont les rapproche un commun souci de pauvreté volontaire et de l’impeccabilité qu’elle garantit.

Car l’influence de «l’esprit de liberté» n’est pas absente du ségarellisme, en dépit des exhortations à la pénitence. Le prophète lui-même assure que la vie des pauvres est la vraie vie des apôtres, «la plus parfaite des vies [...], liberté en adorant Dieu, liberté dans le serment, liberté dans les relations entre l’homme et la femme5».

On attribue à Segarelli et à ses disciples la pratique, au reste recommandée par le très orthodoxe Robert d’Abrissel, du « martyre blanc » et qui consiste pour un couple à coucher nu et enlacé en résistant aux sollicitations naturelles de l’amour. Le courant de libre-esprit prêtait à l’exercice un sens plus humain, en le changeant en un patient affinement du désir auquel il convenait de ne céder qu’au terme de l’irrésistible. Il est probable que certains apostoliques de Segarelli se conformaient plus volontiers à la seconde version de ce martyre, dénué d’excessive rigueur.

Salimbene s’étonne que Segarelli refuse d’assumer un rôle de chef de la communauté, bien qu’il soit l’objet d’une grande vénération. Sincèrement attaché au mythe christique, il eût estimé attentatoire à sa sainteté de gouverner au lieu de rayonner. Il ne put néanmoins éviter une manière de pouvoir temporel.

Guidone Putagi, frère du podestat de Bologne, prit en main le gouvernement de la congrégation et l’exerça pendant plusieurs années, en dépit d’un train de vie fastueux, peu conforme aux exigences évangéliques.

Un schisme se déclara, qui dégénéra en lutte armée où chaque camp se dis-

putait Segarelli, Dieu assez infortuné dans ses incarnations successives pour assister une fois de plus à la naissance d’une Église.

Les partisans de Guidone l’emportèrent, mais, peu après, Guidone quitte la confrérie et rallie l’ordre des Templiers[11].

En 1286, le pape Honorius IV avait condamné les apostoliques ségarellis- tes, interdisant de les recevoir et de leur délivrer une aumône qui échappait ainsi aux caisses vaticanes.

Un an plus tard, le concile de Würzburg enjoint aux fidèles de ne plus accueillir ni nourrir les apostoliques errants, vêtus d’habits extravagants et appelés leccatores, ghiottoni ou scrocconi, c’est-à-dire «gloutons».

Segarelli, toujours selon Salimbene, se conduisait de plus en plus excentriquement. Trois de ses disciples, accusés de paillardise, furent pendus à Bologne afin de répandre le doute sur la vocation de sainteté si hautement proclamée.

Jeté en prison, Segarelli dut son salut à l’évêque de Parme, qui lui offrit le refuge de sa maison. Pourtant, une nouvelle bulle lancée en 1290 par le pape Nicolas IV relançait la répression. En 1294, sur les instances de l’Inquisition, deux hommes et deux femmes, membres de la congrégation, montèrent sur le bûcher. La même année, et afin de prendre de court une institution unanimement abhorrée, y compris par le pouvoir civil et par certains dignitaires ecclésiastiques, la justice épiscopale traduisait devant elle le prophète dont Rome avait juré la perte et le condamnait à la prison perpétuelle.

C’était compter sans l’acharnement de la police religieuse. Les poursuites engagées par l’Inquisition entraînèrent la condamnation à mort de Gerardo Segarelli, quarante ans après sa révélation divine. Avec lui périrent plusieurs de ses partisans, dont Étienne, l’un de ses principaux évangélistes.

Parmi ceux qui, le 18 juillet 1300, contemplèrent le prophète en sa tunique de flammes, un de ses partisans, Dolcino de Novare, allait prêter au joachi- misme la forme moderne d’une révolution sociale et paysanne, inaugurant une tradition qui se perpétuera jusqu’au déclin des colonies, au XXe siècle.

LES GUILLELMITES

Dans le même temps que Segarelli agitait Parme et s’attirait l’hostilité d’une Église obnubilée par l’accumulation du capital, naissait à Milan un groupe millénariste revendiquant pour les femmes le privilège de guider l’humanité tout entière vers le Troisième Âge et le royaume égalitaire.

En l’année prophétique 1260, arrivent à Milan une jeune veuve et son fils. Guiglelma, dite de Bohême, passe pour être la fille de Constance, épouse du roi de Bohême. Rien n’authentifie une telle parenté si ce n’est la déclaration d’un de ses disciples, Andrea Saramita, que le souci d’une dette à recouvrer aurait mené chez Constance. Très vite, sa piété exemplaire lui attire des dévots, dont le nombre s’accroît avec sa réputation de thaumaturge et la multiplication de guérisons miraculeuses. Le culte de la sainte est bientôt pris dans le tourbillon des idées messianiques à la mode. Ses sectateurs laissent entendre qu’elle a été choisie pour convertir juifs et sarrasins, et pour instaurer l’uni- versalité de la foi chrétienne.

Vers 1276, une légende dorée soutient qu’elle est l’incarnation du Saint- Esprit, érigé par Joachim de Flore en annonciateur du Troisième Âge. Elle s’incarnera dans la troisième personne de la Trinité comme le Christ était l’incarnation de la deuxième dans le corps d’un homme. Sa nature est à la fois divine et humaine, s’il faut en croire deux de ses plus zélés partisans, Andrea Saramita, un notable de Milan, et une umiliata de l’ancien couvent de Biassono, sœur Maifreda di Pirovano, apparentée à la puissante famille des Visconti. Guiglelma a la prudence de contester ouvertement une prétention aussi sujette à caution inquisitoriale, mais, avec ou sans son consentement, son rôle de sainte s’inscrit dans la double signification du millénarisme et de cette prééminence féminine qui, des moniales cisterciennes à Hadewijch et Porète, ne laissera pas d’inquiéter l’Église.

Quand Guiglelma meurt, le 24 août 1281, elle laisse ses biens à la communauté cistercienne de Chiaravalle, près de Milan, où elle est enterrée dans un grand luxe de piété. Le culte organisé en son honneur, donne naissance à un profitable commerce. Un mois après la translation des restes, Andrea Saramita fait, en grande pompe, exhumer le cadavre. Il le lave avec du vin et de l’eau, et conserve le précieux mélange comme chrême à l’usage des malades. Maifreda l’utilise pour la guérison des pèlerins, instaurant en outre des cérémonies particulières lors de l’anniversaire de la mort et de la translation de la sainte. L’abbaye, dont le prestige croît d’année en année, s’attire la faveur de généreux donateurs. L’un d’eux, Giaccobe de Novati, un noble milanais, lui lègue tous ses biens et offre aux guillelmites sa puissante protection.

Il n’en faut pas davantage pour que le groupe prétende constituer le noyau d’une nouvelle Église, marquant l’avènement du règne des saints. Andrea, fils spirituel de Guiglelma, s’attache alors à définir un dogme nouveau. L’archange Raphaël a annoncé à la bienheureuse Constance que le Saint-Esprit s’incarnerait en elle ; il a choisi la forme féminine car, sous une forme masculine, il aurait péri comme le Christ, et le monde entier avec lui. Le tombeau de Chiaravalle est élevé à la gloire du Saint-Sépulcre, des rites sont prescrits, une communion s’y organise.

De temps à autre, Guiglelma apparaît à ses fidèles sous la forme d’une colombe. Les évangiles sont remplacés par les écrits d’Andrea, imitant les épîtres de Paul. Maifreda, auteur de litanies et de prières, prophétise la seconde venue de Guiglelma et la fm de la papauté traditionnelle. Elle-même deviendra papesse. Elle s’emploie donc à former un collège cardinalice exclusivement composé de femmes. Elle accorde sa bénédiction, célèbre la messe, consacre Thostie, donne la communion aux fidèles, somptueusement vêtus.

Le soutien accordé par nombre de riches Milanais, dont les Visconti eux- mêmes, explique selon toute vraisemblance les lenteurs et les hésitations de l’Inquisition. Celle-ci s’est inquiétée des guillelmites en 1284, mais pour se contenter d’une simple admonestation. Les enquêtes de 1295 et de 1296 demeurent sans suite. Toutefois, lorsque Maifreda ranime le danger millénariste, en annonçant la venue du Saint-Esprit pour la Pentecôte de 1300, l’Église décide d’intervenir contre un foyer d’agitation qui consolide le front des apostoliques, des fraticelles, des dolcinites et des bégards hétérodoxes.

Parmi les guillelmites arrêtés, quatre ou cinq sont condamnés comme relaps. Le 23 août 1300, sœur Giaccoba dei Bassani monte sur le bûcher. En septembre, c’est le tour d’Andrea Saramita et de Maifreda. Des peines légères frappent les autres. La dépouille de Guiglelrr^ est exhumée et brûlée. Ainsi prend fin un schisme qui opposait à l’Église patriarcale la volonté de fonder une Église féminine et de prêter à l’espérance millénariste une constitution gynécratique. Il faudra attendre le XVIe siècle pour que reparaisse, dans les écrits de Guillaume Postel, l’idée d’un salut par les femmes.

DOLCINO DE NOVARE

En Dolcino s’incarnent l’aspiration millénariste des milieux urbains et le vieux rêve collectiviste de la commune paysanne, selon une convergence qui, jusqu’au XXe siècle, gouvernera le sens archaïque et moderne des révolutions économiques, politiques et sociales. Homme remarquable par son intelligence, son courage et sa sincérité, Dolcino offre à sept siècles d’histoire l’une des premières et des plus nobles figures révolutionnaires méditant d’instaurer une société nouvelle.

Originaire de la région de Novare, Dolcino était fils d’un certain Giulio, prêtre de Trentano dans le val d’Ossola ou ermite de Prato près de Novare. Un autre prêtre, Agosto, attaché à l’église de Sainte-Agnès à Verceil, prit en charge son éducation et le confia à un pédagogue du nom de Sione. Son esprit brillant lui attira des animosités. Une imputation calomnieuse l’accusant d’avoir volé son protecteur l’éloigna de Verceil. Peut-être rejoignit-il à l’époque une troupe errante d’apostoliques, fraticelles ou bégards, adeptes de Séga- relli. Son prestige et son éloquence lui rallient un grand nombre de partisans. Porté à la tête du mouvement ségarelliste un mois après l’exécution du prophète, il rédige une nouvelle version de la doctrine joachimite.

Trois périodes se partagent le passé. La première couvre les siècles de l’Ancien Testament ; la deuxième s’étend de la venue du Christ au pape Sylvestre et se situe sous le signe de la pénitence ; la troisième court de Sylvestre à Ségarelli, marquée par la décadence de l’Église qu’aucune réforme n’a réussi à sauver, ni celle de Benoît, ni les tentatives de Dominique et de François d’Assise. La quatrième, inaugurée en 1260, s’achemine vers l’anéantissement de l’Église corrompue, la fin des moines et des prêtres, le triomphe des pauvres et des humbles, seuls porteurs de l’Esprit saint et ferment d’une société fraternelle et égalitaire.

Comme tous les prophètes, Dolcino commet l’erreur de fixer à une date précise — dans trois ans, soit en 1303 —, le bouleversement universel d’où jaillira la lumière du royaume terrestre. Il mise politiquement sur Frédéric II, ennemi de la papauté, à qui il incombe d’accomplir les desseins de la justice divine.

Il identifie, selon VApocalypse attribuée à Jean mais aussi dans la tradition du bogomilisme, les anges des sept Églises : Sylvestre pour Pergame, Benoît pour Éphèse, Dominique pour Laodicée, François pour Sardes, Ségarelli pour Thyatire et lui-même pour Philadelphie[12].

Le cours des événements démentit les prophéties à court terme de Dolcino. Boniface VIII meurt en 1303, victime des brutalités que lui ont fait subir Nogaret et Colonna, mandatés par le roi de France Philippe le Bel. Frédéric ne s’est pas manifesté et le nouveau pape, Benoît XI, chassé de Rome par la faction des Colonna, se réfugie à Pérouse et ne tempère nullement le zèle des inquisiteurs contre les dolcinistes.

Une deuxième lettre de Dolcino repousse à deux ou trois ans la fin de l’Église de Rome. En 1304, Benoît XI périt inopinément, sans doute par le secours du poison, sans que Frédéric ait part à la chose. Clément V, l’ennemi des bégards de libre-esprit, proclame sa résolution d’en finir avec le mouvement dolciniste.

À la tête de quelque 4000 hommes, Dolcino, accompagné de son amie, la riche et belle Marguerite de Trente, dispose d’un état-major d’hommes expérimentés comme Alberto de Cimega, Longino Cattaneo de Bergame, Fede- rigo de Novare, Valderigo de Brescia. Il entame alors une campagne de guérilla, déroutant ses ennemis par une grande mobilité, gagnant Bologne et Modène et de là le nord de l’Italie, probablement les régions de Bergame, Brescia, Milan, Côme. Arrêté trois fois par l’Inquisition, il réussit à échapper. Il finit par s’établir dans les contrées avoisinant Novare et Verceil, où les populations paysannes se regroupent sous sa conduite en une véritable jacquerie.

Milano Sola, un riche propriétaire de Borgo di Sesia, avait offert de l’héber- ger, mais la pression accentuée d’armées levées par le Saint-Siège l’incita à chercher dans les montagnes de la Valsesia de meilleurs refuges. Le mont Balmara puis, en 1305, le Parete Calvo, sommets neigeux et difficilement accessibles des Alpes, furent érigés en camps fortifiés pour une population de 1400 personnes, organisée en commune.

Autour du couple formé par Dolcino et Margarita, les partisans étaient appelés à jeter les bases d’un monde nouveau où les biens de survie étaient collectivisés, la propriété abolie et le mariage, qui réduit la femme à un objet d’appropriation, supprimé au nom de P«union selon le cœur». Dolcino recommandait la pratique de la nudité des couples, affinant les gestes de l’amour jusqu’à ce que le désir irrésistible accomplît la volonté de nature dans une innocence qui révoquât toute culpabilité.

Clément V avait assimilé à une croisade, enrichie d’indulgence, la lutte contre les dolcinistes. Par menaces et par promesses, les gens de Valsesia furent contraints d’adhérer à une ligue destinée à empêcher tout secours aux assiégés. Poussés par les privations, les partisans de Dolcino s’aliénèrent par des raids et des pillages la sympathie des villageois initialement gagnés à leur cause mais que la présence des troupes ennemies précipitait dans une misère de plus en plus insupportable et dans les ordinaires lâchetés d’un tel état.

