samedi 28 octobre 2017

Poèmes - Beckett

Poèmes - Beckett

que ferais-je sans ce monde sans visage
sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi

mardi 3 octobre 2017

L'homme de cour - Baltasar Gracian

L’homme de cour - Baltasar Gracián
III
Ne se point ouvrir, ni déclarer.
L’admiration que l’on a pour la nouveauté est ce qui fait estimer les succès. Il n’y a point d’utilité, ni de plaisir, à jouer à jeu découvert. De ne se pas déclarer incontinent, c’est le moyen de tenir les esprits en suspens, surtout dans les choses importantes, qui font l’objet de l’attente universelle. Cela fait croire qu’il y a du mystère en tout, et le secret excite la vénération. Dans la manière de s’expliquer, on doit éviter de parler trop clairement ; et, dans la conversation, il ne faut pas toujours parler à coeur ouvert. Le silence est le sanctuaire de la prudence. Une résolution déclarée ne fut jamais estimée. Celui qui se déclare s’expose à la censure, et, s’il ne réussit pas, il est doublement malheureux. Il faut donc imiter le procédé de Dieu, qui tient tous les hommes en suspens.

IV
Le savoir et la valeur font réciproquement les grands hommes.
Ces deux qualités rendent les hommes immortels, parce qu’elles le sont. L’homme n’est grand qu’autant qu’il sait ; et, quand il sait, il peut tout. L’homme qui ne sait rien, c’est le monde en ténèbres. La prudence et la force sont ses yeux et ses mains. La science est stérile, si la valeur ne l’accompagne.
V
Se rendre toujours nécessaire.
Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur. L’homme d’esprit aime mieux trouver des gens dépendants que des gens reconnaissants.

XI
Traiter avec ceux de qui l’on peut apprendre.
La conversation familière doit servir d’école d’érudition et de politesse. De ses amis, il en faut faire ses maîtres, assaisonnant le plaisir de converser de l’utilité d’apprendre. Entre les gens d’esprit la jouissance est réciproque.

XII
La nature et l’art ; la matière et l’ouvrier.
Il n’y a point de beauté sans aide, ni de perfection qui ne donne dans le barbarisme, si l’art n’y met lamain. L’art corrige ce qui est mauvais, et perfectionne ce qui est bon. D’ordinaire, la nature nous épargne le meilleur, afin que nous ayons recours à l’art. Sans l’art, le meilleur naturel est en friche ; et, quelque grands que soient les talents d’un homme, ce ne sont que des demi-talents, s’ils ne sont pas cultivés. Sans l’art, l’homme ne fait rien comme il faut, et est grossier en tout ce qu’il fait.
XIII
Procéder quelquefois finement, quelquefois rondement.
La vie humaine est un combat contre la malice de l’homme même. L’homme adroit y emploie pour armes les stratagèmes de l’intention. Il ne fait jamais ce qu’il montre avoir envie de faire ; il mire un but, mais c’est pour tromper les yeux qui le regardent. Il jette une parole en l’air, et puis il fait une chose à quoi personne ne pensait. S’il dit un mot, c’est pour amuser l’attention de ses rivaux, et, dès qu’elle est occupée à ce qu’ils pensent, il exécute aussitôt ce qu’ils ne pensaient pas. Celui donc qui veut se garder d’être trompé prévient la ruse de son compagnon par de bonnes réflexions. Il entend toujours le contraire de ce qu’on veut qu’il entende, et, par là, il découvre incontinent la feinte. Il laisse passer le premier coup, pour attendre de pied ferme le second, ou le troisième. Et puis, quand son artifice est connu, il raffine sa dissimulation, en se servant de la vérité même pour tromper. Il change de jeu et de batterie, pour changer de ruse. Son artifice est de n’en avoir plus, et toute sa finesse est de passer de la dissimulation précédente à la candeur. Celui qui l’observe, et qui a de la pénétration, connaissant l’adresse de son rival, se tient sur ses gardes, et découvre les ténèbres revêtues de la lumière. Il déchiffre un procédé d’autant plus caché que tout y est sincère. Et c’est ainsi que la finesse de Python combat contre la candeur d’Apollon.
XVII
Ne pas tenir toujours un même procédé.
Il est bon de varier, pour frustrer la curiosité, surtout celle de vos envieux. Car, s’ils viennent à remarquer l’uniformité de vos actions, ils préviendront et, par conséquent, ils feront avorter vos entreprises. Il est aisé de tuer l’oiseau qui vole droit, mais non celui qui n’a point de vol réglé. Il ne faut pas aussi toujours ruser, car, au second coup, la ruse serait découverte. La malice est aux aguets, il faut beaucoup d’adresse pour se défaire d’elle. Le fin joueur ne joue jamais la carte qu’attend son adversaire, encore moins celle qu’il désire.

XIX
N’être point trop prôné par les bruits de la renommée.
L’espérance falsifie toujours la vérité. C’est pourquoi la prudence doit la corriger, en faisant en sorte que la jouissance surpasse le désir.
XXIII
N’avoir point de tache.
À toute perfection il y a un si, ou un mais. Il y a très peu de gens qui soient sans défauts, soit dans les moeurs, ou dans le corps. Mais il y en a beaucoup qui font vanité de ces défauts, qu’il leur serait aisé de corriger. Quand on voit le moindre défaut dans un homme accompli, l’on dit que c’est dommage, parce qu’il ne faut qu’un nuage pour éclipser tout le soleil. Ces défauts sont des taches, où l’envie s’attache d’abord pour contrôler. Ce serait un grand coup d’habileté de les changer en perfections, comme fit Jules César qui, étant chauve, couvrit ce défaut de l’ombre de ses lauriers.
XXVI
Trouver le faible de chacun.
Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui.
XXVII
Préférer l’intension à l’extension.
Quelques-uns estiment les livres par la grosseur, comme s’ils étaient faits pour charger les bras, plutôt que pour exercer les esprits.
XXVIII
N’avoir rien de vulgaire.
Ô que celui-là avait bon goût, qui se déplaisait de plaire à plusieurs ! Les sages ne se repaissent jamais des applaudissements du vulgaire. Il y a des caméléons de goût si populaire qu’ils prennent plus de plaisir à humer un air grossier qu’à sentir les doux zéphyrs d’Apollon. Ne te laisse point éblouir à la vue des miracles du vulgaire. Les ignorants sont toujours dans l’étonnement. C’est par où la folie commune admire que le discernement du sage se désabuse.
