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mercredi 24 mars 2021

Niels Lyhne –J.P. Jacobsen

Niels Lyhne –J.P. Jacobsen

 

A dix-sept ans, elle différait beaucoup, au moral, de ses frères et sœurs, et ne se rappro­chait pas plus de ses parents. Les Blide étaient des gens pratiques et n’attendaient de la vie que ce qu’elle peut donner. Ils remplissaient consciencieusement leur tâche en ce monde, accordaient au sommeil le temps qu’il fallait, bornaient leurs plaisirs à la fête annuelle de la moisson et à trois ou quatre réunions vers la Noël. Ils n’en demandaient pas davantage. Sans être des esprits très religieux, ils étaient aussi éloignés de ne pas rendre à Dieu ce qui est à Dieu que de négliger le paiement des impôts. Ils faisaient scrupuleusement leur prière du soir, de même qu’ils allaient à l’église les jours de fête, chantaient des cantiques à Noël et communiaient deux fois l’an. Ces hobereaux n’étaient pas tourmentés par le désir d’accroître leur savoir. Pour ce qui était de leur sens du beau et de leur amour des arts, ils ne restaient pas insensibles au charme de romances sentimentales ; en été, quand l’herbe poussait vigoureuse dans les prés et que les épis ondulaient dans les champs, ils échangeaient des réflexions sur l’agrément de la campagne pendant la belle saison. Mais ce n’étaient pas des natures poétiques : la beauté des choses ne les transportait pas ; ils ne se nourrissaient pas de vagues désirs, et ne rêvaient jamais.

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Pour elle, ses parents, ses frères et sœurs, les voisins, les amis, ne prononçaient jamais un mot digne d’attention, car leurs pensées ne s’élevaient pas au-dessus de la terre qu’ils faisaient valoir, et leurs regards n’allaient pas au delà de ce qui s’offrait à eux tout naturel­lement. Mais les vers !... Ils étaient pleins de pensées nouvelles et d’enseignements profonds, montrant la vie telle qu’elle se déroule sur la vaste scène du monde, où la douleur et la joie sont intenses; ils suscitaient des images parmi les rimes qui ruisselaient comme des perles. Ils parlaient de jeunes filles nobles et belles, qui ignoraient le prix de leur beauté. Leur amour était plus désirable que toutes les richesses du monde ; les hommes les adoraient, les entouraient d’une atmo­sphère d’encens et de bonheur, les associaient à leurs pensées, à leurs projets, à leurs triom­phes et à leur gloire, et reconnaissaient que c’étaient elles qui leur donnaient l’inspiration et qui les rendaient victorieux.

Et pourquoi ne serait—elle pas une de ces jeunes filles? Elles ignoraient leur pouvoir; et Bartholine savait-elle au juste comment, elle était ? Les poètes affirmaient que vivre c’était autre chose que de coudre, broder, s’occuper du ménage et faire d’ennuyeuses visites.

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Et d’abord, dans leur jeunesse, au cours de longs voyages entrepris et accomplis jusqu’au bout avec le même esprit d’appli­cation consciencieuse qu’ils apportaient en toutes choses, ils avaient accru leurs con­naissances, acquis des notions nouvelles d’es­thétique, d’autres vues sur la vie. A leur retour au pays natal, ils ne reléguaient point parmi les vieux souvenirs les impressions de leur séjour en France et en Allemagne, comme on s’empresse d’oublier une fête dont les der­niers flambeaux viennent de s’éteindre et les derniers accords d’expirer; ils s’efforçaient, au contraire, d’entretenir les idées et les sen­sations nées en eux à l’étranger.

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Il ne concevait pas l'amour comme une flamme sans cesse renaissante, dont la clarté fan­tastique doit illuminer les moindres incidents de la vie, faire paraître tout immense et nou­veau ; mais comme un feu tranquille couvant sous la cendre, chauffant agréablement, ré­pandant une douce lueur qui ne va pas jus­qu’aux objets trop éloignés, qui rapproche davantage et rend plus familière toute chose proche et connue.

Il était las, épuisé, il ne pouvait endurer tant de poésie ; il avait besoin de poser les pieds sur la terre ferme, où se mène le train-train ordinaire de la vie, comme un poisson qui se meurt hors de l’eau a soif d’ondes fraîches.

