dimanche 6 novembre 2022

Chroniques d’art 1902 – 1918 - Apollinaire

Chroniques d’art 1902 – 1918 - Apollinaire

 

LES JEUNES : PICASSO, PEINTRE

Si nous savions, tous les dieux s’éveilleraient. Nés de la connaissance profonde que l’humanité retenait d'elle-même, les panthéismes adorés qui lui ressem­blaient se sont assoupis. Mais malgré les sommeils éternels, il y a des yeux où se reflètent des humanités semblables à des fantômes divins et joyeux.

Ces yeux sont attentifs comme des fleurs qui veulent toujours contempler le soleil, ô joie féconde, il y a des hommes qui voient avec ces yeux.

Picasso a regardé des images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires et qui participent de la divinité pour donner des métaphysiciens. Qu’ils sont pieux ses ciels tout remués d’envolement, ses lumières lourdes et basses comme celles des grottes.

Il y a des enfants qui ont erré sans apprendre le catéchisme. Ils s’arrêtent et la pluie se tarit : « Regarde ! Il y a des gens qui vivent devant ces bâtisses et leurs vêtements sont pauvres. » Ces enfants qu’on n’embrasse pas comprennent tant. Maman, aime-moi bien! Ils savent sauter et les tours qu’ils réussissent sont comme des évolutions mentales.

Ces femmes qu’on n’aime plus se rappellent. Elles ont trop repassé aujourd’hui leurs idées cassantes. Elles ne prient pas ; elles sont dévotes aux souvenirs. Elles se blottissent dans le crépuscule comme une ancienne église. Ces femmes renoncent et leurs doigts remueraient pour tresser des couronnes de paille. Avec le jour elles disparaissent, elles se sont consolées dans le silence. Elles ont franchi beaucoup de portes : les mères protégeaient les berceaux pour que les nou­veau-nés ne fussent pas mal doués; quand elles se penchaient les petits enfants souriaient de les savoir si bonnes.

Elles ont souvent remercié et les gestes de leurs avant-bras tremblaient comme leurs paupières.

Enveloppés de brume glacée, des vieillards atten­dent sans méditer, car les enfants seuls méditent. Animés de pays lointains, de querelles de bêtes, de chevelures durcies, ces vieillards peuvent mendier sans humilité.

D’autres mendiants se sont usés à la vie. Ce sont des infirmes, des béquillards et des bélîtres. Ils s’étonnent d’avoir atteint le but qui est resté bleu et n’est plus l’horizon. Vieillissant, ils sont devenus fous comme des rois qui auraient trop de troupeaux d’éléphants portant de petites citadelles. Il y a des voyageurs qui confon­dent les fleurs et les étoiles.

Vieillis comme les bœufs meurent vers vingt-cinq ans, les jeunes ont mené des nourrissons allaités à la lune.

Dans un jour pur, des femmes se taisent, leurs corps sont angéliques et leurs regards tremblent.

A propos du danger leurs sourires sont intérieurs.

 

1908

LE SALON DES INDÉPENDANTS

FÉLIX VALLOTTON. — ANDRÉ DERAIN. — GEOR­GES BRAQUE. — FRIESZ-OTHON (sic). — ALBERT MARQUET. —MAURICE DE VLAMINCK.— MARIE LAURENCIN. —KEES VAN DONGEN.— JEANPUY. — HENRI MANGUIN.— RAOUL DUFY.— PIERRE GIRIEUD. — CHARLES CAMOIN. — HENRI ROUSSEAU. — GEORGES ROUAULT. — RENÉ PRATH. — EDWARD DIRIKS. — TRISTAN KLINGSOR. — PATERNE BERRICHON. — JEAN DEVILLE. — FRANCIS JOURDAIN. — GEORGES- LÉON DUFRENOY. — CHARLES GUÉRIN. — PIERRE LAPRADE

On a fait le moins de bruit possible autour de cette 24e Exposition des Artistes indépendants. Les critiques d’art ont des raisons pour obéir à un mot d’ordre venu d’on ne sait quelles officines.

Que la paix soit avec leurs tenanciers !

 

 

LES TROIS VERTUS PLASTIQUES

Les vertus plastiques : la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée.

En vain, les saisons frémissent, les foules se ruent unanimement vers la même mort, la science défait et refait ce qui existe, les mondes s’éloignent à jamais de notre conception, nos images mobiles se répètent et ressuscitent leur inconscience et les couleurs, les odeurs, les bruits nous étonnent puis disparaissent de la nature.

Ce monstre de la beauté n’est pas éternel.

Nous savons que notre souffle n’a pas eu de commencement et ne cessera point, mais nous conce­vons avant tout la création et la fin du monde.

Cependant, trop d’artistes et particulièrement les peintres adorent encore les plantes, les pierres, l’onde ou les hommes.

On s’accoutume vite à l’esclavage du mystère. Et la servitude finit par créer de doux loisirs.

On laisse les ouvriers maîtriser l’univers et tes jardiniers ont moins de respect pour la nature que n’en ont tes artistes.

11 est temps d’être les maîtres. La bonne volonté ne garantit point la victoire.

En deçà de l’éternité dansent tes mortelles formes de l’amour et 1e nom de la native résume leur maudite discipline.