XXIX
Être homme droit.
Il faut toujours être du côté de la raison, et si constamment que ni la passion vulgaire, ni aucune violence tyrannique ne fasse jamais abandonner son parti. Mais où trouvera-t-on ce phénix ? Certes, l’équité n’a guère de partisans, beaucoup de gens la louent, mais sans lui donner entrée chez eux. Il y en a d’autres qui la suivent jusqu’au danger, mais quand ils y sont, les uns, comme faux amis, la renient, et les autres, comme politiques, font semblant de ne la pas connaître. Elle, au contraire, ne se soucie point de rompre avec les amis, avec les puissances, ni même avec son propre intérêt ; et c’est là qu’est le danger de la méconnaître. Les gens rusés se tiennent neutres, et, par une métaphysique plausible, tâchent d’accorder la raison d’État avec leur conscience. Mais l’homme de bien prend ce ménagement pour une espèce de trahison, se piquant plus d’être constant que d’être habile. Il est toujours où est la vérité, et s’il laisse quelquefois les gens, ce n’est pas qu’il soit changeant, mais parce qu’ils ont été les premiers à abandonner la raison.
XXXI
Connaître les gens heureux, pour s’en servir ; et les malheureux, pour s’en écarter.
D’ordinaire, le malheur est un effet de la folie ; et il n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus grands qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter ; la plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente. Dans le doute, il n’y a rien de meilleur que de s’adresser aux sages ; tôt ou tard on s’en trouvera bien.
XXXIII
Savoir se soustraire.
On ne doit point abuser de ses amis, ni rien exiger d’eux au delà de ce qu’ils accordent volontiers. Tout ce qui est excessif est vicieux, surtout dans la conversation ; et l’on ne saurait se conserver l’estime et la bienveillance des gens, sans ce tempérament, d’où dépend la bienséance. Il faut mettre toute sa liberté à si bien choisir que l’on ne pèche jamais contre le bon goût.
XXXV
Peser les choses selon leur juste valeur.
Les fous ne périssent que faute de ne penser à rien. Comme ils ne conçoivent pas les choses, ils ne voient ni le dommage, ni le profit ; et, par conséquent, ils ne s’en mettent point en peine. Quelques-uns font grand cas de ce qui importe peu, et n’en font guère de ce qui importe beaucoup, parce qu’ils prennent tout à rebours. Plusieurs, faute de sentiment, ne sentent pas leur mal. Il y a des choses où l’on ne saurait trop penser. Le sage fait réflexion à tout, mais non pas également. Car il creuse où il y a du fond, et quelquefois il pense qu’il y en a encore plus qu’il ne pense : si bien que sa réflexion va jusqu’où est allée son appréhension.
XLIII
Parler comme le vulgaire, mais penser comme les sages.
Vouloir aller contre le courant, c’est une chose où il est aussi impossible de réussir qu’il est aisé de s’exposer au danger ; il n’y a qu’un Socrate qui le pût entreprendre. La contradiction passe pour une offense, parce que c’est condamner le jugement d’autrui. Les mécontents se multiplient, tantôt à cause de la chose que l’on censure, tantôt à cause des partisans qu’elle avait. La vérité est connue de très peu de gens, les fausses opinions sont reçues de tout le reste du monde. Il ne faut pas juger d’un sage par les choses qu’il dit, attendu qu’alors il ne parle que par emprunt, c’est-à-dire par la voix commune, quoique son sentiment démente cette voix. Le sage évite autant d’être contredit que de contredire. Plus son jugement le porte à la censure, et plus il se garde de la publier. L’opinion est libre, elle ne peut ni ne doit être violentée. Le sage se retire dans le sanctuaire de son silence ; et, s’il se communique quelquefois, ce n’est qu’à peu de gens, et toujours à d’autres sages.
XLV
User de réflexion, sans en abuser.
La réflexion ne doit être ni affectée, ni connue. Tout artifice doit se cacher, d’autant qu’il est suspect ; encore plus toute précaution, parce qu’elle est odieuse. Si la tromperie est en règne, redoublez votre vigilance, mais sans le faire connaître, de peur de mettre les gens en défiance. Le soupçon provoque la vengeance, et fait penser à des moyens de nuire auxquels on ne pensait pas auparavant.
L
Ne se perdre jamais le respect à soi-même.
Il faut être tel que l’on n’ait pas de quoi rougir devant soi-même. Il ne faut point d’autre règle de ses actions que sa propre conscience. L’homme de bien est plus redevable à sa propre sévérité qu’à tous les préceptes. Il s’abstient de faire ce qui est indécent, par la crainte qu’il a de blesser sa propre modestie, plutôt que pour la rigueur de l’autorité des supérieurs. Quand on se craint soi-même, l’on n’a que faire du pédagogue imaginaire de Sénèque.
LII
Ne s’emporter jamais.
C’est un grand point que d’être toujours maître de soi-même. C’est être homme par excellence, c’est avoir un coeur de roi, attendu qu’il est très difficile d’ébranler une grande âme. Les passions sont les humeurs élémentaires de l’esprit : dès que ces humeurs excèdent, l’esprit devient malade ; et si le mal va jusqu’à la bouche, la réputation est fort en danger. Il faut donc se maîtriser si bien que l’on ne puisse être accusé d’emportement, ni au fort de la prospérité, ni au fort de l’adversité ; qu’au contraire on se fasse admirer comme invincible.
LXV
Le goût fin.
Le goût se cultive aussi bien que l’esprit. L’excellence de l’entendement raffine le désir, et puis le plaisir de la jouissance. L’on juge de l’étendue de la capacité par la délicatesse du goût. Une grande capacité a besoin d’un grand objet pour se contenter. Comme un grand estomac demande une grande nourriture, il faut des matières relevées à des génies sublimes. Les plus nobles objets craignent un goût délicat, les perfections universellement estimées n’osent espérer de lui plaire.
LXVIII
Faire comprendre est bien meilleur que faire souvenir.