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Une seule chose rappelait encore l’ancien Lyhne, c’est-à-dire le jeune Lyhne : le fait qu’il pou­vait rester de longs moments assis sur une borne ou sur une barrière et, dans une sorte d’extase végétative, contempler les seigles verts ou les lourds épis blonds de l’avoine.

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La voix retentissait en vain, car une vie d’abstinence, et que n’embellissait point le vice de la rêve­rie, ne méritait pas d’être vécue : — la vie n’avait de valeur que ce que lui en prêtaient les rêves.

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Niels saisissait la morale renfermée dans ces récits : il comprenait qu’il était méprisable de vouloir être comme tout le monde, et il était tout disposé à subir la dure destinée d’un héros. Il acceptait les combats épui­sants, l’adversité, l’ingratitude de la foule, les victoires sans trêve; mais cela le soulageait énormément de se dire que tout cela vien­drait beaucoup plus tard, lorsqu’il serait grand.

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Mais il n’en était pas toujours ainsi. Quel­quefois son imagination fatiguée ne lui don­nait rien non plus. Il était alors très mal­heureux, car il se sentait médiocre et chétif après tant de rêves ambitieux ; il n’était plus qu’un indigne menteur, un fanfaron ; il avait prétendu être épris de tout ce qui est grand, alors qu’en réalité c’étaient les petitesses et les banalités de l’existence qui le séduisaient ; il croyait même sentir en lui la haine instinc­tive des êtres inférieurs pour les êtres supérieurs, et se persuadait qu’il consentirait vo­lontiers à lapider ces héros, d’une autre race que lui, et conscients de leur supériorité.

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Naturellement, l’enfant ne pouvait avoir de tout cela que des idées vagues, à peine saisissables. C’était comme ces bizarres vé­gétations sous-marines, vues à travers la glace laiteuse : brisez la glace ou revêtez de mots précis tout ce qui s’agitait confusément au fond de cette âme ; ce que vous voyez alors, ce qui apparaît avec netteté, n’est pas tout à fait ce que vous soupçonniez.

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Ce qu’il aimait, ce n’é­tait pas des qualités du cœur et de l’esprit ; c’était la beauté d’Edel, son élégance, ses allures de mondaine, son assurance, jusqu’à son insolence pleine de grâce. C’était un amour qui devait le faire méditer avec éton­nement et confusion sur la faiblesse de l’homme.

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Votre amour ne m’offense pas, monsieur Bigum, mais je le blâme. Vous avez fait ce que font beaucoup d’autres: ils- ne veulent pas voir la réalité, ils ne veulent pas ensendre le non qu’elle oppose aux désirs, ils oublient l’abîme qui sépare ces désirs de leur objet... On veut vivre son rêve. Mais la vie ne tient pas compte des rêves, il n’y a pas un seul obstacle réel dont ils puissent triompher. Un beau jour on se réveille en gémissant au bord de l’abîme qui est tou­jours là et qui n’a pas changé. Mais soi- même on est changé, car dans le rêve on a exaspéré ses désirs à un tel point que- cela devient une souffrance atroce... On, regrette amèrement de ne s’être pas mieux gardé ; hélas ! il est trop tard : on est malheu­reux...

Elle se tut, un instant. Elle avait parlé d’une voix tranquille et voilée, comme si elle se fût parlé à elle-même. Mads sa voix devint froide et dure :

— Je ne puis rien pour vous, monsieur Bigum, vous ne m’êtes rien de ce que vous voudriez m’être : si cela vous rend malheu­reux, soyez malheureux; si cela vous fait souffrir, souffrez. Il faut qu’il y ait des êtres qui souffrent... Lorsqu’on fait d’une créature humaine son idole et la maîtresse de sa destinée, il faut s’incliner devant les arrêts de l’idole, mais il est imprudent de se faire des dieux et de leur livrer son âme, car il y a des dieux qui ne veulent pas descendre de leur piédestal... Votre divinité est si petite, monsieur Bigum, si peu digne d’être adorée ! Oubliez-la et soyez heureux avec quelque brave fille du pays.

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Par la lucarne ouverte d’une mansarde, Niels le regardait. Il avait tout entendu et il avait une figure effrayée, un frémissement nerveux agitait son corps. Pour la première fois, la vie lui faisait peur : il comprenait que lorsqu’elle condamne une créature à souf­frir, ce n’est ni un jeu ni une plaisanterie, et que la créature doit subir le supplice, — qu’il ne se présente pas au dernier moment un sauveur comme dans les contes, et qu’on ne se réveille pas, rassuré, après un mauvais rêve.