La flamme est 1e symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant.

La flamme a la pureté qui ne souffre rien d’étranger et transforme cruellement en elle-même ce qu’elle atteint.

Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise chaque flammèche est semblable à la flamme unique.

Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier.

Les peintres vertueux de cette époque occidentale considèrent leur pureté en dépit des forces naturelles.

Elle est l'oubli après l’étude. Et pour qu'un artiste pur mourût il faudrait que tous ceux des siècles écoulés n'eussent pas existé.

La peinture se purifie, en Occident, avec cette logique idéale que les peintres anciens ont transmise aux nouveaux comme s'ils leur donnaient la vie.

Et c'est tout.

On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l'abandonne en compagnie des autres morts. Et, l’on s’en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et, si l’on devient père, il ne faut pas s'attendre à ce qu’un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre.

Mais nos pieds ne se détachent qu'en vain du sol qui contient les morts.

Considérer la pureté, c’est baptiser l'instinct, c'est humaniser l'art et diviniser la personnalité.

La racine, la tige et la fleur de lys montrent la progression de la pureté jusqu’à sa floraison symbo­lique.

Tous les corps sont égaux devant la lumière et les modifications des ombres résultent de ce pouvoir lumineux qui construit à son gré.

Nous ne connaissons pas toutes les couleurs et chaque homme en invente de nouvelles.

Mais le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divi­nité.

Il faut pour cela embrasser d’un coup d’œil ; le passé, le présent et l'avenir.

La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’extase.

Alors, rien de fugitif n’entraînera au hasard. Nous ne reviendrons pas brusquement en arrière. Specta­teurs libres nous n’abandonnerons point notre vie à cause de notre curiosité. Les faux-sauniers de la connaissance ne passeront point en fraude nos statues de sel devant l'octroi de la raison.

Nous n’errerons point dans l’avenir inconnu, qui, séparé de l’éternité, n’est qu’un mot destiné à tenter l’homme.

Nous ne nous épuiserons pas à saisir le présent trop fugace et qui ne peut être pour l’artiste que le masque de la mort : la mode.

Le tableau existera inéluctablement. La vision sera entière, complète et son infini au lieu de marquer une imperfection fera seulement ressortir le rapport d’une nouvelle créature à un nouveau créateur et rien d’au­tre. Sans quoi il n’y aura point d’unité et les rapports qu’auront les divers points de la toile avec différents génies, avec différents objets, avec différentes lumières ne montreront qu’une multiplicité de disparates sans harmonie.

Car, s’il peut y avoir un nombre infini de créatures attestant chacune leur créateur, sans qu’aucune créa­tion n’encombre l’étendue de celles qui coexistent, il est impossible de les concevoir en même temps et la mort provient de leur juxtaposition, de leur mêlée, de leur amour.

Chaque divinité crée à son image, ainsi des peintres.

Et les photographes seuls fabriquent la reproduction de la nature.

La pureté et l’unité ne comptent pas sans la vérité qu’on ne peut comparer à la réalité puisqu’elle est 1a même, hors de toutes les natures qui s’efforcent de nous retenir dans l’ordre fatal où nous ne sommes que des animaux.

Avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains.

Ils cherchent péniblement les traces de l’inhuma­nité, traces que l’on ne rencontre nulle part dans la nature.

Elles sont la vérité et en dehors d’elles nous ne connaissons aucune réalité.

Mais on ne découvrira jamais la réalité une fois pour toutes. La vérité sera toujours nouvelle.

Autrement, elle n'est proprement qu'un système naturel et plus misérable que la nature.

En ce cas, la déplorable vérité, plus lointaine, moins distincte, moins réelle chaque jour réduirait la peinture à l’état d'écriture plastique simplement destinée à faciliter les relations entre gens de la même race.

De nos jours, on trouverait vite la machine à reproduire de tels signes, sans entendement.

(Catalogue de la III* Exposition du « Cercle de l’Art moderne » à l’hôtel de ville du Havre, juin)1.

 

 

EXPOSITION DES ARTISTES DÉCORATEURS AU PAVILLON DE MARSAN

Cette V* Exposition des Artistes décorateurs est extrêmement intéressante. Toutefois, on doit regretter la tendance qu'ont, aujourd'hui, un grand nombre d'artistes à signer leurs travaux d'artisans.

L’ouvrier d’art qui cisèle, tourne ou découpe un objet usuel devrait rester anonyme. Le goût dont témoigne cet objet, la décoration qui l'agrémente appartiennent à une époque, à une race, à un milieu. Pour ma part, je préférerais qu'on ne connût aucun des peintres qui décorèrent les vases grecs et il y a belle lurette que j'aurais oublié le nom de Douris s'il n'évoquait pour moi le nom semblable d’un ami disparu...

Bizarre époque que celle où nous vivons! Nous côtoyons partout la laideur. Nous laissons sans protes­ter d’horribles autobus déshonorer les voies parisien­nes, nos maisons sont aussi laides que possible... Pourtant, il n'y a pas de jeune fille qui, sortant avec sa mère, n’emporte sur soi un musée tout entier. C'est une bague signée ceci, un couvre-livre en cuir repoussé signé cela, une ceinture signée un tel, etc.