Quelquefois il faut remémorer, quelquefois aviser. Quelques-uns manquent de faire des choses qui seraient excellentes, parce qu’ils n’y pensent pas. C’est alors qu’un bon avis est de saison pour leur faire concevoir ce qui importe. Un des plus grands talents de l’homme est d’avoir la présence d’esprit pour penser à ce qu’il faut, faute de quoi plusieurs affaires viennent à manquer. C’est donc à celui qui comprend de porter la lumière ; et à celui qui a besoin d’être éclairé de rechercher l’autre. Le premier doit se ménager, et le second s’empresser.
LXXII
Avoir de la résolution.
L’irrésolution est pire que la mauvaise exécution. Les eaux ne se corrompent pas tant quand elles courent que lorsqu’elles croupissent. Il y a des hommes si irrésolus qu’ils ne font jamais rien sans être poussés par autrui ; et quelquefois cela ne vient pas tant de la perplexité de leur jugement, qui souvent, est vif et subtil, que d’une lenteur naturelle.
LXXIV
N’être point inaccessible.
Les vraies bêtes sauvages sont où il y a le plus de monde. Le difficile abord est le vice des gens dont les honneurs ont changé les moeurs. Ce n’est pas le moyen de se mettre en crédit que de commencer par rebuter autrui. Qu’il fait beau voir un de ces monstres intraitables prendre son air impertinent de fierté ! Ceux qui ont le malheur d’avoir affaire à eux vont à leur audience comme s’ils allaient combattre contre des tigres, c’est-à-dire armés d’autant de crainte que de précaution. Pour monter à ce poste, ils faisaient la cour à tout le monde ; mais, depuis qu’ils le tiennent, il semble qu’ils veulent prendre leur revanche à force de braver les autres. Leur emploi demanderait qu’ils fussent à tout le monde ; mais leur superbe et leur mauvaise humeur font qu’ils ne sont à personne. Ainsi, le vrai moyen de se venger d’eux, c’est de les laisser avec eux-mêmes, afin que, tout commerce leur manquant, ils ne puissent jamais devenir sages.
LXXX
Être soigneux de s’informer.
La vie se passe presque toute à s’informer. Ce que nous voyons est le moins essentiel. Nous vivons sur la foi d’autrui. L’ouïe est la seconde porte de la vérité, et la première du mensonge.
LXXXII
Ne pas trop approfondir le bien, ni le mal.
Un sage a compris toute la sagesse en ce précepte : Rien de trop. Une justice trop exacte dégénère en injustice. L’orange qui est trop pressurée donne un jus amer. Dans la jouissance même, il ne faut jamais aller à pas une des extrémités. L’esprit même s’épuise à force de se raffiner. À vouloir tirer trop de lait, on fait venir le sang.
LXXXIII
Faire de petites fautes à dessein.
Une petite négligence sert quelquefois de lustre aux bonnes qualités. L’envie a son ostracisme, et cet ostracisme est d’autant plus à la mode qu’il est injuste.
LXXXIV
Savoir tirer profit de ses ennemis.
Toutes les choses se doivent prendre, non par le tranchant, ce qui blesserait, mais par la poignée, qui est le moyen de se défendre ; à plus forte raison l’envie. Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire de ses amis. Les envieux servent d’aiguillon au sage à surmonter mille difficultés, au lieu que les flatteurs en détournent souvent. Plusieurs sont redevables de leur fortune à leurs envieux. La flatterie est plus cruelle que la haine, d’autant qu’elle pallie des défauts où celle-ci fait remédier. Le sage se fait de la haine de ses envieux un miroir où il se voit bien mieux que dans celui de la bienveillance. Ce miroir lui sert à corriger ses défauts, et par conséquent à prévenir la médisance ; car on se tient fort sur ses gardes quand on a des rivaux ou des ennemis pour voisins.
LXXXV
Ne se point prodiguer.
C’est le malheur de tout ce qui est excellent, de dégénérer en abus quand on en fait un fréquent usage. Ce que tout le monde recherchait avec passion vient enfin à déplaire à tout le monde. Grand malheur de n’être bon à rien ; comme aussi de vouloir être bon à tout ! Ces gens-là perdent toujours pour avoir voulu trop gagner ; et à la fin ils sont aussi haïs qu’ils ont été chéris auparavant. Toutes les perfections sont sujettes à ce sort ; dès qu’elles perdent le renom d’être rares, elles ont celui d’être vulgaires.
LXXXVI
Se munir contre la médisance.
Le vulgaire a beaucoup de têtes et de langues, et, par conséquent, encore plus d’yeux. Qu’il coure un mauvais bruit parmi ces langues, il ne faut que cela pour ternir la plus haute réputation ; et si ce bruit vient à se tourner en sobriquet, c’en est fait pour jamais de tout ce qu’un homme avait acquis d’estime. Ces railleries tombent d’ordinaire sur de certains défauts qui sautent aux yeux et qui, pour être singuliers, donnent ample matière aux lardons. Et comme il y a des imperfections que l’envie particulière étale aux yeux de la malice commune, il y a aussi des langues affilées qui détruisent plus promptement une grande réputation avec un mot jeté en l’air, que ne font d’autres avec toute leur impudence. Il est très facile d’avoir mauvais renom, parce que le mal se croit aisément, et que les sinistres impressions sont très difficiles à effacer. C’est donc au sage à se tenir sur ses gardes, car il est plus aisé de prévenir la médisance que d’y remédier.
LXXXVII
Cultiver et embellir.
L’homme naît barbare, il ne se rachète de la condition des bêtes que par la culture ; plus il est cultivé, plus il devient homme. C’est à l’égard de l’éducation que la Grèce a eu droit d’appeler barbare tout le reste du monde. Il n’y a rien de si grossier que l’ignorance ; ni rien qui rende si poli que le savoir. Mais la science même est grossière, si elle est sans art. Ce n’est pas assez que l’entendement soit éclairé, il faut aussi que la volonté soit réglée, et encore plus la manière de converser. Il y a des hommes naturellement polis, soit pour la conception, ou pour le parler ; pour les avantages du corps, qui sont comme l’écorce ; ou pour ceux de l’esprit, qui sont comme les fruits. Il y en a d’autres, au contraire, si grossiers que toutes leurs actions, et quelquefois même de riches talents qu’ils ont sont défigurés par la rusticité de leur humeur.
LXXXVIII
S’étudier à avoir les manières sublimes.