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Tout ce qui n’avait point osé, tant qu’Erik était là, se produire au grand jour, reprenait maintenant son empire. Le chimérique revint poétiser la calme existence vide d’événements ; la rêverie, de nouveau, s’empara de l’es­prit, lui donnant l’illusion de la vie réelle et lui versant le venin des pressentiments et des désirs.

C’est ainsi que Niels grandit. Son âme subit les diverses influences ; — ce qu’il rêve, ce qu’il sait, ce qu’il devine, tout cela laisse son empreinte sur la molle argile, y trace son sillon qui, plus tard, se creusera ou s’effacera.

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Tandis qu’il était assis près de la fenêtre, cette même nostalgie se réveillait dans son âme... Il était tourmenté de mille rêves et de sensations d’une infinie délicatesse, teintes légères, senteurs vite évanouies, sonorités vagues produites par des cordes d’argent. Après ces sensations venait le silence, le tré­fonds du silence où les ondes sonores n’ap­portaient pas une seule vibration, où tout s’anéantissait, tout mourait dans le rouge reflet d’un feu qui couve et la tiédeur de parfums capiteux. Il ne désirait pas ce repos qui venait a lui et dans lequel se noyaient les autres images ; et il s’efforçait de rappeler ses premières visions.

Il était fatigué de lui-même, fatigué de ses pensées stériles et de ses rêves... La vie, un poème ?... pas quand on passait son temps à rêver l’existence au lieu de la vivre... Que cela était donc vide, vide, vide!... Toujours poursuivre son moi, en tournant dans un cercle où il suivait avec soin les traces de ses propres pas ; feindre de se jeter dans le courant et rester tranquillement assis dans l’attitude d’un pêcheur à la ligne, pour ra­mener son moi sous quelque bizarre traves­tissement !... Ah ! si la vie pouvait s’emparer de lui!... la vie, l’amour, la passion... s’il pouvait ne plus rêver l’existence, mais la subir !

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— Intellectuellement!... Dieu, que je hais l’amour intellectuel ! Cet amour—là ne porte que des fleurs artificielles, écloses dans le cerveau, le cœur étant incapable d’en produire. Ce que j’envie à la jeune fille, c’est que chez elle rien n’est faux, elle ne remplace pas le pur amour par de vaines chimères. Ne croyez pas, parce que l’amour est chez elle mêlé de rêverie, qu’elle fasse plus grand cas de ses rêves que de la terre sur laquelle elle marche. Non ; tous ses sens, tous ses instincts, toutes ses facultés sont tendus vers l’amour ; elle le cherche partout infatigablement. Ses rêves ne la satisfont pas. Elle est bien trop réaliste- pour cela, elle l’est tellement qu’elle devient souvent à son insu naïvement cynique... Vous ne vous doutez pas qu’il y ait pour une jeune fille une jouissance énorme à respirer en secret l’odeur de tabac dont sont imprégnés les vêtements de son bien-aimé. Gela la ravit autrement que des milliers de rêves !... Je- méprise les rêves et les chimères. Lorsque tout notre être crie vers la possession d’un, cœur humain, une félicité imaginaire peut- elle nous suffire? Que de fois pourtant il ne- nous est offert que cela! Et que de fois nous devons nous résigner à être parées par celui due nous aimons de jolies choses créées par son imagination à lui ! Il nous ceint le front d’une auréole, nous colle des ailes aux épaules et nous habille d’une robe parsemée d’étoiles ; alors seulement il nous juge dignes d’être aimées, quand nous avons revêtu ce costume- de mascarade où nous ne pouvons nous montrer telles que nous sommes en réalité, parce- que ce travestissement nous gêne et parce qu’on nous trouble en se jetant à nos pieds dans la poussière pour nous adorer, au lieu tout bonnement de nous prendre comme nous  sommes en se contentant de nous aimer.

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          C’est précisément cela qui est blessant pour nous, dit madame Boye. Ne sommes- nous pas suffisamment divines par nous- mêmes ?

Il sourit avec condescendance.

