dimanche 7 septembre 2025

Le monde au crépuscule – Christopher Isherwood

Le monde au crépuscule – Christopher Isherwood

 

Que fais-tu en ce moment, Jane ? Que penses-tu ? Tu ne te demandes pas où je suis ? Tu ne t'étonnes pas ? Tu n’es pu en colère ? Tu ne regrettes rien ? Tu n’as pas du tout peur? Oh ! Jane, pourquoi m’as-tu forcé à te faire ce que j'ai fait? Je te hais pour cela. Je te hais pour m’avoir obligé à te haïr.

Je te hais de n’agir jamais qu’à ta guise et de te moquer du reste. Je préparais des machinations, je tendais des pièges, mais cela t’était bien égal et tu gagnais toujours. Je te hais de n’avoir pu te faire mal.

Je te hais pour ce que tu m’as fait faire à Elizabeth. Cela n’avait pour toi aucune importance. Cela chatouillait seulement ta vanité. Tu n’as jamais compris ce que je sentais dans tout cela. Je te hais de m’avoir amené à me haïr moi-même.

Au fond, tu ne m’as jamais connu. Il y a tant de choses que tu ne voulais simplement pas te donner la peine d’explorer. Sarah et Tawelfan représentent une partie de ce que tu ignores. Elizabeth en est une autre partie. Je n’ai jamais rira pu te raconter comme il faut sur tout cela parce que cela ne t'intéressait pas réellement. Au début, je faisais des tas de petites expériences pour savoir si tu avais envie de partager avec moi certains de ces détails. Mais non, tu n’y tenais pas. Tu ne te rendais même pas compte de ce que je faisais. Tu étais trop étroitement enserrée dans ton propre cocon. Mais fais attention : il devient de plus en plus épais, comme tu t’en apercevras un jour, quand tu essaieras de le rompre et n’y parviendras pas.

En ce temps-là j’en avais de la peine. Ton détachement me blessait plus que je ne me l’avouais. Aujourd’hui j’en suis content. Dieu merci, je possède quelque chose qui m’appartient, que j’emporte avec moi et qui n'a rien à faire avec toi, quelque chose que tu n'as pas touché ni rendu vulgaire, stupide et moche.

Ecoute, Janette, — au fond cela n’a plus d’importance, — mais maintenant que cette affaire est finie, il reste une seule chose que je voudrais te faire comprendre, et c’est...

Halte-là!

Cesse de lui parler. Gesse de penser à elle. Tu ne fais qu’augmenter son pouvoir, que la rendre de plus en plus forte.

Qu’est-ce qui te prend, bon Dieu ? Quoi d’étonnant qu'elle te méprise ? Tu me dégoûtes.

Allons, détends-toi. Desserre tes poings. Adosse-toi dans ton fauteuil. Aspire profondément. Expire.

Voilà qui va mieux.

Voyons si tu peux rester une minute entière sans qu’elle existe pour toi. Ne pense à rien d’autre que le Présent. Regarde par la fenêtre.

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Les scrupules de Sarah cédèrent devant ces avertissements!! Elle me promit solennellement de ne rien dire à Jane, de ne  pas même lui écrire du tout.     

Mais la découverte ahurissante que je fis, et la détente  miraculeuse que j’éprouvai dans les premières quarante-huit heures après l’accident venaient du fait que j’avais presque entièrement cessé de me préoccuper de l’affaire Jane. Jane  avait perdu son pouvoir. Elle ne pouvait m’atteindre que  sur le plan émotif et mon émotivité ne fonctionnait plus. Elle  avait cédé la place aux sensations physiques. La jalousie n’était plus qu’une forte migraine; la fureur, c’étaient les  élancements de ma cuisse cassée; l’attendrissement sur  moi-même était éparpillé parmi mes diverses contusions. ne me restait plus d’énergie pour autre chose.

 

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Ne serait-ce pas le péché originel des romanciers que cette volonté d’amener leurs lecteurs et eux-mêmes à considérer les êtres humains comme des « personnages », des touts parfaitement complets, à trois dimensions ? Oui je sais : les romanciers semblent admettre l’idée d’une quatrième dimension qui est le temps, le changement. Souvent ils laissent « vieillir » leurs personnages, mais ceci n’est qu’une mascarade, comme lorsque le maquilleur poudre la perruque de l’acteur et lui trace quelques rides sur la figure. Les romanciers n’osent pas admettre franchement la quatrième sion avec tout ce qu’elle implique, car dans ce cas leurs personnages s’estomperaient, perdraient leur consistance et le roman tout entier se désintégrerait. Les personnages doivent avoir leurs caractéristiques. Ils doivent être « bien circonscrits », comme disent les comptes rendus. Mais les êtres humains peuvent être ceci, cela ou autre chose. Ils sont pleins de contradictions, ils n’ont pas de forme, ni circonscrite, ni autre; ils n’ont qu'une orientation générale. Ce mensonge des romanciers constitue un péché parce qu’il nous mène à croire qu'on peut traiter les créatures humaines comme des personnages, qu’on peut les connaître à fond, les posséder, tout comme on peut connaître et posséder Emma Bovary ou Aliocha Karamazov.

Je vous vois sourire, Mary. Vous vous dites :« Comme elle devient philosophe sur ses vieux jours !| Toute cette sagesse l’empêchera-t-elle d’écrire de nouveaux romans ? » Non, bien sûr. En ce moment je dois vous avouer que j’ai une idée en tête...

Ah! si seulement je savais... que j’aurai le temps!

Mais il ne faut plus que j’y pense.

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Je distingue trois raisons différentes pour lesquelles je ne voulais pas de cet enfant. La vérité ne se trouve jamais dans les raisons, mais quelque part entre elles ou autour d’elles. Les raisons sont ce qui peut m'amener le plus près de la vérité.

La première est une bonne vieille raison démodée : je ne t’aimais pas et tu ne m’aimais pas. Ça en dit assez long,

La deuxième : je continuais à me représenter notre situation sous forme d’un triangle, avec Elizabeth. Si tu étais devenue enceinte le premier été, quand elle vivait, encore, je me serais senti infiniment plus coupable.

Mais mon impression avait persisté et quand tu trouvée enceinte pour de bon, il m’a semblé que  continuais à tromper Elizabeth. Ceci est également vrai  en partie; mais c’est un peu trop subtil. Si je t’avait aimée, je crois que mon sentiment eût été différent.

La troisième, celle qui approche peut-être le plus de  la vérité : je ne voulais pas d’enfant, ni de toi ni de  personne. L’idée d’avoir des enfants me faisait horreur,  (Je dis « faisait », car aujourd’hui j’aimerais en avoir, il \ me semble, avec une femme qui me comprendrait.)  Pourquoi cela me faisait horreur? Eh bien,  l’enfant d’Elizabeth est mort, je me suis cru Ceci a l’air d’une pure folie, puisque, je n’étais pour rien dans cet avortement. Le vrai, c’est que jaloux, -— chose que je ne m’étais jamais avouée à l’époque. Je craignais que l’enfant ne vînt se  entre nous deux. Et quand il est mort, je me suis senti content et coupable, et j’ai haï ce pauvre être parce avait failli tuer Elizabeth et l’avait rendue malade qu’à la fin de ses jours.

Bon. Voilà cette barrière franchie. Nous arrivons à la grande douve. Je voudrais bien que tu sois dans cette chambre : car tu te doutes peut-être de ce que je vais te dire et alors je n’aurais pas à le mettre par écrit. Croirais-tu : rien que d’y penser ma main commence positivement à trembler. C’est idiot, hein ?

 


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