Un grand homme ne doit jamais être vétilleux en son procédé. Il ne faut jamais trop éplucher les choses, surtout celles qui ne sont guère agréables ; car, bien qu’il soit utile de tout remarquer en passant, il n’en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir. Pour l’ordinaire, il faut procéder avec un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie. Dissimuler est le principal moyen de gouverner. Il est bon de laisser passer quantité de choses qui surviennent dans le commerce de la vie, mais particulièrement parmi ses ennemis. Le trop est toujours ennuyeux, et dans l’humeur il est insupportable. C’est une espèce de fureur que d’aller chercher le chagrin, et, d’ordinaire, la manière est telle qu’est l’humeur dans laquelle on agit. Nos actions prennent le caractère de l’humeur où nous sommes quand nous les faisons.
LXXXIX
Connaître parfaitement son génie, son esprit, son coeur, et ses passions.
L’on ne saurait être maître de soi-même que l’on ne se connaisse à fond. Il y a des miroirs pour le visage, mais il n’y en a point pour l’esprit. Il y faut donc suppléer par une sérieuse réflexion sur soi-même. Quand l’image extérieure s’échappera, que l’intérieure la retienne et la corrige. Mesure tes forces et ton adresse avant que de rien entreprendre ; connais ton activité pour t’engager ; sonde ton fonds, et sache où peut aller ta capacité pour toutes choses.
XC
Le moyen de vivre longtemps.
C’est de vivre bien. Il y a deux choses qui abrègent la vie : la folie et la méchanceté.
XCII
L’esprit transcendant en toutes choses.
C’est la principale règle, soit pour agir, ou pour parler. Plus les emplois sont sublimes, et plus cet esprit est nécessaire. Un grain de prudence vaut mieux qu’un magasin de subtilité. C’est un chemin qui mène à l’infaillible, quoiqu’il n’aille pas tant au plausible. Quoique le renom de sagesse soit le triomphe de la renommée, il suffira de contenter les sages, dont l’approbation sert de pierre de touche aux entreprises.
XCV
Savoir entretenir l’attente d’autrui.
Le moyen de l’entretenir est de lui fournir toujours de nouvelle nourriture. Le beaucoup doit promettre davantage ; une grande action doit servir d’aiguillon à d’autres encore plus grandes. Il ne faut pas tout montrer dès la première fois. C’est un coup d’adresse de savoir mesurer ses forces au besoin et au temps, et de s’acquitter de jour en jour de ce que l’on doit à l’attente publique.
XCVI
La syndérèse.
C’est le trône de la raison et la base de la prudence. Quand on la consulte, il est aisé de ne point faillir. C’est un don du ciel et qui, de l’importance qu’il est, ne saurait être trop désiré. C’est la première pièce du harnois de l’homme ; et elle lui est si nécessaire qu’elle lui suffirait, quand même tout le reste lui manquerait. Toutes les actions de la vie dépendent de son influence, et sont estimées bonnes ou mauvaises selon qu’elle en juge, attendu que tout doit être fait par raison. Elle consiste dans une inclination naturelle qui porte à l’équité, et prend toujours le parti le plus sûr.
XCVIII
Dissimuler.
Les passions sont les brèches de l’esprit. La science du plus grand usage est l’art de dissimuler. Celui qui montre son jeu risque de perdre. Que la circonspection combatte contre la curiosité. À ces gens qui épluchent de si près les paroles, couvre ton coeur d’une haie de défiance et de réserve. Qu’ils ne connaissent jamais ton goût, de peur qu’ils ne te préviennent, ou par la contradiction, ou par la flatterie.
XCIX
La réalité et l’apparence.
Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce dont elles ont l’apparence. Il n’y a guère de gens qui voient jusqu’au-dedans, presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit pas d’avoir bonne intention, si l’action a mauvaise apparence.
CI
Une partie du monde se moque de l’autre, et l’une et l’autre rient de leur folie commune.
Tout est bon ou mauvais, selon le caprice des gens ; ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre. C’est un insupportable fou que celui qui veut que tout aille à sa fantaisie. Les perfections ne dépendent pas d’une seule approbation. Il y a autant de goûts que de visages, et autant de différence entre les uns qu’entre les autres. Nul défaut n’est sans partisan, et il ne faut point te décourager si ce que tu fais ne plaît pas à quelques-uns, attendu qu’il y en aura toujours d’autres qui en feront cas. Mais ne t’enorgueillis point de l’approbation de ceux-ci, d’autant que les autres ne laisseront pas de te censurer. La règle pour connaître ce qui est digne d’estime, c’est l’approbation des gens de mérite et des personnes reconnues capables d’être bons juges de la chose. La vie civile ne roule pas sur un seul avis, ni sur un seul usage.
CXIV
Ne compéter jamais.
Toute prétention qui est contestée ruine le crédit. La compétence ne manque jamais de noircir pour obscurcir ; il est rare de faire bonne guerre. L’émulation découvre les défauts que la courtoisie cachait auparavant. Plusieurs ont vécu très estimés tant qu’ils n’ont point eu de concurrents. La chaleur de la contradiction anime ou ressuscite des infamies qui étaient mortes ; elle déterre des ordures que le temps avait presque consumées. La compétence commence par un manifeste d’invectives, s’aidant de tout ce qu’elle peut et ne doit pas. Et bien que quelquefois, et même le plus souvent, les injures ne soient pas des armes de grand secours, si est-ce qu’elle s’en sert pour se donner le plaisir d’une vile vengeance ; et elle y va avec tant d’impétuosité qu’elle fait voler la poussière de l’oubli qui couvrait les imperfections. La bienveillance a toujours été pacifique, et la réputation toujours indulgente.
CXVII
Ne parler jamais de soi-même.
Se louer, c’est vanité ; se blâmer, c’est bassesse. Et ce qui est un défaut de sagesse dans celui qui parle, est une peine pour ceux qui l’écoutent. Si cela est à éviter dans les entretiens familiers ou domestiques, cela est encore moins à faire lorsqu’on parle en public, et que l’on occupe quelque grand poste ; car alors la moindre apparence de folie passe pour une faiblesse toute pure. C’est faire la même faute contre la prudence, que de parler de ceux qui sont présents ; car il y a danger que l’on ne tombe dans l’un de ces deux écueils : dans la flatterie, ou dans la censure.
