jeudi 24 août 2023

Surveiller et punir – Michel Foucault

Surveiller et punir – Michel Foucault

I SUPPLICE

CHAPITRE PREMIER

Le corps des condamnés

 

CHAPITRE           II


L'éclat des supplices

De toute façon, la majeure partie des condamnations portait soit le bannissement ou l'amende : dans une jurispru-dence comme celle du Châtelet (qui ne connaissait que des délits relativement graves) le bannissement a représenté entre 1755 et 1785 plus de la moitié des peines infligées. Or une grande partie de ces peines non corporelles étaient accompagnées à titre accessoire de peines qui comportaient une dimension de supplice : exposition, pilori, carcan, fouet, marque; c'était la règle pour toutes les condamnations aux galères ou à ce qui en était l'équivalent pour les femmes — la réclusion à l'hôpital; le bannissement était souvent précédé de l'exposition et de la marque ; l'amende, parfois, était accompagnée du fouet. C'est non seulement dans les grandes mises à mort solennelles, mais sous cette forme annexe que le supplice manifestait la part significative qu'il avait dans la pénalité : toute peine un peu sérieuse devait emporter avec soi quelque chose du supplice.

 

Qu'est-ce qu'un supplice? « Peine corporelle, douloureuse, plus ou moins atroce », disait Jaucourt; et il ajoutait : « C'est un phénomène inexplicable que l'étendue de l'imagination des hommes en fait de barbarie et de cruauté 4. » Inexplicable, peut-être, mais certainement pas irrégulier ni sauvage. Le supplice est une technique et il ne doit pas être assimilé à l'extrémité d'une rage sans loi. Une peine, pour être un supplice, doit répondre à trois critères principaux : elle doit d'abord produire une certaine quantité de souffrance qu'on peut sinon mesurer exactement, du moins apprécier, comparer et hiérarchiser; la mort est un supplice dans la mesure où elle n'est pas simplement privation du droit de vivre, mais où elle est l'occasion et le terme d'une gradation calculée de souffrances : depuis la décapitation — qui les ramène toutes à un seul geste et dans un seul instant : le degré zéro du supplice — jusqu'à l'écartèle - ment qui les porte presque à l'infini, en passant par la pendaison, le bûcher et la roue sur laquelle on agonise longtemps; la mort-supplice est un art de retenir la vie dans la souffrance, en la subdivisant en « mille morts » et en obtenant, avant que cesse l'existence « the most exquisite agonies1 ». Le supplice repose sur tout un art quantitatif de la souffrance. Mais il y a plus : cette production est réglée. Le supplice met en corrélation le type d'atteinte corporelle, la qualité, l'intensité, la longueur des souffrances avec la gravité du crime, la personne du criminel, le rang de ses victimes. Il y a un code juridique de la douleur; la peine, quand elle est suppliciante, ne s'abat pas au hasard ou en bloc sur le corps; elle est calculée selon des règles détaillées : nombre de coups de fouet, emplacement du fer rouge, longueur de l'agonie sur le bûcher ou sur la roue (le tribunal décide s'il y a Heu d'étrangler aussitôt le patient au lieu de le laisser mourir, et au bout de combien de temps doit intervenir ce geste de pitié), type de mutilation à imposer (poing coupé, lèvres ou langue percées). Tous ces éléments divers multiplient les peines et se combinent selon les tribunaux et les crimes : « La poésie de Dante mise en lois », disait Rossi; un long savoir physico-pénal, en tout cas. Le supplice fait, en outre, partie d'un rituel. C'est un élément dans la liturgie punitive, et qui répond à deux exigences. Il doit, par rapport à la victime, être marquant : il est destiné, soit par la cicatrice qu'il laisse sur le corps, soit par l'éclat dont il est accompagné, à rendre infâme celui qui en est la victime; le supplice, même s'il a pour fonction de « purger » le crime, ne réconcilie pas; il trace autour ou, mieux, sur le corps même du condamné des signes qui ne doivent pas s'effacer; la mémoire des hommes, en tout cas, gardera le souvenir de l'exposition, du pilori, de la torture et de la souffrance dûment constatés. Et du côté de la justice qui l'impose, le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe. L'excès même des violences exercées est une des pièces de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n'est pas un à-côté honteux, c'est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. De là sans doute ces supplices qui se déroulent encore après la mort : cadavres brûlés, cendres jetées au vent, corps traînés sur des claies, exposés au bord des routes. La justice poursuit le corps au-delà de toute souffrance possible.

 

Le supplice pénal ne recouvre pas n'importe quelle punition corporelle : c'est une production différenciée de souffrances, un rituel organisé pour le marquage des victimes et la manifestation du pouvoir qui punit; et non point l'exaspération d'une justice qui, en oubliant ses principes, perdrait toute retenue. Dans les « excès » des supplices, toute une économie du pouvoir est investie.

 

Le corps supplicié s'inscrit d'abord dans b cérémonial judiciaire qui doit produire, en plein jour, la vérité du crime.

En France, comme dans la plupart des pays européens —

 

                                                     la notable exception de l'Angleterre —, toute la procédure criminelle, jusqu'à la sentence, demeurait secrète : c'est-à-dire opaque non seulement au public, mais à l'accusé lui-même. Elle se déroulait sans lui, ou du moins sans qu'il puisse connaître l'accusation, les charges, les dépositions, les preuves. Dans l'ordre de la justice criminelle, le savoir était le privilège absolu de la poursuite. « Le plus diligemment et le plus secrètement que faire se pourra », disait, à propos de l'instruction, l'édit de 1498. Selon l'ordonnance de 1670, qui résumait, et sur certains points renforçait, la sévérité de l'époque précédente, 1 était impossible à l'accusé d'avoir accès aux pièces de la procédure, impossible de connaître l'identité des dénonciateurs, impossible de savoir le sens des dépositions avant de récuser les témoins, impossible de faire valoir, jusqu'aux derniers moments du procès, les faits justificatifs, impossible d'avoir un avocat, soit pour vérifier la régularité de la procédure, soit pour participer, sur le fond, à la défense- De son côté, le magistrat avait le droit de recevoir des dénonciations anonymes, de cacher à l'accusé la nature de la cause, de l'interroger de façon captieuse, d'utiliser des insinuations l.11 constituait, à lui seul et en tout pouvoir, une vérité par laquelle il investissait l'accusé; et cette vérité, les juges la recevaient toute faite, sous forme de pièces et de rapports écrits; pour eux, ces éléments seuls faisaient preuve; ils ne rencontraient l'accusé qu'une fois pour l'interroger avant de rendre leur sentence. La forme secrète et écrite de la procédure renvoie au principe qu'en matière criminelle l'établissement de la vérité était pour le souverain et ses juges un droit absolu et un pouvoir exclusif. Ayrault supposait que cette procédure (déjà établie pour l'essentiel au XVIe siècle) avait comme origine « la peur des tumultes, des crieries et acclamations que fait ordinairement le peuple, la peur qu'il y eût du désordre, de la violence et impétuosité contre les parties voire même contre les juges »; le roi aurait voulu par là montrer que la « souveraine puissance » dont relève le droit de punir ne peut en aucun cas appartenir à « la multitude 1 ». Devant la justice du souverain, toutes les voix doivent se taire.

 

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 Mais s'il doit être, dans la procédure, la contrepartie vivante et orale de l'information écrite, s'il doit en être la réplique et comme l'authentification du côté de l'accusé, il doit être entouré de garanties et de formalités. Il garde quelque chose d'une transaction : c'est pourquoi on exige qu'il soit « spontané », qu'il soit formulé devant le tribunal compétent, qu'il soit fait en toute conscience, qu'il ne porte pas sur des choses impossibles, etc.1. Par l'aveu, l'accusé s'engage par rapport à la procédure; il signe la vérité de l'information.

 

Cette double ambiguïté de l'aveu (élément de preuve et contrepartie de l'information; effet de contrainte et transaction semi-volontaire) explique les deux grands moyens que le droit criminel classique utilise pour l'obtenir : le serment qu'on demande à l'accusé de prêter avant son interrogatoire (menace par conséquent d'être parjure devant ]a justice des hommes et devant celle de Dieu; et en même temps, acte rituel d'engagement) ; la torture (violence physique pour arracher une vérité, qui de toute façon, pour faire preuve, doit être répétée ensuite devant les juges, à titre d'aveu « spontané ») .

 

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Or, curieusement, cet engrenage des deux rituels à travers le corps se poursuit, la preuve faite et la sentence formulée, dans l'exécution elle -même de la peine. Et le corps du condamné est nouveau une pièce essentielle dans le cérémonial du châtiment public. Au coupable de porter en plein jour sa condamnation et la vérité du crime qu'il a commis. Son corps montré, promené, exposé, supplicié, doit être comme le support public d'une procédure qui était restée jusque-là dans l'ombre; en lui, sur lui, l'acte de justice doit devenir lisible pour tous. Cette manifestation actuelle et éclatante de la vérité dans l'exécution publique des peines prend, au XVIIIe siècle, plusieurs aspects.

 

1. Faire d'abord du coupable le héraut de sa propre condamnation. On le charge, en quelque sorte, de la proclamer et d'attes ter ainsi la vérité de ce qui lui a été reproché : promenade à travers les rues, écriteau qu'on lui accroche au dos, sur la poitrine ou sur la tête pour rappeler la sentence; haltes à différents carrefours, lecture de l'arrêt de condamnation, amende honorable à la porte des églises, au cours de laquelle le condamné reconnaît solennellement son crime : « Nus pieds, en chemise, portant une torche, à genoux dire et déclarer que méchamment, horriblement, proditoirement et de dessein prémédité, il avait commis le très détestable crime, etc. »; exposition à un poteau où sont rappelés les faits et la sentence; lecture encore une fois de l'arrêt au pied de l'échafaud; qu'il s'agisse simplement du pilori ou du bûcher et de la roue, le condamné publie son crime et la justice qu'on lui fait rendre, en les portant physiquement sur son corps.

 

2. Poursuivre une fois encore la scène de l'aveu. Doubler la proclamation contrainte de l'amende honorable par une reconnaissance spontanée et publique. Instaurer le supplice comme moment de vérité. Faire que ces derniers instants où le coupable n'a plus rien à perdre soient gagnés pour la pleine lumière du vrai. Déjà le tribunal pouvait décider, après condamnation, une nouvelle torture pour arracher le nom des complices éventuels. Il était prévu également qu'au moment de monter sur l'échafaud le condamné pouvait demander un répit pour faire de nouvelles révélations. Le public attendait cette nouvelle péripétie de la vérité. Beaucoup en profitaient pour gagner un peu de temps, comme ce Michel Barbier, coupable d'attaque à main armée : « Il regarda effrontément l'échafaud en disant que ce n'était certainement pas pour lui qu'on l'avait élevé, attendu qu'il était innocent; il demanda d'abord à monter à la chambre où il ne fit que battre la campagne pendant une demi-heure, cherchant toujours à vouloir se justifier; puis envoyé au supplice, il monte sur l'échafaud d'un air décidé, mais lorsqu'il se voit dépouillé de ses habits et attaché sur la croix prêt à recevoir les coups de barre, il demande à remonter une seconde fois à la chambre et y fait enfin l'aveu de son crime et déclare même qu'il était coupable d'un autre assassinat 1. » Le vrai supplice a pour fonction de faire éclater la vérité; et en cela il poursuit, jusque sous les yeux du public, le travail de la question. Il apporte à la condamnation la signature de celui qui la subit. Un supplice bien réussi justifie la justice, dans la mesure où il publie la vérité du crime dans le corps même du supplicié. Exemple du bon condamné, François Billiard qui avait été caissier général des postes et qui avait en 1772 assassiné sa femme; le bourreau voulait lui cacher le visage pour le faire échapper aux insultes : « On ne m'a point, dit -il, infligé cette peine que j'ai méritée pour que je ne sois pas vu du public... Il était encore vêtu de l'habit de deuil de son épouse... portait aux pieds des escarpins tout neufs, était frisé et poudré à blanc, avait une contenance si modeste et si imposante que les personnes qui s'étaient trouvées le contempler de plus près disaient qu'il fallait qu'il fût ou le chrétien le plus parfait ou le plus grand de tous les hypocrites. L'écriteau qu'il portait sur la poitrine s'étant dérangé, on a remarqué qu'il le rectifiait lui-même, sans doute pour qu'on pût le lire plus facilement. » La cérémonie pénale, si chacun de ses acteurs y joue bien son rôle, a l'efficacité d'un long aveu public.