Pourtant, l’audace de Dolcino tournait en sa faveur une situation jugée désastreuse. Le podestat de Varallo, tombé aux mains des dolcinistes après avoir tenté d’investir le Parete Calvo, fut échangé avec ses troupes contre un important ravitaillement.

Le 10 mars 1306, après un an de séjour dans le froid et la disette, les dolcinistes abandonnèrent une retraite qui les vouait à un lent anéantissement et réussirent à prendre position sur le monte Rubello, près du village de Treve- rio, dans la région de Verceil. Mal armés, affaiblis, ne dépassant pas le millier, ils n’en parvinrent pas moins à briser deux offensives conduites par l’évêque de Verceil. Poussé par la famine, Dolcino provoquant l’ennemi à la bataille se jeta dans un affrontement hasardeux dont il sortit vainqueur, capturant des prisonniers qu’il échangea contre des vivres.

Alors, Clément V, multipliant les bulles de croisade, les promesses de détaxation et les avantages de tous ordres, obtint des renforts militaires de Lombardie, du Piémont, du comte de Savoie. Au blocus s’ajoutèrent les machines de siège et des années de mercenaires expérimentés.

Rédigeant à l’époque sa Divine Comédie[13], Dante Alighieri ne dissimule pas les sympathies que suscite en lui la guérilla de Dolcino. Il le met en garde contre une tactique de repli où le climat jouera contre lui et le dépouillera des avantages que lui avait assurés la mobilité de ses troupes aguerries et bien nourries.

À l’approche de l’hiver, une bataille, qui tourna au carnage, vit une fois de plus la victoire des dolcinistes. Un blocus et les rigueurs du froid eurent finalement raison de leur héroïsme. Le 23 mars 1307, l’assaut vint à bout des dernières résistances.

Clément V manifesta son soulagement en accordant prébendes et dispenses fiscales aux croisés. Son ressentiment lui prescrivit d’infliger à Dolcino, à Margarita et à leurs amis les plus odieux supplices. Traînés par les rues de Verceil, ils furent, en de fréquents arrêts sur le chemin du bûcher, dépecés vifs à l’aide de tenailles rougies au feu. Les témoignages assurent que Dolcino ne poussa pas un cri.

Bernard Gui, l’un des hommes les plus ignobles que le fanatisme inquisitorial ait produits, voua sa vie à les poursuivre. Des dolcinistes sont brûlés à Toulouse, dont Pierre de Lugo, originaire de Galice, en 1322; à Trente, en 1332 et 1333 ; à Compostelle, où les disciples du dolciniste italien Richard furent condamnés à l’instigation de Bernard Gui ; à Prague, vers 1315 ; à Rietti, en 1335, malgré les autorités municipales qui refusaient de les livrer à l’Inquisition; en Angleterre ; à Padoue, vers 1350; à Avignon, sous Jean XXII ; à Naples, en 1372 ; en Allemagne, au début du XVe siècle.

Bien que dirigée par le curé Guillaume Cale, la grande jacquerie française s’embarrasse peu de considérations religieuses. Bile relève au reste plus de l’émeute et du tumulte que d’un plan organisé politiquement et d’un programme de revendications précis. Le mouvement paysan dirigé par John Bail, dans la seconde moitié du xiir siècle en Angleterre, jouit de la sympathie des lollards mais, en dehors des prêches de Bail et de son célèbre : « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où donc était le gentilhomme ? », la connotation religieuse en demeure absente. Il en va de même pour la révolte de Watt Tyler et des nombreuses insurrections populaires qui déchirent les grandes villes. Le millénarisme, encore tout imprégné d’esprit sacré, ne reparaîtra qu’avec les anabaptistes de Munster. Il fascinera des penseurs comme Cam- panella et jusqu’à l’étrange Weitling, contemporain de Marx. Les grands mouvements révolutionnaires lui prêteront une forme plus idéologique que religieuse — non sans qu’il convienne néanmoins de sous-estimer la part de foi irrationnelle et joachimite dans le millénium nazi, dans son antithèse que constitue le projet d’une société sans classes, ou encore dans le paradis écologique, les uns et les autres portés à la conscience par les vagues successives de l’économie7.


capitale, où Martin jouissait de grandes sympathies, les magistrats préférèrent envoyer leur bourreau à Roudnica. Martin et Procope y furent mis à mort dans un raffinement de tortures que rinquisition eût volontiers envié à la justice des hérétiques taborites, inspirés, il est vrai, par le meme Dieu.


 

CHAPITRE XXXVIII

La victoire des réformateurs
et la naissance des Églises protestantes

Ce qui s’est appelé la Réforme et a vu l’émergence d’Églises schismatiques autour de Martin Luther et de Jean Calvin n’enrichit d’aucune nouveauté fondamentale le programme des réformateurs qui, dès le XIe siècle, s’insurgent contre les intérêts temporels du clergé et de Rome. L’idée, communément reçue parmi les historiens, d’une emprise du catholicisme sur les peuples d’Europe se dément dès l’instant où. l’on s’éloigne du pouvoir des lois imposées par les princes et la hiérarchie ecclésiastique, avec son quadrillage de paroisses, de confesseurs, de curés, d’inquisiteurs, de prédicateurs propageant la culpabilité, l’horreur de la sexualité, le satanisme de la femme, l’image omniprésente de la mort et d’un enfer inspiré directement par les sévices de la justice pénale.

La peur, la haine, le mépris de l’Église constantinienne n’ont jamais cessé d’animer les classes les plus diverses de la société. L’indifférence et l’irréligion régnent dans les milieux défavorisés, où le cynisme de la fausse piété sert les mendiants et solliciteurs. Seule l’aspiration à un christianisme pré- constantinien — ascétique, altruiste, fidèle à la pauvreté volontaire, enclin au martyre, anticlérical et théocratique — prête, du IVe au XVIe siècle, une coloration religieuse aux nostalgies collectivistes. Chaque fois que le christianisme s’est manifesté, l’Église catholique l’a persécuté[14].

Attentive à ses prérogatives temporelles qui, par l’enrichissement, lui conféraient un pouvoir considérable, l’Église catholique s’était de plus en plus éloignée de cette ekklèsia, ou communauté spirituelle des fidèles, qu’appelaient de leurs vœux vaudois, adeptes de la pauvreté volontaire, franciscains spirituels, lollards de Wycliffe, hussites, taborites et une foule d’agitateurs dont le projet d’abolir la dîme garantissait le succès.

Dans l’Église même, des voix s’étaient élevées pour réclamer de nouveaux accords entre les intérêts de Dieu et les intérêts financiers d’une « multinationale» se revendiquant du zélote Simon, métamorphosé en saint Pierre. «Nos gras chanoines croient être quittes envers Dieu s’ils chantent d’une voix claire, au chœur, un alléluia ou un répons ; puis ils rentrent à leurs maisons, pour se divertir et bien souper avec leurs histrions et leurs jongleurs K » La diatribe n’est ni de Savonarole ni de Luther, mais d’Antoine de Padoue (1195-1231), esprit orthodoxe mais conscient du divorce entre la foi des pauvres et l’Église des riches qui, par son incurie, décourage la résignation de déshérités tout ébaubis de «vivre selon le Christ».

Ni Wycliffe, ni Huss, ni Savonarole, ni Luther, ni Calvin ne poursuivent de visées révolutionnaires, schismatiques ou hostiles au catholicisme. Leur dessein se situe dans la ligne politique de Grégoire IX prenant le parti de Ramihrdus contre le haut clergé.

Le développement du processus économique prête à Luther et à Calvin une arme enfin capable de briser le monopole spirituel que le cynisme de la bureaucratie pontificale a discrédité par le scandale du marché des indulgences et la priorité accordée aux affaires. L’expansion du commerce, l’indépendance croissante des banques et des entreprises artisanales préindustrielles instaurent un état d’esprit favorable aux nouveaux réformateurs. La séparation d’avec Rome ne signifie pas seulement la fin d’une hiérarchie odieuse, entremêlant foi et intérêts financiers : elle implique l’idée que la croyance appartient en propre à l’individu dans sa relation avec Dieu et que la gestion du capital constitue un domaine séparé de la religion, régi par les impératifs de la morale chrétienne. La rigoureuse obédience à Dieu d’un homme d’affaires calviniste s’accorde avec la recherche intransigeante du profit parce que, bannissant les folles dépenses de l’hédonisme, elle souscrit à une morale ascétique conforme à l’institution chrétienne. Ainsi que l’a montré Max Weber, le protestantisme découvre dans l’austérité de l’accumulation et de la reproduction du capital un puritanisme qui inspire la «libre» relation du pécheur et du Dieu tutélaire, veillant au taux de profit. Où Rome pille et gaspille, le réformé économise et investit.

Le souci de moraliser les mœurs du clergé intervenait trop tard pour endiguer la pieuse éthique des réformés. Le concile de Trente échouera dans sa volonté de restaurer l’autorité du catholicisme sur les régions du Nord, berceau de la révolution industrielle et des premiers régimes bourgeois, parlementaires et démocratiques.

DEUX AGITATEURS À L’AUBE DE LA RÉFORME : HANS BÔHM ET JÉRÔME SAVONAROLE

«C’était, écrit Norman Cohn, un berger et, à ses moments perdus, une sorte de comédien ambulant, qui jouait du tambour et de la flûte dans les hôtelleries et sur les places de marché — d’où le surnom qui lui est resté, de Tambourineur de Niklashausen. »

Par une ordinaire ironie de l’histoire, Hans entendit parler du franciscain italien Jean de Capistrano non pas en tant qu’inquisiteur impitoyable, auteur du massacre des fraticelles de Maiolati, mais comme frère prônant, trente ans auparavant, en Allemagne, le repentir et le rejet du luxe. Comme il avait incité à ces brasiers de vanités où les gens se défaisaient de leurs beaux habits, de leurs jeux de dés et de cartes, des objets de pur agrément, un jour de carême, le berger brûla son tambour devant l’église paroissiale de Niklashausen et se mit à prêcher.

Marie lui était apparue, lui intimant l’ordre de propager la bonne parole, en sorte que Niklashausen s’élevât à la gloire de la Jérusalem terrestre. Il y avait dans l’église une statue de la Vierge, à laquelle étaient attribués des pouvoirs miraculeux. Le curé de la paroisse ne ménagea pas son soutien à un projet qui érigeait Niklashausen en lieu d’élection de la providence divine à la place de Rome.

Le fait est que le petit berger se révéla soudain doué d’une éloquence extraordinaire. De la fascination qu’il exerçait sur les foules et sur les diverses classes de la société, il inféra bientôt que Dieu l’avait doté de pouvoirs thaumaturgiques. Il se mit à prêcher la simplicité des moeurs, se faisant fort de sortir n’importe quelle âme de l’enfer. Aux bûchers de vanités succédèrent de violentes attaques contre le clergé corrompu et contre les puissants.

Il incita bientôt à refuser le paiement des impôts et des dîmes. Que les prêtres abandonnent leurs outrageants privilèges et se contentent de ce que le peuple acceptera de leur accorder.

L’archevêque de Mayence, qui s’était jusqu’alors cantonné dans une prudente réserve, complota de mettre un terme à une agitation qui gagnait un nombre croissant de régions d’Allemagne.

«Bôhm finit par devenir révolutionnaire, raconte Norman Cohn, proclamant l’imminence du millenium égalitaire fondé sur la Loi de Nature. Dans le Royaume à venir, l’usage du bois, de l’eau et des pâturages, le droit de chasse et de pêche, seraient à la libre disposition de chacun, comme autrefois. Les tributs de toutes sortes seraient abolis à jamais. Nul loyer, nul service ne seraient dus à aucun seigneur, nul impôt à aucun prince. Les distinctions de rang et de statut seraient abolies et personne n’aurait d’autorité sur autrui. Tous vivraient en frères, chacun jouissant des mêmes libertés et effectuant la même quantité de travail. « Les princes ecclésiastiques ou séculiers, les comtes et les chevaliers ne devraient posséder rien de plus que les gens du peuple ; ainsi tout le monde aurait suffisamment de biens. Le temps viendra où seigneurs et princes travailleront pour gagner leur pain quotidien. »

«Certes, l’enseignement de Bôhm n’exerçait pas le même attrait sur les différentes classes de la population. La volonté de renverser tous les princes, grands et petits, devait séduire particulièrement les pauvres des villes ; nous savons que les citadins venaient à Niklashausen, non seulement de Würz- burg mais de toute l’Allemagne méridionale et centrale. D’autre part, en exigeant que le bois, l’eau, les pâturages, la chasse et la pêche fussent libres pour tous, Bôhm se faisait le porte-parole d’une aspiration très générale des paysans. Les paysans allemands croyaient que ces droits leur avaient vraiment appartenu dans le passé, avant d’avoir été usurpés par la noblesse; c’était là un des tons qu’ils espéraient toujours voir redresser par le futur “empereur Frédéric”. Mais, avant tout, c’était le prestige du prédicateur lui-même, de ce miraculeux envoyé de Dieu, qui attirait ces dizaines de milliers d’âmes dans la vallée du Tauber. Les gens du commun, paysans et artisans, voyaient tous en lui un protecteur surnaturel et un chef, celui que “l’empereur Frédéric” aurait dû être : un sauveur qui pouvait leur accorder, individuellement, la plénitude de la grâce divine, et les mener collectivement dans un paradis terrestre.