CXX
S’accommoder au temps.
On ne sait déjà plus ce que c’est que de dire la vérité, que de tenir sa parole.
CXXI
Ne point faire une affaire de ce qui n’en est pas une.
Comme il y a des gens qui ne s’embarrassent de rien, d’autres s’embarrassent de tout, ils parlent toujours en ministres d’État. Ils prennent tout au pied de la lettre ou au mystérieux. Des choses qui donnent du chagrin, il y en a peu dont il faille faire cas ; autrement on se tourmente bien en vain. C’est faire à contresens que de prendre à coeur ce qu’il faut jeter derrière le dos. Beaucoup de choses, qui étaient de quelque conséquence, n’ont rien été, parce que l’on ne s’en est pas mis en peine ; et d’autres, qui n’étaient rien, sont devenues choses d’importance, pour en avoir fait grand cas. Du commencement, il est aisé de venir à bout de tout ; après cela, non. Très souvent le mal vient du remède même. Ce n’est donc pas la pire règle de la vie que de laisser aller les choses.
CXXVI
Ce n’est pas être fou que de faire une folie, mais bien de ne la savoir pas cacher.
Si l’on doit cacher ses passions, l’on doit encore plus cacher ses défauts. Tous les hommes manquent, mais avec cette différence que les gens d’esprit pallient les fautes faites, et que les fous montrent celles qu’ils vont faire. La réputation consiste dans la manière de faire, plutôt que dans ce qui se fait. Si tu n’es pas chaste, dit le proverbe, fais semblant de l’être. Les fautes des grands hommes sont d’autant plus remarquables que ce sont des éclipses de grandes lumières. Quelque grande que soit l’amitié, ne lui fais jamais confidence de tes défauts ; cache-les même à toi-même, si cela se peut. Du moins, on pourra se servir de cette autre règle de vie, qui est de savoir oublier.
CXXIX
Ne se plaindre jamais.
Les plaintes ruinent toujours le crédit ; elles excitent plutôt la passion à nous offenser que la compassion à nous consoler ; elles ouvrent le passage à ceux qui les écoutent, pour nous faire la même chose que ceux de qui nous nous plaignons ; et la connaissance de l’injure faite par le premier sert d’excuse au second. Quelques-uns, en se plaignant des offenses passées, donnent lieu à celles de l’avenir ; et, au lieu du remède et de la consolation qu’ils prétendent, ils donnent du plaisir aux autres, et s’attirent même leur mépris. C’est bien une meilleure politique de publier les obligations que l’on a aux gens, afin d’exciter les autres à nous obliger aussi. Parler souvent des grâces reçues des personnes absentes, c’est rechercher celles de ceux qui sont présents ; c’est vendre le crédit des uns aux autres. Ainsi l’homme prudent ne doit jamais publier, ni les disgrâces, ni les défauts, mais bien les faveurs et les honneurs ; ce qui sert à conserver l’estime des amis, et à contenir les ennemis dans leur devoir.
CXXX
Faire, et faire paraître.
Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être.
CXXXIII
Être plutôt fou avec tous, que sage tout seul.
Car si tous le sont, il n’y a rien à perdre, disent les politiques ; au lieu que si la sagesse est toute seule, elle passera pour folie. Il faut donc suivre l’usage.
CXXXIV
Avoir le double des choses nécessaires à la vie.
C’est vivre doublement. Il ne faut pas se restreindre à une seule chose, bien même qu’elle soit excellente. Tout doit être au double, et surtout ce qui est utile et délectable. La lune, toute changeante qu’elle est, l’est encore moins que la volonté humaine, tant cette volonté est fragile. C’est pourquoi il faut mettre une barrière à son inconstance. Tenez donc pour règle principale de l’art de vivre, d’avoir au double tout ce qui sert à la commodité. Comme la nature nous a donné le double des membres les plus nécessaires et les plus exposés au danger, l’art doit pareillement doubler les choses dont dépend le bonheur de la vie.
CXXXVIII
L’art de laisser aller les choses comme elles peuvent, surtout quand la mer est orageuse.
Il y a des tempêtes et des ouragans dans la vie humaine ; c’est prudence de se retirer au port pour les laisser passer. Très souvent les remèdes font empirer les maux. Quand la mer des humeurs est agitée, laissez faire à la nature ; si c’est la mer des moeurs, laissez faire à la morale. Il faut autant d’habileté au médecin pour ne pas ordonner que pour ordonner ; et quelquefois la finesse de l’art consiste davantage à ne point appliquer de remède. Ce sera donc le moyen de calmer les bourrasques populaires, que de se tenir en repos ; céder alors au temps fera vaincre ensuite. Une fontaine devient trouble pour peu qu’on la remue, et son eau ne redevient claire qu’en cessant d’y toucher. Il n’y a point de meilleur remède à de certains désordres que de les laisser passer, car à la fin ils s’arrêtent eux-mêmes.
CXXXIX
Connaître les jours malheureux.
Car il y en a où rien ne réussira. Tu auras beau changer de jeu, tu ne changeras point de sort. C’est au second coup qu’il faudra prendre garde si l’on a le sort favorable, ou contraire. L’entendement même a ses jours ; car il ne s’est encore vu personne qui fût habile à toutes heures. Il y va de bonheur à raisonner juste, comme à bien écrire une lettre. Toutes les perfections ont leur saison, et la beauté n’est pas toujours de quartier. La discrétion se dément quelquefois, tantôt en cédant, tantôt en excédant. Enfin, pour bien réussir, il faut être de jour. Comme tout réussit mal aux uns, tout réussit bien aux autres, et même avec moins de peine et de soin ; et il y a tel qui trouve d’abord toute son affaire faite. L’esprit a ses jours ; le génie son caractère ; et toutes choses leur étoile. Quand on est de jour, il n’en faut pas perdre un moment. Mais l’homme prudent ne doit pas prononcer définitivement qu’un jour est heureux, à cause d’un bon succès, ni qu’il est malheureux, à cause d’un mauvais ; l’un n’étant peut-être qu’un effet du hasard, et l’autre du contretemps.
CXLI
Ne se point écouter.