3. Épingler le supplice sur le crime lui-même; établir de l'un l'autre une série de relations déchiffrables. Exposition du cadavre du condamné sur les lieux de son crime, ou à l'un des carrefours les plus proches. Exécution à l'endroit même où le crime avait été accompli — comme cet étudiant qui en 1723 avait tué plusieurs personnes et pour lequel le présidial de Nantes décide de dresser un échafaud devant la porte de l'auberge où il avait commis ses assassinats8. Utilisation de supplices « symboliques » où la forme de l'exécution renvoie à la nature du crime : on perce la langue des blasphémateurs, on brûle les impurs, on coupe le poing qui a tué; on fait parfois arborer au condamné l'instrument de son méfait — ainsi à Damiens le fameux petit couteau qu'on avait enduit de soufre et attaché à la main coupable pour qu'il brûle en même temps que lui. Comme le disait Vico, cette vieille jurisprudence fut « toute une poétique ».

 

A la limite, on trouve quelques cas de reproduction quasi théâtrale du crime dans l'exécution du coupable : mêmes instruments, mêmes gestes. Aux yeux de tous, la justice fait répéter le crime par les supplices, le publiant dans sa vérité et l'annulant en même temps dans la mort du coupable. Tard encore dans le XVIII6 siècle, en 1772, on trouve des sentences comme celle-ci : une servante de Cambrai, ayant tué sa maîtresse, est condamnée à être conduite au Heu de son supplice dans un tombereau a servant à enlever les immondices à tous les carrefours »; il y aura là « une potence au pied de laquelle sera mis le même fauteuil dans lequel était assise la dite de Laleu, sa maîtresse, lorsqu'elle l'a assassinée; et y étant placée, l'exécuteur de la haute justice lui coupera le poing droit et le jettera en sa présence au feu, et lui portera, immédiatement après, quatre coups du couperet dont elle s'est servie pour assassiner la dite de Laleu, dont le premier et le second sur la tête, le troisième sur l'avant-bras gauche, et le quatrième sur la poitrine; ce fait être pendue et étranglée à ladite potence jusqu'à ce que mort s'ensuive ; et à deux heures d'intervalle son corps mort sera décroché, et la tête séparée de celui-ci au pied de la dite potence sur le dit échafaud, avec le même couperet dont elle s'est servie pour assassiner sa maîtresse, et icelle tête exposée sur une figure de vingt pieds hors la porte du dit Cambrai, à portée du chemin qui conduit à Douai, et le reste du corps mis dans un sac, et enfoui près de la dite pique, à dix pieds de profondeur ».

 

4. Enfin la lenteur du supplice, ses péripéties, les cris et les souffrances du condamné jouent au terme du rituel judiciaire le rôle d'une épreuve ultime. Comme toute agonie, celle qui se déroule sur l'échafaud dit une certaine vérité : mais avec plus d'intensité, dans la mesure où la douleur la presse; avec plus de rigueur puisqu'elle est exactement au point de jonction entre le jugement des hommes et celui de Dieu; avec plus d'éclat puisqu'elle se déroule en public. Les souffrances du supplice prolongent celles de la question préparatoire; dans celle-ci cependant le jeu n'était pas joué et on pouvait sauver sa vie; maintenant on meurt à coup sûr, il s'agit de sauver son âme. Le jeu éternel a déjà commencé : le supplice anticipe sur les peines de l'au-delà; il montre ce qu'elles sont; il est le théâtre de l'enfer; les cris du condamné, sa révolte, ses blasphèmes signifient déjà son irrémédiable destin. Mais les douleurs d'ici-bas peuvent valoir aussi comme pénitence pour alléger les châtiments de l'au-delà : d'un tel martyre, s'il est supporté avec résignation, Dieu ne manquera pas de tenir compte. La cruauté de la punition terrestre s'inscrit en déduction de la peine future : la promesse du pardon s'y dessine. Mais on peut dire encore : des souffrances si vives ne sont-elles pas le signe que Dieu a abandonné le coupable aux mains des nommes? Et loin de gager une absolution future, elles figurent la damnation imminente; alors que, si le condamné meurt vite, sans agonie prolongée, n'est -ce pas la preuve que Dieu a voulu le protéger et empêcher qu'il ne tombe dans le désespoir? Ambiguïté donc de cette souffrance qui peut aussi bien signifier la vérité du crime ou l'erreur des juges, la bonté ou la méchanceté du criminel, la coïncidence ou la divergence entre le jugement des hommes et celui de Dieu. De là cette formidable curiosité qui presse les spectateurs autour de l'échafaud et des souffrances qu'il donne en spectacle; on y déchiffre le crime et l'innocence, le passé et le futur, l'ici-bas et l'éternel. Moment de vérité que tous les spectateurs interrogent : chaque parole, chaque cri, la durée de l'agonie, le corps qui résiste, la vie qui ne veut pas s'en arracher, tout cela fait signe : il y a celui qui a vécu « six heures sur la roue, ne voulant pas que l'exécuteur, qui le consolait et l'encourageait sans doute à son gré, le quittât un seul instant »; il y a celui qui meurt « dans des sentiments fort chrétiens, et qui témoigne le repentir le plus sincère »; celui qui « expire sur la roue une heure après y avoir été placé; on dit que les spectateurs de son supplice ont été attendris par les témoignages extérieurs de religion et de repentir qu'il avait donnés »; celui qui avait donné les signes les plus vifs de contrition tout au long du trajet jusqu'à l'échafaud, mais qui, placé vivant sur la roue, ne cesse de «c pousser des hurlements épouvantables »; ou encore cette femme qui « avait conservé son sang-froid jusqu'au moment de la lecture du jugement, mais dont la tête avait alors commencé de déranger ; elle est dans la plus totale folie lorsqu'on la pend ». Le cycle est bouclé : de la question à l'exécution, le corps a produit et reproduit la vérité du crime. Ou plutôt il constitue l'élément qui à travers tout un jeu de rituels et d'épreuves avoue que le crime a eu lieu, profère qu'il l'a lui-même commis, montre qu'il le porte inscrit en soi et sur soi, supporte l'opération du châtiment et manifeste, de la manière la plus éclatante-ses effets. Le corps plusieurs fois supplicié assure la synthèse de la réalité des faits et de la vérité de l'information, des actes de procédure et du discours du criminel, du crime et de la punition. Pièce essentielle par conséquent dans une liturgie pénale, où il doit constituer le partenaire d'une procédure ordonnée autour des droits formidables du souverain, de la poursuite et du secret.


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Le crime, outre sa victime immédiate, attaque le souverain; il l'attaque personnellement puisque la loi vaut comme la volonté du souverain; il l'attaque physiquement puisque la force de la loi, c'est la force du prince.

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Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que le souverain détient de faire la guerre à ses ennemis : châtier relève de ce « droit de glaive, de ce pouvoir absolu de vie ou de mort dont il est parlé dans le droit romain sous le nom de merum imperium, droit en vertu duquel le prince fait exécuter sa loi en ordonnant la punition du crime 1 ». Mais le châtiment est une manière aussi de poursuivre une vengeance qui est à la fois personnelle et publique, puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve en quelque sorte présente : « On voit par la définition de la loi même qu'elle ne tend pas seulement à défendre mais encore à venger le mépris de son autorité par la punition de ceux qui viennent à violer ses défenses2 . » Dans l'exécution de la peine la plus régulière, dans le respect le plus exact des formes juridiques, régnent les forces actives de la vindicte.

 

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Le supplice ne rétablissait pas la justice; il réactivait le pouvoir. Au XVIIe siècle, au début du XVIIIe encore, il n'était donc pas, avec tout son théâtre de terreur, le résidu non encore effacé d'un autre âge. Ses acharnements, son éclat, la violence corporelle, un jeu démesuré de forces, un cérémonial soigneux, bref tout son appareil s'inscrivait dans le fonctionnement politique de la pénalité.

 

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Il faut concevoir le supplice, tel qu'il est ritualisé encore au XVIIIe siècle, comme un opérateur politique. Il s'inscrit logiquement dans un système punitif, où le souverain, de manière directe ou indirecte, demande, décide, et fait exécuter les châtiments, dans la mesure où c'est lui qui, à travers la loi, a été atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimen majestatis, et dans le moindre des criminels un petit régicide en puissance. Et le régicide, à son tour, n'est ni plus ni moins que le criminel total et absolu, puisque au lieu d'attaquer, comme n'importe quel délinquant, une décision ou une volonté particulière du pouvoir souverain, il en attaque le principe dans la personne physique du prince. La punition idéale du régicide devrait former la somme de tous les supplices possibles

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Dans le sillage d'une cérémonie qui canalisait mal les rapports de pouvoir qu'elle cherchait à ritualiser, toute une masse de discours s'est précipitée, poursuivant le même affrontement; la proclamation posthume des crimes justifiait la justice, mais glorifiait aussi le criminel. De là, le fait que bientôt les réformateurs du système pénal ont demandé la suppression de ces feuilles volantes . De là le fait qu'on portait, dans le peuple, un si vif intérêt à ce qui jouait un peu le rôle de l'épopée mineure et quotidienne des illégalismes. De là le fait qu'elles ont perdu de leur importance à mesure que s'est modifiée la fonction politique de l'illégalisme populaire.

 

Et elles ont disparu à mesure que se développait une tout autre littérature du crime : une littérature où le crime est glorifié, mais parce qu'il est un des beaux-arts, parce qu'il ne peut être l'œuvre que de natures d'exception, parce qu'il révèle la monstruosité des forts et des puissants, parce que la scélératesse est encore une façon d'être un privilégié : du roman noir à Quincey, ou du Château d'Otrante à Baudelaire, il y a toute une réécriture esthétique du crime, qui est aussi l'appropriation de la criminalité sous des formes recevables.

 

 

 

II PUNITION

CHAPITRE PREMIER

 

La punition généralisée

 

 

 

 

 

« Que les peines soient modérées et proportionnées aux délits, que celle de mort ne soit plus décernée que contre les coupables assassins, et que les supplices qui révoltent l'humanité soient abolis. » La protestation contre les supplices, on la trouve partout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : chez les philosophes et les théoriciens du droit; chez des juristes, des hommes de loi, des parlementaires; dans les cahiers de doléances et chez les législateurs des assemblées. Il faut punir autrement : défaire cet affrontement physique du souverain avec le condamné; dénouer ce corps à corps, qui se déroule entre la vengeance du prince et la colère contenue du peuple, par l'intermédiaire du supplicié et du bourreau.

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Double péril. Il faut que la justice criminelle, au lieu de se venger, enfin punisse.

 

 

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En outre on constate, au long du XVIIIe siècle, un certain alourdissement de la justice, dont les textes, sur plusieurs points, aggravent la sévérité en Angleterre sur les 223 crimes capitaux qui étaient définis, au début du XIXe siècle, 156 l'avaient été au cours des cent dernières années; en France la législation sur le vagabondage avait été renouvelée et aggravée à plusieurs reprises depuis le XVIIe siècle; un exercice plus serré et plus méticuleux de la justice tend à prendre en compte toute une petite délinquance qu'elle laissait autrefois plus facilement échapper : « elle devient au XVIII6 siècle plus lente, plus lourde, plus sévère au vol, dont la fréquence relative a augmenté, et envers lequel elle prend désormais des allures bourgeoises de justice de classe  »; la croissance en France surtout, mais plus encore à Paris, d'un appareil policier empêchant le développement d'une criminalité organisée et à ciel ouvert, la décale vers des formes plus discrètes. Et à cet ensemble de précautions, il faut ajouter la croyance, assez généralement partagée, en une montée incessante et dangereuse des crimes.