« La nouvelle des merveilleux événements de Niklashausen se répandit rapidement de village en village et fut transmise au loin par des messagers qui partaient dans toutes les directions. Bientôt d’immenses hordes de gens de condition modeste, de tous âges et des deux sexes, et même des familles entières, affluèrent vers Niklashausen. Non seulement les environs, mais l’Allemagne centrale et méridionale tout entière, étaient en émoi, des Alpes jusqu’au Rhin et à la Thuringe. Les artisans délaissaient leurs échoppes et les paysans leurs champs ; bergers et bergères abandonnaient leurs troupeaux et se hâtaient — souvent vêtus de leurs vêtements de travail et portant pioches, marteaux et faux — pour entendre et vénérer celui qui était désormais connu sous le nom de “saint Garçon”. Les gens se saluaient par les seuls vocables de “frère” et “sœur”, et ces saluts acquéraient la signification d’un cri de ralliement. Parmi cette foule de gens simples et surexcités circulèrent bientôt les plus fantastiques rumeurs. Ce que la plebs pauperum avait cru de Jérusalem, ces hommes et ces femmes le croyaient de Niklashausen. Le Paradis y était littéralement descendu sur terre ; et d’infinies richesses s’étalaient déjà, prêtes à être ramassées par les fidèles qui les partageaient entre eux dans un esprit d’amour fraternel. Cependant, les hordes — comme les pastoureaux et les flagellants — progressaient en longues colonnes, portant des bannières et chantant des hymnes de leur propre composition. »

Les prédications de Hans Bôhm avaient commencé vers 1474. Vers la fin de mars 1476, les pèlerinages suscitèrent des mesures de rétorsion de la part des grandes villes. Le conseil municipal de Nuremberg interdit aux habitants de se rendre à Niklashausen. Würzburg ferma ses portes et arma les milices. Le 12 juillet, le prince-évêque envoya une escouade de cavaliers dans la ville sainte. Arrêté, Hans fut incarcéré à Würzburg tandis qu’un paysan, investi à son tour d’un rôle prophétique engageait le peuple à marcher sur la cité épiscopale, dont les murs s’effondreraient comme ceux de Jéricho. Une quarantaine de libérateurs millénaristes furent tués. Jugé à la hâte, Hans Bôhm monta sur le bûcher, où il mourut, dit-on, en chantant des hymnes. Les offrandes déposées par les pèlerins dans l’église de Niklashausen furent confisquées. L’archevêque de Mayence, l’évêque de Würzburg et le comte dont dépendait la nouvelle Jérusalem ne dédaignèrent pas de se les partager équitablement. Les cendres du prophète, dispersées afin qu’aucun culte ne lui fût rendu, ne laissèrent pas d’essaimer dans l’air du temps les germes d’un renouveau millénariste et réformateur qui allait briser les reins de la toute-puissante Rome.

JÉRÔME SAVONAROLE

Prophétisme, joachimite, pauvreté volontaire, ascétisme des spirituels, supputations politiques des tribuns communalistes composent chez Savonarole une conjonction d’ambitions diverses qui l’élèveront au pouvoir et comploteront sa chute.

Né à Ferrare en 1452, il se distingue dans l’ordre des dominicains par ses dons d’éloquence et sa culture. Prieur du monastère de Saint-Marc à Florence, il exerce très vite sur la cour brillante de Laurent de Médicis une fascination qu’exacerbe l’attrait de la pureté, si fréquent dans les fléchissements du plaisir coupable.

Jean Pic de la Mirandole, dont les thèses philosophiques avaient été condamnées par l’Église, décelait un allié dans le moine-prophète qui, par ses diatribes contre la îuxuria et Vaviditas du pape et du clergé, prêtait sa voix à la colère populaire accumulée depuis des siècles contre le despotisme de Rome.

Son millénarisme avait aisément séduit en des temps où les revers de fortune et la misère ordinaire suggéraient une apocatypse imminente. Il partagea avec Dolcino le tort de donner à ses prophéties un tour trop précis. Il annonçait de terribles malheurs pour l’Italie. On ne manquait pas d’y croire, puisque le malheur était quotidien. Même la mort s’épanchait au fil des poèmes où Laurent célébrait la jeunesse et la beauté.

Contre les vices et la tyrannie de la papauté, Charles VIII, roi de France, brandirait le «fléau de Dieu, l’épée vengeresse», nouveau Charlemagne, nouveau Frédéric, nouveau roi d’un Troisième Âge. Marcile Ficin, érudit versé dans la kabbale, ami des lettres et des plaisirs, subodora chez le moine l’âcre odeur d’un rigorisme aussi pernicieux que l’hédonisme sadien des prélats et des aristocrates.

Après la mort de Laurent de Médicis, qui, au couchant d’une vie dissipée, avait investi Fra Girolamo d’un secret espoir de rédemption, Pierre de Médicis manifesta plus de réserve, voire de franche hostilité à celui qui ambitionnait maintenant de régenter la vie des Florentins.

Ses appels à la pauvreté volontaire, ravivant le souvenir des fraticelles et des spirituels, lui avaient rallié les suffrages des classes déshéritées. Il versa bientôt dans la mystique puritaine de tous les intégrismes.

La fuite de Pierre, la proclamation de la république florentine en 1494 et l’entrée triomphale du roi Charles VIII dans la cité lui octroyèrent le pouvoir d’un chef spirituel et temporel.

Florence, promue Nouvelle Jérusalem, marquait enfin le début du Troisième Âge, prélude au retour du Christ sur la terre et à la conversion massive des Turcs et des Juifs.

L’hystérie inhérente aux compulsions de la vertu alluma dans la ville, renommée pour le raffinement de ses arts, des flammes purificatrices, que l’on nommait «bûchers des vanités». On y jetait pêle-mêle bijoux, parures, livres, tableaux, habits de luxe.

Sandro Botticelli, le plus sensuel des peintres, succomba à cette folie destructrice, à cette rage où la vie se venge des mépris qui l’accablent en anéantissant avec une joie sinistre tout ce qui en fait l’agrément. À cela se mêlait le légitime ressentiment des exploités, sur l’échine desquels s’appesantissait un luxe dont ils étaient exclus. Les sermons de Savonarole, flattant à la fois des revendications qu’il ne satisferait pas et une haine à laquelle il prêtait des vertus évangéliques, lui aliénèrent peu à peu l’aristocratie et les intellectuels, dans le même temps que ses promesses d’un ordre nouveau demeuraient politiquement lettres mortes.

Le parti de Rome regroupa ses partisans. Le pape Alexandre VI, intelligent, brutal et corrompu, excommunia le moine et lui interdit de prêcher. Savonarole passa outre. Arrêté dans son couvent de Saint-Marc, mis à la torture, chargé d’une accusation d’hérésie, que sur le fond sa doctrine ne méritait pas, il fut, en dépit de l’effervescence de ses partisans — lespiagyioni[15] —, pendu et brûlé avec deux de ses disciples, Domenico de Pescia et Sylvestri Maruffi, le 23 mai 1498.

Le programme de renouveau de l’Église, que Savonarole avait enserré dans la politique aléatoire d’une cité, Luther l’exposera comme la protestation du christianisme tout entier devant l’ignominie du catholicisme, religion souillée par l’indignité de ses prêtres. Il eut la prudence de rester en Allemagne, où la vieille tradition des empereurs et des princes hostiles à Rome fera jouer en faveur de luthéranisme le vieux principe cujus rex, ejus religio.

DE L’HÉRÉSIE À LA RELIGION D’ÉTAT : LUTHER ET CALVIN

La réforme de l’Église triomphe avec Luther et Calvin, mais elle triomphe en dehors de l’Église et contre elle. Quelles victoires espéraient de nouvelles religions d’État ceux qui rêvaient d’un renouveau de la foi et de la liberté de croyance?

Né en 1483, étudiant puis licencié de l’université d’Erfurt en 1505, Luther est ordonné prêtre en 1507. Il accède au poste de professeur et de prédicateur à l’université de Wittenberg, en raison des sympathies qu’il a éveillées chez le prince-électeur de Saxe.

Un voyage à Rome en 1511 lui révèle l’état de cupidité et de licence qui règne parmi les prélats et à la cour pontificale. Il n’est assurément ni le seul ni le premier à jalouser les fastes et la luxure de l’Église, à s’en indigner avec d’autant plus de véhémence.

La vente promotionnelle d’indulgences, lancée par le pape Léon X pour financer les travaux de l’église Saint-Pierre, lui offre une occasion d’exciter le mécontentement des villes du Nord, des campagnes échauffées par l’agitation de Bôhm et des taborites, mais aussi des princes allemands, par tradition hostiles à Rome et bientôt (dès 1520) indisposés par l’autoritarisme de l’empereur catholique Charles Quint.

Pour collecter des fonds par la vente d’indulgences, l’archevêque de Mayence avait mandaté le dominicain Tetzel, prédicateur de talent, qui se faisait fort d’absoudre, si l’on y mettait le prix, tous les péchés, «eût-on forniqué avec la Vierge Marie en personne ».

Dès son arrivée à Wittenberg, une violente polémique l’opposa à un Luther disposant du double avantage d’être chez lui et d’exprimer avec la verdeur du langage populaire des opinions amplement partagées. Avec la faconde d’un voyageur de commerce, Tetzel lui proposait de trancher le débat par l’épreuve de l’eau et du feu : «Je me moque, rétorqua Luther, de tes braiements d’âne. Au lieu d’eau, je te conseille le jus de la treille et, en place du feu, le fumet d’une oie rôtie. » Quelques mauvais partis que le peuple réserva aux émules de Tetzel alarmèrent à Rome les responsables de l’opération de marketing fondée sur le rachat des péchés, tandis que, enhardi par sa popularité, le moine de Wittenberg résumait en quatre-vingt-quinze articles ses thèses contre la clique de Rome. Le 31 octobre 1517, il les affichait sur les murs de l’église de Tous-les-Saints. En vain le cardinal Cajétan, le nonce apostolique et la hiérarchie ecclésiale l’incitèrent-ils à signer une rétractation.

En 1520, la bulle Exsurge condamnait quarante et une propositions de Luther et ordonnait de livrer ses libelles au feu. Accompagné de ses disciples, Luther se rendit à la porte de Wittenberg, où un bûcher avait été allumé, et dans une grande solennité y jeta la bulle papale ainsi que les écrits de ses adversaires.

De l’Allemagne à l’Angleterre en passant par la France et les Pays-Bas, le bûcher de Wittenberg, qui avait symboliquement consumé la puissance de Rome, embrasa l’opinion publique. Le catholicisme n’était pour les princes et les rois qu’un instrument de domination politique. Aucun d’eux ne se faisait scrupule de le reléguer s’il encombrait plus qu’il ne servait. Le très fidèle serviteur de la foi, l’empereur Charles Quint, soumit Rome, en 1527, au sac et au massacre les plus impitoyables qu’elle ait connus depuis les Wisi- goths. François Ier, roi de France, non moins bon catholique, brûle les protestants mais aide les réformés allemands dans leur lutte contre Charles Quint ; il n’hésite pas à s’allier avec l’islam par haine de l’empereur.

Où la politique avait condamné Dolcino, les spirituels et Savonarole, elle sauve Luther et son mouvement, elle le porte au pouvoir en vertu de cette force qui, sous les dehors de la religion et des idéologies, commence à apparaître au grand jour comme le véritable mode de gouvernement des hommes : l’économie.

Luther et Calvin entérinent les décrets obscurs de la libre entreprise jusque dans l’écrasement du communalisme paysan et dans la condamnation de ce libre-esprit si résolument inconciliable avec l’emprise économique exercée sur la vie des hommes.

En 1521, Charles Quint somme Luther de comparaître devant la diète des princes réunie à Worms, en Rhénanie. Fort de la sympathie que son acte de rébellion suscitera parmi des seigneurs peu empressés à ramper sous la botte de l’empereur, Luther jette comme un défi sa profession de foi puis, prévenant la prise de corps, se réfugie en Saxe où l’électeur, sous prétexte de l’emprisonner, le protège en son château de Wartburg. Il y traduira la Bible en allemand et jettera les bases d’un nouveau dogme.

En 1521, Thomas Müntzer, prenant à la lettre les libertés revendiquées par Luther, rejoignait les paysans en révolte et ravivait les espérances du Troisième Âge joachimite. En 1525, Luther, dans son libelle Contre les bandes de paysans pillards et assassins, appelle à la répression la plus impitoyable, levant les dernières réticences des princes allemands envers sa doctrine et contresignant ainsi la naissance du luthéranisme comme religion d’Êtat. En cinq ans, l’hérésiarque réédite à sa manière l’opération constantinienne de l’Église romaine. Il s’érige en pontifex maximus en accordant à l’indépendance nationale et religieuse des principautés et royaumes du Nord le soutien d’une bourgeoisie de libre entreprise qui voit dans l’enrichissement la récompense de son sacrifice et de son obédience à un Dieu raisonnable.

JEAN CALVIN

La carrière d’hérésiarque de Jean Calvin prit fin par un coup d’État dont il assura lui-même le succès. Il était né en 1509 à Noyon, en Picardie, où son père, procureur du chapitre, le destinait à l’Église. Après des études au collège de Montaigu, à Paris, à Orléans et à Bourges, il publie un commentaire sur l’ouvrage de Sénèque, De clementia.

Vers 1533, il adopte les idées de la Réforme. Soupçonné d’avoir rédigé la harangue de son ami le recteur de l’université de Paris, Nicolas Cop, tout imprégné de doctrine luthérienne, il s’enfuit à Angoulême puis se réfugie à Nérac, auprès de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, protectrice des réformés.

En 1534, il est à Bâle, où il rédige sa première version de VInstitution chrétienne. En 1536, Guillaume Farel, qui tente d’implanter la Réforme à Genève, l’invite à y user de son autorité pour convaincre les citoyens, peu empressés d’échanger contre une nouvelle vérité religieuse l’ancienne dont ils ne se soucient que médiocrement. Le bannissement les sanctionne tous deux en 1538 et Calvin gagne Strasbourg, où Martin Bucer consolide un des bastions du luthéranisme. De retour à Genève en 1541, il travaille désormais à instaurer son pouvoir. Une opposition s’étant dressée contre lui, fondée, chez les habitants de la cité, sur la conscience d’appartenir à un État libre tout autant que sur la répugnance que l’austérité calviniste suscitait chez des hommes naturellement enclins aux joies de l’existence, Calvin s’acharna patiemment à la briser, stigmatisant sous le nom de «libertins » le parti des libertés politiques, que menait Jacques Gruet, et la faction de Pocques, Perceval et Quintin Thierry, vitupérés sous le nom de «libertins spirituels».

En 1547, après un procès inique, Jacques Gruet est décapité pour avoir défendu le libre choix de l’athéisme et s’être insurgé contre la dictature d’un puritanisme qui forgerait dans le nord de l’Europe cette mentalité anglo- saxonne qu’illustreront le victorianisme anglais et l’américanisme dans son sens le plus déplorable.