Notre époque aura un style lorsqu’on attachera moins d'importance aux signatures et alors les autobus eux-mêmes auront de la grâce. Je reconnais cependant qu’il y a plus que des promesses dans cet effort presque général des artistes en vue de nous doter d’un style. Il est bien possible, au demeurant, que nous en ayons un... sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. [...]

 

 

LA VIE ARTISTIQUE

LES PEINTRES FUTURISTES ITALIENS

« La simultanéité des états d'âme dans l’œuvre d’art : voilà le but enivrant de notre art2. »

Cette déclaration des peintres futuristes italiens dit l’originalité et le défaut de leur peinture. Ils veulent peindre les formes en mouvement, ce qui est parfaite­ment légitime, et ils partagent avec la plupart des peintres « pompiers » la manie de peindre des états d’âme. Tandis que nos peintres d’avant-garde ne peignent plus aucun sujet dans leurs tableaux, le sujet est souvent ce que les toiles des « pompiers » ont de plus intéressant. Les futuristes italiens prétendent ne point renoncer au bénéfice du sujet et cela pourrait bien être l’écueil contre lequel viendrait se briser leur bonne volonté plastique.

Les futuristes sont des jeunes peintres auxquels il faudrait faire crédit si la jactance de leurs déclarations, l’insolence de leurs manifestes n’écartaient l’indul­gence que nous serions tentés d'avoir pour eux.

Ils se déclarent « absolument opposés » à l’art des écoles françaises extrêmes et n’en sont encore que les imitateurs.

Voilà Boccioni, qui me paraît être le mieux doué des peintres futuristes. L'influence de Picasso est ainsi indéniable, comme elle n’est point niable sur toute la peinture contemporaine. La meilleure toile de Boc- cioni est la plus directement inspirée des derniers ouvrages de Picasso. Il n’y manque même point ces nombres en chiffres d'imprimerie qui mettent dans les récentes productions de Picasso une si simple et si grandiose réalité.

Les titres des tableaux futuristes paraissent fré­quemment empruntés au vocabulaire de l’unanimisme. Que les futuristes se méfient des synthèses qui ne se traduisent point plastiquement et ne mènent le peintre qu’à la froide allégorie des pompiers.

Il faut encore regarder avec attention cette Danse du pan-pan à Monico, qui est jusqu’à maintenant l’œuvre la plus importante qu'ait peinte un pinceau futuriste. C’est une toile où le mouvement est bien rendu et le mélange optique des couleurs ne s'y faisant point, tout y remue selon le souhait de l’artiste. J’aime moins les autres toiles de Severini, trop influencées par la technique néo-impressionniste et par les formes de Vas Dongen.

Mentionnons encore Carrà, sorte de Rouault plus vulgaire que le nôtre, et qui rappelle parfois encore l’académisme d’un Mérodack-Jeaneau, peintre oublié.

Russolo est le moins influencé par les jeunes peintres français. Il faudrait chercher ses maîtres à Munich ou à Moscou. Nous le retrouverons un jour plus préoccupé d’idées véritablement plastiques.

Les jeunes peintres futuristes peuvent rivaliser avec quelques-uns de nos artistes d’avant-garde, mais ils ne sont encore que les faibles élèves d’un Picasso ou d’un Derain et, quant à la grâce, Us n’en ont pas idée.

(L’Intransigeant, 7 février.)

 

 

RÉALITÉ, PEINTURE PURE

Au plus fort du combat qu’on mène en France contre les jeunes artistes français qui, comme preuve da la profondeur de leur art, portent fièrement ce nom de cubistes avec lequel on a voulu les rendre ridicules» je me sentais engagé à organiser la défense des artistes pour lesquels j’ai pris le premier la parole dan» les grands journaux français, Le Temps et L’Intramigtaâ, et dans mon livre, Méditation esthétique (Figuière, 1912) (sic)1, [où se trouvent des] définitions éi cubisme et des précisions sur les différences qu’il convient d’établir entre l'ancienne peinture d’imitation et celle où un artiste connu tel que Picasso s'est distingué.

Les divergences d’opinions de ces artistes me rassu­raient sur l’avenir d'un art qui n’est pas une technique mais l’essor de toute une génération vers une esthéti­que sublime qui exclut la convention de la perspective, sans parler des autres.

 

 

[1912]

Précisément, à cette époque, je voyais souvent un jeune peintre dont on a beaucoup parlé ces dernières innées, en France comme à l’étranger, Robert Delaunay, l’un des artistes les plus doués et les plus audacieux de sa génération.

Sa conception des volumes colorés, sa brusque rupture avec la perspective, sa notion des surfaces ont influencé un grand nombre de ses amis. Je connaissais aussi ses recherches d’une peinture pure que j’ai annoncée dans Le Temps.

Pourtant, il ne s'était pas encore complètement expliqué devant moi et j’ai été heureux lorsqu’il m’a montré récemment ses dernières œuvres où la réalité est aussi mouvementée que la lumière vivante ; de plus, il a jugé bon, pour ma propre édification, de dévelop­per les principes de sa découverte qui auront une plus grande influence sur les arts que les changements soudain provoqués par son tableau le plus célèbre : Ville de Paris. Je crois qu’il est utile à tout le monde que je note sa déclaration esthétique « sur la construc­tion de la réalité dans la peinture pure » :

« Le réalisme est dans l’art la qualité étemelle ; sans lui, il n’y a pas de beauté permanente, parce qu’il est de même nature que la beauté. ï « Cherchons dans la peinture la pureté des moyens, l'expression la plus nette de la beauté.

