Lettres
à jeune poète – Rilke (trad. Gustave Roud)
17
février 1903
Les choses ne se laissent
pas toutes saisir ni dire aussi aisément qu’on voudrait presque toujours nous
le faire croire. Les événements ne peuvent, pour la plupart, se traduire en
mots ; ils s’accomplissent dans un espace où nulle parole jamais n’a pénétré ;
et, plus que tout le reste, les œuvres d’art se refusent à être dites —
mystérieuses présences dont la vie, au long de la nôtre qui fuit vers sa fin
perdure.
Une seule voie vous est
donnée. Descendez en vous-même. Cherchez d’où vous vient ce besoin d’écrire :
sentez s’il plonge ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous :
n’aurais-je plus qu’à mourir si l’on m’interdisait d’écrire ? Ceci surtout : à l’heure
la plus silencieuse de votre nuit, demandez- vous : Est-ce que je dois écrire ? Creusez jusqu'au
tréfonds de vous-même pour y trouver une réponse. Et si cette réponse sonnait
comme un « oui », si vous pouviez accueillir cette grave interrogation d’un «je
le dois» dit avec force et simplicité, bâtissez alors votre vie selon cette
exigence inéluctable. Votre vie doit devenir, jusque dans son heure la plus
indifférente, la plus creuse, signe et témoignage de cette impulsion profonde.
N’écrivez pas des poëmes
d’amour ; évitez au début les genres qui sont d’une pratique trop courante,
trop banale ; ce sont les plus difficiles, car seule une grande force créatrice
en sa pleine maturité peut produire une œuvre originale dans un genre où
abondent d’excellentes et parfois
brillantes traditions. Gardez- vous
donc des thèmes généraux d’inspiration pour recourir à ceux que votre vie
quotidienne vous propose.
Evoquez vos tristesses et vos désirs, vos pensées fugaces et votre foi en
quelque beauté. Mettez à les décrire toute votre sincérité, humble, paisible et
profonde. Recourez pour vous exprimer aux choses qui vous entourent, aux images
de vos rêves, aux objets dont votre souvenir s’est peuplé. Si votre existence
quotidienne vous semble pauvre, ne vous en prenez point à elle, mais à
vous-même.
Car celui qui crée doit être pour lui-même un univers, trouver tout en
lui-même et dans la nature avec laquelle il a lié commerce.
5
avril 1903
Ironie : ne vous laissez
pas dominer par elle, surtout aux moments de sécheresse. Durant les heures de
création, tentez de l’utiliser comme un moyen de saisir plus complètement la
vie. Pour qui en use d’un cœur pur, elle est pure elle aussi, et il ne faut pas
en avoir honte. Et si elle vous devient trop familière, si vous redoutez cette croissante
intimité, tournez-vous alors vers de nobles et graves sujets devant lesquels
elle n’est plus qu'humilité et désarroi. Cherchez la profondeur des choses ;
l’ironie n’y descend jamais — et si vous atteignez ainsi le seuil de la grandeur,
voyez du même coup si cette manière d’envisager les choses est liée à une
nécessité de votre être. Sous l'influence de ces grands sujets, ou bien elle se
détachera de vous (si l’occasion seule la suscite) ou alors (si elle vous est
véritablement innée) elle s’affermira jusqu’à devenir un instrument de valeur
et viendra prendre sa place dans la série des moyens dont vous aurez à composer
votre art.
23
avril 1903
Si
vous aviez tort malgré tout, l’épanouissement naturel de votre vie intérieure
vous amènera lentement, le temps
aidant, à d’autres sources de connaissance.
Laissez vos jugements suivre leur développement
propre, calme et silencieux : il doit,
comme tout progrès, naître des
profondeurs intimes et ne peut être
ni contenu, ni précipité. Porter jusqu’au terme, puis mettre au monde, tout est là.
Laisser chaque
impression, chaque germe d’un sentiment mûrir au fond de soi-même, dans
l’obscur, l’ineffable, l’inconscient, dans la région inaccessible à notre
propre intelligence ; attendre en toute humilité et patience l’heure où
descendra une clarté nouvelle : cela seul s’appelle vivre en artiste — sur le plan
de l’intelligence comme sur celui de la création.