Il ne lui manquait, pour confirmer la vérité que Dieu lui avait enjoint d’imposer, que de traîner sur le bûcher le médecin Michel Servet, réfugié en 1553 à Genève pour se soustraire à la barbarie inquisitoriale.de défense, auquel Farei opposa en 1550 le Glaive de la Parole. En France, les derniers vestiges des libertins spirituels se rencontrent dans le Nivernais, à Corbigny ; Calvin écrivit en 1559 aux réformés de cette ville pour les mettre en garde contre les menées des hérétiques. Quelques rares indices mentionnent encore la présence des hérétiques dans les villes du Rhin outre Strasbourg. Viret, dans une lettre à Rodolphe Walther, un des théologiens de Zurich, rapporte l’existence de la secte en 1544 dans l’Allemagne inférieure, et Calvin donne à entendre qu’en la même année l’hérésie comptait des partisans à Cologne. En 1545, la communauté wallonne du Wesel déclara dans sa confession de foi qu’elle repoussait, entre autres erreurs, celles des libertins15. »


 

CHAPITRE XLII

Les anabaptistes

Si, au XVIe siècle, aucun mouvement religieux n’essuie autant que l’anabaptisme l’hostilité conjuguée des catholiques, des protestants et des autorités temporelles, c’est que s’ajoute au discours religieux de la théocratie égalitaire le vieux rêve social où la nostalgie de l’âge d’or donne les armes de l’espoir à la lutte désespérée contre les exploiteurs et les destructeurs de la richesse naturelle.

Dans le pressentiment d’un Troisième Âge, dont l’imminence s’accordait assez avec la crise de naissance du capitalisme moderne, les revendications prolétariennes des villes se mêlaient aisément aux aspirations paysannes et aux regrets de la vieille commune rurale autarcique.

Le spectre de ce millénium, dont le fondamentalisme agraire prête encore aux idéologies antithétiques du bolchevisme et du fascisme cette inhumanité inhérente au mandat céleste, engendra partout entre les partisans de l’ordre ancien et les adeptes d’un ordre nouveau un climat de haine et de peur endémique propice à tous les débondements de la cruauté.

Les anabaptistes pacifiques, proches de la tradition vaudoise, n’encoururent pas moins de persécutions que ceux qui prônaient la lutte armée. Les premiers nourrissaient une telle vocation au martyre qu’ils sollicitaient pour ainsi dire la main du bourreau. Les autres montrèrent, à Münster où s’institua leur égalité de droit divin, que le Dieu des petits pères du peuple n’épargnait guère les enfants jugés indignes de sa bonté.

STORCH, PFEIFFER ET MÜNTZER

L’anabaptisme désigne, le plus souvent sous la plume de ses ennemis, un ensemble de groupes indépendants gouvernés par des prophètes, ou apôtres, armés du glaive et de la parole de Dieu. Leurs traits communs évoquent les revendications des réformateurs du Moyen Âge. Ils récusent le baptême imposé aux enfants, parce qu’il procède généralement de prêtres indignes et qu’il n’obéit pas à un choix individuel par lequel chacun s’engage en connaissance de cause dans la communauté des fidèles. En pratique, le baptême joue un peu chez les anabaptistes, en particulier chez les munstériens, un rôle similaire à la carte du parti chez les anciens staliniens du XXe siècle. C’est un signe d’élection autorisant l’accès au royaume égalitaire des saints.

L’autorité absolue qu’ils reconnaissent au Dieu dont ils sont les ministres les dispense d’obéir aux autorités spirituelles et temporelles. Elle exprime, dans les principautés allemandes, le rejet presque unanime du prince-évêque et de ses alliés. La collusion des notables catholiques et luthériens précipite le discrédit de deux religions jugées inconciliables avec les desseins de Dieu. Surtout, l’anabaptisme s’estime porteur d’un ordre nouveau. Il a besoin de détruire les remparts des vieilles tyrannies pour imposer le règne autoritaire des saints. Un tel projet découvrira son ferment social dans les guerres paysannes, les insurrections des mineurs, des tisserands, et des hordes de chômeurs.

Le mécontentement paysan appartient aux constantes de l’histoire depuis les circoncellions et les bagaudes. Les jacqueries de Dolcino, de Guillaume Carie et de John Bail en ont rythmé la permanence avec une énergie qui s’exacerbe chaque fois que l’économie brise, par la libre circulation des biens, le système clos du mode de production agraire, paradis matriciel ruiné par l’exploitation sordide de la nature terrestre et de la nature humaine.

De siècle en siècle jaillissent, comme les étincelles d’une forge où s’active une humanité vouée à l’enfer, des manifestes, prophéties ou pamphlets tels que ce Livre aux cent chapitres, écrit au début du XVIe siècle par le «révolutionnaire du Haut-Rhin 1 ».

S’inspirant de John Bail et des taborites radicaux, l’ouvrage expose les revendications d’égalité et de justice qui animent la révolte du Bundschuh et insufflent partout l’air d’une liberté que Luther a célébrée avant de la renier.

Regroupant les paysans, les pauvres des villes, les mercenaires errants, le Bundschuh tire son nom de son emblème[16], le brodequin à lacet du paysan. Sous l’impulsion d’un personnage sortant du commun, Joss Fritz, garde forestier du village de Lehen, le mouvement s’organise et, après un essai à Séles- tat en 1493, s’impose en 1502 dans la région de Spire. L’insurrection est écrasée, mais Joss Fritz parvient à échapper à la répression et suscite en 1513 et en 1517 de nouveaux embrasements qui se propageront en Souabe et jusqu’en Alsace. Son programme millénariste ne s’embarrasse guère de considérations théologiques : il appelle à l’extermination des riches et des nobles, à l’établissement d’une société égalitaire et fraternelle. En dehors de la caste patricienne et du seigneur, la plupart des villes lui sont acquises, et le courant de sympathie suscitée par les guerres paysannes s’exprime si vivement parmi les artistes de l’époque que la plupart des histoires officielles de l’art ont préféré le passer sous silence. Seul Maurice Pianzola a pris le plaisir de signaler ces artistes dans son étude Peintres et vilains3.

Ils ont nom Dürer, Grünewald, Jôrg Ratgeb — peintre et conseiller militaire des armées paysannes, écartelé à Pforzeim en 1526 —, les frères Hans Sebald et Bartel Behaim — déjà condamnés pour irréligion dans un procès célèbre de Nuremberg —, Lucas Cranach, Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Philippe Dietmar — décapité à Wurzbourg en 1525 —, Tilman Riemen- schneider, renommé pour la beauté jamais égalée des mains de ses personnages, et auquel les bourreaux brisèrent les doigts lors des tortures de 1526 à Wurzbourg.

Il appartiendra à Müntzer et à ses amis de prêter au mouvement une manière de carapace religieuse — plus propre à l’étouffer qu’à la protéger, tant il est vrai que l’esprit de sacrifice prédispose plus au martyre et à la défaite expiatoire qu’aux victoires de la liberté naturelle.

Né à Stolberg (Thuringe) en 1488, Thomas Müntzer étudie le grec, le latin et l’hébreu au cours de brillantes années universitaires qui le destinent à la prêtrise. Très tôt rallié au parti de Luther, il le quitte non moins rapidement quand, devenu pasteur à Zwickau, non loin de la Bohême, il rencontre le tisserand Nicolas Storch.

Influencé par le mouvement taborite, Storch prêche l’imminence de la révolution millénariste. Les saints ou élus du Nouvel Âge seront les fidèles qui possèdent en eux l’Esprit ou le Christ vivant. Müntzer entre dans les vues de Storch et leur prête un tour plus théologique et non moins sacrificiel.

Dépouillé de sa volonté propre, l’adepte s’exposera, à l’instar du Christ, aux épreuves et aux souffrances, que Müntzer appelle «la croix». Admis ensuite à une manière de résurrection, il recevra en lui le Christ vivant et la volonté de Dieu se manifestera par son truchement. On le voit, l’idée du Dieu incarné, commune au libre-esprit, passe ici par le préalable du renoncement à la vie, voie d’accès à la purification sociale sans laquelle il n’y a pas de royaume des saints.

Comme Savonarole, il récuse la culture et l’érudition, condamne la lecture, les plaisirs et le luxe. Ses prêches contre les notables luthériens et la luxure des évêques lui attirent la sympathie des tisserands et des mineurs réduits à la misère par l’inflation.

En avril 1521, les autorités municipales le chassent de la cité. Storch déclenche un soulèvement aussitôt écrasé. Müntzer parcourt la Bohême, est expulsé de Prague, erre en Allemagne et se retrouve en 1523 prédicateur à Allstedt, en Thuringe, où il constitue avec les paysans, les ouvriers des mines de cuivre et les artisans de la ville une Ligue des Élus, préfiguration de cette ligue laïque des communistes dont Marx rêvait qu’elle fût le fer de lance du prolétariat.

Invité à prêcher en juillet 1524 devant le duc Jean de Saxe, il prophétise le retour de l’humanité au Christ, à la nature et au paradis dans l’harmonisation et la paix. Le souverain, esprit ouvert et tolérant, a-t-il été séduit par l’éloquence et le programme de Müntzer ? Il prend le temps de la réflexion avant de convoquer le prophète à Weimar pour une conciliation, où il lui demande simplement de s’abstenir de toute déclaration provocante.

Pourtant, comme Heinrich Pfeiffer, un ancien moine, vient de susciter à

Mühlhausen une révolte des classes défavorisées contre l'oligarchie patricienne, Müntzer s’empresse de le rejoindre et de lui apporter le soutien de sa ligue. L’échec de l’insurrection chasse Müntzer de la cité et le décide alors à miser sur le mouvement paysan, bien que Pfeiffer, par un second coup d’audace, ait réussi à renverser la majorité municipale et à instaurer un pouvoir populaire.

En avril 1525, Müntzer arbore dans son église une bannière blanche peinte d’un arc-en-ciel, symbole de la loi divine auréolant la terre. Müntzer prononce alors un discours apocalyptique dont l’ardeur hystérique augure une grande carence dans les moyens requis pour une telle entreprise : «Si vous n’êtes que trois, confiants en Dieu, à ne poursuivre que Son nom et Son honneur, vous ne craindrez pas cent mille hommes. Maintenant, sus, sus à eux ! Il est temps. Les gredins sont comme des chiens désespérés4...»

Pfeiffer refuse de quitter Mühlhausen. Storch, en revanche, rejoint les forces paysannes conduites par le messie du Troisième Âge.

Joss Fritz menait avec ses troupes d’habiles et rapides opérations de guérilla. Müntzer, lui, remet le destin de son armée entre les mains de ce Dieu même que Luther invoque de son côté pour secourir les princes et en finir avec la canaille. À Frankenhausen, 5000 paysans, espérant jusqu’au dernier moment un geste du Sauveur, se laisseront massacrer. L’armée des princes et de Luther perd huit mercenaires. Storch trouve la mort en tentant d’échapper à l’étau que resserrent les maîtres du ciel et de la terre. Le 27 mai 1525, Thomas Müntzer et Heinrich Pfeiffer sont, après les tortures d’usage, décapités. La répression s’abat sur toute l’Allemagne. Mais si l’anabaptisme révolutionnaire reflue des campagnes, c’est pour renaître avec une vigueur accrue dans les villes où l’essor économique progresse au prix d’une exploitation forcenée du prolétariat.

HUT, HÜBMAIER ET HUTTER

Bien que la persécution multiplie dans les villes et les campagnes ces visions de bûchers, gibets et roues dont l’œuvre de Pieter Brueghel dressera l’acte d’accusation devant l’humanité tout entière bafouée, le mouvement anabaptiste hésite entre le pacifisme souffreteux des vaudois et une violence où Dieu, comme à l’accoutumée, reconnaîtra les siens.

Disciple de Müntzer, Hans Hut, natif lui aussi de Thuringe, n’hésite pas à annoncer qu’en 1528 le Christ descendra sur terre pour conférer le glaive de sa justice aux saints rebaptisés afin qu’ils anéantissent curés, pasteurs, nobles et rois. Le royaume de Dieu s’établira dans la communauté des biens et les libertés de l’amour.

Capturé en 1527, il meurt en prison, sans doute sous la torture, laissant à d’autres le souci de mener à bien son programme : « Le Christ leur donnera l’épée et la vengeance, à eux, les anabaptistes, pour punir tous les péchés, effacer tous les gouvernements, mettre en commun toutes les propriétés et tuer ceux qui ne permettent pas qu’on les rebaptise5

Au Dieu de l’oppression dominante, il n’était pas le seul à substituer un Dieu du ressentiment et de la grande purification. La même année 1528, les anabaptistes d’Esslingen, sur le Neckar, et d’Ulm fomentent la révolution sociale sous le drapeau de ce que le XXe siècle appellera l’«intégrisme[17]».

À l’opposé des doctrines de Hut et de Müntzer, Balthasar Hübmaier, dit Pacimontanus, professe un pacifisme absolu et une grande ouverture d’esprit. Pasteur à Waldschut, en Bavière, prédicateur à la cathédrale de Ratisbonne, il épouse en 1525 la cause de l’anabaptisme et, aussitôt inquiété, gagne Zürich, d’où il est chassé en 1526.

Réfugié en Moravie, il rallie à son idéal pacifiste les sympathies des habitants de Nikolsbourg. La protection des seigneurs de Lichtenstein lui est acquise. Il fonde une imprimerie d’où partent les tracts vulgarisant la foi nouvelle. On estime à quelque 12000 le nombre de ses adeptes.

Vers 1527, Hans Amon, chef des anabaptistes de Basse-Autriche, provoque un schisme dans la communauté de Hübmaier. Amon estime que le croyant ne doit rien posséder en propre, à l’encontre d’opinions plus modérées que Menno Simonsz adoptera plus tard selon la ligne doctrinale tracée par Hübmaier.

Cependant, la Moravie subit bientôt le ressac de la vague répressive qui s’est abattue sur l’Allemagne. Comme Vienne le cite à comparaître pour répondre de ses options religieuses, Hübmaier, qui refuse de se rétracter, est livré à l’Inquisition par ses protecteurs, les seigneurs de Lichtenstein. Il est brûlé le 10 mars 1528.

Hans Amon se réfugie avec ses disciples à Slavkov, mieux connu sous le nom d’Austerlitz. Il y doit faire face, en 1533, à la dissidence d’une faction qui entend, dans le droit héritage des pikarti, ou adamites, vivre selon la liberté du sexe, voire de l’amour.