«Dans l'impressionnisme — j'y inclus toutes les manifestations réactionnaires : néo-impressionnisme, pré-cubisme, cubisme, néo-cubisme, tout ce qui est technique et procédé scientifique — nous nous trou­vons devant la nature immédiate, loin de toute la pureté des « styles » : italien, gothique, art nègre et autres.

: «Ainsi, l’impressionnisme est tout de même une belle victoire, mais incomplète. [C’est] le premier balbutiement d’âmes débordantes devant la réalité.

Leur exubérance a éliminé toutes les idées fausses, les procédés archaïques de la peinture ancienne (dessin, géométrie, perspective), l’Académie pseudo-intellec­tuelle, agonisante et néo-classique.

« Ce mouvement libérateur a commencé avec l’im­pressionnisme. Il y avait des précurseurs : le Greco, quelques Anglais, et notre révolutionnaire Delacroix. Ce fut une grande époque de préparation à la recherche de la seule réalité : « la lumière », qui groupait dans l'impressionnisme toutes les expériences et réactions possibles.

« Le fonctionnement de la lumière nécessaire à toute expression vitale de la beauté demeure encore aujour­d’hui le problème de la peinture moderne. De la lumière, Seurat a dégagé “ les contrastes des complé­mentaires

« Seurat fut le premier théoricien de la lumière. Le contraste devint moyen d’expression. La mort préma­turée de Seurat a interrompu la suite de ses découver­tes. On peut le considérer au sein de l’impressionnisme comme celui qui a atteint le maximum dans les moyens d’expression.

« Sa création reste le contraste des couleurs complé­mentaires. (Le mélange optique par points, employé par lui et ses amis, n’était que technique et n’avait pas encore l’importance des contrastes comme moyens de construction pour l’expression pure.)

« Ce premier moyen lui servait dans la représenta­tion spécifique de la nature. Ses tableaux sont des sortes d’images fugaces.

« Le contraste simultané n'a pas été découvert, c’est- à-dire réalisé par les plus audacieux des impressionnis­tes et cependant il est la seule base de toute expression pure en peinture actuelle.

« Le contraste simultané assure le dynamisme des couleurs et leur construction dans le tableau ; il est le moyen le plus fort d’expression de la réalité.

« Les moyens d’expression ne doivent pas être personnels, au contraire ils doivent être à la portée de toute intuition du beau et le « métier » doit être de la même nature que la conception créatrice.

«La simultanéité des couleurs par des contrastes simultanés et par toutes les mesures (impaires) issues des couleurs selon leur expression dans leur mouve­ment représentatif, voilà la seule réalité pour construire en peinture.

« Il ne s’agit plus ni de l’effet (néo-impressionnisme dans l’impressionnisme), ni de l’objet (cubisme dans l’impressionnisme), ni de l'image (physique du cubisme dans l’impressionnisme).

«Nous arrivons à un art de peinture purement expressive, à l'exclusion de tout style passé (archaïque, géométrique), à un art qui devient plastique, qui ne veut servir qu'un seul propos : inspirer la nature humaine à l’égard de la beauté. La lumière n'est pas un procédé, elle glisse vers nous, elle nous est communi­quée par notre sensibilité. Sans la perception de la lumière — l’œil — aucun mouvement. En effet, ce sont nos yeux qui transmettent à notre âme les sensations perçues dans la nature. Dans nos yeux se passe le présent et par conséquent notre sensibilité. Sans la sensibilité, c’est-à-dire la lumière, nous ne pouvons rien. Par conséquent, notre âme a sa sensation de vie la plus parfaite dans l’harmonie et l’harmonie, pour elle, ne résulte que de la simultanéité avec laquelle les mesures et conditions de lumière parviennent à l’âme (sens suprême) par le truchement des yeux.

« Et l’âme juge les formes de l'image de la nature en comparaison avec la nature elle-même — critique pure — et commande au créateur. Le créateur tient compte de tout ce qui se trouve dans l'univers par entité) succession, imagination et simultanéité.

« La nature engendre donc la science de la peinture. « Les premières peintures furent seulement une ligne qui entourait l'ombre d’un homme faite par le soleil sur la terre.

« Mais combien sommes-nous loin, avec nos moyens contemporains, de ce simulacre, nous qui possédons la lumière (des couleurs claires, foncées, leurs complé­ments, leurs intervalles et leur simultanéité) et toutes les mesures de couleurs issues de l’intelligence à créer l'harmonie.

« L'harmonie est sensibilité ordonnée par le créa­teur, qui doit tenter de donner le plus d'expression réaliste, ce qu'on peut appeler le sujet : le sujet, c’est la proportion harmonique et cette proportion est compo­sée de divers membres simultanés dans une action. Le sujet est éternel dans l'œuvre d'art et doit apparaître à l'initié dans tout son ordre, dans toute sa science.

« Sans le sujet, pas de possibilité : cela ne signifie pas forcément un sujet littéraire et par conséquent anecdotique ; le sujet de la peinture est tout plastique et ressort d'une vision, il doit être l’expression pure de la nature humaine.