Ne souriez pas, ceci n’est pas une plai­santerie. C’est au contraire très sérieux, car cette adoration qu’on nous témoigne est au fond tyrannique, ni plus ni moins ; les hommes veulent de force nous façonner d’après leur idéal. Ce qui dans notre nature est contraire à cet idéal, ils le suppriment, en l’étouffant ou en feignant de l’ignorer ; par contre ils exaltent ce qui n’est pas dans notre nature ou ce qui ne nous est pas particulier, ils le cultivent avec frénésie en supposant toujours que nous en sommes richement pourvues ; ils en font la pierre fondamentale de l’édifice de leur amour. J’appelle cela violenter notre nature, vouloir nous dresser. L’homme est dresseur en amour. Et nous acceptons cela, notre fai­blesse est à ce point méprisable que celles-là même qui n’ont pas l’excuse d’aimer se sou­mettent avec les autres !

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C’est ainsi que les tempéraments indivi­duels se font jour dans l’étude. Apprendre est aussi beau que vivre. N’ayez pas peur que votre individualité s’absorbe dans des esprits plus grands que le vôtre. Ne veillez pas avec des soins jaloux sur votre originalité, ne vous tenez pas à l’écart de tout ce qui a en soi de la puissance, par crainte d’y noyer votre talent. L’originalité que l’on perd dans ce travail de l’intelligence en progrès ne pouvait être qu’une défectuosité, un rejeton destiné à périr, original seulement parce qu’il était maladif. C’est ce qui est sain qui deviendra grand.

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— Je ne te demande pas si tu y penses aux enterrements, ou quand tu es malade. Moi, cette pensée me vient parfois tout d’un coup ; elle s’empare de moi comme un désespoir. Je suis là à ne rien faire, complètement incapable d’entreprendre quoi que ce soit, et je sens alors le temps passer ; les heures, les semaines, les mois se succèdent sans rien m’apporter, et je ne puis les arrêter au moyen d’une œuvre. Je ne sais si tu me comprends, c’est une espèce de sentiment qui m’est personnel : je voudrais qu’une œuvre de moi me rendît maître d’une portion de temps... Vois-tu, le temps que j’emploie à peindre un tableau m’appartient, ou du moins il m’en reste quelque chose, il n’est pas fini parce qu’il est passé. C’est à devenir malade de penser aux jours qui passent sans qu’il y ait moyen de les retenir ! — Et je n’ai plus rien en moi, ou, du moins, je ne retrouve plus rien. C’est une torture ; cela me met dans un tel état d’exaspération que pour ne pas pleurer de rage je prends le parti de marcher de long en large dans ma chambre en chantant des choses idiotes ; puis je me sens devenir fou lorsqu’en m’arrêtant je songe que le temps a encore marché, qu’il marche pendant que je pense, qu’il marche toujours, toujours... Il n’est rien de plus misérable que d’être artiste. Tel que tu me vois là, je suis bien portant, mon sang est chaud et riche, mon cœur bat, ma raison est intacte et j’ai la volonté de travailler ; et pourtant je ne peux pas : je lutte et je voudrais saisir une chose invisible qui ne veut pas se laisser prendre. J’aurais beau m’acharner et me mettre les doigts en sang, je n’y arriverais pas... Que taire pour retrouver l’inspiration, pour qu’une idée me vienne ? Quelquefois j’essaie de n’y plus penser et je vais me promener sans rien chercher. Rien ne vient, rien, hormis cette sensation que le temps devient de l’éternité et qu’il attire à lui les heures qui défilent avec une rapidité vertigineuse, douze blanches et douze noires, sans arrêt. Que faut-il que je tasse ? Il doit y avoir quelque chose à faire dans mon cas. Car, enfin, je ne dois pas être le premier à qui pareille chose arrive. Hein?... Ne connais- tu aucun remède?

          Fais un voyage.

Oh ! non, pas cela. Gomment peux-tu me proposer cela? Me crois-tu vraiment fini ?

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          N’est-ce pas étonnant alors, qu’il ait voulu être artiste? dit Fennimore d’un ton froid et agressif qui frappa Niels.