Jean Hutter, natif de Moso, dans le Sud-Tyrol, invité à diriger la communauté, bannit ceux qui s’enrichissent. Menacé d’arrestation, il quitte la Moravie pour le Tyrol où il mourra, exécuté en février 1536.

La communauté morave connue en Slovaquie sous le nom de «habans» — de l’hébreu ha banim, «les vrais enfants de Dieu» — par lequel les anabaptistes s’appelaient entre eux perpétuera sous le nom de «huttérites» les enseignements fondamentaux du valdéisme revus par l’anabaptisme : rejet de la propriété privée, refus d’acquitter taxes et impôts en arguant que l’État se sert de l’argent pour financer les conflits armés, élection du prédicateur qui administrera la communauté, baptême soumis à la décision de l’adulte, refus de porter les armes et condamnation de la guerre et de la peine de mort. Il n’en fallait pas plus pour susciter l’animosité permanente des instances temporelles et spirituelles.

Vers le milieu du XVIe siècle, ils comptent, en Moravie, près de 70000 adeptes. À l’incitation des jésuites, les autorités catholiques les chassent du pays. Leur attitude d’insoumis, lors de la guerre de Trente Ans, achève de les disperser. Ils gagneront la Transylvanie, la Pologne, la Russie du Sud, pour se fixer ensuite aux États-Unis, dès le XVIIIe siècle.

Le mennonisme aura entre-temps éloigné les fidèles de leur ambition d’instaurer sur terre le royaume égalitaire du «chacun pour Dieu et Dieu pour tous».

MELCHIOR HOFFMANN

Le chemin de Melchior Hoffmann se trace irrésolument entre l’agressivité de Müntzer et de Hut et le pacifisme de Hübmaier. Né vers 1495 à Schâ- bisch Hall, Hoffmann s’enthousiasme pour les ouvrages mystiques de Tau- ler et les écrits de Luther, qu’il défend à Wolmar jusqu’à son expulsion de la ville en 1523. À Dorpat, en Estonie, il prêche contre l’usage des images, suscitant le 10 janvier 1525 une émeute iconoclaste au cours de laquelle la foule empêche son arrestation.

Son obstination à prophétiser la fin des temps lui attire l’hostilité des luthériens dont un adepte, Tegetmaier, le contraint de quitter Dorpat. À Stockholm, où il se marie, il fixe à 1533 l’avènement de l’ère des saints. Exilé par Gustave Vasa, il fuit à Lübeck avec femme et enfants, passe à Magdebourg le temps pour le luthérien Nicolas Amsdorf d’exiger son expulsion. Accueilli en Holstein, il en est débusqué par les intrigues d’un Luther dont le zèle à persécuter les dissidents n’a rien à envier aux inquisiteurs. Sommé par le duc Christian de comparaître à Flensburg dans une confrontation publique, il répond, non sans superbe, à la question de savoir quels sont ses partisans : «Je ne me reconnais aucun adhérent. Je me tiens debout et seul dans le Verbe de Dieu. Que chacun fasse de même6

Chassé du Danemark, il se réfugie en Frise, où il rencontre Carlstadt, puis gagne Strasbourg. Il y publiera en 1529 ses Dialogues, sur la querelle de Flensburg. Il fréquente Kaspar Schwenckfeld et multiplie les textes prophétiques. Il rejoint alors les anabaptistes, et intervient auprès du conseil de Strasbourg pour qu’une église leur soit affectée. C’était emprunter un brandon au feu même de la répression. Le voici derechef en exil. En Frise, il fonde une communauté anabaptiste tandis que Luther fulmine contre ceux qu’il nomme, du prénom d’Hoffmann, les « melchiorites ». La parole de Luther a les vertus du couperet. En 1531, Volkertszoon et huit melchiorites sont décapités à La Haye. Comme attisé par l’ardeur du martyre, Hoffmann prêche en Hesse et en Frise où, vers 1532, Obbe Philips devient son disciple.

Dans l’incessant embrasement des violences, il se met soudain à proposer, en un Commentaire sur FÊpître aux Romains, une conception pacifique de l’anabaptisme, excluant tout recours aux armes, persuadé que le salut de tous procède de ceux qui prêchent dans le désert.

À peine venait-il d’apaiser les notables et les possédants qu’un pamphlet où il engageait à adresser les prières non au Christ ou au Saint-Esprit mais à Dieu seul mécontenta le clergé protestant, prompt comme tous les prêtres ou ministres à s’offusquer que l’on pût s’adresser au maître des cieux sans en référer aux maîtres de la terre. Bucer, pape de Strasbourg, provoqua son arrestation.

Ses biographes estiment que ce fut là une erreur du point de vue du maintien de l’ordre, car son influence croissante contrebalançait peu à peu les directives de l’aile insurrectionnelle de l’anabaptisme qui, puissante en Hollande, susciterait bientôt une vague de révoltes urbaines, échouant à Amsterdam, à Anvers, à Lübeck, pour réussir à Münster.

Après l’écrasement des münstérites, parmi lesquels avait péri son disciple Rothman, les conditions de détention de Hoffmann s’aggravèrent. Seul l’espoir de lui arracher une rétractation publique, comme s’y employèrent Bucer et Capito, le sauva de la peine capitale. Il mourut en 1543, n’ayant rien perdu de son éloquence, de sa naïveté et de sa foi en l’imminence de la Jérusalem terrestre.

L’ironie voulut que la plupart de ses disciples se retrouvassent au centre de la poudrière münstérienne. Mais il est vrai que l’anabaptisme servit pendant près d’un siècle à exprimer théologiquement un état insurrectionnel endémique dont la violence s’égarait le plus souvent dans les pays dominés par le catholicisme et ses guerres de religions. Comme Hans Denck regrettant ironiquement que Dieu ne lui ait pas permis de croire en lui, les anabaptistes substituaient au Dieu des féodaux un Dieu collectiviste élu par les membres du parti. Münster offrit, en ce sens, un bel exemple de ce collectivisme divin promis à un redoutable avenir une fois Dieu destitué par l’État qui, se suffisant à lui-même, n’éprouvait plus le besoin d’invoquer un fantôme céleste pour perpétuer sur terre le règne de la peur7.

LES MÜNSTÉRITES

«L’Allemagne du Nord-Ouest au début du xvr siècle était principalement composée d’un certain nombre de petits États ecclésiastiques, dotés chacun d’un prince-évêque souverain. D’habitude, ces États étaient déchirés par d’âpres conflits sociaux. Le gouvernement était aux mains du prince-évêque et du chapitre du diocèse, qui l’élisait et contrôlait dans une large mesure sa politique. Les membres du chapitre se recrutaient exclusivement dans l’aristocratie locale — une cotte d’armes ornée d’au moins quatre quartiers était généralement indispensable — et ils choisissaient souvent l’un d’entre eux comme évêque. Ce groupe d’aristocrates ecclésiastiques n’était soumis à aucun contrôle supérieur ; dans la diète régionale, ils étaient puissamment représentés, et pouvaient toujours compter sur le soutien de la chevalerie. En conséquence, ils avaient tendance à gouverner dans le seul intérêt de leur propre classe et du clergé du diocèse. Dans un État ecclésiastique, le clergé était non seulement très nombreux — dans l’évêché de Münster on comptait quelque trente centres ecclésiastiques, dont quatre monastères, sept couvents, dix églises, une cathédrale et naturellement le chapitre lui-même —, mais aussi extrêmement privilégié. Les membres du chapitre jouissaient de prébendes et de canonicats abondants. Les moines étaient autorisés à exercer commerce et artisanat séculiers. Surtout, le clergé dans son ensemble était presque entièrement exempt d’impôts8. »

En 1531, le chapelain Bemt Rothmann se convertit au luthéranisme à Münster. Il jouit du soutien des guildes et d’un riche drapier, Knipperdollinck. Séduit par l’inspiration prophétique de Melchior Hoffmann, Rothmann prêche l’imminence des «douleurs messianiques», annonçant l’accouchement d’une ère nouvelle en 1533, quinzième centenaire du décès du Christ.

À la mort de l’évêque, les guildes ouvrent la ville aux pasteurs réformés. Chassés de partout, les anabaptistes s’y précipitent comme vers une terre promise.

En 1531, Sébastien Franck avait ainsi résumé la Cinquième Épître attribuée à Clément :

«Peu après, Nemrod commença de régner, et ensuite quiconque y réussissait dominait son prochain. Et ils commencèrent à diviser le monde et à se quereller sur des questions de propriété. Alors on distingua le Mien et le Tien. Enfin les gens devinrent farouches, tout comme des bêtes sauvages. Chacun voulait être plus beau et meilleur qu’autrui, espérant en fait devenir son maître. Pourtant Dieu avait fait toutes choses communes, comme aujourd’hui encore nous profitons en commun de l’air, du feu, de la pluie et du soleil, et de tout ce que quelques hommes voleurs et tyranniques ne peuvent s’approprier et garder jalousement9. »

Elle offrit un thème de prédilection à Rothmann, dont la popularité croissait avec l’afflux des chômeurs hollandais, que les riches luthériens ne voyaient pas sans crainte parcourir les rues de la cité, tout pénétrés de leur sainteté.

L’emprisonnement de Melchior Hoffmann à Strasbourg affaiblit la faction pacifiste et favorisa l’efflorescence d’apôtres et de prophètes brandissant plus volontiers le flambeau de Müntzer. Parmi ceux-ci, le boulanger Jan Matthys de Haarlem et Jan Bockelson, dit Jean de Leyde, s’érigèrent en porte-parole d’une foule à laquelle Dieu s’apprêtait à remettre les tables d’une nouvelle loi égalitaire.

En février 1534, une véritable hystérie de conversion s’empara de la cité; les rues s’emplirent d’extatiques protestant de leur obédience au Père éternel, lequel leur livra l’hôtel de ville sans coup férir. Luthériens et catholiques prirent la fuite tandis que Münster se proclamait Nouvelle Jérusalem par la voix de Rothmann, Matthys et Bockelson.

Les biens des luthériens et des catholiques bannis sont confisqués et enrichissent les fonds communaux. Tandis qu’un décret promulgue la peine de mort contre ceux qui rechignent à se laisser rebaptiser, l’évêque de Münster organise le siège de la ville et alerte princes et conseils municipaux afin que soient interceptées et massacrées les hordes qui convergent vers le millenium égalitaire.

Après la mort de J an Matthys, tué lors d’une sortie qu’un ordre divin lui avait enjoint de tenter, Bockelson impose un régime collectiviste et une dictature théocratique en vertu de laquelle toute opposition équivaut à un crime de lèse-majesté.

Chacun est payé par le pouvoir municipal ; dans les réfectoires, des repas collectifs assurent les besoins de tous sous les auspices de la communion fraternelle. Comme la propriété relève du péché, il est prescrit de garder ouvertes les portes des maisons. Les exécutions d’«hérétiques», présidées par «le roi des derniers jours», se multiplient dans une atmosphère de terreur, à laquelle s’ajoute bientôt la famine. Comme tous les paradis d’obédience céleste ou étatique, le règne des parfaits tournait à l’enfer10.

La révolution millénariste implosait dans l’horreur. Après la reconquête de la ville par les assiégeants, la grande peur suscitée par l’anabaptisme effacera par une férocité supérieure encore le rêve et le cauchemar des collectivistes de Dieu. Dépecés vifs à l’aide de tenailles ardentes, Jean de Leyde, Knipperdollinck et leur ami Krechting, agonisant sans un cri, condensent en un éternel silence cette inhumanité de l’oppresseur et de l’opprimé qui continue de régner sous le nom abusif d’histoire humaine.

PACIFISTES ET TERRORISTES : MENNO SIMONSZ ET BATTENBURG

L’anéantissement de Münster enragea les irréductibles dans le même temps que le pacifisme de Hübmaier et du vieux Hoffmann ramenait l’anabaptisme dans les chemins de la résignation douce. Dieu retrouvait l’odeur de sainteté dans la fétidité même de son haleine carnassière.

Bien que persécutés à l’égal des münstérites, les disciples de Menno Simonsz ou mennonites professent une doctrine résolument non violente et dépouillée des exigences collectivistes. La tendance inspirée par Hübmaier tombe vers 1537 sous le contrôle de l’ancien prêtre Menno Simonsz (1496-vers 1560), qui l’organise et fonde une de ces nombreuses Églises protestantes encore en vogue aujourd’hui en Hollande, aux États-Unis, au Canada.

À l’opposé, Jean de Battenburg, né en 1495 en Gueldre, marque de sa guérilla une étape de transition entre le désastre de Münster et le déferlement des iconoclastes dans le sud des Pays-Bas et le nord de la France.

Abandonnant ses fonctions de maire de Steenwijck, dans l’Overijssel, il rallie l’aile insurrectionnelle des anabaptistes et, en 1535, lors d’un tumulte suscité par la secte, s’empare d’Oldeklooster, un monastère de la région de Bolsward.

La même année, il fonde avec les rescapés de Münster le groupe des Zwaard- geesten ou Esprits du Glaive. S’identifiant à Élie, chargé de préparer le retour du Christ sur la terre, il appelle à la destruction des églises, prêche la polygamie et la communauté des biens, exige le divorce quand l’un des partenaires d’un couple ne pratique pas sa confession et exhorte à exterminer par l’épée quiconque ne partage pas ses opinions.

En 1536, le congrès de Bocholt s’efforce en vain de rapprocher les münstéri- tes, les partisans de Battenburg et les sectateurs de David Joris, Les pacifistes l’emportent et l’appel à la lutte armée lancé par Battenburg est jugé prématuré.

Arrêté en 1537 àVilvorde, près de Bruxelles, Battenburg meurt sur le bûcher en 1538, laissant à la tête des Zwaardgeesten Zeylmaker, Appelman et Mickers. Les coups de main se multiplient contre les monastères et les églises, saccagés à Alk- maar (1538), àUtrecht (1541), dans l’Overijssel, la Frise, le Brabant, la région de Leyde et jusqu’aux environs de Münster, où. le battenburgiste Peter van Ork est brûlé en 1544. Malgré l'exécution d’Appelman à Leyde, dans la même année, l’action anticléricale s’intensifie en Frise (1549), à Alost (1550) où un groupe d'insurgés avoue pratiquer la liberté sexuelle, à Leyde (1552), à Courtrai (1553).