« L'éternel sujet se trouve dans la nature même; l'inspiration et la claire vision, propre au sage, qui découvre les limites les plus belles et les plus fortes. » De telles paroles n'ont pas besoin de commentaires. Elles demandent à être comprises directement et elles incitent à la simultanéité qui, seule, est création. Le reste n'est que notation, contemplation, étude. La simultanéité, c'est la vie même et quelle que soit la succession d’éléments dans une œuvre elle mène à une fin inéluctable, la mort, tandis que le créateur ne connaît que l'éternité. L'artiste s'est trop longtemps efforcé vers la mort en assemblant des éléments stériles de l’art et il est temps qu’il arrive à la fécondité, à la trinité, à la simultanéité.

Et Delaunay y est parvenu non seulement par des paroles, mais aussi par ses œuvres — peinture pure, réalité.

(Traduit de l’allemand.) (Der Sturm, décembre)1.

 

 

1913

LA PEINTURE MODERNE

La France a produit au xixe siècle les mouvements artistiques les plus variés et les plus nouveaux, qui, tous ensemble, constituent l’impressionnisme. Cette tendance est le contrepoint de l’ancienne peinture italienne basée sur la perspective. Si ce mouvement dont on peut déjà noter les origines au xviii* siècle semble se limiter à la France, c’est parce qu’au xixe siècle Paris était la capitale de l’art. En réalité, ce mouvement n’est pas exclusivement français, mais européen. Des Anglais comme Constable et Turner, un Allemand comme Marées, un Hollandais comme Van Gogh, un Espagnol comme Picasso ont tous joué un grand rôle dans ce mouvement qui n’est pas tant une manifestation du génie français que de la culture universelle.

Néanmoins, ce mouvement a pris pied tout d’abord en France et les Français s’exprimèrent plus heureuse­ment et en plus grand nombre dans cet art que les peintres des autres nations. Les plus grands noms de la peinture moderne, de Courbet à Cézanne, de Delacroix à Matisse, sont français.

 

Du point de vue de la culture artistique, on peut affirmer que la France joue le rôle que l’Italie a joué pour la peinture ancienne. Plus tard, on étudia ce mouvement en Allemagne avec presque autant d’ar­deur qu’en France avant les « fauves ». A ce moment là, l’impressionnisme commence à se réfracter en tendances personnelles qui, après quelques tâtonne­ments, ont maintenant pris chacune une voie indivi­duelle pour arriver à une expression vivante du sublime.

*

La même chose s’est produite dans la littérature française; chaque nouveau mouvement groupe des tendances diverses. Son nom, « dramatisme », n’ex­prime pas cette opposition à la description qui domine dans les œuvres des poètes et des écrivains. Parmi ces derniers, on compte Barzun, Mercereau, Georges Polti et moi-même.

*

De même, il y a dans la peinture moderne de nouvelles tendances ; les plus importantes me semblent être, d’une part le cubisme de Picasso, d’autre part l’orphisme de Delaunay. L’orphisme jaillit de Matisse et du mouvement des « fauves » et en particulier de leurs tendances lumineuses et anti-académiques. J

Le cubisme de Picasso a pris sa naissance d’un mouvement qui sort d’André Derain.

André Derain, personnalité tourmentée, amoureuse de la forme et de la couleur, a donné, une fois né à l’art, bien plus que des promesses, car il révélait leur propre personnalité à ceux qu’il rencontrait : le sens des couleurs symboliques à Matisse, celui de nouvelles formes sublimes à Picasso. Par la suite, Derain vécut solitaire et oublia pendant un certain temps de partici­per à l’art de son époque. Les plus importantes de ses œuvres ce sont les toiles calmes et profondes (jusqu’en 1910) qui ont exercé une grande influence et des gravures sur bois qu’il a réalisées pour mon livre L’Enchanteur pourrissant. Celles-ci suscitèrent une renaissance de la gravure sur bois grâce à une techni­que plus souple et plus large que, par exemple, celle de Gauguin; cette renaissance de la gravure sur bois affecta l’Europe entière.

Passons aux tendances principales de la peinture moderne. Le cubisme authentique — si l’on veut s’exprimer d’une manière absolue — ce serait l’art de peindre de nouvelles compositions avec des éléments formels empruntés non à la réalité de la vision mais à celle de la conception.

 Cette tendance mène à une peinture poétique qui est . indépendante de toute perception visuelle ; car, même dans le cas du cubisme simple, le dépliage de la  superficie géométrique nécessaire forcerait l’artiste, désireux d’assurer la représentation complète d’un objet, surtout des objets dont la forme n’est pas tout à fait simple, à en donner une image, qui, même si l'on se donnait la peine de la comprendre, éloignerait  complètement de l’objet dont on a voulu donner une idée, c’est-à-dire sa vérité objective.

