dimanche 6 novembre 2022

Pourparlers – Gilles Deleuze

Pourparlers – Gilles Deleuze

 

Et puis il y a la deuxième idée, qui concerne l’information. Car là aussi on nous présente le langage comme essentiellement informatif, et l’information, comme essentiellement un échange. Là aussi on mesure l’information avec des unités abstraites. Or, il est douteux que la maîtresse d’école, quand elle explique une opération ou quand elle enseigne l’orthographe, transmette des informations. Elle commande, elle donne plutôt des mots d’ordre. Et l’on fournit de la syntaxe aux enfants comme on donne des instruments aux ouvriers, pour produire des énoncés conformes aux significations dominantes. C’est bien littéralement qu’il faut comprendre la formule de Godard : les enfants sont des prisonniers politiques. Le langage est un système de commandements, pas un moyen d’information. A la T.V. : « Maintenant on va s’amuser... et bientôt les nouvelles... ». En fait, il faudrait renverser le schéma de l’informatique. L’informatique suppose une information théorique maximale; à l’autre pôle, elle met le pur bruit, le brouillage; et, entre les deux, la redondance, qui diminue l’information, mais lui permet de vaincre le bruit. C’est le contraire : en haut, il faudrait mettre la redondance comme transmission et répétition des ordres ou commandements; en dessous, l’information comme étant toujours le minimum requis pour la bonne réception des ordres; et en dessous encore? Eh bien, il y aurait quelque chose comme le silence, ou bien comme le bégaiement, ou bien comme le cri, quelque chose qui filerait sous les redondances et les informations, qui ferait filer le langage, et qui se ferait entendre quand même. Parier, même quand on parie de soi, c’est toujours prendre la place de quelqu’un, à la place de qui on prétend parier, et à qui on refuse le droit de parier. Séguy est bouche ouverte pour transmettre des ordres et des mots d’ordre. Mais la femme à l’enfant mort est bouche ouverte aussi. Une image se fait représenter par un son, comme un ouvrier par son délégué. Un son prend le pouvoir sur une série d’images. Alors, comment arriver à parier sans donner des ordres, sans prétendre représenter quelque chose ou quelqu’un, comment arriver à faire parier ceux qui n’ont pas le droit, et à rendre aux sons leur valeur de lutte contre le pouvoir ? C’est sans doute cela, être dans sa propre langue comme un étranger, tracer pour le langage une sorte de ligne de fuite.

C’est « juste » deux idées, mais deux idées c’est beaucoup, c’est énorme, ça contient beaucoup de choses et d’autres idées. Donc, Godard met en question deux notions courantes, celle de force de travail et celle d’information. Il ne dit pas qu’il faudrait donner de vraies informations, ni qu’il faudrait bien payer la force de travail (ce serait des idées justes). Il dit que ces notions sont très louches. Il écrit faux à côté. Il a dit depuis longtemps qu’il souhaitait être un bureau de production plutôt qu’un auteur, et être directeur d’actualités télévisées plutôt que cinéaste. Evidemment, il ne voulait pas dire qu’il souhaitait produire ses propres films, comme Vemeuil ; ni prendre le pouvoir à la T.V. Plutôt faire une mosaïque des travaux, au lieu de les mesurer à une force abstraite; plutôt faire une juxtaposition des sous-informations, de toutes les bouches ouvertes, au lieu de les rapporter à une information abstraite prise comme mot d’ordre.

Cahiers du cinéma, n° 271, novembre 1976.

 

Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses à donner à de telles questions, même si dans vos œuvres je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige à reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans L’image-temps votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage de l’image à la fabulation, à la praxis politique, j’ai presque l’impression d’avoir trouvé une réponse... Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la résistance des opprimés puisse devenir efficace et l’intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant, ou, au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que par le pouvoir constitué ?

— Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes... Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n’est personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. Quand une minorité se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un Etat, être reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances abominables? Quand un peuple se crée, c’est par ses moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque chose de l’art (Gard dit que le musée du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une « fabulation » commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner un sens politique.

                              Dans voire livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview télévisuelle à l’I.N.A., vous proposez d’approfondir l’étude de trois pratiques du pouvoir : le Souverain, le Disciplinaire, et surtout celui du Contrôle sur la « communication » qui aujourd’hui est en train de devenir hégémonique. D’un côté, ce dernier scénario renvoie à la plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais de l'autre, jamais autant qu aujourd’hui, tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités sont potentiellement capables de reprendre la parole, et avec elle, un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie marxienne des Grundrisse, le communisme se configure justement comme une organisation transversale d’individus libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il encore pensable ? Dans la société de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier?

C’est certain que nous entrons dans des sociétés de « contrôle », qui ne sont plus exactement disciplinaires. Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison, mais l’école, l’usine, la caserne). Mais, en fait, il est l’un des premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bur- roughs en a commencé l’analyse. Bien sûr, on ne cesse de parier de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais, si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier- lycéen ou le cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des formes de travail intérimaire, à domicile, qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation et de distribution des produits). A chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIXe siècle « sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication, sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle.

                              Dans Foucault et dans Le pli, il semble que les processus de subjectivation soient observés avec davantage d'attention que dans certaines de vos autres oeuvres. Le sujet est la limite d'un mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être résolu dans l'extériorité de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la fois pietàs pour le monde et construction très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l'histoire la splendeur de l'événement et de la subjectivité ? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante, sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?

On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont des individus ou des collectivité» se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, ils échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle. Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait parler aussi bien de nouveaux types d’événements : des événements qui ne s’expliquent pas par les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce mo- ment-là qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir. Ou bien on pourrait parler simplement de cerveau : c’est le cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu réversible entre un Dedans et un Dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles manières de penser ne s’expliquent pas par la microchirurgie, c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau pour qu’on se mette à penser de telle ou telle manière. Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez pietàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.

Futur antérieur, n° 1, printemps 90,

entretien avec Toni Negri.

                               

 

 

 

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