mercredi 28 avril 2021

Le ciel brûle – Marina Tsvétaïéva

Le ciel brûle – Marina Tsvétaïéva

 

Être ce que nul ne veut être,

— ô, devenir de glace ! —

Sans savoir ce qui fut

Ni ce qui sera,

 

Oublier mon cœur qui se brisait

Et se recollait ensuite,

Oublier mes mots, ma voix

Et des cheveux l’éclat.

 

Oublier la turquoise ancienne

Qui ornait ma main —

Cette tige 

Étroite et longue...

 

Oublier le petit nuage

Croqué de loin

Par le stylo de nacre

Saisi dedans la main,

 

Oublier mes jambes                 

Passant par-dessus haies,

Oublier mon ombre

Courant sur la route.

 

Oublier l’azur flamboyant,

Les journées de silence,

Les enfantillages, les orages —

Et tous mes vers aussi !

 

Mon miracle accompli

Chassera le rire.

Rose-éternelle, je serai

La plus pâle.

 

Et ne s’ouvriront pas — il le faut —

                ô, pitié ! —

Ni pour l'aube ni pour un regard,

Ni pour les champs —

 

Mes paupières baissées.

                Ni pour les fleurs ! —

O, ma terre, pardonne-moi

Pour l’éternité !

 

Et les lunes fondront

Et fondra la neige,

Quand s’enfuira, charmant,

Ce siècle adolescent.

 

1913.

 

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Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,

Cela sent l’hiver.

Écoutez-moi, trépassé, écoutez, bien-aimé :

Vous êtes mien, quand même.

 

Vous riez sous votre pèlerine de voyage !

La lune est haute.

Mien : c’est aussi évident et immuable Que cette main.

Une fois de plus, le baluchon à la main

 

Je viendrai à la porte de l’hôpital.

Vous êtes parti dans les pays chauds,

Sur les grandes mers.

 

Je vous embrassais, je faisais la sorcière !

Je me moque des ténèbres éternelles !

Je ne crois pas à la mort. Vous viendrez de la gare —

Chez moi !

Tant pis pour les feuilles tombées ; sur les

couronnes

Les mots sont gommés, effacés.

Et si le monde entier vous croit mort,

Je suis morte aussi.

 

Je vois, je sens. — Je vous sens en tout.

Les feuilles tombent de vos couronnes.

Je ne vous ai pas oublié et ne vous oublierai

Jamais !

 

De ces promesses je sais la vanité

Et l’inutile.                 

Une lettre dans le néant. Une lettre dans l'infini — Une lettre dans le vide.

 

4 octobre 1914.

 

 

Je m’oralise – Ghérasim Luca

 

Je m’oralise – Ghérasim Luca

 

Il m’est difficile de m’exprimer

 

en langage visuel

 

il pourrait y avoir dans l’idée même de création

quelque chose qui échappe à la description passive

 

telle quelle découle nécessairement d’un langage conceptuel

 

dans ce langage qui sert à désigner des objets

 

le mot n’a qu’un sens ou deux

et il garde la sonorité prisonnière

 

Qu’on brise la forme où il s’est englué

et de nouvelles relations apparaissent

 

La sonorité s’exalte

 

les secrets endormis au fond des mots surgissent

 

Celui qui les écoute est introduit dans un monde de vibrations

qui suppose une participation physique simultanée à l’adhésion mentale

 

Libérez le souffle, et chaque mot devient un signal

 

Je me rattache vraisemblablement

à une tradition poétique

 

tradition vague

et de toute façon illégitime

 

Mais le terme même de poésie me semble faussé

je préfère ontophonie

 

Celui qui ouvre le mot ouvre la matière

 

et le mot n’est que le support matériel d’une quête

qui a la transmutation du réel pour fin

 

Plus que de me situer par rapport à une tradition ou à une révolution

je m’applique à dévoiler ma résonance d’être

 

La poésie est un silensophone

 

Le poème, un lieu d’opération

 

Le mot y est soumis à une série de mutations sonores

 

chacune de ses facettes libère la multiplicité de sens

dont elles sont chargées

 

Je parcours aujourd’hui une étendue

où le vacarme et le silence s’entrechoquent

 

où le poème prend la forme de l’ombre

qu’il a mise en marche

 

Mieux,

le poème s’éclipse

devant ses conséquences

 

En d’autres termes

 

JE M’ORALISE

Une semaine de péché – Folke Fridell

Une semaine de péché – Folke Fridell

 

Je ne veux pas grimper l’échelle sociale — qu’est-ce que j’ai à fiche de la pauvre vie que mènent les riches? Je ne me plairais pas là-haut, au milieu de tous leurs rites stupides et de leurs inventions sans intérêt. Je suis, malgré toute mon affliction, un membre loyal des classes inférieures qui se plaît là où il est. J’entends d’ici les gens cultivés ricaner et crier au primitivisme. Et ils ont sans doute raison, je souffre peut-être d’une forme de carence : je n’ai pas dans le sang le même goût qu’eux pour la vie compliquée des gros bonnets qui ont tout le temps une armée de domestiques à leurs trousses.

Ça prend peut-être du temps, de se débarrasser d’un sentiment de honte devant toutes ces courbettes. Mais moi, je suis heureux de l’avoir encore, même si ça n’est pas toujours très agréable.

Le patron se décide enfin, non sans tourner autour du pot :

— C’est bien ennuyeux, cette histoire. Parce que, en temps normal, vous êtes l’un de mes collaborateurs les plus dignes de confiance.

Tous ces trucs qui commencent en « co » c’est une nouveauté dans le vocabulaire capitaliste. Je ne sais pas trop à quoi le patron veut faire allusion. Si c’est à la mort de mon père ou à ma semaine de création.

 

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Et pourquoi pas aller boire un coup... ?

Il y a un bistrot dans le pays maintenant, parce qu’on est modernes ou on ne l’est pas et la munici­palité s’est dit que, puisqu’on ne pouvait pas empêcher les gens de boire, autant que l’argent reste dans le pays.

... Prendre une bonne cuite et débiter des insanités à tout le monde. Dans ces cas-là, il y a un toit même pour un pauvre diable de sans-abri, parce qu’on a un violon aussi. Un bistrot sans violon pour aller avec, ça serait à peu près aussi utile qu’une jument qui serait aveugle.

De toute façon, je suis déjà tellement couvert de honte que peu importe ce que je peux encore faire et puis les fenêtres du bistrot ont l’air bien accueillantes, dans l’obscurité du soir, avec leurs lumières qui bril­lent. L’alcool, ça vous transforme un homme : ça vous fait un héros d’un lâche et un orateur d’un type qui ne sait pas parler. L’ivresse, ça apporte la force aux faibles et la joie à ceux qui sont tristes.

Ça serait quelque chose pour Konrad Johnson, en ce moment. Si quelqu’un a besoin de noyer son chagrin, c’est bien moi, et j’aurais bien besoin des nobles pen­sées que peut vous inspirer le vin, sapristi ; moi qui ne sais que ruminer une chique plutôt écœurante, en fait de pensées.