Il sert de peu d’être content de soi-même, si l’on ne contente pas les autres. D’ordinaire, l’estime de soi-même est punie par un mépris universel. Celui qui se paye de lui-même reste débiteur de tous les autres. Il sied mal de vouloir parler pour s’écouter. Si c’est une folie de se parler à soi-même, c’en est une double de s’écouter devant les autres. C’est un défaut des grands de parler d’un ton impérieux, et c’est ce qui assomme ceux qui les écoutent. À chaque mot qu’ils disent, leurs oreilles mendient un applaudissement, ou une flatterie, jusqu’à l’importunité. Les présomptueux aussi parlent par écho ; et, comme la conversation roule sur des patins d’orgueil, chaque parole est escortée de cette impertinente exclamation : Que cela est bien dit ! Ah le beau mot !
CXLVII
N’être point inaccessible.
Quelque parfait que l’on soit, on a quelque fois besoin de conseil. Celui-là est fou incurable, qui n’écoute point. L’homme le plus intelligent doit faire place aux bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des hommes incurables, à cause qu’ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce que personne n’ose approcher d’eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser une porte ouverte à l’amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l’opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit d’avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l’on se serve, comme d’un miroir fidèle, pour se détromper.
CL
Savoir faire valoir ce que l’on fait.
Ce n’est pas assez que les choses soient bonnes en elles-mêmes, parce que tout le monde ne voit pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause qu’ils voient aller les autres, et ne s’arrêtent qu’aux lieux où il y a grand concours. C’est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en la louant (car la louange est l’aiguillon du désir), soit en lui donnant un beau nom, qui est un beau moyen d’exalter ; mais il faut que tout cela se fasse sans affectation. N’écrire que pour les habiles gens, c’est un hameçon général, parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation servira d’éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni de faciles, car c’est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l’esprit.
CLIV
N’être facile ni à croire, ni à aimer.
La maturité du jugement se connaît à la difficulté de croire. Il est très ordinaire de mentir, il doit donc être extraordinaire de croire. Celui qui est facile à remuer se trouve souvent décontenancé. Mais il faut bien se garder de montrer du doute de la bonne foi d’autrui ; car cela passe de l’incivilité à l’offense, attendu que c’est le traiter de trompeur, ou de trompé ; encore n’est-ce pas là le plus grand mal. Car, outre cela, ne point croire est un indice de mentir, le menteur étant sujet à deux maux : à ne point croire, et à n’être point cru. La suspension du jugement est louable en celui qui écoute ; mais celui qui parle peut s’en rapporter à son auteur. C’est aussi une espèce d’imprudence d’être facile à aimer, car si l’on ment en parlant, l’on ment bien aussi en faisant ; et cette tromperie est encore plus pernicieuse que l’autre.
CLXII
Savoir triompher de la jalousie et de l’envie.
Bien que ce soit prudence de mépriser l’envie, ce mépris est aujourd’hui peu de chose ; la galanterie fait bien un meilleur effet. Il n’y saurait avoir assez de louanges pour celui qui dit du bien de celui qui dit du mal. Il n’y a point de vengeance plus héroïque que celle qui tourmente l’envie à force de bien faire. Chaque bon succès est un coup d’estrapade à l’envieux, et la gloire de son émule lui est un enfer. Faire de sa félicité un poison à ses envieux, on tient que c’est la plus rigoureuse peine qu’ils puissent endurer. L’envieux meurt autant de fois qu’il entend revivre les louanges de l’envié. Ils disputent tous deux l’immortalité, mais l’un pour vivre toujours glorieux, et l’autre pour être toujours misérable. La trompette de la renommée, qui sonne pour immortaliser l’un, annonce la mort à l’autre, en le condamnant au supplice d’attendre en vain que le sujet de ses peines cesse.
CLXXII
Ne s’engager point avec qui n’a rien à perdre.
C’est combattre à forces inégales, car l’autre entre en lice sans embarras. Comme il a perdu toute honte, il n’a plus rien à perdre, ni à ménager ; et ainsi il se jette à corps perdu dans toutes sortes d’extravagances. La réputation, qui est d’un prix inestimable, ne se doit jamais exposer à de si grands risques. Après avoir coûté beaucoup d’années à acquérir, elle vient à se perdre en un moment. Il ne faut qu’un petit vent pour geler une abondante sueur. La considération d’avoir beaucoup à perdre retient un homme prudent. Dès qu’il pense à sa réputation, il envisage le danger de la perdre. Et moyennant cette réflexion, il procède avec tant de retenue, qu’il a le temps de se retirer et de mettre tout son crédit à couvert. L’on n’arrivera jamais à regagner par une victoire ce que l’on a déjà perdu en s’exposant à perdre.
CLXXV
L’homme substantiel.
Celui qui l’est ne se contente point de ceux qui ne le sont pas. Malheureuse est l’éminence qui n’a rien de substantiel. Tous ceux qui paraissent être des hommes ne le sont pas tous. Il y en a d’artificiels, qui conçoivent de chimère et accouchent de tromperie. Il y en a d’autres qui leur ressemblent, lesquels les font valoir, et se payent plus de l’incertain que promet une fausse apparence, à cause que le beaucoup y est, que du certain qu’offre la vérité, parce que cela paraît peu : mais à la fin leurs caprices aboutissent à mal, d’autant qu’ils n’ont point de fondement solide. Il n’y a que la vérité qui puisse donner une véritable réputation ; et que la substance qui tourne à profit. Une tromperie a besoin de beaucoup d’autres, et, par conséquent, tout l’édifice n’est que chimère ; et comme il est fondé en l’air, il est de nécessité qu’il tombe par terre. Un dessein mal conçu ne vient jamais à maturité ; le beaucoup qu’il promet suffit pour le rendre suspect ; ainsi que l’argument qui prouve trop ne prouve rien.
CLXXIX
Se retenir de parler, c’est le sceau de la capacité.
Un coeur sans secret, c’est une lettre ouverte. Où il y a du fonds, les secrets y sont profonds, car il faut qu’il y ait de grands espaces et de grands creux, là où peut tenir à l’aise tout ce qu’on y jette. La retenue vient du grand empire que l’on a sur soi-même, et c’est là ce qui s’appelle un vrai triomphe. L’on paie tribut à autant de gens que l’on se découvre. La sûreté de la prudence consiste dans la modération intérieure. Les pièges qu’on tend à la discrétion sont de contredire, pour tirer une explication ; et de jeter des mots piquants, pour faire prendre feu. C’est alors que l’homme sage doit se tenir plus resserré. Les choses que l’on veut faire ne se doivent pas dire, et celles qui sont bonnes à dire ne sont pas bonnes à faire.