La légitimité d’une telle peinture est hors de ques- tion. Chacun doit admettre qu’une chaise, de quelque : coté qu’on la voie, ne cesse jamais d’avoir quatre pieds, un siège et un dossier et que si on la prive d’un de ces éléments, on la prive d'un élément essentiel. Les Primitifs peignaient une ville non comme les personnes

 

 

*

A ce mouvement appartiennent instinctivement encore les plus intéressants des peintres allemands : Kandinsky, Marc, Meidner, Macke, Jawlensky, Mon­ter, Otto Freundlich, etc. A cet orphisme appartien­nent également les futuristes italiens qui, issus du fauvisme et du cubisme, estimaient injuste d’abolir toutes les conventions perspectives ou psychologiques.

*

Ces deux mouvements sont de l’art pur parce qu’ils déterminent uniquement le plaisir de notre pouvoir visuel. Ce sont des mouvements de l’art pur parce qu’ils s’élèvent au sublime sans s’appuyer sur aucune convention artistique, littéraire ou scientifique. Nous sommes ivres d’enthousiasme. Nous nous élevons ici vers le lyrisme plastique.

*

Parallèlement, le nouveau mouvement poétique que nous connaissons en France sous le nom de « drama- tisme » s’élève vers ce lyrisme concret, direct, auquel des auteurs descriptifs ne sauraient atteindre.

Cette tendance créatrice s’étend maintenant à l’uni­vers. La peinture n’est pas un art reproducteur mais créateur. Avec ces mouvements, orphistes et cubistes nous arrivons en pleine poésie à la lumière.

J’aime l’art des jeunes peintres parce que j’aime avant tout la lumière.

 

 

L’allégorie est une des formes les plus nobles de l’Art. L’académisme en avait fait une déformation banale de l’imagination, tandis que rien n’est plus susceptible d’être en accord avec la nature, car notre cerveau ne peut guère se représenter les choses compo­sées autrement qu’en allégories. Si nous voulons nous représenter le printemps, une allégorie lumineuse fait aussitôt naître devant nous les prairies, les fleurs, les frondaisons nouvelles, le soleil sur les maisons et d’étemels sujets qui, séparés de la composition, ne sont plus que des anecdotes sans importance : fiançailles, jeux d’écoliers, cloches de Pâques, nids d’oiseaux, crépuscules qu’emplissent de mélancolie les lumières naissant une à une dans les paysages, et la double note du coucou ; charmantes fumées des villes, et l’agitation des boulevards ; un poisson volant dans un petit havre aux Antilles et le visage argenté d’un vieux nègre dans le fond d’un puits à Tombouctou.

La Marseillaise de Rude est la première œuvre qui exprime du sublime moderne, le sujet est moderne, le mouvement, la vie y est moderne et la dramatisation synthétique de ce qui est représenté est moderne aussi.

On regrettera toujours que les passions politiques aient privé le monde d’une de ses œuvres les plus grandioses et les plus neuves, si Rude avait sculpté les reliefs des quatre jambages de l’Arc de triomphe, car, tandis que sur l’un se mêlent les corps de cette active collectivité la Guerre que domine l’effroyable ardeur dont rayonne le visage de cette belle solitude la Liberté, sur les autres piliers les froids reliefs d’Étex semblent l’illustration du paradoxe fameux de Baudelaire : Pour­quoi la sculpture est ennuyeuse.

Cependant, la sculpture ne doit pas être ennuyeuse ;

 

 

A TRAVERS LE SALON DES INDÉPENDANTS1

Le rôle historique du Salon des Indépendants est aujourd’hui défini. L'art du xixe siècle n’est qu'une longue révolte contre la routine académique : Cézanne* Van Gogh, le Douanier Rousseau. Depuis vingt-cinq ans, c’est au Salon des Indépendants que se révèlent les tendances et les personnalités nouvelles de la peinture française, la seule peinture qui compte aujourd’hui et qui poursuive à la face de l’univers la logique des grandes traditions.

Cette année, le Salon des Indépendants est plus vivant que jamais.

Les dernières écoles de peinture y sont représentées : le cubisme, impressionnisme des formes, et sa dernière tendance, l’orphisme, peinture pure, simultanéité.

La lumière n’est pas un procédé. Elle nous vient de la sensibilité (l’œil). Sans la sensibilité, aucun mouve­ment. Nos yeux sont la sensibilité essentielle entre | nature et notre âme. Notre âme maintient sa vie dans l’harmonie. L’harmonie ne s’engendre que de la simul­tanéité où les mesures et proportions de la lumière arrivent à l’âme, sens suprême de nos yeux. Cette simultanéité seule est la création ; le reste n’étant qu’énumération, contemplation, étude. Cette simultanéité est la vie  même *.

L'école moderne de peinture me paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la question du beau en soi.

Elle veut se figurer le beau dégagé de la délectation que l’homme cause à l’homme, et depuis le commence» ment des temps historiques jusqu’à nos jours aucun artiste européen n’avait osé cela. Il faut aux nouveaux artistes une beauté idéale qui ne soit plus seulement l’expression orgueilleuse de l’espèce, mais l’expression de l’univers, dans la mesure où il s’est humanisé dans la lumière. [...]

Salle VII. Voilà une jolie salle, disposée avec goût. Autrefois, les salles genre « Pompiers des Indépen­dants », genre qui ressemble comme un frère au genre « Artistes français », allait au moins jusqu’à la salle XV.

 

 

ALEXANDRE ARCHIPENKO

En sculpture, Archipenko recherche, avant tout, pureté des formes. Il veut trouver les plus abstraites, les plus symboliques, les plus nouvelles et pouvoir les modifier à sa guise.

