la traversée des apparences - Virginia Woolf
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. Cependant, par une sorte de magie, cet homme et cette femme demeuraient inaccessibles à la malveillance publique. Pour l’homme, ses lèvres mobiles laissaient deviner que cette magie, c’était la pensée ; pour la femme, son regard fixé droit devant elle et comme pétrifié au-dessus du niveau normal montrait que c’était le chagrin. Seul le mépris de tout ce qui se trouvait sur son passage lui permettait de retenir ses larmes ; être effleurée par les gens qui la dépassaient lui était manifestement une souffrance.
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De son côté, Willoughby avait employé ces quelques minutes à esquisser devant les Dalloway les personnes qu’ils allaient rencontrer. Il les comptait sur ses doigts :
« D’abord mon beau-frère Ambrose, l’érudit que vous connaissez sans doute de nom ; sa femme ; mon vieil ami Pepper qui ne fait pas grand bruit, mais à qui, paraît-il, nul n’a rien à apprendre. Et c’est tout. Nous sommes en petit comité. Je dois les débarquer sur la côte. »
Mrs. Dalloway, penchant un peu la tête de côté, essayait de se rappeler Ambrose – (était-ce un pseudonyme ?) – et n’y parvenait pas. Ce qu’elle venait d’entendre lui causait plutôt des appréhensions. Elle savait qu’un savant épouse en général la première venue, une fille qu’il a rencontrée au fond de la campagne, pendant une tournée de conférences, ou bien une petite banlieusarde qui dira d’un air pointu : « C’est mon mari qui vous intéresse, ce n’est pas moi, je le sais bien ! »
Mais à ce moment Helen parut et Mrs. Dalloway constata avec soulagement que, malgré son allure un tantinet excentrique, elle n’avait rien de négligé, se tenait correctement et parlait sur un ton modéré, ce qui, pour elle, était la caractéristique d’une femme du monde. Mr. Pepper n’avait pas pris la peine d’échanger contre un autre son complet net et disgracieux.
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« Jane Austen ? Je n’aime pas Jane Austen, dit Rachel.
— Monstre ! s’écria Clarissa, c’est tout juste si je vous pardonne ! Et pourquoi, dites ?
— Elle est tellement… tellement… enfin, elle est comme une natte trop serrée, pataugeait Rachel.
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— La convalescence, comme je dis toujours, comprend trois stades, intervint la voix cordiale de Willoughby : le stade du lait, le stade de la tartine et le stade du rosbif. Vous devez en être au stade de la tartine, si je ne me trompe ! (Il lui tendit le plat.) Avec cela, je vous conseillerais une tasse de thé bien fort, puis un petit tour rapide sur le pont. Après quoi, vers l’heure du dîner, vous réclamerez à grands cris du rosbif. Qu’en dites-vous ? »
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— Naturellement », acquiesça Helen. Puis elle ajouta : « Il ne te reste plus qu’à te lancer et à devenir quelqu’un pour ton propre compte. »
L’image de sa personnalité propre, de soi-même comme entité réelle, perpétuelle, différente de toutes les autres, irrépressible autant que la mer ou le vent, se projeta en éclair dans l’esprit de Rachel et l’idée de vivre la bouleversa profondément.
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De loin, l’Euphrosyne paraissait très petite. En la regardant du haut des grands transatlantiques avec des lunettes d’approche on la prenait pour un caboteur, pour un cargo ordinaire ou même pour un de ces misérables petits transports où les passagers roulent sur le pont pêle-mêle avec le bétail. Pareilles à des insectes, les silhouettes des Dalloway, des Ambrose et des Vinrace prêtaient à rire, elles aussi, en raison de leur extrême petitesse.
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« Qu’est-ce que tu oubliais de me dire ?
— Es-tu sûr de ne pas sous-estimer l’importance des sentiments ? » demanda Mr. Hewet, oubliant de nouveau ce qu’il avait voulu dire d’abord.
Après avoir contemplé d’un regard intense son Gibbon immaculé, Mr. Hirst répondit par un sourire à la question de son ami. Il mit le livre de côté et médita quelque temps encore, pour observer à la fin :
« Tu as un esprit que je tiens pour singulièrement confus… Les sentiments ? N’est-ce pas là ce à quoi nous attachons le plus d’importance ? Nous plaçons l’amour tout là-haut et le reste quelque part tout en bas. »
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. Après des années de vie conjugale, les gens cessent de sentir la présence corporelle l’un de l’autre, de sorte que chacun se comporte comme s’il était seul, prononce des paroles auxquelles il n’attend pas de réponse et produit, en général, l’impression de goûter l’agrément de la solitude, sans en supporter l’ennui.
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Elle demanda au lieu de répondre :
« Et pourquoi donc les gens ne décrivent-ils pas les choses qu’ils sentent réellement ?
— Ah ! c’est là la difficulté, soupira-t-il en rejetant le livre. Mais dites : comment sera-ce quand nous serons mariés ? Quelles sont les choses que les gens sentent réellement ? »
Elle paraissait hésiter.
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