Mais non, dit-il, car il est rare qu’un homme soit artiste par tout son tempérament. Les êtres comme Erik, avides de jouir de la vie, éprouvent souvent la nostalgie de choses infiniment délicates : froideur virginale, attrait mystérieux de l’inaccessible... je ne sais comment définir ces choses. En apparence, ils sont très matériels et très sanguins, un peu grossiers même, et nul ne soupçonne les rêveries romanesques et sentimentales qu’ils entretiennent parce que ces hommes bruyants et vigoureux ont une âme très pudique : de petites vierges pâles ne mettent pas plus de pudeur à cacher ce qui se passe dans leur âme. Comprends—tu, Fennimore, que ces secrets sentiments, qui ne se peuvent exprimer dans le langage ordinaire, fassent un artiste de l’homme qui les éprouve ? Il est incapable de dire ce qu’il rêve : c’est à nous de croire à la vie mystérieuse qui s’agite au dedans de lui et qui, de temps en temps, produit au grand jour une fleur d’un parfum très fin... Comprends-moi bien, Fennimore, tu ne dois pas réclamer ta part du trésor caché, mais tu dois avoir foi en son existence et être heu­reuse en travaillant à sa conservation. Ne te fâche pas de ce que je vais te dire, Fenni­more, mais il me semble qu’Erik et toi vous n’êtes pas très tendres l’un pour l’autre. Cela ne peut-il changer? Ne te demande pas lequel de vous a raison contre l’autre, ne songe pas à la gravité des torts dont tu crois souffrir. Ne sois pas juste avec lui : que deviendraient les meilleurs d'entre nous si la simple justice nous était rendue ? Vois-le toujours comme il était à l'heure où tu l'ai­mais le plus ardemment. Crois-moi, il le mérite. Il y a dans l’amour des instants d’extase sublime où l’on sacrifierait sa vie à l’objet de sa tendresse, s’il le fallait... n’est-ce pas? Pense à ce que je viens de te dire, Fennimore, ne l’oublie pas, pour lui comme pour toi- même, je t’en conjure!

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Il lui fit entrevoir la force et l’indépen­dance que l’humanité acquerrait si, n’ayant foi qu’en elle-même, elle cherchait à mettre sa vie en accord avec ce que chacun sentait en soi de meilleur et de plus élevé au heu de s’en rapporter à une divinité quelconque chargée de contrôler ses actes. Il chercha à faire paraître ses convictions belles et profi­tables, mais il ne lui dissimula pas combien les vérités de l’athéisme devenaient, dans les épreuves et les grandes afflictions, désolantes et sombres auprès du rêve d’un père céleste gouvernant le monde.

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Aussi, qu’avait-il fait pour les retenir? Avait-il été fidèle dans ses affections ? Toute la différence entre eux et lui, c’était qu’il lâchait moins vite ses amis... Mais non, ce n’était pas cela: au fond des choses, il y avait cette lamen­table vérité que l’homme est toujours seul. La fusion des âmes n’était que mensonge ; jamais aucun être ne se donnait entièrement à vous, ni la mère qui vous faisait asseoir sur ses genoux, ni l’ami sur qui vous comptiez, ni la femme qui dormait sur votre cœur...

 

 

 

 

 

 

 

mercredi 17 mars 2021

Nouvelles – J. P. Jacobsen

Nouvelles – J. P. Jacobsen

MOGENS

C’était l’été ; en plein midi ; dans un angle de la haie. Juste devant se dressait un vieux chêne dont on pouvait bien dire que son tronc se nouait de dé­sespoir dans son impuissance à mettre en accord les tons jaunes de son nouveau feuillage avec le noir de ses branches épaisses et tourmentées qui plus que tout faisait songer à d’anciennes arabesques gothiques gros­sièrement dessinées. Derrière le chêne il y avait un vigoureux fourré de noisetiers au feuillage sombre, sans éclat et si fourni qu’on ne pouvait distinguer ni les troncs, ni les branches. Au-dessus du fourré s’éle­vaient deux érables sveltes et joyeux, aux feuilles plai­samment découpées sur leurs tiges rouges, et dont les grappes de fruits encore verts formaient autant de longues pendeloques. Derrière les érables commen­çait la forêt — déferlement de verdure mollement arrondi où les oiseaux entraient et sortaient comme des lutins dans un tas de foin.