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En fait, la dérive d'une criminalité de sang à une criminalité de fraude fait partie de tout un mécanisme complexe, où figurent le développement de la production, l'augmentation des richesses, une valorisation juridique et morale plus intense des rapports de propriété, des méthodes de surveillance plus rigoureuses, un quadrillage plus serré de la population, des techniques mieux ajustées de repérage, de capture, d'information : le déplacement des pratiques illégalistes est corrélatif d'une extension et d'un affinement des pratiques punitives.

 

Une transformation générale d'attitude, un « changement qui appartient au domaine de l'esprit et de la subconscience»? Peut-être, mais plus certainement et plus immédiatement, un effort pour ajuster les mécanismes de pouvoir qui encadrent l'existence des individus; une adaptation et un affinement des appareils qui prennent en charge et mettent sous surveillance leur conduite quotidienne, leur identité, leur activité, leurs gestes apparemment sans importance; une autre politique à propos de cette multiplicité de corps et de forces que constitue une population.

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C'est parce que le roi, pour des raisons de trésorerie, se donne le droit de vendre des offices de justice qui lui « appartiennent », qu'il a en face de lui des magistrats, propriétaires de leurs charges, non seulement indociles, mais ignorants, intéressés, prêts à la compromission. C'est parce qu'il crée sans cesse de nouveaux offices qu'il multiplie les conflits de pouvoir et d'attribution. C'est parce qu'il exerce un pouvoir trop serré sur ses « gens » et qu'il leur confère un pouvoir presque discrétionnaire qu'il intensifie les conflits dans la magistrature. C'est parce qu'il a mis la justice en concurrence avec trop de procédures hâtives (juridictions des prévôts ou des lieutenants de police) ou avec des mesures administratives, qu'il paralyse la justice réglée, qu'il la rend parfois indulgente et incertaine, maïs parfois précipitée et sévère.

 

 

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La réforme du droit criminel doit être lue comme une stratégie pour le réaménagement du pouvoir de punir, selon des modalités qui le rendent plus régulier, plus efficace, plus constant et mieux détaillé dans ses effets; bref qui majorent ses effets en diminuant son coût économique (c'est- à-dire en le dissociant du système de la propriété, des achats et des ventes, de la vénalité tant des offices que des décisions mêmes) et son coût politique (en le dissociant de l'arbitraire du pouvoir monarchique).

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On peut dire schématiquement que, sous l'Ancien Régime, les différentes strates sociales avaient chacune sa marge d'illégalisme toléré : la non- application de la règle, l'inobservation des innombrables édits ou ordonnances étaient une condition du fonctionnement politique et économique de la société. Trait qui n'est pas particulier à l'Ancien Régime?

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Mais dans la seconde moitié du XVIII siècle, le processus tend à s'inverser. D'abord avec l'augmentation générale de la richesse, mais aussi avec la grosse poussée" démographique, la cible principale de l'illégalisme populaire tend à n'être plus en première ligne les droits, mais les biens : le chapardage, le vol tendent à remplacer la contrebande et la lutte armée contre les gens de finances. Et dans cette mesure les paysans, les fermiers, les artisans se trouvent souvent en être la principale victime.

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De cette urgence à réprimer les innombrables pratiques d'illégalité, Colquhoun avait entrepris de donner pour la seule ville de Londres des preuves chiffrées : d'après les estimations des entrepreneurs et des assurances, le vol des produits importés d'Amérique et entreposés sur les rives de la Tamise s'élevait, bon an mal an, à 250 000 livres; au total, on dérobait & peu près pour 500 000 livres chaque année dans le seul port de Londres (et cela sans tenir compte des arsenaux) ;à quoi il fallait ajouter 700 ooo livres pour la ville elle-même.

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Ou pour dire les choses d'une autre manière : l'économie des illégalismes s'est restructurée avec le développement de la société capitaliste. L'illégalisme des biens a été séparé de celui des droits.

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Contre eux, il demande les peines les plus sévères (d'une manière bien caractéristique, il s'étonne qu'on leur soit plus indulgent qu'aux contrebandiers) ; il veut que la police soit renforcée, que la maréchaussée les poursuive avec l'aide de la population qui souffre de leurs vols; il demande que ces gens inutiles et dangereux « soient acquis à l'État et qu'ils lui appartiennent comme des esclaves à leurs maîtres »; et le cas échéant qu'on organise des battues collectives dans les bois pour les débusquer, chacun de ceux qui feront une capture recevant salaire : « On donne bien une récompense de 10 livres pour une tête de loup.

Un vagabond est infiniment plus dangereux pour la société .»

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Au niveau des principes, cette stratégie nouvelle se formule aisément dans la théorie générale du contrat. Le citoyen est censé avoir accepté une fois pour toutes, avec les lois de la société, celle-là même qui risque de le punir. Le criminel apparaît alors comme un être juridiquement paradoxal. Il a rompu le pacte, il est donc l'ennemi de la société tout entière, mais il participe à la punition qui s'exerce sur lui. Le moindre crime attaque toute la société; et toute la société — y compris le criminel — est présente dans la moindre punition. Le châtiment pénal est donc une fonction généralisée, coextensive au corps social et à chacun de ses éléments. Se pose alors le problème de la « mesure », et de l'économie du pouvoir de punir.

 

L'infraction oppose en effet un individu au corps social tout entier; contre lui, pour le punir, la société a le droit de se dresser tout entière. Lutte inégale : d'un seul côté, toutes les forces, toute la puissance, tous les droits. Et il faut bien qu'il en soit ainsi puisqu'il y va de la défense de chacun. Un formidable droit de punir se constitue ainsi puisque l'infracteur devient l'ennemi commun. Pire qu'un ennemi, même, car c'est de l'intérieur de la société qu'il lui porte ses coups — un traître. Un monstre ». Sur lui, comment la société n'aurait-elle pas un droit absolu? Comment ne demanderait-elle pas sa, suppression pure et simple? Et s'il est vrai que le principe des châtiments doit être souscrit dans le pacte, ne faut-il pas en toute logique que chaque citoyen accepte la peine extrême pour ceux d'entre eux qui les attaquent en corps. « Tout malfaiteur, attaquant le droit social, devient, par ses forfaits, rebelle et traître à la patrie; alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne; il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait périr le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi1. » Le droit de punir a été déplacé de la vengeance du souverain la défense de la société. Mais il se trouve alors recomposé avec des éléments si forts, qu'il devient presque plus redoutable.

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Ne pas viser l'offense passée mais le désordre futur. Faire en sorte que le malfaiteur ne puisse avoir ni l'envie de recommencer, ni la possibilité d'avoir des imitateurs 5. Punir sera donc un art des effets; plutôt que d'opposer l'énormité de la peine à l'énormité de la faute, il faut ajuster l'une à l'autre les deux séries qui suivent le crime : ses effets propres et ceux de la peine. Un crime sans dynastie n'appelle pas de châtiment. Pas plus — selon une autre version du même apologue — qu'à la veille de se dissoudre et de disparaître une société n'aurait le droit de dresser des échafauds. Le dernier des crimes ne peut que rester impuni.

 

 

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Mais il faut en outre que les procédures ne restent pas secrètes, que les raisons pour lesquelles on a condamné ou acquitté un inculpé soient connues de tous, et que chacun puisse reconnaître les raisons de punir : « Que le magistrat prononce son avis à haute voix, qu'il soit obligé de rapporter dans son jugement le texte de la loi qui condamne le coupable ... que les procédures qui sont ensevelies mystérieusement dans l'obscurité des greffes soient ouvertes à tous les citoyens qui s'intéressent au sort des condamnés 3. »

 

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Au point de départ, on peut donc placer le projet politique de quadriller exactement les illégalismes, de généraliser la fonction punitive, et de délimiter, pour le contrôler, le pouvoir de punir. Or, de là se dégagent deux lignes d'objectivation du crime et du criminel. D'un côté, le criminel désigné comme l'ennemi de tous, que tous ont intérêt à poursuivre, tombe hors du pacte, se disqualifie comme citoyen, et surgit, portant en lui comme un fragment sauvage de nature ; il apparaît comme le scélérat, le monstre, le fou peut-être, le malade et bientôt l' « anormal ». C'est à ce titre qu'il relèvera un jour d'une objectivation scientifique, et du « traitement » qui lui est corrélatif. D'un autre côté, la nécessité de mesurer, de l'intérieur, les effets du pouvoir punitif prescrit des tactiques d'intervention sur tous les criminels, actuels ou éventuels : l'organisation d'un champ de prévention, le calcul des intérêts, la mise en circulation de représentations et de signes, la constitution d'un horizon de certitude et de vérité, l'ajustement des peines à des variables de plus en plus fines ; tout cela conduit également à une objectivation des criminels et des crimes. Dans les deux cas, on voit que le rapport de pouvoir qui sous- tend l'exercice de la punition commence à se doubler d'une relation d'objet dans laquelle se trouvent pris non seulement le crime comme fait à établir selon des normes communes, mais le criminel comme individu à connaître selon des critères spécifiques. On voit aussi que cette relation d'objet ne vient pas se superposer, de l'extérieur, à la pratique punitive, comme ferait un interdit posé à la rage des supplices par les limites de la sensibilité, ou comme ferait une interrogation, rationnelle ou « scientifique » sur ce qu'est cet homme qu'on punit. Les processus d'objectivation naissent dans les tactiques mêmes du pouvoir et dans l'aménagement de son exercice.

 

 

 

CHAPITRE II

 

La douceur des peines

 

 

 

 

 

L'art de punir doit donc reposer sur toute une technologie de la représentation. L'entreprise ne peut réussir que si elle s'inscrit dans une mécanique naturelle.

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t. Être aussi peu arbitraires que possible. Il est vrai que c'est la société qui définit, en fonction de ses intérêts propres, ce qui doit être considéré comme crime : celui-ci n'est donc pas naturel. Mais si on veut que la punition puisse sans difficulté se présenter à l'esprit dès qu'on pense au crime, il faut que de l'un à l'autre, le lien soit le plus immédiat possible : de ressemblance, d'analogie, de proximité. Il faut donner « à la peine toute la conformité possible avec la nature du délit, afin que la crainte d'un châtiment éloigne l'esprit de la route où la conduisait la perspective d'un crime avantageux  ». La punition idéale sera transparente au crime qu'elle sanctionne; ainsi pour celui qui la contemple, elle sera infailliblement le signe du crime qu'elle châtie ; et pour celui qui rêve au crime, la seule idée du méfait réveillera le signe punitif. Avantage pour la stabilité de la liaison, avantage pour le calcul des proportions entre crime et châtiment et pour la lecture quantitative des intérêts ; avantage aussi puisqu'en prenant la forme d'une suite naturelle, la punition n'apparaît pas comme l'effet arbitraire d'un pouvoir humain : « Tirer le délit du châtiment, c'est le meilleur moyen de proportionner la punition au crime. Si c'est là le triomphe de la justice, c'est aussi le triomphe de la liberté, puisque alors les peines ne venant plus de la volonté du législateur, mais de la nature des choses, on ne voit plus l'homme faire violence à l'homme . » Dans la punition analogique, le pouvoir qui punit se cache.