CLXXXI
Ne point mentir, mais ne pas dire toutes les vérités.
Rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c’est se saigner au coeur que de la dire. Il faut autant d’adresse pour la savoir dire que pour la savoir taire. Par un seul mensonge l’on perd tout ce que l’on a de bon renom. La tromperie passe pour une fausse monnaie ; et le trompeur pour un faussaire, qui est encore pis. Toutes les vérités ne se peuvent pas dire ; les unes parce qu’elles m’importent à moi-même, et les autres parce qu’elles importent à autrui.
CLXXXVI
Discerner les défauts, quoiqu’ils soient devenus à la mode.
Bien que le vice soit paré de drap d’or, l’homme de bien ne laisse pas de le reconnaître. Il a beau être quelquefois couronné d’or, il ne saurait jamais se déguiser si bien que l’on ne s’aperçoive qu’il est de fer. Il veut se couvrir de la noblesse de ses partisans, mais il ne dépouille jamais sa bassesse, ni la misère de son esclavage. Les vices peuvent bien être exaltés, mais non pas exalter. Quelques-uns remarquent que tel héros a eu tel vice ; mais ils ne considèrent pas que ce n’est pas ce vice qui l’a érigé en héros. L’exemple des grands est si bon rhétoricien qu’il persuade jusqu’aux choses les plus infâmes. Quelquefois la flatterie a bien affecté jusqu’à des laideurs corporelles, faute d’observer que si elles se tolèrent dans les grands, elles sont insupportables dans les petits.
CLXXXVII
Faire soi-même tout ce qui est agréable, et par autrui tout ce qui est odieux.
L’un concilie la bienveillance, l’autre écarte la haine. Il y a plus de plaisir à faire du bien qu’à en recevoir. C’est là que les hommes généreux font consister leur félicité. Il arrive rarement de donner du chagrin à autrui sans en prendre soi-même, soit par compassion, ou par répassion. Les causes supérieures n’opèrent jamais qu’il ne leur en revienne ou louange ou récompense. Que le bien vienne immédiatement de toi, et le mal par un autre. Prends quelqu’un sur qui tombent les coups du mécontentement, c’est-à-dire la haine et les murmures. Il en est du vulgaire comme des chiens : faute de connaître la cause de son mal, il jette sa rage sur l’instrument ; en sorte que l’instrument porte la peine d’un mal dont il n’est pas la cause principale.
CXC
Trouver sa consolation partout.
Ceux même qui sont inutiles ont celle d’être éternels. Il n’y a point d’ennui qui n’ait sa consolation ; les fous trouvent la leur dans le bonheur. La chance en dit à femme laide, dit le proverbe. Pour vivre longtemps, il n’y a qu’à valoir peu. Le pot fêlé ne se casse presque jamais, il dure tant qu’on se lasse de s’en servir. Il semble que la fortune porte envie aux gens d’importance, puisqu’elle joint la durée avec l’incapacité dans les uns, et le peu de vie avec beaucoup de mérite dans les autres. Tous ceux qu’il importera qui vivent, manqueront toujours de bonne heure ; et ceux qui ne seront bons à rien seront éternels, soit à cause qu’ils paraissent être tels, ou parce qu’ils le sont en effet. Il semble que le sort et la mort sont de concert à oublier un malheureux.
CXCVII
Ne s’embarrasser jamais avec les sots.
C’en est un que celui qui ne les connaît pas, et encore davantage celui qui, les connaissant, ne s’en défait pas. Il est dangereux de les hanter, et pernicieux de les appeler à sa confidence, car, bien que leur propre timidité et l’oeil d’autrui les retiennent quelque temps, leur extravagance s’échappe toujours à la fin, parce qu’ils n’ont différé de la montrer que pour la rendre plus solennelle. Il est bien difficile que celui qui ne sait pas conserver son propre crédit puisse soutenir celui d’autrui. D’ailleurs, les sots sont très malheureux ; car la misère est attachée à l’impertinence, comme la peau aux os. Ils n’ont qu’une seule chose, qui n’est pas tant mauvaise : c’est que, comme la sagesse des autres ne leur sert de rien, ils sont au contraire très utiles aux sages qui s’instruisent et se précautionnent à leurs dépens.
CCIV
Ce qui est facile se doit entreprendre comme s’il était difficile ; et ce qui est difficile comme s’il était facile.
L’un, de peur de se relâcher par trop de confiance ; l’autre, de peur de perdre courage à force de trop craindre. Pour manquer à faire une chose, il n’y a qu’à la compter pour faite ; au contraire la diligence surmonte l’impossibilité. Quant aux grandes entreprises, il n’y faut pas raisonner, il suffit de les embrasser quand elles se présentent, de peur que la considération de leur difficulté ne les fasse abandonner.
CCXVII
Il ne faut ni aimer, ni haïr pour toujours.
Vis aujourd’hui avec tes amis comme avec ceux qui peuvent être demain tes pires ennemis. Puisque cela se voit par l’expérience, il est bien juste de donner dans la prévention. Garde-toi de donner des armes aux transfuges de l’amitié, d’autant qu’ils t’en font la plus cruelle guerre. Au contraire, à l’égard de tes ennemis, laisse toujours une porte ouverte à la réconciliation, c’est-à-dire celle de la galanterie, qui est la plus sûre. Quelquefois la vengeance d’auparavant a été la cause du regret d’après, et le plaisir pris à faire du mal s’est tourné en déplaisir de l’avoir fait.
CCXIX
Ne point passer pour homme d’artifice.
Véritablement, on ne saurait vivre aujourd’hui sans en user ; mais il faut plutôt choisir d’être prudent que d’être fin. L’humeur ouverte est agréable à tout le monde, mais bien des gens n’en veulent point chez eux. La sincérité ne doit jamais dégénérer en simplicité, ni la sagacité en finesse. Il vaut mieux être respecté comme sage, que craint comme trop pénétrant. Les gens sincères sont aimés, mais trompés. Le plus grand artifice est de bien cacher ce qui passe pour tromperie. La candeur florissait dans le siècle d’or, la malice règne à son tour dans ce siècle de fer. Le renom de savoir ce que l’on a à faire est honorable, et attire la confiance ; mais celui d’être artificieux est sophistiqué, et engendre la défiance.