Le sac des églises et l’assassinat de leurs ministres suscitaient l’approbation populaire, «car il ne manquait pas alors de gens qui n’aimaient guère les prêtres et qui volontiers eussent applaudi à leurs peines et désastres11 » et les eussent souhaités «pendus les couilles en l’air12», ainsi que l’écrit Marc van Vaeme- wijck dans ses Mémoires d’un patricien gantois sur les troubles religieux de Flandre.

LES ICONOCLASTES

Une fois disparus les chefs du parti battenburgiste, les soulèvements anabaptistes ne continuent pas moins à embraser les Pays-Bas et le nord de la France. Mais, avec une évidence croissante, les mobiles sociaux et politiques l’emportent sur le caractère religieux. La lutte nationale entreprise aux Pays-Bas contre la domination espagnole a créé un front hétéroclite où les intérêts les plus divers tentent de s’unir sur un mécontentement général, à défaut de s’accorder sur un programme commun. Les nobles tolèrent malaisément les restrictions apportées par l’absolutisme de Philippe II à leurs privilèges régionaux, la bourgeoisie répugne à acquitter les impôts d’une guerre qui entrave son essor, le clergé même redoute d’avoir les mains liées par le pouvoir d’État que l’Inquisition sert avec une ferveur intéressée. Quant à ce «méchant animal nommé le peuple», ainsi que le qualifie Granvelle, gouverneur des Pays-Bas, il n’a que le recours de jeter à bas les responsables et les symboles de son oppression, c ’est-à-dire la presque totalité de ce qui l’environne,

La violence sociale servit deux fois les desseins politiques du candidat au pouvoir : elle porta Guillaume d ’Orange à la royauté et entretint sa légende de libérateur des provinces du Nord. Par la répression qu’elle encourut, une fois la victoire assurée, elle le légitima aux yeux des princes, impatients d’encager les fauves après les avoir laissés rugir.

Le mécontentement semble partir de Saint-Omer en 1566[18]. Les troubles se propagent vers le nord. Le 13 août, à Bailleul, la foule détruit le cloître, brûle les croix et les habits sacerdotaux, abat les tabernacles. Le saccage dure huit mois et s’étend dans l’enthousiasme à Armentières, à Menin, à Honds- choote (si constant dans sa résolution que, plus tard, les commissaires du duc d’Albe, chargés des sanctions pénales, s’en tiendront à l’écart), à Tournai où quelques magistrats embrassent le parti des iconoclastes, à une partie de l’Artois, au Brabant, à Utrecht, à la Zélande, à Amsterdam. À Anvers, dès le troisième jour, les maisons des riches entrent dans le programme des pillages.

Le 8 avril 1566, prenant prétexte du déferlement iconoclaste, catholiques et calvinistes avaient présenté de conserve à la régente Marguerite de Parme une remontrance contre l’Inquisition et les «mauvais conseillers du roi», connue sous le nom de Compromis des nobles. Ils assortissaient au rejet de l’absolutisme leur promesse de ramener l’ordre. Ils se paraient comme d’un blason de l’épithète de «gueux» qu’un ministre leur avait lancée de manière insultante et que reprirent à l’envi les destructeurs de cathédrales.

Le 25 août 1566, Marguerite de Parme feint de céder. Elle décrète la suppression de l’Inquisition, la liberté du culte réformé, l’amnistie pour les nobles accusés de complot. Ceux-ci s’empressent de réprimer les émeutes et interviennent auprès des consistoires pour calmer les esprits. Guillaume d’Orange marche sur Anvers et le comte d’Egmont entend rétablir l’ordre en Flandre, où le nombre des révoltés est estimé à 60 000 sur un total de 200 000 habitants.

Forts des garanties offertes à la liberté de leur ministère, les prédicateurs calvinistes condamnent le parti iconoclaste, dont l’ardeur n’a pas faibli. Dans un premier temps, ceux que l’on appelle dans le nord de la France les «hur- lus» s’abstiennent de tuer et d’emporter les biens ecclésiastiques, généralement détruits sur place. Ils s’enorgueillissent de n’avoir laissé pierre qui vaille de quelque quatre cents églises.

Ayant concentré les troupes espagnoles, Marguerite passe à l’offensive en décembre 1566. Elle annule les décisions que lui avait dictées la nécessité de temporiser et jette l’armée sur Armentières, Tournai, Valenciennes, où elles mènent à bonne fin la répression commencée par les féodaux.

Guillaume d’Orange et Brederode fuient vers les provinces du Nord, où s’engage une guerre ouverte contre l’Espagne, La justice expéditive instituée par l’envoyé de Philippe II, le duc d’Albe, n’épargne ni les iconoclastes, ni les catholiques, ni les calvinistes, ni les nobles jugés félons (les comtes d’Egmont et de Hornes sont décapités en 1568).

Dans les provinces du Sud, les Gueux se livrent sur deux fronts à des opérations de harcèlement. Les Gueux des forêts se battent en Hainaut et en Artois sous la conduite de Guillaume de la Marck, et en Flandre autour de Jan Camerlynck, originaire de Hondschoote, du prédicateur Michiels et de Heule, fils d’une riche famille brugeoise. De leur côté, Jan Abels et ses Gueux des mers attaquent les bâtiments espagnols à l’aide d’embarcations légères. Ils bénéficient de la bienveillance d’Élisabeth d’Angleterre et de l’aide de Guillaume d’Orange, qui s’efforce en vain de les soumettre à son autorité. Le 1er avril 1572, la prise du port de La Brielle et l’occupation de Flessingue, qui lui succède, marquent une étape décisive dans la libération de la Hollande. Albe, qui échoue dans sa tentative de la reconquérir, est rappelé en Espagne un an plus tard. Le mouvement des Gueux tombe alors sous la coupe de Guillaume d’Orange et ne suscite plus guère dans le Sud que des complots politiques sans lendemain.

La dernière flambée d’anabaptisme révolutionnaire embrasa en 1567 la région de Clèves et de Wesel, en Westphalie. Un cordonnier du nom de Jan Willemsen fonda, à la tête de trois cents adeptes, dont certains survivants de Münster, une énième version de la Nouvelle Jérusalem, à laquelle les pratiques adamites prêtèrent un peu plus de piquant. La polygamie y était prescrite et le messie Willemsen épousa vingt et une élues. La communauté des biens n’impliquant aucune économie de production, les saints vécurent de raids et de pillages, attaquant les résidences des prêtres et des nobles. Ils se maintinrent une douzaine d’années avant de succomber sous les expéditions punitives13.


 

Chapitre XLIII - Les messies individualistes :

David Joris, Nicolas Frey, Hendrik Niclaes

DAVID JORIS

Parmi les prédicateurs errants que la Réforme et la libre interprétation des textes sacrés jettent sur les routes d’Europe, David Joris se distingue davantage par la singularité de sa destinée que par l’originalité de sa pensée. Poursuivi par la haine des catholiques, des luthériens, des calvinistes, des mennonites, des münstériens, cet homme dont la tête est partout mise à prix finira paisiblement sa vie à Bâle, sous les dehors d’un notable, adepte orthodoxe des doctrines réformées, honorablement connu sous le nom de Jean de Bruges.

Né en 1501 à Bruges, peut-être à Delft, moins probablement à Gand, il est prénommé David en raison du rôle traditionnellement joué par son père, Joris, lors des mystères sacrés présentés par la chambre de rhétorique. Après avoir exercé à Delft le métier de graveur sur verre, il parcourt en tant que marchand les Pays-Bas, la France, l’Angleterre, séjournant fréquemment à Anvers où il polémiquera avec Éloi Pruystinck, fondateur d’un groupe de libre-esprit.

En 1524, il épouse à Delft Dirckgen Willems. Son enthousiasme pour la Réforme et son hostilité à l’égard du clergé romain lui valent en 1528 la torture publique et un bannissement de trois ans. Il adhère alors à la secte la plus persécutée, les anabaptistes, gagne Strasbourg en 1535 et manifeste son opposition à la violence des münstérites. Par vertu d’exception, sa mégalomanie ne l’incitera jamais à renoncer à un idéal de pacifisme et de tolérance.

La vision de la prophétesse Anneken Jans lui révèle soudain sa mission eschatologique. S’identifiant à ce David biblique si souvent interprété par son père sur les tréteaux du théâtre local, il prêche le renoncement, l’ascétisme et l’avènement du millénium. Le nombre de ses partisans inquiète bientôt les pouvoirs temporels, qui prennent à son encontre des mesures répressives. Comme tous les élus de Dieu, David soupçonne dans les mena-


 

CHAPITRE XLXI

Les jansénistes

Tandis que la Hollande et l’Angleterre, acquises l’une et l’autre aux libertés formelles de la révolution bourgeoise, engendraient une multitude de sectes dont le langage, encore emprunté aux artifices théologiques, dissimulait de moins en moins la texture idéologique, les pays catholiques, en proie à l’affolement de la Contre-Réforme, retrouvaient dans l’absolutisme monarchique et pontifical la garantie d’un catholicisme restauré dans sa puissance temporelle et spirituelle.

Livré à la parodie constantinienne du droit divin, Louis XIV s’acharnait à dissimuler, sous le faste d’une Église où Bossuet jouait les Lulli, les pusillanimités d’une nature tourmentée, rongée par les aigreurs du prestige. Le soleil dont, à l’instar des médiocres, il prétendait s’auréoler ne dispensait sa lumière qu’aux courtisans des lettres et des arts, aptes à diluer leur génie dans l’artifice du panégyrique. L’obscurantisme en revanche ne ménageait pas des esprits libres comme Cyrano de Bergerac, les paysans réduits aux famines et à la rapacité des collecteurs d’impôts, les protestants condamnés par milliers aux galères. Ce fut le règne des cagots, traînant au bûcher le poète Claude Le Petit pour avoir célébré l’art de foutre alors que le souverain bassinait de remords le lit de ses accouplements ancillaires.

La querelle du jansénisme s’inscrit ainsi dans le cadre archaïque de la dispute théologique et dans la tradition politique où le maître temporel prétend légiférer en matière spirituelle.

MICHEL BAÏUS

Né en 1515 à Meslin-l’Évêque, dans le Hainaut, Michel Baïus (ou de Bay) entreprend, en fervent catholique, docteur de l’université de Louvain, de combattre le luthéranisme et le calvinisme, très répandus dans les Pays-Bas, en se fondant sur ces Écritures érigées en suprême autorité par les protestants.

Avec son ami Jean Hessels, il oppose à Calvin, pour qui l’homme irrémédiablement mauvais tient tout entier dans la main capricieuse de Dieu, une manière d’adoucissement à la doctrine issue en droite ligne d’Augustin d’Hip- pone. Pour Baïus, la nature est originellement bonne mais éminemment corruptible. Adam a péché librement et, par son péché, il a perdu l’empire qu’il exerçait sur ses sens. Depuis lors, l’homme subit si vivement l’attrait de la concupiscence qu’il n’y peut résister.

Calvin avait induit de la prédestination augustinienne que, sauvée ou damnée par la seule volonté de Dieu, la créature n’avait d’autre choix qu’assumer sa misère par un tourment constant où tout plaisir dissonait obscènement. Mais la prédestination offrait aussi, à la portée de tous, l’argument selon lequel tout était permis puisque Dieu se moquait bien des œuvres humaines. Baïus, peu suspect de paillardise et de licence, entrouvre seulement la porte du libre arbitre théologique sur la désespérante macération à laquelle se vouent les dévots réformés.

Au premier abord, la conception de Baïus et de Hessels ne choqua ni le cardinal de Granvelle, gouverneur des Pays-Bas, ni la papauté puisque les deux théologiens participèrent aux travaux du concile de Trente.

Même lorsque Pie V eut réagi en condamnant, dans une bulle, soixante- treize propositions avancées par Baïus, celui-ci, dont le nom n’avait pas été mentionné, resta chancelier de l’université de Louvain et se soumit de bonne grâce à la rétractation.

Parmi ses adeptes, le théologien louvaniste Jacques Janson et l’évêque d’Ypres Cornélius Jansénius jurèrent de laver Baïus des soupçons d’hétérodoxie, immérités selon eux.

Entre-temps, le jésuite Lessius avait ravivé la querelle dans des milieux à l’affût de spéculations théologiques auxquelles ils prêtaient un intérêt public dont se dispensaient aisément la plupart des gens, suffisamment encombrés par la contrainte des messes, sacrements et rituels ecclésiastiques.

Lessius estimait qu’un pécheur ne perd en rien les moyens d’accéder à la vie étemelle des deux. 11 rejoignait l’opinion du jésuite espagnol Luis Molina (1536-1600), pour qui la prescience divine n’entrave point la libre volonté de l’homme dans son choix du bien ou du mal.

Sous la langue de bois théologique, qu’exprimait la discordance entre les thèses exposées par Molina dans La Concorde de la grâce et du libre arbitre et le futur jansénisme, si ce n’est le dissentiment entre la présence chrétienne gouvernant le monde au prix de nécessaires compromissions et un christianisme érémitique cherchant dans la retraite et loin de la mondanité l’approche fébrile et angoissée d’un Dieu intransigeant? C’était, comme l’illustra Molière, Tartuffe contre le misanthrope de Port-Royal.

CORNÉLIUS JANSÊNIUS

Né en 1585 en Hollande, près de Leerdam, Cornélius Jansénius étudie à Utrecht et à Louvain, où il a pour maître Jacques Janson, disciple de Baïus. Il se lie d’amitié avec Duvergïer de Hauranne, futur abbé de Saint-Cyran. Il s’adonne passionnément à l’étude d’Augustin d’Hippone et aux thèses qu’il oppose à Pélage. Après un séjour en France, il retourne à Louvain ; il estime avoir découvert chez le philosophe d’Hippone des arguments propres à réhabiliter Baïus. Il n’est pas aisé de démêler quels mobiles l’incitent à affronter les foudres pontificales et le puissant parti des jésuites. Son affection pour Jacques Janson ? L’espoir de briller au reflet lointain des bûchers ? Un rigorisme correspondant à ses goûts d’ascète et qui l’invite à réprouver la discrète licence de ces confesseurs qui mêlent la dévotion au parfum des boudoirs et pratiquent théologiquement une psychanalyse avant la lettre ?