 

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Plusieurs moyens. « Aller droit à la source du mal 3. » Briser le ressort qui anime la représentation du crime. Rendre sans force l'intérêt qui l'a fait naître. Derrière les délits de vagabondage, il y a la paresse ; c'est elle qu'il faut combattre. « On ne réussira pas en enfermant les mendiants dans des prisons infectes qui sont plutôt des cloaques », il faudra les contraindre au travail. « Les employer, c'est le meilleur moyen de les punir . » Contre une mauvaise passion, une bonne habitude; contre une force, une autre force, mais il s'agit de celle de la sensibilité et de la passion, non de celles du pouvoir avec ses armes. « Ne doit-on pas déduire toutes les peines de ce principe si simple, si heureux et déjà connu de les choisir dans ce qu'il y a de plus déprimant pour la passion qui a conduit au crime commis ? »

 

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Dans l'ancien système, le corps des condamnés devenait la chose du roi, sur laquelle le souverain imprimait sa marque et abattait les effets de son pouvoir. Maintenant, il sera plutôt bien social, objet d'une appropriation collective et utile. De là le fait que les réformateurs ont presque toujours proposé les travaux publics comme une des meilleures peines possibles; les Cahiers de doléances, d'ailleurs, les ont suivis : « Que les condamnés à quelque peine au-dessous de la mort, le soient aux travaux publics du pays, un temps proportionné à leur crime3. » Travail public voulant dire deux choses : intérêt collectif à la peine du condamné et caractère visible, contrôlable du châtiment. Le coupable, ainsi, paye deux fois : par le labeur qu'il fournit et par les signes qu'il produit. Au cœur de la société, sur les places publiques ou les grands chemins, le condamné est un foyer de profits et de significations. Visiblement, il sert à chacun; mais en même temps, il glisse dans l'esprit de tous le signe crime-châtiment : utilité seconde, purement morale celle-là, mais combien plus réelle.

 

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 Voici donc comment il faut imaginer la cité punitive. Aux carrefours, dans les jardins, au bord des routes qu'on refait ou des ponts qu'on construit, dans des ateliers ouverts à tous, au fond des mines qu'on va visiter, mille petits théâtres de châtiments. A chaque crime, sa loi ; à chaque criminel, sa peine. Peine visible, peine bavarde qui dit tout, qui explique, se justifie, convainc : écriteaux, bonnets, affiches, placards, symboles, textes lus ou imprimés, tout cela répète inlassablement le Code. Des décors, des perspectives, des effets d'optique, des trompe-l'œil parfois grossissent la scène, la rendent plus redoutable qu'elle n'est, mais plus claire aussi.

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Alors que si, sans multiplier les crimes, on peut multiplier l'exemple des châtiments, on parvient enfin à les rendre moins nécessaires; d'ailleurs l'obscurité des prisons devient un sujet de défiance pour les citoyens; ils supposent facilement qu'il s'y commet de grandes injustices... Il y a certainement quelque chose qui va mal, quand la loi qui est faite pour le bien de la multitude, au lieu d'exciter sa reconnaissance, excite continuellement ses murmures »

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Tantôt au nom des principes juridiques classiques : « Les prisons, dans l'intention de la loi, étant destinées non pas à punir mais à s'assurer de leurs personnes ... » Tantôt au nom des effets de la prison qui punit déjà ceux qui ne sont pas encore condamnés, qui communique et généralise le mal qu'elle devrait prévenir et qui va contre le principe de l'individualité des peines en sanctionnant toute une famille; on dit que « la prison n'est pas une peine. L'humanité se soulève contre cette affreuse pensée que ce n'est pas une punition de priver un citoyen du plus précieux des biens, de le plonger ignominieusement dans le séjour du crime, de l'arracher à tout ce qu'il a de cher, de le précipiter peut-être dans la ruine et d'enlever non seulement à lui mais à sa malheureuse famille tous les moyens de subsistance2 ». Et les cahiers, à plusieurs reprises, demandent la suppression de ces maisons d'internement : « Nous croyons que les maisons de force doivent être rasées 3... » Et en effet le décret du 13 mars 1790 ordonne qu'on remette en liberté « toutes les personnes détenues dans les châteaux, maisons religieuses, maisons de force, maisons de police ou autres prisons quelconques, par lettres de cachet ou par ordre des agents du pouvoir exécutif ».

 

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Points de convergence. En premier lieu, le retournement temporel de la punition. Les « réformatoires » se donnent pour fonction, eux aussi, non pas d'effacer un crime, mais d'éviter qu'il recommence. Ce sont des dispositifs tournés vers l'avenir, et qui sont aménagés pour bloquer la répétition du méfait.

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Et pourtant la disparité éclate dès qu'il s'agit de définir les techniques de cette correction individualisante. Là où se fait la différence, c'est dans la procédure d'accès à l'individu, la manière dont le pouvoir punitif se donne prise sur lui, les instruments qu'il met en œuvre pour assurer cette transformation; c'est dans la technologie de la peine, non pas dans son fondement théorique; dans le rapport qu'elle établit au corps et à l'âme, et non pas dans la manière dont elle s'insère à l'intérieur du système du droit.

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L'appareil de la pénalité corrective agit de façon tout autre. Le point d'application de la peine, ce n'est pas la représentation, c'est le corps, c'est le temps, ce sont les gestes et les activités de tous les jours; l'âme aussi, mais dans la mesure où elle est le siège d'habitudes. Le corps et l'âme, comme principes des comportements, forment l'élément qui est maintenant proposé à l'intervention punitive. Plutôt que sur un art de représentations, celle-ci doit reposer sur une manipulation réfléchie de l'individu : « Tout crime a sa guérison dans l'influence physique et morale »; il faut donc pour déterminer les châtiments « connaître le principe des sensations et des sympathies qui se produisent dans le système nerveux1 ». Quant aux instruments utilisés, ce ne sont plus des jeux de représentation qu'on renforce et qu'on fait circuler; mais des formes de coercition, des schémas de contrainte appliqués et répétés. Des exercices, non des signes : horaires, emplois du temps, mouvements obligatoires, activités régulières, méditation solitaire, travail en commun, silence, application, respect, bonnes habitudes. Et finalement ce qu'on essaie de reconstituer dans cette technique de correction, ce n'est pas tellement le sujet de droit, qui se trouve pris dans les intérêts fondamentaux du pacte social; c'est le sujet obéissant, l'individu assujetti à des habitudes, des règles, des ordres, une autorité qui s'exerce continûment autour de lui et sur lui, et qu'il doit laisser fonctionner automatiquement en lui. Deux manières, donc, bien distinctes de réagir à l'infraction : reconstituer le sujet juridique du pacte social — ou former un sujet d'obéissance plié à la forme à la fois générale et méticuleuse d'un pouvoir quelconque.

 

Tout cela ne ferait peut-être qu'une différence bien spéculative — puisque au total il s'agit dans les deux cas de former des individus soumis — si la pénalité « de coercition » n'emportait avec elle quelques conséquences capitales. Le dressage de la conduite par le plein emploi du temps, l'acquisition des habitudes, les contraintes du corps impliquent entre celui qui est puni et celui qui le punit un rapport bien particulier.

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En tout cas, on peut dire qu'on se trouve à la fin du XVIIIe siècle devant trois manières d'organiser le pouvoir de punir. La première, c'est celle qui fonctionnait encore et qui prenait appui sur le vieux droit monarchique. Les autres se réfèrent toutes deux à une conception préventive, utilitaire, corrective d'un droit de punir qui appartiendrait à la société tout entière; mais elles sont très différentes l'une de l'autre, au niveau des dispositifs qu'elles dessinent. En schématisant beaucoup, on peut dire que, dans le droit monarchique, la punition est un cérémonial de souveraineté ; elle utilise les marques rituelles de la vengeance qu'elle applique sur le corps du condamné ; et elle déploie aux yeux des spectateurs un effet de terreur d'autant plus intense qu'est discontinue, irrégulière et toujours au-dessus de ses propres lois, la présence physique du souverain et de son pouvoir. Dans le projet des juristes réformateurs, la punition est une procédure pour requalifier les individus comme sujets, de droit; elle utilise non des marques, mais des signes, des codés de représentations, dont la scène de châtiment doit assurer la circulation la plus rapide, et l'acceptation la plus universelle possible. Enfin dans le projet d'institution carcérale qui s'élabore, la punition est une technique de coercition de? individus ; elle met en œuvre des procédés de dressage du corps — non des signes — avec les traces qu'il laisse, sous forme d'habitudes, dans le comportement; et elle suppose la mise en place d'un pouvoir spécifique de gestion de la peine. Le souverain et sa force, le corps social, l'appareil administratif. La marque, le signe, la trace. La cérémonie, la représentation, l'exercice. L'ennemi vaincu, le sujet de droit en voie de requalification, l'individu assujetti à une coercition immédiate. Le corps qu'on supplicie, l'âme dont on manipule les représentations, le corps qu'on dresse : on a là trois séries d'éléments qui caractérisent les trois dispositifs affrontés les uns aux autres dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. On ne peut les réduire ni à des théories du droit (bien qu'ils les recoupent) ni les identifier à des appareils ou à des institutions (bien qu'ils prennent appui sur eux) ni les faire dériver de choix moraux (bien qu'ils y trouvent leur justification). Ce sont des modalités selon lesquelles s'exerce le pouvoir de punir. Trois technologies de pouvoir.

 

 

 

 

 

III DISCIPLINE

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Les corps dociles

 

 

 

 

Dans ces schémas de docilité, auxquels le XVIIIe siècle a porté tant d'intérêt, quoi de si nouveau? Ce n'est pas la première fois, à coup sûr, que le corps fait l'objet d'investissements si impérieux et si pressants; dans toute société, le corps est pris à l'intérieur de pouvoirs très serrés, qui lui imposent des contraintes, des interdits ou des obligations. Plusieurs choses cependant sont nouvelles dans ces techniques. L'échelle, d'abord, du contrôle : il ne s'agit pas de traiter le corps, par masse, en gros, comme s'il était une unité indissociable, mais de le travailler dans le détail; d'exercer sur lui une coercition ténue, d'assurer des prises au niveau même de la mécanique — mouvements, gestes, attitudes, rapidité : pouvoir infinitésimal sur le corps actif. L'objet, ensuite, du contrôle : non pas ou non plus les éléments signifiants de la conduite ou le langage du corps, mais l'économie, l'efficacité des mouvements, leur organisation interne ; la contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes; la seule cérémonie qui importe vraiment, c'est celle de l'exercice. La modalité enfin : elle implique une coercition ininterrompue, constante, qui veille sur les processus de l'activité plutôt que sur son résultat et elle s'exerce selon une codification qui quadrille au plus près le temps, l'espace, les mouvements. Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l'assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c'est cela qu'on peut appeler les « disciplines ». Beaucoup des procédés disciplinaires existaient depuis longtemps — dans les couvents, dans les armées, dans les ateliers aussi. Mais les disciplines sont devenues au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle des formules générales de domination. Différentes de l'esclavage puisqu'elles ne se fondent pas sur un rapport d'appropriation des corps; c'est même l'élégance de la discipline de se dispenser de ce rapport coûteux et violent en obtenant des effets d'utilité au moins aussi grands. Différentes aussi de la domesticité, qui est un rapport de domination constant, global, massif, non analytique, illimité et établi sous la forme de la volonté singulière du maître, son « caprice ». Différentes de la vassalité qui est un rapport de soumission hautement codé, mais lointain et qui porte moins sur les opérations du corps que sur les produits du travail et les marques rituelles de l'allégeance. Différentes encore de l'ascétisme et des « disciplines » de type monastique, qui ont pour fonction d'assurer des renoncements plutôt que des majorations d'utilité et qui, s'ils impliquent l'obéissance à autrui, ont pour fin principale une augmentation de la maîtrise de chacun sur son propre corps. Le moment historique des disciplines, c'est le moment où naît un art du corps humain, qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l'alourdissement de sa sujétion, mais la formation d'un rapport qui dans le même mécanisme le rend d'autant plus obéissant qu'il est plus utile, et inversement. Se forme alors une politique des coercitions qui sont un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. Une « anatomie politique », qui est aussi bien une « mécanique du pouvoir », est en train de naître; elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu'ils fassent ce qu'on désire, mais pour qu'ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l'efficacité qu'on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps « dociles ». La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d'utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d'obéissance). D'un mot : elle dissocie le pouvoir du corps; elle en fait d'une part une « aptitude », une « capacité » qu'elle cherche à augmenter; et elle inverse d'autre part l'énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte. Si l'exploitation économique sépare la force et le produit du travail, disons que la coercition disciplinaire établit dans le corps le lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue.