On perçoit dans son art une adaptation totale à la tradition. Cela peut échapper à des esprits superficiels mais parait évident à ceux qui décident de la recher­cher.

La nouveauté du tempérament d'Archipenko ne semble pas, à première vue, refléter une influence quelconque de l’art des siècles précédents. Mais il en a tiré tout ce qu’il pouvait ; il se rend compte qu’il est capable de les dépasser audacieusement.

La stupidité et l’ignorance diront toujours que le tango et la danse de l’ours sont moins esthétiques que les danses traditionnelles, alors même qu’ils renfer­ment toute la tradition à laquelle ils s’opposent. Archipenko a été nourri du meilleur de la tradition. Et le charme de ses œuvres tient à l’ordre intérieur qui apparaît sans qu’il le recherche; celui-ci constitue l’ossature de ses statues étranges, d’une élégance de formes tout à fait nouvelle et exquise.

Si l’on veut réduire son art à une formule concrète, je voudrais le voir représenté par une reine magnifique- ment tatouée venue des lies Marquises ; sa peau est blanchie par la baie pappa, presque comme celle d’une Européenne ; cette reine danse le bullier-cancan devant l’autel de la déesse marine Àtoüa ; elle a dû l’apprendre avec un matelot français ou un forçat échappé de la Nouvelle-Calédonie.

On sent dans le caractère sacré de l’art d’Archi- penko, l’influence religieuse qui a joué sur son tempé­rament. Des images pieuses et naïves étaient sans doute un émerveillement pour ses yeux d’enfant qui les transfiguraient et les grandissaient. Je ne serais pas étonné s’il avait construit dans son enfance de petits autels de boîtes de savon et de papier en dentelle bleue et s’il avait mis là-dessus une figurine en plâtre doré de la Sainte Vierge ou l’image byzantine d’un saint et tout autour de petites bougies sur des lumignons argentés.

Comme chez tous les mystiques, ses sens s’éveillè­rent de bonne heure. Est-ce que déjà s’opère à cette époque une union des deux mouvements qu’on peut appeler père et mère de son œuvre ?

Il comprenait la nécessité d’appartenir avant tout à ton temps et d’intégrer la vie contemporaine dans son art.

On remarque dans son œuvre qu’il a été très tôt attiré par la nudité sacrée de l’art oriental-mythologi­que. Il fut nourri, de sculpture grecque. Mais c’est la sculpture égyptienne, plus pure et plus mystique, qui lui révéla la plastique et le style et qui eut sur lui la plus forte influence.

 

 

UNE GRAVURE QUI DEVIENDRA RARE

C’est une petite eau-forte gravée par le poète P.-N. Roinard qui est aussi peintre et graveur. On sait qu’il avait peint lui-même les décors destinés aux Miroirs, lorsqu’ils devaient être représentés par le Théâtre d’Art, de Paul Fort. Comme ces temps sont loin ! Il n’y avait pas encore de cas Charles-Henry Hirsch et celui- ci s’intéressait beaucoup plus qu’aujourd’hui aux nou­veautés des arts et des lettres.

Au contraire, Roinard, qui est beaucoup plus vieux, n’a cessé de s’intéresser à tout ce qui était vivant en peinture ou en poésie. Il en résulte qu'il est resté plein de jeunesse et que jamais son art poétique n’a été plus varié, plus souple, plus riche.

L’eau-forte en question contient ces mots profondé­ment gravés :

Le 19 avril 1914, P.-N. Roinard lira dans l'intimité, chez ses amis Jacques Villon et Duchamp-Villon, son mélodrame en vers, La Légende rouge, synthèse d'idées révolutionnaires.

Vous êtes prié d'assister à cette lecture qui aura lieu 7, rue Lemaître, à Puteaux, de une heure et demie précise à six heures.

Réponse, s. v. p.

 

 

MUSIQUE NOUVELLE

Les personnes éduquées dans le vaillant mouvement artistique d’aujourd’hui font une différence très nette entre ces deux adjectifs : moderne et nouveau ;et je me hâte de le dire, ce n’est guère que du second que l’on marque l’artiste qui porte dans son œuvre une audace véritablement nouvelle et de la puissance artistique éclatante.

Nous connaissons quelques peintres, nous connais­sons un petit 'nombre de poètes qui méritent à notre époque l'appellation de nouveaux; mais nous nous étions habitués à considérer la musique comme un art désuet et presque tombé dans le marasme. Tout y était ténébreux, vide, privé de vie, immobile et asservi à l'esthétique et à la beauté, abstractions pour lesquelles nous n’avons plus aucune sorte de considération.

Si pauvre est la musique d'aujourd’hui, et si mince est le rôle qu’eUe joue parmi les autres arts, que bien des fois j’ai entendu dire que la faute en était à la musique elle-même plutôt qu’aux musiciens.

Un jeune musicien, M. Albert Savinio, s’est attaché à découvrir le rôle de la musique dans les arts modernes, et ses œuvres pourront constituer désormais un spécimen de musique nouvelle, dont on entendra pour la première fois des fragments dans les bureaux des Soirées de Paris, ce dimanche 24 mai.