«Plus j’avance, écrit-il à Saint-Cyran, plus l’affaire me donne de frayeur [...]. Je n’ose dire ce que je pense touchant la prédestination et la grâce de peur qu’avant que tout soit prêt et mûri, il ne m’arrive ce qui est arrivé aux autres [c’est-à-dire être condamné] K »

Il a la prévenance de mourir de la peste à Ypres peu après avoir envoyé au pape Urbain VIII une lettre où il s’avoue disposé à approuver, improuver et rétracter «selon qu’il me sera prescrit par cette voix de tonnerre qui sort de la nue du Siège apostolique2 ».

Son œuvre posthume, VAugustinus, parue en 1640, entraîna deux ans plus tard la condamnation d’Urbain VIII.

Le père d’Avrigny, dans ses Mémoires chronologiques et dogmatiques, résume ainsi la doctrine de Jansénius :

«Que, depuis la chute d’Adam, le plaisir est l’unique ressort qui remue le cœur de l’homme ; que ce plaisir est inévitable quand il vient, et invincible quand il est venu. Si ce plaisir est céleste, il porte à la vertu ; s’il est terrestre, il détermine au vice, et la volonté se trouve nécessairement entraînée par celui des deux qui est actuellement le plus fort. Ces deux délectations, dit l’auteur, sont comme les deux bassins d’une balance; l’un ne peut monter sans que l’autre ne descende. Ainsi, l’homme fait invinciblement, quoique volontairement, le bien ou le mal, selon qu’il est dominé par la grâce ou la cupidité3. »

Voilà qui prouve, s’il en était besoin, que la racine de tout ce qui forme matière à controverse religieuse réside dans l’attitude tourmentée des individus devant les jouissances d’une vie qui leur est interdite en vertu des mandats du ciel et de l’Esprit, abstractions désolantes l’une de la terre et l’autre du corps.

La hantise de l’Éghse ne tient pas à de scandaleuses licences auxquelles le pieux Jansénius eût improbablement livré accès, mais à cette détermination imputée à l’homme et qui, fût-elle tournée vers le plus dévotieux ascétisme, retranche au dogme et au clergé la moindre utilité dans le gouvernement des êtres et des choses.

Le jansénisme prit au reste assez rapidement tournure d’un calvinisme transplanté dans une société qui n’avait pas encore délégué ses pouvoirs à la libre entreprise et à la dévotion de l’argent sanctifié par Dieu.

Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, de longue date acquis aux idées de Baïus, se donne pour mission de propager la doctrine de Jansé- nius, son ami. Sa rigueur plut à beaucoup que l’usage des plaisirs glacés par le remords avait menés aux complaisances du désenchantement. Il s’acquit les sympathies de la famille Arnauld, qui suffit, avec Pascal et Nicole, à soutenir le monastère de Port-Royal et à l’ériger en bastion du jansénisme.

Saint-Cyran mort en 1643, le Grand Arnauld lui succède et prend la tête du mouvement, qu’il traite comme une affaire de famille. Il n’est pas inutile de s’attarder un peu sur ce clan qui brandit devant la cour et devant Rome un arsenal théologique dont la puissance de feu semble résulter des relations sans aménité qui opposent les uns aux autres les membres d’une confrérie aussi sainte que tourmentée.

LES ARNAULD

Originaire d’Herment, dans le Puy-de-Dôme, Antoine Arnauld (1560-1619) était né d'un père protestant que la Saint-Barthélemy avait convaincu de se convertir au catholicisme. Il s’établit à Paris en 1577, professant pour la gloire des armes et pour la conquête des faveurs royales un dédain qui allait l’engager à faire de la religion son champ de bataille. De lui découlera cette engeance de robins et d’érudits que la rigueur puritaine, le goût de l’autorité, une propension certaine à la fronde et un sens solide des affaires eussent tournée vers le calvinisme si le jansénisme ne lui avait fourni meilleure opportunité.

Conseiller de Catherine de Médicis, après avoir fait des études à l’université de Paris et son droit à Bourges avec Cujas, il entre ensuite au barreau et se jette avec fougue dans plusieurs polémiques contre les jésuites. Gallican et nationaliste, il raille leur «obéissance aveugle à un général espagnol», défend contre eux l’université de Paris et s’oppose à leur retour une fois que l’attentat de Châtel contre Henri IV les a bannis de France.

Son épouse, Catherine Marion, qui se fera religieuse à Port-Royal en 1641, lui avait donné vingt enfants, parmi lesquels Catherine, Jacqueline-Marie- Angélique, Jeanne-Catherine-Agnès, auteur de Lettres, Anne, Marie et Madeleine appartiendront à l’abbaye, comme Robert et Antoine, le vingtième enfant, dit le «Grand Arnauld». Henri deviendra évêque d’Angers, apportant à sa famille, toujours aux frontières de l’hérésie, le gage de son orthodoxie.

Dernier enfant de Catherine Marion, le Grand Arnauld, né en 1612, a sept ans quand meurt le père, tyrannique et brutal ; il est éduqué par sa mère, ou plus exactement par le directeur de conscience, Jean Duvergier de Hau- ranne, le célèbre abbé de Saint-Cyran, qui préside aux destinées de Port-Royal. Pourtant le monde le séduit, la jurisprudence l’attire, il fréquente l’hôtel de

Rambouillet, s’initie à la préciosité, imite Voiture. Mais son sort est décidé, il appartient à la théologie. Entré en Sorbonne en 1633, il étudie Augustin sous la direction spirituelle de Saint-Cyran. Celui-ci, pour qui «rien n’est si dangereux que le savoir», lui impose des épreuves : jeûner deux fois par semaine en priant, lire l’Écriture sainte à genoux.

Ordonné prêtre, il entre un an plus tard, en 1641, à Port-Royal, résolu à «fuir la conversation du monde comme un air empoisonné ». On dit qu’il poussait l’amour du mystère jusqu’à dénoncer comme fausse une thèse qu’il jugeait trop intelligible. La Fréquente Communion (1643), parue l’année de la mort de Saint-Cyran, l’impose à la tête du courant janséniste et suscite la haine des jésuites, qui intriguent pour le faire embastiller. Pendant les vingt-cinq ans que dure sa retraite, il polémique contre eux (Nouvelle Hérésie dans la morale, La Morale pratique des jésuites), fournissant à Pascal la matière de ses Lettres écrites à un provincial. Rentré en grâce en 1669, il se lie d’amitié avec Boileau et Racine, et attaque violemment le calvinisme, rejoignant par là son frère Henri, l’évêque d’Angers, qui applaudira à la révocation de l’édit de Nantes.

Lorsque la politique prend un tour hostile à Port-Royal, Amauid fuit à Mons, à Tournai, à Bruxelles, où il meurt en 1694. Une lettre de son ami, l’abbé de la Trappe, donne la mesure de l’estime qu’on lui portait : «Enfin voilà Monsieur Arnauld mort. Après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il a pu, il a fallu qu’elle se soit terminée. Quoi qu’on dise, voilà bien des questions finies4.» C’était, dira l’abbé Brémond, «une mitraillette théologique en mouvement perpétuel, mais tout à fait dénuée de vie intérieure5. » Il fallut peu de temps pour s’apercevoir que la grandeur qu’il se prêtait résultait d’un amoncellement de mesquineries.

Un même tissu de mondanités et d’éloquent refus du monde se découvre chez Robert, dit Arnauld d’Andilly. Ses Mémoires servent sa gloire plus que celle d’un Dieu qu’il prétend vénérer : «Je n’ai jamais eu d’ambition, parce que j’en avais trop.» L’empire de l’absolu s’accordait cependant chez lui à l’art de la cabale et du trafic d’influences. Un madrigal, qu’il offrit à la Guirlande de Julie, montre qu’il mariait sans trop de peine la dévotion à la galanterie. Saint-Cyran en fit son légataire universel à condition qu’il se retirât à Port-Royal. On le vit alors user de tous les prétextes pour retarder la date de la retraite. Il intrigue pour devenir précepteur du dauphin, publie des Stances sur diverses vérités chrétiennes, écrit un poème sur la vie du Christ, produit des Lettres où il se ménage des appuis du côté des jésuites. En vain. La charge tant convoitée lui échappe et la déception le pousse enfin à Port-Royal, où il s’était hâté d’envoyer six filles, sur les quinze enfants qu’il eut. Le bruit, si longuement orchestré, de sa retraite le rendit célèbre et mit le jansénisme à la mode.

En 1664, la dispersion de la communauté l’exile à Pomponne chez un de ses fils. Ayant été un père odieux, il parut exécrable à sa bru, qui le rit mourir sans déplaisir en 1674. Il avait traduit les Confessions d’Augustin, les œuvres de sainte Thérèse, VHistoire des juifs de Flavius Josèphe.

Jacqueline-Marie-Angélique, deuxième fille d’Antoine, née en 1591, est d’une tout autre nature. Sa brutale franchise tranche avec la cautèle de Robert et du Grand Arnauld, personnages plus proches de Tartuffe que du Misanthrope de Molière. Intelligente et vive, elle eût préféré le mariage à l’abbaye, qui lui fut imposée dès l’âge de sept ans. «Vous voulez que je sois religieuse, dira-t-elle, je le veux bien, mais à la condition que je serai abbesse. » À neuf ans, elle fait sa profession de foi, non sans préciser que « se sentant libre devant les hommes, elle se sentait engagée devant Dieu». Sa vocation forcée lui fut toujours en horreur : «J’ai été maudite quand les hommes m’ont faite abbesse et non Dieu, et que les moines de Cîteaux m’ont bénite à onze ans. » Elle reçut de l’autre côté du guichet son père qui lui rendait visite et quand celui- ci, furieux, la traita de monstre parricide, elle constata : «Mes parents m’ont fait religieuse à neuf ans, lorsque je ne voulais pas l’être, aujourd’hui, ils veulent que je me damne en n’observant pas ma règle. »

Tandis que, les unes après les autres, ses sœurs entrent à Port-Royal, elle se jette dans la ferveur comme dans une volupté sombre et désespérée. Nommée abbesse en 1642, elle épouse la cause du jansénisme et n’hésite pas à traiter le pape Innocent X de fourbe lorsque les cinq propositions de VAugus- tinus sont condamnées en 1653. Dieu fut l’arme de sa vengeance contre les hommes qui l’avaient bannie du monde. Cette femme passionnée, qui eût mérité par son intelligence et le feu d’une sensualité tristement contrainte une destinée mieux accordée à ses espoirs, mourut en 1661, alors que le pape Alexandre promulguait de nouvelles condamnations en un formulaire que le clergé est tenu de signer.

Moins par conviction que par haine des jésuites, un courant populaire inclinait à encenser les jansénistes. Il applaudissait en eux l'insoumission à Rome et l’insolence jetée à la face d’un monarque aussi vaniteux que mesquin, et que ses défaites militaires acharnaient à s’infatuer.

Réduits au silence par la menace de châtiments corporels décrétée par Louis XIV, les jansénistes gagnèrent la Hollande d’où fusèrent leurs libelles. Une Église janséniste, fondée aux Pays-Bas, se maintint jusqu’au XIXe siècle. En France, bien que le combat fût poursuivi par Pasquier Quesnel, la condamnation de ses propositions en 1713 par la bulle Unigenitus consacra la fin d’un mouvement qui s’éteignait moins par lui-même que par le dépérissement de la théologie ou langage de Dieu.

Dépouillé de ses arguments célestes, le rigorisme des mœurs révéla les effets du refoulement par des manifestations d’hystérie que ne justifiaient ni prônes religieux ni discours politiques. L’inhumation au cimetière de Saint- Médard à Paris du diacre Pâris, modèle de ferveur janséniste, avait suscité sur sa tombe des accès de convulsion et des guérisons miraculeuses dont la vogue émoustilla les Parisiens. Un édit interdisant les rassemblements convulsionnistes donna lieu à l’inscription célèbre : «De par le roi, défense de faire miracle en ce lieu. » En 1787, Bonjour, curé de Fareins, près de Trévoux, perpétuant la tradition des convulsionnistes, crucifia sa maîtresse sur la croix de son église dans l’espoir de susciter de nouvelles guérisons miraculeuses.

Du Grand Arnauld à Bonjour, le jansénisme avait accompli le destin que la modernité réservait aux hérésies : devenir des sectes dans le même temps que les Églises et ces foudres que Jansénius voyait ingénument crépiter du Saint-Siège entraient dans le spectacle idéologique où, subverties par les grands appareils d’Etat et leur viol des consciences, elles traîneraient une existence de plus en plus marginale jusqu’à n’apparaître plus qu’à la faveur des rites folkloriques de la naissance, du mariage, de la mort et accessoirement d’une sortie dominicale.


 

 

CHAPITRE XXXIV

Les flagellants

Le stoïcisme enseignait à supporter la souffrance ; le judéo-christianisme apprend à l’aimer. Du châtiment comme preuve d’amour divin à l’amour du châtiment il n’y a qu’un pas. Les marchés de la déréliction, de la mort et de la peur n’ont-ils pas compté parmi les plus florissants de l’Église?

L’apparition à Pérouse, vers 1250, du mouvement des flagellants s’inscrit dans une conjuration d’événements — la famine de 1250, la peste de 1259, la lutte sanglante entre guelfes et gibelins — propices à nourrir le sentiment que le déplaisir de se perdre porte en soi la consolation d’entraîner à sa suite le monde entier. L’échéance joachimite de 1260 catalyse une fois de plus le tumulte de passions qu’une impossible vie tourne aisément vers l’exutoire de la mort.

D’abord encouragée par l’Église, l’autopunition hystérique et collective en vient rapidement à menacer, par ses prétentions à l’exclusivité, le privilège d’affliger et de consoler réservé au clergé. L’enfer revendiqué sur terre ôte tout crédit aux marchands d’au-delà. L’idée se propage, en outre, que se livrer aux outrages et tourmenter la chair identifie au Christ et délie des devoirs envers l’Église.

La flagellation comptait depuis longtemps parmi les pratiques d’autopunition admises par l’Église. Elle exprimait l’ordinaire mépris de la vie terrestre et des plaisirs, inhérent à toute religion, sans pour autant abréger une existence dénuée d’attraits par la quête d’un supplice sanctificateur, comme dans la Nouvelle Prophétie, ou par 1 ’endura cathare.