 

 

L'ART DES REPARTITIONS

 

1. La discipline parfois exige la clôture, la spécification d'un lieu hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même. Lieu protégé de la monotonie disciplinaire. Il y a eu le grand « renfermement » des vagabonds et des misérables ; il y en a eu d'autres plus discrets, mais insidieux et efficaces. Collèges : le modèle du couvent peu à peu s'impose; l'internat apparaît comme le régime d'éducation sinon le plus fréquent, du moins le plus parfait ; il devient obligatoire à Louis-le-Grand quand, après le départ des Jésuites, on en fait un collège modèle. Casernes : il faut fixer l'armée, cette masse vagabonde; empêcher le pillage et les violences; apaiser les habitants qui supportent mal les troupes de passage; éviter les conflits avec les autorités civiles ; arrêter les désertions ; contrôler les dépenses.

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2. Mais le principe de « clôture » n'est ni constant, ni indispensable, ni suffisant dans les appareils disciplinaires. Ceux-ci travaillent l'espace d'une manière beaucoup plus souple et plus fine. Et d'abord selon le principe de la localisation élémentaire ou du quadrillage. A chaque individu, sa place; et en chaque emplacement, un individu. Éviter les distributions par groupes; décomposer les implantations collectives; analyser les pluralités confuses, massives ou fuyantes. L'espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu'il y a de corps ou d'éléments à répartir. II faut annuler les effets des répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse; tactique d'antidésertion, d'antivagabondage, d'antiagglomération. Il s'agit d'établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d'instaurer les communications utiles, d'interrompre les autres, de pouvoir à chaque instant surveiller la conduite de chacun, l'apprécier, la sanctionner, mesurer les qualités ou les mérites. Procédure donc, pour connaître, pour maîtriser et pour utiliser. La discipline organise un espace analytique.

 

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3. La règle des emplacements fonctionnels va peu à peu, dans les institutions disciplinaires, coder un espace que l'architecture laissait en général disponible et prêt à plusieurs usages. Des places déterminées se définissent pour répondre non seulement à la nécessité de surveiller, de rompre les communications dangereuses, mais aussi de créer un espace utile. Le processus apparaît clairement dans les hôpitaux, surtout dans les hôpitaux militaires et maritimes.

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4. Dans la discipline, les éléments sont interchangeables puisque chacun se définit par la place qu'il occupe dans une série, et par l'écart qui le sépare des autres. L'unité n'y est donc ni le territoire (unité de domination), ni le lieu (unité de résidence), mais le rang : la place qu'on occupe dans un classement, le point où se croisent une ligne et une colonne, l'intervalle dans une série d'intervalles qu'on peut parcourir les uns après les autres. La discipline, art du rang et technique pour la transformation des arrangements. Elle individualise les corps par une localisation qui ne les implante pas, mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations.

 

 

LE  CONTRÔLE DE L'ACTIVITÉ

 

1. L'emploi du temps est un vieil héritage. Les communautés monastiques en avaient sans doute suggéré le modèle strict. Il s'était vite diffusé. Ses trois grands procédés — établir des scansions, contraindre à des occupations déterminées, régler les cycles de répétition — se sont retrouvés très tôt dans les collèges, les ateliers, les hôpitaux. A l'intérieur des schémas anciens, les nouvelles disciplines n'ont pas eu de peine à se loger; les maisons d'éducation et les établissements d'assistance prolongeaient la vie et la régularité des couvents dont elles étaient souvent les annexes. La rigueur du temps industriel a gardé longtemps une allure religieuse; au XVIIe siècle, le règlement des grandes manufactures précisait les exercices qui devaient scander le travail : « Toutes les personnes..., arrivant le matin à leur métier avant que de travailler commenceront par laver leurs mains, offriront à Dieu leur travail, feront le signe de la croix et commenceront à travailler1 »; mais au XIXe siècle encore, lorsqu'on voudra utiliser dans l'industrie des populations rurales, il arrive qu'on fasse appel, pour les habituer au travail en ateliers, à des congrégations; on encadre les ouvriers dans des « usines-couvents ». La grande discipline militaire s'est formée, dans les armées protestantes de Maurice d'Orange et de Gustave Adolphe, à travers une rythmique du temps qui était scandée par les exercices de piété; l'existence à l'armée doit avoir, disait Boussanelle, bien plus tard, certaines « des perfections du cloître même 2 ». Pendant des siècles, les ordres religieux ont été des maîtres de discipline : ils étaient les spécialistes du temps, grands techniciens du rythme et des activités régulières. Mais ces procédés de régularisation temporelle dont elles héritent, les disciplines les modifient. En les affinant d'abord. C'est en quarts d'heure, en minutes, en secondes qu'on se met à compter. A l'armée, bien sûr : Guibert fit procéder systématiquement à des chronométrages de tir dont Vauban avait eu l'idée. Dans les écoles élémentaires, la découpe du temps devient de plus en plus ténue ; les activités sont cernées au plus près par des ordres auxquels il faut répondre immédiatement : « au dernier coup de l'heure, un écolier sonnera la cloche et au premier coup tous les écoliers se mettront à genoux, les bras croisés et les yeux baissés. La prière étant finie, le maître frappera un coup de signal pour faire lever les élèves, un second pour leur faire signe de saluer le Christ, et le troisième pour les faire asseoir1 ». Au début du XIXe siècle, on proposera pour l'école mutuelle des emplois du temps comme celui-ci : 8 h 45 entrée du moniteur, 8 h 52 appel du moniteur,

8 h 56 entrée des enfants et prière, 9 h entrée dans les bancs, 9 h 04 première ardoise, 9 h 08 fin de la dictée, 9 h 12 deuxième ardoise, etc.2. L'extension progressive du salariat entraîne de son côté un quadrillage resserré du temps : « S'il arrivait que les ouvriers se rendissent plus tard qu'un quart d'heure après que la cloche aura été sonnée3... »; « celui des compagnons qui serait demandé pendant le travail et qui perdrait plus de cinq minutes... »; « celui qui ne sera pas à son travail à l'heure précise ... ». Mais on cherche aussi à assurer la qualité du temps employé : contrôle ininterrompu, pression des surveillants, annulation de tout ce qui peut troubler et distraire; il s'agit de constituer un temps intégralement utile : « Il est expressément défendu pendant le travail d'amuser les compagnons par des gestes ou autrement, de jouer à quelque jeu que ce soit, de manger, dormir, raconter des histoires et comédies 5 »; et même pendant l'interruption du repas, « il ne sera fait aucun discours  d'histoire,  d'aventure  ou  d'autres  entretiens  qui détournent les ouvriers de leur travail »; « il est expressément défendu à tout ouvrier et sous aucun prétexte que ce puisse être d'introduire du vin dans la manufacture et de boire dans les ateliers 1 ». Le temps mesuré et payé doit être aussi un temps sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité, tout au long duquel le corps reste appliqué à son exercice. L'exactitude et l'application sont, avec la régularité, les vertus fondamentales du temps disciplinaire. Mais là n'est pas le plus nouveau. D'autres procédés sont plus caractéristiques des disciplines.

 

2. élaboration temporelle de l'acte.

3. D'où la mise en corrélation du corps et du geste. Le contrôle disciplinaire ne consiste pas simplement à enseigner ou à imposer une série de gestes définis ; il impose la relation la meilleure entre un geste et l'attitude globale du corps, qui en est la condition d'efficacité et de rapidité. Dans le bon emploi du corps, qui permet un bon emploi du temps, rien ne doit rester oisif ou inutile : tout doit être appelé à former le support de l'acte requis. Un corps bien discipliné forme le contexte opératoire au moindre geste. Une bonne écriture par exemple suppose une gymnastique — toute une routine dont le code rigoureux investit le corps en son entier, de la pointe du pied au bout de l'index. Il faut « tenir le corps droit, un peu tourné et dégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur le devant, en sorte que le coude étant posé sur la table, le menton puisse être appuyé sur le poing, à moins que la portée de la vue ne le per mette pas ; la jambe gauche doit être un peu plus avancée sous la table que la droite.

 

4. L'articulation corps-objet. La discipline définit chacun des rapports que le corps doit entretenir avec l'objet qu’il manipule. Entre l ' un et l'autre, elle dessine un engrenage soigneux. « Portez l'arme en avant. En trois temps. On élèvera le fusil de la main droite, en le rapprochant du corps pour le tenir perpendiculairement vis -à-vis du genou droit, le bout du canon à hauteur de l'oeil, le saisissant en frappant de la main gauche, le bras tendu serré au corps à la hauteur du ceinturon. Au deuxième, on ramènera le fusil de la main gauche devant soi, le canon en dedans entre les deux yeux, à plomb, la main droite le saisira à la poignée, le bras tendu, la sous- garde appuyée sur le premier doigt, la main gauche à hauteur de la crante, le pouce allongé le long du canon contre la moulure. Au troisième, on quittera le fusil de la main gauche, pour la laisser tomber le long de la cuisse, l'élevant de la main droite, la platine en dehors et vis -à-vis de la poitrine, le bras droit tendu à demi, le coude serré au corps, le pouce allongé contre la platine, appuyé à la première vis, le chien appuyé sur le premier doigt, le canon à plomb. » On a là un exemple de ce qu'on pourrait appeler le codage instrumental du corps.

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5. L'utilisation exhaustive. Le principe qui était sous-jacent à l'emploi du temps dans sa forme traditionnelle était essentiellement négatif; principe de non -oisiveté : il est interdit de perdre un temps qui est compté par Dieu et payé par les hommes; l'emploi du temps devait conjurer le péril de le gaspiller — faute morale et malhonnêteté économique. La discipline, elle, aménage une économie positive; elle pose le principe d'une utilisation théoriquement toujours croissante du temps : exhaustion plutôt qu'emploi; il s'agit d'extraire, du temps, toujours davantage d'instants disponibles et de chaque instant, toujours davantage de forces utiles. Ce qui signifie qu'il faut chercher à intensifier l'usage du moindre instant, comme si le temps, dans son fractionnement même, était inépuisable; ou comme si, du moins, par un aménagement interne de plus en plus détaillé, on pouvait tendre vers un point idéal où le maximum de rapidité rejoint le maximum d'efficacité.

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Ainsi apparaît une exigence nouvelle à laquelle la discipline doit répondre : construire une machine dont l'effet sera maximalisé par l'articulation concertée des pièces élémentaires dont elle est composée. La discipline n'est plus simplement un art de répartir des corps, d'en extraire et d'en cumuler du temps, mais de composer des forces pour obtenir un appareil efficace. Cette exigence se traduit de plusieurs manières.

 

1. Le corps singulier devient un élément qu'on peut placer, mouvoir, articuler sur d'autres. Sa vaillance ou sa force ne sont plus les variables principales qui le définissent; mais la place qu'il occupe, l'intervalle qu'il couvre, la régularité, le bon ordre selon lesquels il opère ses déplacements. L'homme de troupe est avant tout un fragment d'espace mobile, avant d'être un courage ou un honneur. Caractérisation du soldat par Guibert : « Quand il est sous les armes, il occupe deux pieds dans son plus grand diamètre, c'est-à-dire à le prendre d'un bout à l'autre, et environ un pied dans sa plus grande épaisseur, prise de la poitrine aux épaules, à quoi il faut ajouter un pied d'intervalle réel entre lui et l'homme qui le suit; ce qui donne deux pieds en tous sens par soldat et indique qu'une troupe d'infanterie en bataille occupe, soit dans un front soit dans sa profondeur, autant de pas qu'elle a de files 2. » Réduction fonctionnelle du corps. Mais aussi insertion de ce corps-segment dans tout un ensemble sur lequel il s'articule. Le soldat dont le corps a été dressé à fonctionner pièce à pièce pour des opérations déterminées doit à son tour former élément dans un mécanisme d'un autre niveau. On instruira d'abord les soldats « un à un, puis deux à deux, ensuite en plus grand nombre.., On observera pour le maniement des armes, quand les soldats y auront été instruits séparément, de le leur faire exécuter deux à deux, et de leur faire changer de place alternativement pour que celui de la gauche apprenne à se régler sur celui de droite1 ». Le corps se constitue comme pièce d'une machine multisegmentaire.