Il exécute ses œuvres lui-même sur le piano en «tendant qu’un orchestre les lui joue, ce qui d’ailleurs ne tardera pas.

Les privilégiés qui auront l'honneur d’assister à ce premier concert de musique nouvelle seront étonnés de la brutalité avec laquelle le jeune musicien traite son instrument.

Elle est un témoignage de l’énergie qui anime notre artiste.

. On le verra touchant son piano. Il s’y tient en bras de chemise, monocle à l’œil, se démène, hurle tandis que l’instrument fait ce qu’il peut pour atteindre au diapason enthousiaste du musicien.

Notez encore que Savinio, si même il n'a pas du Premier coup conçu le renouveau de la musique, n’a cependant jamais donné dans ces orgies de bon goût auxquelles les musiciens soi-disant modernes nous avaient habitués jusqu’ici et qui font que les plus avancés d’entre eux ne s’élèvent pas au-dessus d’un art que l'on pourrait comparer, pour une part, à celui de M. Maurice Rostand et, d’autre part, à celui des peintres de la « Nationale. »

Je ne parle pas, bien entendu, de musiciens comme Erik Satie ou William Moinard qui, s’ils n’ont pas indiqué de voie nouvelle, ont du moins contribué à détruire dans l’esprit de la jeunesse ce bon goût plein de tristesse qui la faisait dégénérer.

Ayant commencé à composer alors qu’il était encore extrêmement jeune, Albert Savinio a produit déjà plusieurs ouvrages, mais il ne conserve guère que les quelques œuvres qu’il écrivit pendant ces deux derniè­res années.

Ce sont : un opéra bouffe en trois actes, Le Trésor dt Rampsénit, dont le poème, tiré d’un ancien conte égyptien, est de M. M.-D. Calvocoressi ; deux ballets — Deux Amours dans la nuit, deux actes de six tableaux de M. M.-D. Calvocoressi et A. Savinio, et Persée, trois actes de M. Michel Fokine — qui lui furent comman­dés par M. Fokine lui-même et qui vraisemblablement seront représentés dans une des prochaines saisons russes; Niobé, ballet en un acte de M. M.-D. Calvoco­ressi ; et Les Chants de la mi-mort, musique composée sur une série de poèmes dramatiques dont il est lui- même le poète.

Ainsi qu’il l’expliquait lui-même dans son récent article, M. Savinio veut donner une orientation toute nouvelle à la musique de théâtre. C’est un esprit éminemment dramatique, et il a l’espoir et la volonté de porter sur la scène le souffle puissant d’une poésie véritable

 

FUTURISME

Les futuristes italiens ont en ce moment deux expositions, l'une à Londres, aux Doré Galleries, l'autre à Naples.

L’inauguration de cette dernière exposition où l'on voit des tableaux de Boccioni, Carra, Russolo, B alla, Severini et Soffici, a donné lieu à de singuliers incidents.

On pensa à tout, sauf à l'éclairage de la salle. Au dernier moment, le parolibre (c'est ainsi qu'on nomme ceux qui écrivent au moyen de mots en liberté), Cangiullo, reconnaissant qu'il fallait de la lumière pour qu’on vît les toiles et méprisant les modes d’éclairage courants, courut faire une provision de feux de Ben- gale. Lueurs rouges, fumigation générale, des pétards éclatent aussi, une fusée traverse la salle, épouvante des dames et des demoiselles, hurlements, cris, éclats de rire.

Marinetti empoigne un feu de Bengale enflammé et commence à parler de dynamisme plastique (ce en quoi il était en retard, car il y a au moins trois mois que le dynamisme plastique est relégué au rang des vieilles lunes). Bref, Marinetti attaqua violemment le senti­mentalisme passéiste, le pastellisme et l'aquarellisme mercantile des pseudo-peintres napolitains.

Et pour finir, les peintres et le public exécutèrent en chœur la célèbre symphonie onomatopéique du paro­libre Cangiullo, intitulée Piedigrotta.

: Après quoi, chacun s'en fut coucher.

LE RYTHME COLORÉ

J’avais prévu cet art qui serait à la peinture ce que la musique est à la littérature. L’artiste qui s’est donné la peine de le faire naître s’appelle Léopold Sturzwage1. Il vit dans un sixième à Montrouge. Il a communiqué les caractéristiques de son idée à l’Académie des sciences et cherche une société cinématographique disposée à faire les frais des premières tentatives d’orchestration colorée.

On peut comparer le Rythme coloré à la musique, mais les analogies sont superficielles et il s’agit bien d’un art autonome, ayant des ressources infiniment variées qui lui sont propres.

U tire son origine de la pyrotechnie, des fontaines, des enseignes lumineuses et de ces palais de féerie qui, dans chaque exposition, habituent les yeux à jouir des changements kaléidoscopiques des nuances.

Nous aurons ainsi hors de la peinture statique, hors de la représentation cinématographique un art auquel on s’accoutumera vite et qui aura ses dilettantes infiniment sensibles au mouvement des couleurs, à leur compénétration, à leurs changements brusques ou lents, à leur rapprochement ou à leur fuite, etc.

Nul doute que le nom de Léopold Sturzwage à qui nous devons une nouvelle Muse ne devienne bientôt illustre.

 

 

 

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