«C’est dans les cités populeuses d’Italie que des processions de flagellants organisés firent pour la première fois leur apparition. Sitôt le signal donné par un ermite de Pérouse en 1260, le mouvement s’étendit au sud jusqu’à Rome, et au nord jusqu’en Lombardie, avec une telle rapidité que les contemporains crurent à une véritable épidémie de remords. Des masses d’hommes, de jeunes gens et de gamins, guidés en général par des prêtres, défilaient nuit et jour de ville en ville, portant des bannières et des cierges allumés. Chaque fois qu’ils parvenaient dans une ville, ils s’ordonnaient en groupes face à l’église et se fustigeaient des heures durant. Cette forme de pénitence impressionnait grandement la population : les criminels se repentaient, les voleurs restituaient leur butin, et les usuriers les intérêts de leurs prêts ; les ennemis se réconciliaient, on passait l’éponge sur toutes les querelles. Même les deux partis en guerre qui se partageaient l’Italie, les guelfes, partisans du pape, et les gibelins, partisans de l’empereur, se départirent quelque temps de leur intransigeance. Des villes entières furent submergées par le mouvement : à Reggio, le premier magistrat, l’évêque et toutes les guildes y prirent part. Les processions ne cessaient de grossir en chemin et rassemblaient souvent plusieurs milliers d’hommes. Il arrivait à des hommes de toutes origines sociales d’y participer, mais seuls les pauvres persévéraient dans cette voie : ils ne tardèrent pas à se retrouver seuls.

« Les circonstances qui entourèrent les premières manifestations massives de flagellants sont particulièrement significatives. Même selon des critères médiévaux, la situation de l’Italie était particulièrement difficile à l’époque. La famine de 1258 fut suivie de la peste, en 1259, Mais surtout, la guerre incessante entre guelfes et gibelins avait plongé le pays dans une misère et une insécurité sans fond. Les villes guelfes, notamment, connaissaient une situation critique après la défaite des Florentins, décimés à Montaperto par les gibelins de Toscane. Manfred, le fils de Frédéric II, était en passe d’établir son hégémonie sur l’ensemble de l’Italie. Aussi le mouvement flagellant se manifesta-t-il d’abord dans une ville guelfe, et fleurit-il essentiellement chez les guelfes. Mais toutes ces tribulations n’étaient à leurs yeux que le prélude à une épouvantable catastrophe finale. Un chroniqueur note que, durant les processions de flagellants, les gens se conduisaient comme s’ils avaient craint de périr tous, foudroyés ou engloutis dans un tremblement de terre, à cause de leurs péchés. Les pénitents qui se flagellaient et se jetaient la face contre terre hurlaient leur terreur dans un monde qui semblait vaciller au bord de l’abîme : Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! implorez Jésus-Christ de nous épargner! Pitié, pitié! Paix, paix ! Ils criaient sans relâche jusqu’à ce que les champs et les monts se fissent l’écho de leurs prières. Les instruments de musique se taisaient ; nul n’osait chanter de romance ’. »

À travers le sentiment d’une intolérable existence, d’où procède si souvent l’obscur souhait d’un universel anéantissement, le principe d’espérance se fraie aussi une voie. Le phénix renaît de ses cendres. Ainsi les traits les plus divers se mêlent-ils au mouvement flagellant : le refus de l’Église et du clergé, la liberté divine à laquelle accèdent de droit les plus déshérités, donc les plus souffrants, ou encore ceux qui, à l’égal des bégards de Cologne, des béguines de Schweidnitz ou des anciens messaliens, ont franchi l’épreuve de la douleur et entrent dans la terre promise du bonheur édénique ; mais aussi le ressentiment des opprimés tourné çà et là contre les puissants et, le plus fréquemment, par l’ordinaire sanie de la lâcheté et du sadisme, torturant et massacrant hommes, femmes et enfants juifs.

En 1349, le pape s’en prenant aux flagellants déclare : «La plupart d’entre eux ou leurs disciples se livrent, sous prétexte de piété, à des actes cruels et impies, versant à flots le sang des juifs que la piété chrétienne accepte et soutient2

Dans les années 1261-1262, le mouvement franchit les Alpes, remonte le Rhin et se propage en Allemagne du Sud où il revêt un tour à la fois plus populaire, plus anticlérical et plus fidèle à l’eschatologie joachimite. Les appels à la pureté de l’âme et de la foi ne manquent pas de raviver le fond antisémite qu’avaient cultivé Émico de Leningen, le Maître de Hongrie et l’anonyme de Passau[19].

Participer à une procession de flagellants, dont la durée, en souvenir des années du Christ, s’étend sur trente-trois jours et demi, suffit pour assurer l’impeccabilité quoi qu’on fasse, et dispense évidemment de l’Église et des sacrements. La menace suspendue sur la rentabilité cléricale justifia dès 1262 l’interdit prononcé à l’encontre des hordes hystériques exhibant par les campagnes et les villes leurs plaies sanguinolantes et excipant des douleurs chris- tiques pour se livrer sans péché à l’accouplement, aux libations, au viol et au pillage.

La peste noire des années 1348-1349 ranima cette propension à la souffrance miséricordieuse dont l’Église du XVe siècle tirera le lucratif marché de la mort. Possédés par une sainte fureur, des groupes de 50 à 500 personnes défilent par vagues successives en Allemagne, aux Pays-Bas, en Hongrie, exorcisant, par une expiation exemplaire, la juste colère dont Dieu accable ses créatures. L’Angleterre, peu soucieuse d’un salut obtenu par une surenchère cynique dans le malheur, les rejeta.

Réprimés à Strasbourg en 1296, à Bergame en 1334, à Crémone en 1346, les flagellants n’envahirent pas moins Bruges, Gand, Tournai, Dordrecht. Des évêques, parfois, les toléraient, s’efforçant vainement de tempérer leur zèle dévastateur.

Comme l’excès d’horreurs accumulées dans les années 1350 élevait la souffrance à la dignité de bien suprême, le millénarisme reparut, suite logique du projet d’anéantissement mené par Dieu avec un grand pouvoir de conviction. Une mystérieuse Lettre céleste, issue sans doute du ségarellisme, annonçait la décision du Seigneur, dictée à un prophète de ses amis, d’exterminer le genre humain. Courroucé par la conduite indigne de ses créatures, et en particulier des riches, il n’épargnerait l’humanité qu’au prix d’un repentir général et d’une contrition agrémentée du fouet. Encore devait-on sa clémence à l’intercession de Marie. L’égalitarisme des adeptes de la pauvreté volontaire éloigna du mouvement la noblesse, qui parfois avait cédé aux sollicitations pénitentielles. Clément VI n’avait-il pas prescrit les vertus de la flagellation? Il se rétracta et, en 1349, condamna le mouvement, tant le messianisme des artisans et des paysans tournait à l’affrontement avec l’aristocratie, la bourgeoisie et le clergé, dont l’hédonisme, jugé contraire aux volontés de Dieu, attisait la colère céleste.

Le plus souvent, l’anticléricalisme cédait le pas à l’antisémitisme. Les pogro- mes permettaient de se défouler à bon compte sur des marginaux condamnés par la disgrâce de l’Église à servir de boucs émissaires quand ils cessaient de remplir les caisses de l’évêque ou du prince. Les communautés juives de Francfort, de Mayence, de Cologne, de Bruxelles sont ainsi exterminées[20].

En Thuringe, Conrad Schmid prend la tête de flagellants millénaristes. Il ravive la légende du retour de Frédéric, l’empereur des derniers jours, auquel Dolcino avait imprudemment accordé un crédit politique.

Schmid, renouant avec la tradition des christs itinérants, exige une absolue soumission à sa personne. Il décrète que T autopunition prélude à la naissance d’un âge édénique prévu pour 1369. L’Inquisition se hâta de s’emparer de lui et de le brûler à Nordhausen en 1368, un an avant l’échéance.

Tout en renforçant la répression, Rome tenta, comme à l’accoutumée, de récupérer le mouvement à son profit. L’Espagnol Vincent Ferrier prenant la tête de pénitents, sévèrement encadrés et contrôlés, gagna sa sanctification en rendant aux zébrures du fouet leur coloration orthodoxe. Il n’y réussit pourtant que médiocrement. Le voyant débordé de tous côtés, Gerson l’abjurera en 1417 de renoncer à son cuisant apostolat.

Dès lors, l’Inquisition reprend l’initiative. Les bûchers réduiront en cendres, principalement en Allemagne, quelque 90 flagellants en 1414, 300 en 1416, une douzaine à Nordhausen en 1446, à Sonderhausen en 1454. Les derniers succomberont vers 1480.

La doctrine des flagellants ne s’embarrasse guère de subtilités théologiques. Conrad Schmid préconise un second baptême, le baptême du sang, qui confère le salut et voue à l’inutilité l’Église, le clergé et les sacrements. Le refus de la dîme et la dénonciation du trafic des indulgences appartiennent à tous les mouvements populaires que l’Église n’a cessé de susciter contre elle et sa bureaucratie cléricale. Le rejet du culte des saints et du purgatoire formeront l’héritage de Luther, tout comme l’antisémitisme, au demeurant.

Brûlé en 1344 à Ascoli, Dominico Savi, dit Mecco Sacconi, atteste la pénétration des idées de libre-esprit jusque dans l’acharnement destructeur des flagellants. Il enseignait en effet les thèses suivantes, ici retranscrites dans l’esprit des inquisiteurs qui l’envoyèrent à la mort :

«Les attouchements impudiques poussés jusqu’à la jouissance ne sont pas un péché ; les hommes et les femmes priant en commun dans l’obscurité de la nuit ne commettent pas de péché, quoi qu’ils fassent dans le même temps ; il est permis aux femmes de se flageller, pour leurs péchés, nues et publiquement ; les laïques ont aussi la faculté d’absoudre tous les péchés4. »

Cependant, l’Église découvre aussi dans l’autopunition collective une manière d’exercer sur les populations une emprise dont l’histoire officielle a toujours exagéré la puissance. Le catholicisme n’a suscité une véritable dévotion, qu’au XVe siècle, à la veille du schisme qui l’amputera de la moitié de son empire. Avec la peur de la mort et l’horreur d’un au-delà qui perpétue l’atrocité de la destinée terrestre, Rome rajuste son emprise sur l’homme réduit à l’état de pécheur.

Les danses de Macabré ou danses macabres célèbrent par une imagerie vengeresse et égalitaire — puisque la mort entraîne toutes les classes sociales dans sa sinistre ronde — la fête interminable de la vie morte, et le seul recours de payer au curé, embusqué pour cueillir le dernier soupir, un droit de délivrance qui prête à la douleur un sens salvateur. Il sera beaucoup pardonné à celui qui a beaucoup souffert s’il se résigne à honorer les traites que l’Église prélève à chaque instant sur une existence qu’elle subjugue, des cris de la naissance aux râles de l’agonie. Comble d’ironie, dès le XVe siècle, l’Église s’impose sous les traits d’une mère alors que la mort, en son squelette à demi décharné, revêt la figure de la femme selon le patriarcat : ennemie dans la vie, amie dans la putréfaction.



[*] De l’hébreu esah’, «conseil», «parti».

[†] Selon J.-M. Rosenstiehl7, le noyau ancien de VApocalypse d'Élie se rapporte à l’époque d’Hyrcan II. Un roi qui n’est pas oint persécute la vierge Tabitha qui est la Communauté de Qumrân, mais l’Oint, le Messie, vient la délivrer et l’emmène au paradis terrestre. Le retour d’Hénoch évoque celui du Maître de Justice.

[‡] Testaments des douze patriarches : discours d’adieu des douze fils de Jacob à leurs

enfants Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Joseph, Benjamin.

[5] De telles spéculations se retrouvent dans l’astrologie chrétienne de Bardesane, mais aussi dans la magie divinatoire, dans l’esprit des querelles sur la prédestination, dans l’art de reconnaître, aux XVIe et XVIIe siècles, sorciers et sorcières.

[6] C’est, une fois de plus, la résurgence du pneuma gnostique assimilé au sperma.

[7] C’est ce qu’ils appellent «renvoyer dans l’éternité».

[8] Ainsi le Miroir des simples âmes sera mis sous le nom de Marie de Hongrie, Sœur Catherine sous celui d’Eckhart, le Buch von Geistlicher Armut sous celui de Tauler. Le procédé se reproduira plus tard à la vitesse de l’impriinerie.

[9] Telle est encore, au XIXe siècle, en un temps où le langage idéologique a supplanté le langage religieux, la conception de l’anarchiste Ernest Cœurderoy dans son Hour- rah ou la révolution par les cosaques.

[10] Dans sa Chronique, il confesse les motifs de son incontinence hargneuse : «Les gens de Parme donnaient plus volontiers à ces vagabonds qu’aux frères prêcheurs ou aux frères mineurs5. »

[11] Son appartenance à l’ordre du Temple laisse la voie libre à bien des supputations sur l’ouvenure d'esprit des futures victimes de Philippe le Bel et de Clément V. Marchands et banquiers en avance de deux siècles sur leur époque, Us ne dédaignèrent ni le mépris des idées reçues ni les plaisirs que camouflait cyniquement une exemplaire réputation de soldats et d’hommes d’affaires au-dessus de tout soupçon.

[12] À la même époque, Guion de Cressonaert, ami de Marguerite Porète, s’intitulait lui aussi l’ange de Philadelphie.

[13] L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis correspondent aux trois âges joachimites. Les trois degrés de la scala perfectionis participent à la fois du processus alchimique et de la quête de l’«amour affiné».

[14] À l’exception d’une courte période au XIe siècle.

[15] Du nom de la cloche du couvent de Saint-Marc, la Piagnonia.

[16] Selon Pianzola, le drapeau aurait été peint par Jôrg Ratgeb 2.

[17] La dernière religion monothéiste, l’islam, le redécouvrira dans un choc similaire entre le déclin du système agraire et l’émergence de la modernité marchande.

[18] Déjà, en 1562, deux tisserands calvinistes conduits au bûcher à Valenciennes avaient été libérés par les émeutiers. En 1564, le peuple força les portes des prisons à Bruges et à Bruxelles.

[19] Une chronique de la seconde moitié du xine siècle où l’auteur, un clerc de Passau, attribue tous les malheurs de la terre aux juifs et aux hérétiques.

[20] Déjà, en 1146, Pierre de Cluny remarquait : «À quoi bon s’en aller au bout du monde [...] combattre les sarrasins quand nous laissons demeurer parmi nous d’autres infidèles plus coupables envers le Christ que les mahométans3 ? »

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