2. Pièces également, les diverses séries chronologiques que la discipline doit combiner pour former un temps composé. Le temps des uns doit s'ajuster au temps des autres de manière que la quantité maximale de forces puisse être extraite de chacun et combinée dans un résultat optimal. Servan rêvait ainsi d'un appareil militaire qui couvrirait tout le territoire de la nation et où chacun serait occupé sans interruption mais de manière différente selon le segment évolutif, la séquence génétique dans laquelle il se trouve. La vie militaire commencerait au plus jeune âge, quand on apprendrait aux enfants, dans des « manoirs militaires », le métier des armes; elle s'achèverait dans ces mêmes manoirs, lorsque les vétérans, jusqu'à leur dernier jour, enseigneraient les enfants, feraient manœuvrer les recrues, présideraient aux exercices des soldats, les surveilleraient lorsqu'ils exécuteraient des travaux d'intérêt public, et enfin feraient régner l'ordre dans le pays, pendant que la troupe se battrait aux frontières. Il n'est pas un seul moment de la vie dont on ne puisse extraire des forces, pourvu qu'on sache le différencier et le combiner avec d'autres. De la même façon on fait appel dans les grands ateliers aux enfants et aux vieillards ; c'est qu'ils ont certaines capacités élémentaires pour lesquelles il n'est pas nécessaire d'utiliser des ouvriers qui ont bien d'autres aptitudes ; de plus ils constituent une main-d'œuvre à bon marché ; enfin s'ils travaillent, ils ne sont plus à charge à personne : « L'humanité laborieuse, disait un receveur des finances à propos d'une entreprise d'Angers, peut trouver dans cette manufacture, depuis l'âge de dix ans jusqu'à la vieillesse des ressources contre l'oisiveté et la misère qui en est la suite 2. » Mais c'est sans doute dans l'enseignement primaire que cet ajustement des chronologies différentes sera le plus subtil. Du XVIIe siècle à l'introduction, au début du XIXe, de la méthode de Lancaster, l'horlogerie complexe de l'école mutuelle se bâtira rouage après rouage : on a confié d'abord aux élèves les plus âgés des tâches de simple surveillance, puis de contrôle du travail, puis d'enseignement ; si bien qu'en fin de compte, tout le temps de tous les élèves s'est trouvé occupé soit à enseigner soit à être enseigné. L'école devient un appareil à apprendre où chaque élève, chaque niveau et chaque moment, si on les combine comme il faut, sont en permanence utilisés dans le processus général d'enseignement. Un des grands partisans de l'école à mutuelle donne la mesure de ce progrès : " Dans une école de 36o enfants, le maître qui voudrait instruire chaque élève à son tour pendant une séance de trois heures ne pourrait donner à chacun qu'une demi -minute. Par la nouvelle méthode, tous les 3 6o élèves écrivent, lisent ou comptent pendant deux heures et demie chacun.»

3. Cette combinaison soigneusement mesurée des forces exige un système précis de commandement. Toute l'activité de l'individu discipliné doit être scandée et soutenue par des injonctions dont l'efficace repose sur la brièveté et la clarté; • l'ordre n'a pas à être expliqué, ni même formulé; il faut et il suffit qu'il déclenche le comportement voulu. Du maître de discipline à celui qui lui est soumis, le rapport est de signalisation : il s'agit non de comprendre l'injonction, mais de percevoir le signal, d'y réagir aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi à l'avance. Placer les corps dans un petit monde de signaux à chacun desquels est attachée une réponse obligée et une seule : technique du dressage qui « exclue despotiquement en tout la moindre représentation, et le plus petit murmure »; le soldat discipliné « commence à obéir quoi qu'on lui commande; son obéissance est prompte et aveugle; l'air d'indocilité, le moindre délai serait un crime 2 ». Le dressage des écoliers doit se faire de la même façon : peu de mots, pas d'explication, à la limite un silence total qui ne serait interrompu que par des signaux — cloches, claquements de mains, gestes, simple regard du maître, ou encore ce petit appareil de bois dont se servaient les Frères des Écoles chrétiennes; on l'appelait par excellence le « Signal » et il devait porter dans sa brièveté machinale à la fois la technique du commandement et la morale de l'obéissance. « Le premier et principal usage du signal est d'attirer d'un seul coup tous les regards des écoliers sur le maître et de les rendre attentifs à ce qu'il veut leur faire connaître. Ainsi toutes les fois qu'il voudra attirer l'attention des enfants, et faire cesser tout exercice, il frappera un seul coup. Un bon écolier, toutes les fois qu'il entendra le bruit du signal s'imaginera entendre la voix du maître ou plutôt la voix de Dieu même qui l'appelle par son nom. Il entrera alors dans les sentiments du jeune Samuel, disant avec lui dans le fond de son âme : Seigneur, me voici. » L'élève devra avoir appris le code des signaux et répondre automatiquement à chacun d'eux. « La prière étant faite, le maître frappera un coup de signal, et regardant l'enfant qu'il veut faire lire, il lui fera signe de commencer. Pour faire arrêter celui qui lit, il frappera un coup de signal... Pour faire signe à celui qui lit de se reprendre, quand il a mal prononcé une lettre, une syllabe ou un mot, il frappera deux coups successivement et coup sur coup. Si après avoir été repris, il ne recommence pas le mot qu'il a mal prononcé, parce qu'il en a lu plusieurs après celui-là, le maître frappera trois coups successivement l'un sur l'autre pour lui faire signe de rétrograder de quelques mots et continuera de faire ce signe, jusqu'à ce que l'écolier arrive à la syllabe ou au mot qu'il a mal dit1. » L'école mutuelle fera encore surenchère sur ce contrôle des comportements par le système des signaux auxquels il faut réagir dans l'instant. Même les ordres verbaux doivent fonctionner comme des éléments de signalisation : « Entrez dans vos bancs. Au mot Entrez, les enfants posent avec bruit la main droite sur la table et en même temps passent la jambe dans le banc; aux mots dans vos bancs, ils passent l'autre jambe et s'asseyent face à leurs ardoises... Prenez-ardoises au mot prenez, les enfants portent la main droite à la ficelle qui sert à suspendre l'ardoise au clou qui est devant eux, et par la gauche, ils saisissent l'ardoise par le milieu; au mot ardoises, ils la détachent et la posent sur la table . »

 

En résumé, on peut dire que la discipline fabrique à partir des corps qu'elle contrôle quatre types d'individualité, ou plutôt une individualité qui est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire (par la composition des forces). Et pour ce faire, elle met en œuvre quatre grandes techniques : elle construit des tableaux; elle prescrit des manœuvres; elle impose des exercices; enfin, pour assurer la combinaison des forces, elle aménage des « tactiques ». La tactique, art de construire, avec les corps localisés, les activités codées et les aptitudes formées, des appareils où le produit des forces diverses se trouve majoré par leur combinaison calculée est sans doute la forme la plus élevée de la pratique disciplinaire. Dans ce savoir, les théoriciens du XVIIIe siècle voyaient le fondement général de toute la pratique militaire, depuis le contrôle et l'exercice des corps individuels, jusqu'à l'utilisation des forces spécifiques aux multiplicités les plus complexes. Architecture, anatomie, mécanique, économie du corps disciplinaire : « Aux yeux de la plupart des militaires, la tactique n'est qu'une branche de la vaste science de la guerre; aux miens, elle est la base de cette science; elle est cette science elle-même, puisqu'elle enseigne à constituer les troupes, à les ordonner, à les mouvoir, à les faire combattre; puisqu'elle seule peut suppléer au nombre, et manier la multitude; elle incluera enfin la connaissance des hommes, des armes, des tensions, des circonstances, puisque ce sont toutes ces connaissances réunies, qui doivent déterminer ces mouvements. »

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

Les moyens du bon dressement

 

 

 

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LA SURVEILLANCE HIÉRARCHIQUE

 

L'exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard; un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles ceux sur qui ils s'appliquent. Lentement, au cours de l'âge classique, on voit se construire ces « observatoires » de la multiplicité humaine pour lesquels l'histoire des sciences a gardé si peu de louanges. A côté de la grande technologie des lunettes, des lentilles, des faisceaux lumineux qui a fait corps avec la fondation de la physique et de la cosmologie nouvelles, il y a eu les petites techniques des surveillances multiples et entrecroisées, des regards qui doivent voir sans être vus; un art obscur de la lumière et du visible a préparé en sourdine un savoir nouveau sur l'homme, à travers des techniques pour l'assujettir et des procédés pour l'utiliser.

 

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L'appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n'échappe et centre vers lequel tous les regards sont tournés. C'est ce qu'avait imaginé Ledoux construisant Arc-et- Senans : au centre des bâtiments disposés en cercle et ouvrant tous vers l'intérieur, une haute construction devait cumuler les fonctions administratives de direction, policières de surveillance, économiques de contrôle et de vérification, religieuses d'encouragement à l'obéissance et au travail ; de là viendraient tous les ordres, là seraient enregistrées toutes les activités, perçues et jugées toutes les fautes; et cela immédiatement sans presque aucun autre support qu'une géométrie exacte. Parmi toutes les raisons du prestige qui fut accordé, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, aux architectures circulaires 1, il faut sans doute compter celle-ci : elles exprimaient une certaine utopie politique.

 

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Même mouvement dans la réorganisation de l'enseignement élémentaire : spécification de la surveillance, et intégration au rapport pédagogique. Le développement des écoles paroissiales, l'augmentation du nombre de leurs élèves, l'inexistence de méthodes permettant de régler simultanément l'activité de toute une classe, le désordre et la confusion qui s'ensuivaient rendaient nécessaire l'aménagement des contrôles. Pour aider le maître, Batencour choisit parmi les meilleurs élèves toute une série d'« officiers », intendants, observateurs, moniteurs, répétiteurs, récitateurs de prières, officiers d'écriture, receveurs d'encre, aumôniers et visiteurs. Les rôles ainsi définis sont de deux ordres : les uns correspondent à des tâches matérielles (distribuer l'encre et le papier, donner des surplus aux pauvres, lire des textes spirituels les jours de fête, etc.); les autres sont de l'ordre de la surveillance : les « observateurs » doivent noter qui a quitté son banc, qui bavarde, qui n ' a pas de chapelet ni d'heures, qui se tient mal à la messe, qui commet quelque immodestie, causerie ou clameur dans la rue »; les « admoniteurs » ont charge de « prendre garde à ceux qui parleront ou qui bourdonneront en étudiant leurs leçons, à ceux qui n'écriront pas ou qui badineront »; les « visiteurs » vont s'enquérir, dans les familles, des élèves qui ont été absents ou qui ont commis des fautes graves.

 

 

 

LA SANCTION  NORMALISATRICE

 

2. Mais la discipline porte avec elle une manière spécifique de punir, et qui n'est pas seulement un modèle réduit du tribunal. Ce qui relève de la pénalité disciplinaire, c'est l'inobservation, tout ce qui est inadéquat à la règle, tout ce qui s'en éloigne, les écarts. Est pénalisable le domaine indéfini du non-conforme : le soldat commet une « faute » chaque fois qu'il n'atteint pas le niveau requis; la « faute » de l'élève, c'est, aussi bien qu'un délit mineur, une inaptitude à remplir ses tâches. Le règlement de l'infanterie prussienne imposait de traiter avec « toute la rigueur possible » le soldat qui n'a pas appris correctement à manier son fusil.

