Les vagues - Virginia Woolf
« Pendant combien de mois, dit Suzanne, pendant combien d’années ai-je monté ces escaliers en courant, durant les lugubres journées d’hiver, durant les trop fraîches journées de printemps ? Maintenant, c’est la mi-été. Nous montons nous changer : Jinny, et moi, et Rhoda qui nous suit.
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« La vérité est que j’ai besoin d’être stimulé par la présence des gens. Tout seul, penché sur mon feu éteint, je vois trop les côtés faibles de mes histoires. Le vrai romancier, l’être humain parfaitement simple, pourrait continuer à imaginer sans fin. Il ne ferait pas la synthèse, comme je la fais. Il ne comprendrait pas comme moi l’aspect désolé des cendres grises dans un foyer sans feu. On me referme un volet en plein visage. Tout devient impénétrable. Je n’invente plus rien.
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J’ai été plein d’invention et de subtilités. Après dîner, j’ai été brillant. J’ai mis en formules bien des choses que nous avions vaguement observées au sujet de nos amis communs. Je suis venu à bout des transitions. Mais de tous ces Moi, lequel est le mien ? Mieux vaut ne pas me poser cette question décisive en ce moment, où je suis assis devant les cendres grises, en face de ce promontoire aride de charbon. Je dépends à un tel point du décor.
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— Pourquoi penser dans un monde où l’instant présent existe ? dit Neville. Rien ne devrait recevoir un nom, de peur que ce nom même le transforme. Abandonnons pour un instant ce spectacle de beauté, cette berge, et moi-même, au pur plaisir d’exister. Le soleil est chaud. Je vois la rivière. Je vois les arbres tachetés et brunis dans la lumière automnale. Des bateaux voguent sur fond rouge, sur fond vert. Très loin, une cloche sonne, mais ce n’est pas un glas. Il y a des cloches qui vibrent en l’honneur de la vie. Une feuille tombe, pâmée. Oh ! comme j’aime la vie… Comme les ramilles du saule s’allongent gracieusement sur le ciel… Un bateau passe à travers les branches du saule, plein de jeunes hommes indolents, ignares et robustes. Ils écoutent un gramophone ; ils mangent des fruits qu’ils sortent de sacs en papier. Ils jettent par-dessus bord des peaux de bananes, qui coulent, pareilles à des anguilles. Tout ce qu’ils font est beau. Le décor où ils vivent est orné de bibelots et de porcelaine bon marché ; leurs chambres sont pleines de gravures en couleur et de souvenirs de canotage, mais ils transforment tout en beauté. Le bateau s’engage sous l’arche du pont. Un autre bateau passe devant moi. Un autre encore. Voilà Perceval, paresseusement allongé sur des coussins, monolithique dans son repos de géant. Il est seul à ne pas s’apercevoir de leur manège, et, quand il les prend sur le fait, il les rabroue sans méchanceté, d’un coup de patte. Eux aussi ont passé sous l’arche du pont, sous “la retombée des branches d’arbres pareille à l’eau des fontaines”, sous leurs minces hachures jaunes et violettes. La brise frémit ; le rideau tremble. Je vois derrière les feuilles les édifices solennels, et cependant joyeux à jamais, qui semblent poreux, dépourvus de poids, légers, bien que siégeant de temps immémoriaux sur ce vieux coin de terre. Mais voici qu’un rythme bien connu recommence à palpiter en moi : les mots dormants, les mots immobiles se soulèvent, courbent leurs crêtes, et retombent, et se redressent encore, de nouveau, et toujours. Je suis un poète. Je suis certainement un grand poète. Je vois tout ; je ressens tout : le passage des bateaux et celui de la jeunesse, et les arbres lointains “dont les branches retombent comme l’eau des fontaines”. Je suis inspiré. Mes yeux se remplissent de larmes. Mon inspiration bouillonne. Elle devient artificielle, menteuse. Des mots, des mots, et encore des mots : comme ils galopent, comme ils agitent leurs longues queues, leurs longues crinières… Mais je ne sais quelle faiblesse m’empêche de m’abandonner à leur croupe ; je ne puis galoper avec eux parmi les femmes en fuite et les sacs renversés. Pourtant, comment croire que je ne suis pas un grand poète ? Ce que j’ai écrit la nuit dernière, n’était-ce pas des vers ? Suis-je trop prompt ? Trop plein de facilité ? Je n’en sais rien. Par instants, je ne me connais plus moi-même, je ne sais plus comment nommer, mesurer, et totaliser les atomes qui me composent.
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« Ces lignes et ces couleurs me persuadent presque que je suis moi aussi capable d’héroïsme, moi, l’habile faiseur de phrases, si vite séduit, si amoureux du changement, moi qui suis si incapable de serrer les poings, mais flotte mollement en déroulant des tournures de phrases au gré des circonstances. La vue de ma propre faiblesse m’éclaire enfin sur ce qu’était pour moi Perceval : c’était mon contraire.
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« Et pourtant, quelque chose s’ajoute à mon interprétation du monde. Quelque chose gît en moi, profondément enseveli. Par moments, je crois m’en saisir. Mais mieux vaut que ce secret reste enfoui dans les profondeurs, jusqu’au jour où il pourra germer. À la fin d’une longue vie, par hasard, dans un instant de révélation, je parviendrai à poser la main sur ce secret, qu’en ce moment mes doigts risquent de briser. Nos découvertes se brisent mille fois avant de s’accomplir. Elles se brisent ; elles s’écroulent sur moi… Les lignes et les couleurs nous survivent, donc…
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De nouvelles fleurs me frôlaient au passage ; j’étais pareil à un enfant qui ne sait se servir que de monosyllabes, et moi, qui ai façonné tant de tournures de phrases, les tournures de phrases ne me protégeaient plus. Moi, qui ai toujours recherché la société de mes pareils, j’étais sans compagnon ; j’étais solitaire, moi qui ai toujours eu quelqu’un avec qui partager le foyer sans feu ou la poignée dorée du tiroir de la commode.
« Mais comment décrire un monde d’où le Moi est absent ? Les mots manquent. Du bleu, du rouge, même ces noms de couleur détournent l’attention, épaississent l’atmosphère au lieu de se laisser traverser. Comment décrire quoi que ce soit, comment expliquer quoi que ce soit à l’aide des mots ? On peut tout au plus dire que la vision pâlit, se transforme peu à peu, se banalise même au cours de cette brève promenade. On redevient aveugle, et on trouve que le livre se répète un peu. On est reconquis par la beauté traînant derrière elle ses fantômes de tournures de phrases. On respire largement ; dans la vallée, le train se faufile à travers les champs avec sa chevelure de vapeur.
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Donc, je me demande maintenant : “Qui suis-je ?”
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« Combien je préfère le silence : cette tasse à café, cette table. Combien je préfère être assis dans cette salle vide, pareil à l’oiseau de mer esseulé perché sur un pieu au bord des flots.
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C’est la Mort. La Mort est notre ennemi. C’est contre la Mort que je chevauche, l’épée au clair et les cheveux flottant au vent comme ceux d’un jeune homme, comme flottaient au vent les cheveux de Perceval galopant aux Indes. J’enfonce mes éperons dans les flancs de mon cheval. Invaincu, incapable de demander grâce, c’est contre toi que je m’élance, ô Mort.
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