Vers le phare - Virginia Woolf
1. La fenêtre
Seulement Lily Briscoe, comme elle le constata avec plaisir ; et ça n’avait aucune importance. Mais à la vue de la jeune femme installée à peindre sur le bord de la pelouse la mémoire lui revint ; elle était censée garder la tête aussi immobile que possible pour le tableau de Lily.
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Remarquable, elle l’était. Car à supposer que la pensée soit comme le clavier d’un piano, divisée en un certain nombre de notes, ou qu’elle soit comme l’alphabet disposée en vingt-six lettres qui se suivent dans l’ordre, alors sa remarquable intelligence n’avait aucune espèce de difficulté à parcourir ces lettres, l’une après l’autre, avec assurance et exactitude, jusqu’à atteindre, disons, la lettre Q.
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Un moyen de se confondre absolument comme des eaux versées dans une même jarre, de ne faire qu’un avec l’objet de son adoration ? Le corps pouvait-il y parvenir, ou bien l’esprit, par quelque fusion subtile dans les replis sinueux du cerveau ? ou bien le cœur ? La force de l’amour, comme disaient les gens, pouvait-elle faire que leurs deux êtres se fondent en un seul ? car ce n’était pas le savoir qu’elle désirait mais l’unité, non pas les inscriptions sur des tablettes, ni rien qui puisse s’écrire dans aucune langue connue des hommes, mais l’intimité même, qui est connaissance, avait-elle songé, la tête appuyée contre les genoux de Mrs Ramsay.
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Mais qu’ai-je fait de ma vie ?
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Elle avait recouru à l’artifice habituel – s’était montrée aimable. Elle ne le connaîtrait jamais. Il ne la connaîtrait jamais. Les relations humaines étaient toutes comme cela, se dit-elle, et les pires (n’eût été Mr Bankes) étaient les relations entre les hommes et les femmes. Celles-là, fatalement, étaient dépourvues de toute sincérité.
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Elle voyait bien ce qu’il en était rien qu’à son attitude – il cherchait à s’affirmer, et il en serait toujours ainsi avec lui jusqu’à ce qu’il obtienne sa chaire de Professeur ou qu’il épouse sa femme et ne soit plus alors obligé de répéter constamment : « Moi – Moi – Moi. » Car c’est à cela que revenait sa critique de ce pauvre Sir Walter, à moins qu’il ne s’agisse de Jane Austen. « Moi – Moi – Moi. »
2. le temps passe
Ainsi la beauté régnait, et le silence, et tous deux s’unissaient pour créer la forme de la beauté elle-même, une forme dont la vie s’était retirée ; solitaire comme un étang au crépuscule aperçu dans le lointain par la fenêtre d’un train, s’évanouissant si vite que l’étang, pâle dans le crépuscule, ne perd rien ou presque de sa solitude, bien qu’aperçu une fois. La beauté et le silence se donnaient la main dans la chambre, et parmi les brocs enveloppés de linges et les chaises recouvertes de draps, même le vent fureteur et les petits airs marins qui allaient posant partout leur museau humide et froid, reniflant, répétant encore et encore leurs questions – « Allez-vous faner ? Allez-vous périr ? » – troublaient à peine cette paix, cette indifférence, cette atmosphère de pure intégrité, comme si la question qu’ils posaient rendait à peine nécessaire qu’on y réponde : nous demeurons.
Rien semblait-il ne pouvait briser cette image, corrompre cette innocence ou troubler l’ample manteau de silence qui, flottant semaine après semaine dans la pièce vide, tissait dans sa trame les cris d’oiseaux tombés du ciel, les sirènes des bateaux, le bourdonnement et la rumeur des champs, l’aboiement d’un chien, l’appel d’un homme, pour en draper la maison en silence.
3. le phare
Qu’est-ce que cela veut dire au fond, qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? se répéta Lily Briscoe, tout en se demandant, puisqu’on l’avait laissée seule, s’il convenait qu’elle aille se chercher une autre tasse de café à la cuisine ou qu’elle attende ici. Qu’est-ce que cela veut dire ?
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Charles Tansley disait cela, se souvint-elle, les femmes sont incapables de peindre, incapables d’écrire. Surgissant dans son dos, il s’était planté à côté d’elle, tout près, chose qu’elle détestait, pendant qu’elle peignait, ici même. « Du tabac gris », disait-il, « cinq pence l’once », faisant étalage de sa pauvreté, de ses principes.
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C’était peut-être une impression de plénitude analogue qui, voici dix ans, et presque au même endroit, l’avait amenée à dire qu’elle devait être amoureuse de ce lieu. L’amour revêtait mille formes. À certains amoureux pouvait échoir le don de sélectionner les éléments des choses, de les agencer et par là même, en leur donnant une intégrité qu’ils ne possédaient pas dans la vie, de faire de telle scène ou réunion de gens (à présent tous partis et séparés) une de ces petites sphères de réalité compacte sur quoi s’attarde la pensée et joue l’amour.
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Ce défaut de proportion sembla détruire quelque harmonie intérieure. Elle éprouva une obscure détresse. Qui se trouva confirmée quand elle se tourna vers son tableau. Elle avait perdu sa matinée. Pour une raison ou une autre elle ne parvenait pas à réaliser cet équilibre subtil, cet équilibre nécessaire entre deux forces opposées : Mr Ramsay et le tableau. Quelque chose peut-être n’allait pas dans la composition ? Etait-ce, s’interrogea-t-elle, que la ligne du mur demandait à être interrompue, était-ce que la masse des arbres était trop lourde ? Elle eut un petit sourire ironique ; ne pensait-elle pas, en effet, quand elle s’y était mise, avoir résolu son problème ?
Où était le problème alors ? Il lui fallait tenter de capturer quelque chose qui lui échappait. Cela lui échappait quand elle pensait à Mrs Ramsay ; cela lui échappait à présent quand elle pensait à son tableau. Des formules lui venaient. Des visions. De beaux tableaux. De belles formules. Mais ce qu’elle souhaitait capturer c’était ce tout premier ébranlement des nerfs, la chose elle-même avant qu’on n’en ait fait quoi que ce soit.
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