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3. Le châtiment disciplinaire a pour fonction de réduire les écarts. Il doit donc être essentiellement correctif. A côté des punitions empruntées directement au modèle judiciaire (amendes, fouet, cachot), les systèmes disciplinaires donnent privilège aux punitions qui sont de l'ordre de l'exercice — de l'apprentissage intensifié, multiplié, plusieurs fois répété : le règlement de 1766 pour l'infanterie prévoyait que les soldats de première classe « qui montreront quelque négligence ou mauvaise volonté seront remis à la dernière classe », et ils ne pourront remonter à la première qu'après de nouveaux exercices et un nouvel examen.

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4. La punition, dans la discipline, n'est qu'un élément d'un système double : gratification-sanction. Et c'est ce système qui devient opérant dans le processus de dressage et de correction. Le maître « doit éviter, autant qu'il se peut, d'user de châtiments ; au contraire il doit tâcher de rendre les récompenses plus fréquentes que les peines, les paresseux étant plus incités par le désir d'être récompensés comme les diligents que par la crainte des châtiments ; c'est pourquoi il sera d'un très grand fruit lors que le maître sera contraint d'user de châtiment, de gagner s'il peut le cœur de l'enfant, avant que de lui faire recevoir ».

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5. La répartition selon les rangs ou les grades a un double rôle : marquer les écarts, hiérarchiser les qualités, les compétences et les aptitudes; mais aussi châtier et récompenser. Fonctionnement pénal de la mise en ordre et caractère ordinal de la sanction. La discipline récompense par le seul jeu des avancements, en permettant de gagner des rangs et des places; elle punit en faisant reculer et en dégradant. Le rang en lui-même vaut récompense ou punition. On avait mis au point à l'École militaire un système complexe de classement « honorifique », des costumes traduisaient ce classement aux yeux de tous et des châtiments plus ou moins nobles ou honteux étaient attachés, comme marque de privilège ou d'infamie, aux rangs ainsi distribués.

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Double effet par conséquent de cette pénalité hiérarchisante : distribuer les élèves selon leurs aptitudes et leur conduite, donc selon l'usage qu'on pourra en faire quand ils sortiront de l'école ; exercer sur eux une pression constante pour qu'ils se soumettent tous au même modèle, pour qu'ils soient contraints tous ensemble « à la subordination, à la docilité, à l'attention dans les études et exercices, et à l'exacte pratique des devoirs et de toutes les parties de la discipline ». Pour que tous, ils se ressemblent.

 

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 La pénalité perpétuelle qui traverse tous les points, et contrôle tous les instants des institutions disciplinaires compare, différencie, hiérarchise, homogénéise, exclut. En un mot elle normalise.

 

 

L'EXAMEN

 

L'examen combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. Il établit sur les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et on les sanctionne. C'est pourquoi, dans tous les dispositifs de discipline, l'examen est hautement ritualisé.

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Grâce à tout cet appareil d'écriture qui l'accompagne, l'examen ouvre deux possibilités qui sont corrélatives : la constitution de l'individu comme objet descriptible, analysable, non point cependant pour le réduire en traits « spécifiques » comme le font les naturalistes à propos des êtres vivants; mais pour le maintenir dans ses traits singuliers, dans son évolution particulière, dans ses aptitudes ou capacités propres, sous le regard d'un savoir permanent; et d'autre part la constitution d'un système comparatif qui permet la mesure de phénomènes globaux, la description de groupes, la caractérisation de faits collectifs, l'estimation des écarts des individus les uns par rapport aux autres, leur répartition dans une « population ».

 

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Dans un système de discipline, l'enfant est plus individualisé que l'adulte, le malade l'est avant l'homme sain, le fou et le délinquant plutôt que le normal et le non-délinquant. C'est vers les premiers en tout cas que sont tournés dans notre civilisation tous les mécanismes individualisants; et lorsqu'on veut individualiser l'adulte sain, normal et légaliste, c'est toujours désormais en lui demandant ce qu'il y a encore en lui d'enfant, de quelle folie secrète il est habité, quel crime fondamental il a voulu commettre. Toutes les sciences, analyses ou pratiques à radical « psycho- », ont leur place dans ce retournement historique des procédures d'individualisation. Le moment où on est passé de mécanismes historico-rituels de formation de l'individualité à des mécanismes scientifico-disciplinaires, où le normal a pris la relève de l'ancestral, et la mesure la place du statut, substituant ainsi à l'individualité de l'homme mémorable celle de l'homme calculable, ce moment où les sciences de l'homme sont devenues possibles, c'est celui où furent mises en œuvre une nouvelle technologie du pouvoir et une autre anatomie politique du corps.

 

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   L'individu, c'est sans doute l'atome fictif d'une représentation « idéologique » de la société; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu'on appelle la « discipline ». Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il a exclut », il « réprime », il refoule », il « censure », il « abstrait », il « masque », il « cache ». En fait le pouvoir produit; il produit du réel; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut en prendre relèvent de cette production.

 

 

 

 

 

CHAPITRE                                                        I I I

 

Le panoptisme

 

A la peste répond l'ordre; il a pour fonction de débrouiller toutes les confusions : celle de la maladie qui se transmet quand les corps se mélangent; celle du mal qui se multiplie lorsque la peur et la mort effacent les interdits.

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c'est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du XIXe siècle : l'asile psychiatrique, le pénitentier, la maison de correction, l'établissement d'éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d'une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou - non fou; dangereux - inoffensif; normal - anormal); et celui de l'assignation coercitive, de la répartition différentie lle (qui il est; où il doit être; par quoi le caractériser, comment le reconnaître; comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc.).

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Le Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition. On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle - ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot; ou plutôt de ses trois fonctions — enfermer, priver de lumière et cacher — on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège.

 

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De là, l'effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce;1 bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Pour cela, c'est à la fois trop et trop peu que le prisonnier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l'essentiel c'est qu'il se sache surveillé; trop, parce qu'il n'a pas besoin de l'être effectivement. Pour cela Bentham a posé le principe que le pouvoir devait être visible et invérifiable.

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Le schéma panoptique, sans s'effacer ni perdre aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social; il a pour vocation d'y devenir une fonction généralisée. La ville pestiférée donnait un modèle disciplinaire exceptionnel : parfait mais absolument violent; à la maladie qui apportait la mort, le pouvoir opposait sa perpétuelle menace de mort; la vie y était réduite à son expression la plus simple; c'était contre le pouvoir de la mort l'exercice minutieux du droit de glaive. Le Panopticon au contraire a un rôle d'amplification; s'il aménage le pouvoir, s'il veut le rendre plus économique et plus efficace, ce n'est pas pour le pouvoir même, ni pour le salut immédiat d'une société menacée : il s'agit de rendre plus fortes les forces sociales — augmenter la production, développer l'économie, répandre l'instruction, élever le niveau de la morale publique; faire croître et multiplier.

 

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2. L'essaimage des mécanismes disciplinaires. Tandis que d'un côté, les établissements de discipline se multiplient, leurs mécanismes ont une certaine tendance à se « désinstitutionnaliser », à sortir des forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l'état « libre »; les disciplines massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu'on peut transférer et adapter.

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3. L'étatisation des mécanismes de discipline. En Angleterre, ce sont des groupes privés d'inspiration religieuse qui ont assuré, pendant longtemps, les fonctions de discipline sociale 2; en France, si une part de ce rôle est restée entre les mains de sociétés de patronage ou de secours, une autre — et la plus importante sans doute — a été reprise très tôt par l'appareil de police.

 

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Et pour s'exercer, ce pouvoir doit se donner l'instrument d'une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible. Elle doit être comme un regard sans visage qui transforme tout le corps social en un champ de perception : des milliers d'yeux postés partout, des attentions mobiles et toujours en éveil, un long réseau hiérarchisé, qui, selon Le Maire, comporte pour Paris les 48 commissaires, les 20 inspecteurs, puis les « observateurs », payés régulièrement, les basses mouches » rétribuées à la journée, puis les dénonciateurs, qualifiés selon la tâche, enfin les prostituées. Et cette incessante observation doit être cumulée dans une série de rapports et de registres; tout au long du XVIIIe siècle, un immense texte policier tend à recouvrir la société grâce à une organisation documentaire complexe1. Et à la différence des méthodes de l'écriture judiciaire ou administrative, ce qui s'enregistre ainsi, ce sont des conduites, des attitudes, des virtualités, des soupçons — une prise en compte permanente du comportement des individus.

 

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La « discipline » ne peut s'identifier ni avec une institution ni avec un appareil; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l'exercer, comportant tout un ensemble d'instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d'application, de cibles ; elle est une « physique » ou une « anatomie » du pouvoir, une technologie. Et elle peut être prise en charge soit par des institutions « spécialisées » (les pénitenciers, ou les maisons de correction du XIXe siècle), soit par des institutions qui s'en servent comme instrument essentiel pour une fin déterminée (les maisons d'éducation, les hôpitaux), soit par des instances préexistantes qui y trouvent le moyen de renforcer ou de réorganiser leurs mécanismes internes de pouvoir (il faudra un jour montrer comment les relations intra-familiales, essentiellement dans la cellule parents-enfants, se sont « disciplinées », absorbant depuis l'âge classique des schémas externes, scolaires, militaires, puis médicaux, psychiatriques, psychologiques, qui ont fait de la famille le lieu d'émergence privilégié pour la question disciplinaire du normal et de l'anormal); soit par des appareils qui ont fait de la discipline leur principe de fonctionnement intérieur (disciplinarisation de l'appareil administratif à partir de l'époque napoléonienne), soit enfin par des appareils étatiques qui ont pour fonction non pas exclusive mais majeure de faire régner la discipline à l'échelle d'une société (la police).

 

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   . Ce triple objectif des disciplines répond à une conjoncture historique bien connue. C'est d'un côté la grosse poussée démographique du XVIIIe siècle : augmentation de la population flottante (un des premiers objets de la discipline, c'est de fixer; elle est un procédé d'antinomadisme); changement d'échelle quantitative des groupes qu'il s'agit de contrôler ou de manipuler (du début du XVIIe siècle à la veille de la Révolution française, la population scolaire s'est multipliée, comme sans doute la population hospitalisée; l'armée en temps de paix comptait à la fin du XVIIIe siècle plus de 200 000 hommes). L'autre aspect de la conjoncture, c'est la croissance de l'appareil de production, de plus en plus étendu et complexe, de plus en plus coûteux aussi et dont il s'agit de faire croître la rentabilité. Le développement des procédés disciplinaires répond à ces deux processus ou plutôt sans doute à la nécessité d'ajuster leur corrélation.

 

 

 

IV PRISON

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Des institutions complètes et austères

 

Cette « évidence » de la prison dont nous nous détachons si mal se fonde d'abord sur la forme simple de la « privation de liberté ». Comment la prison ne serait-elle pas la peine par excellence dans une société où la liberté est un bien qui appartient à tous de la même façon et auquel chacun est attaché par un sentiment « universel et constant "? Sa perte a donc le même prix pour tous; mieux que l'amende elle est le châtiment « égalitaire ». Clarté en quelque sorte juridique de la prison. De plus elle permet de quantifier exactement la peine selon la variable du temps. Il y a une forme-salaire de la prison qui constitue, dans les sociétés industrielles, son « évidence » économique. Et lui permet d'apparaître comme une réparation. En prélevant le temps du condamné, la prison semble traduire concrètement l'idée que l'infraction a lésé, au-delà de la victime, la société tout entière. Évidence économico-morale d'une pénalité qui monnaie les châtiments en jours, en mois, en années et qui établit des équivalences          quantitatives   délits-durée. De là expression si fréquente, si conforme au fonctionnement des punitions, bien que contraire à la théorie stricte du droit pénal, qu'on est en prison pour « payer sa dette ». La prison est « naturelle » comme est « naturel » dans notre société l'usage du temps pour mesurer les échanges.