23
décembre 1903
Une seule chose est nécessaire, et c’est la solitude, une grande solitude intérieure. Descendre
en soi et durant des heures ne
rencontrer personne — c’est à quoi
l’on doit parvenir. Etre seul comme l’on était seul, enfant, quand les grandes
personnes allaient et venaient autour de vous, toutes mêlées à des choses qui vous paraissaient
importantes et vastes, à cause
de l’air affairé des gens et parce
qu’on ne comprenait rien à ce
qu’ils faisaient.
Et quand on s’avise un beau jour que leurs préoccupations sont misérables, leurs
professions comme figées, ayant perdu tout
contact avec la vie, pourquoi donc ne
pas persister à voir en tout
cela, comme on le faisait enfant, quelque chose qui nous demeure étranger, quand
nous l’apercevons des profondeurs de notre propre univers, dans le recul de notre propre solitude qui elle-même
est pour nous une tâche,
un rang, une carrière? Pourquoi vouloir
échanger le sage « ne pas comprendre » d'un enfant contre l'aversion et le
mépris alors que le « ne pas comprendre » est une solitude, tandis que l'aversion et
le mépris sont une manière de prendre part à ce qu’on voudrait éloigner de soi
par ce double moyen ?
14
mai 1904
De tout leur être, de toutes leurs forces, rassemblés autour de leur cœur
solitaire, angoissé, et qui bat d’une haute attente, ils doivent apprendre à
aimer. Mais un apprentissage est toujours une longue période close ; ainsi
l’amour, pour celui qui aime, demeure longtemps et jusque bien avant dans la
vie, une solitude, un esseulement plus intense et plus profond. Aimer, ce n’est
rien tout d’abord de ce qui s’appelle s’épanouir, s’abandonner et s’unir à un
autre être (que serait donc une union du confus et de l’inachevé — et dépendant
encore ?). C’est pour l’individu une noble invite à mûrir, à devenir quelque
chose en soi, à devenir un monde, à devenir soi-même un monde pour l’amour et
le profit d’un autre ; c’est une haute exigence impérieuse, quelque chose qui
en fait un élu et l’appelle à de vastes desseins. Un devoir :
travailler à soi-même, « prêter l’oreille et brandir le marteau jour et nuit »,
voilà l’unique sens que devrait revêtir aux yeux des jeunes gens l’amour qui
leur est donné. La confidence, ni l’abandon, ni aucune des formes du commerce
amoureux ne sont pour eux — qui en ont pour longtemps encore à épargner, à rassembler.
Elles sont l’étape finale ; elles sont cela peut-être à quoi les vies humaines,
aujourd’hui encore, peuvent à peine parvenir.
Mais c’est en quoi les jeunes gens se trompent si souvent et si lourdement
: eux à qui la patience fait naturellement défaut, ils se précipitent, à peine
l’amour les a-t-il touchés, dans de confuses étreintes ; ils se répandent tels
qu’ils sont, dans leur désordre et leur trouble intérieur... Mais qu’advient-il
alors ? Qu’est-ce que la vie peut bien tirer de ce ramas de choses abîmées qu’ils nomment leur union et
qu’ils voudraient bien appeler leur bonheur, si c’était possible, et leur avenir?
Chacun se perd alors pour l’amour de l’autre et le perd à son tour — et
beaucoup d’autres encore qui désiraient venir.
12 août 1904
Nous ne pouvons dire qui est venu, peut-être l’ignorerons-nous
toujours, mais de nombreux indices nous prouvent que si l'avenir pénètre en
nous de cette manière, c’est pour pouvoir se changer
en nous-mêmes, bien avant de se réaliser.
Et voilà pourquoi il importe tant, lorsqu’on est triste, de vivre dans une vigilante solitude, car cet instant comme figé, vide
d’événement dirait-on, dans lequel
notre avenir pénètre en nous,
est bien plus près de la vie que
cet autre moment bruyant, né du hasard,
où il nous arrive comme du dehors. Plus nous nous montrons calmes, ouverts, patients dans notre tristesse, et plus l’hôte nouveau pénètre droit au fond de nous-
mêmes, plus nous en faisons notre bien,
plus il va devenir notre destinée.