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Et puis sous le chêne, l’être humain ; allongé, il bâillait et regardait mélancolique et désœuvré vers le ciel. Il fredonna un temps, y renonça, se mit à siffler, y renonça également, se retourna, se retourna dere­chef et laissa ses yeux errer sur une vieille taupinière que la sécheresse avait rendue d’un gris lumineux. Brusquement apparut sur le gris lumineux de la terre une petite tache ronde et sombre, puis encore une, une troisième, une quatrième, et d’autres toujours plus nombreuses : toute la motte était maintenant d’un gris très sombre, l’air strié de longues bandes sombres, les feuilles ployaient et oscillaient, un frémissement passa pour se perdre vers le sud : la pluie tombait à torrents.

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Pendant la première demi-lieue il laissa ses pensées errer selon leur bon plaisir ; elles n’étaient à vrai dire pas très variées : le plus souvent elles se demandaient comment il était possible pour quelqu’un d’être si beau, ou s’étonnaient que l’on puisse passer avec plaisir son temps à se remémorer les traits d’un visage, les expression et le changement de ses cou­leurs, les moindres mouvements d’une tête et de deux mains, et les diverses intonations d’une voix.

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L’hiver tirait à sa fin ; l’épaisse couche de neige qu’une semaine de vent ininterrompu avait amassée, était en train de fondre rapidement. L’air était empli de soleil et de la réverbation de la neige blanche qui tombait en grosses gouttes étincelantes devant les fenê­tres. A l’intérieur dans la salle de séjour toutes les formes et les couleurs renaissaient à la vie, toutes les lignes et les contours reprenaient consistance : les surfaces planes s’étalaient, les courbes s’incurvaient, les obliques fuyaient et les angles se heurtaient. Tou­tes les nuances du vert grouillaient sur la tablette sup­portant les pots à fleurs depuis le vert sombre le plus tendre jusqu’au vert jaune le plus cru. Les rouges bruns de la table d’acajou coulaient comme des flammes, et les ors étincelaient et fulminaient des bibelots, des ca­dres et des moulures, mais sur le tapis toutes les cou­leurs se heurtaient en un tumulte unique, plaisant et lumineux.

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UN COUP DE FEU DANS LA BRUME

L’après-midi touchait a sa fin. En un grand déferle­ment d’or, la lumière du soleil faisait irruption par l’une des vitres supérieures et tombait au beau milieu des fougères ; certaines étaient encore d’un vert opu­lent, la plupart étaient fanées, non point sèches et recroquevillées — elles avaient conservé leur forme — mais la couleur verte s’était effacée devant une infinité de nuances jaunes et brunes allant du jaune blanc le plus ténu au rouge brun le plus vigoureux.

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Sa première pensée quand il eut reconduit le corps, fut de prendre ses jambes à son cou et ce n’est que par le plus grand effort sur lui-même qu’il s’obligea à demeurer jusqu’à ce que l’enterrement ait eu lieu. Ces jours d’attente le virent se comporter avec une agita­tion fébrile et une sorte d’étrange terreur s’empara de son esprit si bien qu’il devint incapable de fixer sa pensée sur un sujet déterminé et se mit à battre la campagne. Ce vertige tourbillonnant qu’il n’avait pas la force d’arrêter, était en train de le rendre fou, et quand il était seul, il se prenait à compter ou à chan­tonner en marquant du pied la mesure afin de retenir de cette façon ses pensées et d’échapper au tourbillon de leur ronde horrible et harassante.

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De telles visions accompagnent cette idée, c’est pourquoi il la redoute, c’est pourquoi son regard est instable et sa démarche si lasse. La peur est ce qui le débilite, et la seule force qui lui reste vit de sa haine. Car il hait Agathe, la hait parce que son âme a sombré sous le poids de son amour pour elle, parce que son bonheur de vivre a été gaspillé à cause d’elle et sa paix brisée à cause d’elle, mais il la hait surtout parce qu’elle ne se doute pas de l’univers de tourments et de misère dans lequel elle le condamne à vivre ; et quand il se parle à lui-même en faisant des gestes menaçants, c’est à la vengeance qu’il songe, à ses plans de ven­geance qu’il ne cesse de ruminer. Mais il n’en laisse rien paraître, il est la gentillesse même pour Agathe, c’est lui qui fait les frais de son trousseau, et plus tard ce fut lui qui la conduisit à l’autel et sa gentillesse ne tiédit pas après le mariage ; il vint en aide à Klavsen, le conseillant de mille manières, et ensemble ils se livrèrent à plusieurs grandes spéculations commer­ciales qui eurent une heureuse issue.