 

Mais l'évidence de la prison se fonde aussi sur son rôle, supposé ou exigé, d'appareil à transformer les individus. Comment la prison ne serait-elle pas immédiatement acceptée puisqu'elle ne fait, en enfermant, en redressant, en rendant docile, que reproduire, quitte à les accentuer un peu, tous les mécanismes qu'on trouve dans le corps social? La prison : une caserne un peu stricte, une école sans indulgence, un sombre atelier, mais, à la limite, rien de qualitativement différent. Ce double fondement — juridico-économique d'une part, technico-disciplinaire de l'autre — a fait apparaître la prison comme la forme la plus immédiate et la plus civilisée de toutes les peines. Et c'est ce double fonctionnement qui lui a donné tout de suite sa solidité. Une chose en effet est claire : la prison n'a pas été d'abord une privation de liberté à laquelle on aurait donné par la suite une fonction technique de correction ; elle a été dès le départ une « détention légale » chargée d'un supplément correctif, ou encore une entreprise de modification des individus que la privation de liberté permet de faire fonctionner dans le système légal. En somme l'emprisonnement pénal, dès le début du XIXe siècle, a couvert à la fois la privation de liberté et la transformation technique des individus.

 

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1. Premier principe, l'isolement. Isolement du condamné par rapport au monde extérieur, à tout ce qui a motivé l'infraction, aux complicités qui l'ont facilitée. Isolement des détenus les uns par rapport aux autres. Non seulement la peine doit être individuelle, mais aussi individualisante. Et cela de deux façons. D'abord la prison doit être conçue de manière à effacer d'elle-même les conséquences néfastes qu'elle appelle en réunissant dans un même lieu des condamnés très différents : étouffer les complots et les révoltes qui peuvent se former, empêcher que se forment des complicités futures ou que naissent des possibilités de chantage (le jour où les détenus se retrouvent libres), faire obstacle à l'immoralité de tant d' « associations mystérieuses ». Bref, que la prison ne forme pas à partir des malfaiteurs qu'elle rassemble une population homogène et solidaire : Il existe en ce moment parmi nous une société organisée de criminels... Ils forment une petite nation au sein de la grande. Presque tous ces hommes se sont connus dans les prisons ou s'y retrouvent. C'est cette société dont il s'agit aujourd'hui de disperser les membres. » En outre, la solitude doit être un instrument positif de réforme. Par la réflexion qu'elle suscite, et le remords qui ne peut pas manquer de survenir : « Jeté dans la solitude le condamné réfléchit.

 

 

CHAPITRE           n

 

Illégalismes et délinquance

 

 

— Les prisons ne diminuent pas le taux de la criminalité : on peut bien les étendre, les multiplier ou les transformer, la quantité de crimes et de criminels reste stable ou, pis encore, augmente : « On évalue en France à environ 108 mille le chiffre d'individus qui sont en état d'hostilité flagrante avec la société. Les moyens de répression dont on dispose, sont : l'échafaud, le carcan, 3 bagnes, 19 maison centrales, 86 maisons de justice, 362 maisons d'arrêt, a 800 prisons de canton, a a38 chambres de sûreté dans les postes de gendarmerie. Malgré cette série de moyens, le vice conserve son audace. Le nombre des crimes ne diminue pas; ... le nombre des récidives augmente plutôt qu'il ne décroît . »

 

— La détention provoque la récidive; après être sorti de prison, on a plus de chance qu'auparavant d ' y retourner; les condamnés sont, en proportion considérable, d'anciens détenus ; 38 % de ceux qui sortent des maisons centrales sont à nouveau condamnés et 33 % des bagnards8; de 1828 à 1834, sur près de 35 000 condamnés pour crime, 7 400 à peu près étaient des récidivistes (soit 1 sur 4,7 condamnés) ; sur plus de 200 000 correctionnels, presque 35 000 l'étaient également (1 sur 6); au total un récidiviste sur 5,8 condamnés3; en I83I sur 2 174 condamnés pour récidive, 350 étaient sortis du bagne, 1 682 des maisons centrales, 142 des 4 maisons de correction soumises au même régime que les centrales4. Et le diagnostic se fait de plus en plus sévère tout au long de la monarchie de Juillet : en 1835, on compte 1 486 récidivistes sur 7 223 condamnés criminels; en 1839, 1 749 sur 7 858; en 1844, 1 821 sur 7 195. Parmi les 980 détenus de Loos, il y avait 570 récidivistes et à Melun, 745 sur 1 088 prisonniers5. La prison par conséquent, au lieu de remettre en liberté des individus corrigés, essaime dans la population des délinquants dangereux : « 7 000 personnes ren dues chaque année à la société, ... ce sont 7 000 principes de crimes ou de corruption répandus dans le corps social. Et lorsqu'on songe que cette population croît sans cesse, qu'elle vit et s'agite autour de nous, prête à saisir toutes les chances de désordre, et à se prévaloir de toutes les crises de la société pour essayer ses forces, peut-on rester impassible devant un tel spectacle6? »

 

— La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants. Elle en fabrique par le type d'existence qu'elle fait mener aux détenus : qu'on les isole dans des cellules, ou qu'on leur impose un travail inutile, pour lequel ils ne trouveront pas d'emploi, c'est de toute façon ne pas « songer à l'homme en société ; c'est créer une existence contre nature inutile et dangereuse »; on veut que la prison éduque des détenus, mais un système d'éducation qui s'adresse à l'homme peut-il raisonnablement avoir pour objet d'agir contre le vœu de la nature1? La prison fabrique aussi des délinquants en imposant aux détenus des contraintes violentes; elle est destinée à appliquer les lois, et à en enseigner le respect; or tout son fonctionnement se déroule sur le mode de l'abus de pouvoir. Arbitraire de l'administration : « Le sentiment de l'injustice qu'un prisonnier éprouve est une des causes qui peuvent le plus rendre son caractère indomptable. Lorsqu'il se voit ainsi exposé à des souffrances que la loi n'a ni ordonnées ni même prévues, il entre dans un état habituel du colère contre tout ce qui l'entoure; il ne voit que des bourreaux dans tous les agents de l'autorité; il ne croit plus avoir été coupable : il accuse la justice elle- même2. » Corruption, peur et incapacité des gardiens : « 1 000 à 1 500 condamnés vivent sous la surveillance de 30 à 40 surveillants qui ne conservent quelque sécurité qu'en comptant sur la délation, c'est-à- dire sur la corruption qu'ils ont soin de semer eux-mêmes. Qui sont ces gardiens? Des soldats libérés, des hommes sans instruction, sans intelligence de leur fonction gardant des malfaiteurs par métier 3. » Exploitation par un travail pénal, qui ne peut avoir dans ces conditions aucun caractère éducatif : « On déclame contre la traite des noirs. Comme eux les détenus ne sont-ils pas vendus par les entrepreneurs et achetés par les confectionnaires... Les prisonniers reçoivent-ils à cet égard des leçons de probité? Ne sont-ils pas démoralisés davantage par ces exemples d'abominable exploitation? »

 

— La prison rend possible, mieux, elle favorise l'organisation d'un milieu de délinquants, solidaires les uns des autres, hiérarchisés, prêts pour toutes les complicités futures : « La société prohibe les associations de plus de 20 personnes... et elle constitue elle-même des associations de 200, de 500, de 1 200 condamnés dans les maisons centrales qu'on leur construit ad hoc, et qu'elle divise pour leur plus grande commodité, en ateliers, en préaux, en dortoirs, en réfectoires communs... Et elle les multiplie sur toute la surface de la France, de telle sorte que là où il y a une prison, il y a une association... autant de clubs antisociaux . » Et c'est dans ces clubs que se fait l'éducation du jeune délinquant qui en est à sa première condamnation : Le premier désir qui va naître en lui sera d'apprendre des habiles comment on échappe aux rigueurs de la loi; la première leçon sera puisée dans cette logique serrée des voleurs qui leur fait considérer la société comme une ennemie; la première morale sera la délation, l'espionnage mis en honneur dans nos prisons ; la première passion qu'on excitera chez lui viendra effrayer la jeune nature par ces monstruosités qui ont dû prendre naissance dans les cachots et que la plume se refuse à nommer...

 

Il a rompu désormais avec tout ce qui l'attachait à la société 2. » Faucher parlait des " casernes du crime ».

— Les conditions qui sont faites aux détenus libérés les condamnent fatalement à la récidive : parce qu'ils sont sous la surveillance de la police; parce qu'ils sont assignés à résidence, ou interdits de séjour ; parce qu'ils « ne sortent de prison qu'avec un passeport qu'ils doivent faire voir partout où ils vont et qui mentionne la condamnation qu'ils ont subie 3 ». La rupture de ban, l'impossibilité de trouver du travail, le vagabondage sont les facteurs les plus fréquents de la récidive. La Gazette des tribunaux, mais les journaux ouvriers aussi en citent régulièrement des cas, comme celui de cet ouvrier condamné pour vol, mis en surveillance à Rouen, repris pour vol, et que les avocats ont renoncé à défendre ; il prend alors lui-même la parole devant le tribunal, fait l'historique de sa vie, explique comment, sorti de prison et contraint à résidence, il ne peut retrouver son métier de doreur, sa qualité de réclusionnaire le faisant repousser de partout; la police lui refuse le droit de chercher ailleurs du travail : il s'est trouvé enchaîné à Rouen pour y mourir de faim et de misère par l'effet de cette accablante surveillance. Il a sollicité du travail à la mairie; il a été occupé 8 jours aux cimetières pour 14 sous par jour : « Mais, dit-il, je suis jeune, j'ai bon appétit je mangeais plus de deux livres de pain à 5 sous la livre; que faire avec 14 sous pour me nourrir, me blanchir et me loger? J'étais réduit au désespoir, je voulais redevenir honnête homme; la surveillance m'a replongé dans le malheur. J'ai pris tout à dégoût; c'est alors que j'ai fait connaissance de Lemaître qui était aussi dans la misère; il fallait vivre et la mauvaise idée de voler nous est revenue. »

— Enfin la prison fabrique indirectement des délinquants en faisant tomber dans la misère la famille du détenu : « Le même arrêt qui envoie le chef de famille en prison réduit chaque jour la mère au dénuement, les enfants à l'abandon, la famille entière au vagabondage et à la mendicité. C'est sous ce rapport que le crime menacerait de faire souche2. »

 

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CHAPITRE           I I I

 

Le carcéral

 

 

Mais, dans sa fonction, ce pouvoir de punir n'est pas essentiellement différent de celui de guérir ou d'éduquer. Il reçoit d'eux, et de leur tâche mineure et menue, une caution d'en bas; mais qui n'en est pas moins importante, puisque c'est celle de la technique et de la rationalité. Le carcéral « naturalise » le pouvoir légal de punir, comme il « légalise » le pouvoir technique de discipliner. En les homogénéisant ainsi, en effaçant ce qu'il peut y avoir de violent dans l'un et d'arbitraire dans l'autre, en atténuant les effets de révolte qu'ils peuvent susciter tous deux, en rendant par conséquent inutiles leur exaspération et leur acharnement, en faisant circuler de l'un à l'autre les mêmes méthodes calculées, mécaniques et discrètes, le carcéral permet d'effectuer cette grande « économie » du pouvoir dont le XVIIIe siècle avait cherché la formule, quand montait le problème de l'accumulation et de la gestion utile des hommes.

 

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Mais inversement, si les juges acceptent de plus en plus mal d'avoir à condamner pour condamner, l'activité de juger s'est multipliée dans la mesure même où s'est diffusé le pouvoir normalisateur. Porté par l'omniprésence des dispositifs de discipline, prenant appui sur tous les appareillages carcéraux, il est devenu une des fonctions majeures de notre société. Les juges de normalité y sont présents partout. Nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de l'éducateur-juge, du « travailleur social » - juge; tous font régner l'universalité du normatif; et chacun au point où il se trouve y soumet le corps, les gestes, les comportements, les conduites, les aptitudes, les performances. Le réseau carcéral, sous ses formes compactes ou disséminées, avec ses systèmes d'insertion, de distribution, de surveillance, d'observation, a été le grand support, dans la société moderne, du pouvoir normalisateur.

 

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