CCXXVIII
N’avoir ni le bruit ni le renom d’avoir méchante langue.
Car c’est passer pour un fléau universel. Ne sois point ingénieux aux dépens d’autrui : ce qui est encore plus odieux que pénible. Chacun se venge du médisant en disant mal de lui ; et comme il est seul, il sera bien plutôt vaincu, que les autres, qui sont en grand nombre, ne seront convaincus. Le mal ne doit jamais être un sujet de contentement ni de commentaire. Le médisant est haï pour toujours ; et, si quelquefois de grands personnages conversent avec lui, c’est plutôt pour le plaisir d’entendre ses lardons, que par aucune estime qu’ils fassent de lui. Celui qui dit du mal s’en fait toujours dire encore davantage.
CCXXXI
Ne laisser jamais voir les choses qu’elles ne soient achevées.
Tous les commencements sont défectueux, et l’imagination en reste toujours prévenue. Le souvenir d’avoir vu un ouvrage encore imparfait ne laisse pas la liberté de le trouver beau quand il est fait. Jouir tout à la fois d’un grand objet, c’est un obstacle à bien juger de chaque partie ; mais aussi c’est un plaisir qui remplit toute l’idée. Ce n’est rien avant que d’être tout ; et quand une chose commence d’être, elle est encore bien avant dans le rien. Voir apprêter le manger le plus exquis, cela provoque plus le dégoût que l’appétit. Que tout habile maître se garde donc bien de laisser voir ses ouvrages en embryon ; qu’il apprenne de la nature à ne les point exposer qu’ils ne soient en état de pouvoir paraître.
CCXXXV
Savoir demander.
Il n’y a rien de plus difficile pour quelques-uns, ni de plus facile pour quelques autres. Il y en a qui ne sauraient refuser, et, par conséquent, il ne faut point de crochet pour tirer d’eux ce qu’on veut. Il y en a d’autres dont le premier mot à toute heure est non ; il est besoin d’adresse avec eux. Mais à quelques gens qu’on ait à demander, il faut bien prendre son temps, comme, par exemple, au sortir d’un bon repas, ou de quelque autre récréation qui a mis en belle humeur, en cas que la prudence de celui qui est prié ne prévienne pas l’artifice de celui qui prie. Les jours de réjouissance sont les jours de faveur, parce que la joie du dedans rejaillit au-dehors. Il ne faut pas se présenter lorsqu’on en voit refuser un autre, d’autant que la crainte de dire non est surmontée. Quand la tristesse est au logis, il n’y a rien à faire. Obliger par avance, c’est une lettre de change, lorsque le correspondant n’est pas un malhonnête homme.
CCXXXVII
N’être jamais en part des secrets de ses supérieurs.
Tu croiras partager des poires, et tu partageras des pierres. Plusieurs ont péri d’avoir été confidents. Il en est des confidents comme de la croûte du pain dont on se sert en guise de cuiller, laquelle risque d’être avalée avec la soupe. La confidence du prince n’est point une faveur, mais un impôt. Plusieurs cassent leur miroir, à cause qu’il leur montre leur laideur. Le prince ne saurait voir celui qui l’a pu voir ; et jamais un témoin du mal n’est vu de bon oeil. Il ne faut jamais être trop obligé à personne, encore moins aux grands. Services rendus sont plus sûrs auprès d’eux que grâces reçues ; mais surtout, les confidences d’amitié sont dangereuses. Celui qui a confié son secret à un autre s’est fait son esclave ; et dans les souverains, c’est une violence qui ne peut pas être de durée ; car ils aspirent avec impatience à racheter la liberté perdue, et pour y réussir, ils bouleverseront tout, et même la raison. Maxime pour les secrets : ni les ouïr, ni les dire.
CCXL
Savoir faire l’ignorant.
Quelquefois le plus habile homme joue ce personnage ; et il y a des occasions où le meilleur savoir consiste à feindre de ne pas savoir. Il ne faut pas ignorer, mais bien en faire semblant. Il importe peu d’être habile avec les sots, et prudent avec les fous. Il faut parler à chacun selon son caractère. L’ignorant n’est pas celui qui le fait, mais celui qui s’y laisse attraper ; c’est celui qui l’est, et non pas celui qui le contrefait. L’unique moyen de se faire aimer est de revêtir la peau du plus simple des animaux.
CCXLIII
N’être pas colombe en tout.
Que la finesse du serpent ait l’alternative de la candeur de la colombe. Il n’y a rien de plus facile que de tromper un homme de bien. Celui qui ne ment jamais croit aisément, et celui qui ne trompe jamais se confie beaucoup. Être trompé, ce n’est pas toujours une marque de bêtise, car c’est quelquefois la bonté qui en est cause. Deux sortes de gens savent bien prévenir le mal, les uns parce qu’ils ont appris que c’est à leurs dépens, et les autres parce qu’ils l’ont appris aux dépens d’autrui. L’adresse doit donc être aussi soigneuse de se précautionner, que la finesse l’est de tromper. Prenez garde de n’être pas si homme de bien que d’autres en prennent occasion d’être malhonnêtes gens. Soyez mêlé de colombe et de serpent ; ne soyez pas monstre, mais prodige.
CCLXII
Savoir oublier.
C’est un bonheur plutôt qu’un art. Les choses qu’il vaut mieux oublier sont celles dont on se souvient le mieux. La mémoire n’a pas seulement l’incivilité de souvent à contretemps. Dans tout ce qui doit faire de la peine elle est prodigue ; et dans tout ce qui pourrait donner du plaisir elle est stérile. Quelquefois le remède du mal consiste à l’oublier, et l’on oublie le remède. Il faut donc accoutumer la mémoire à prendre un autre train, puisqu’il dépend d’elle de donner un paradis ou un enfer. J’excepte ceux qui vivent contents, car, en l’état de leur innocence, ils jouissent de la félicité des idiots.
CCLXIII
Beaucoup de choses qui servent au plaisir ne se doivent pas posséder en propre.
L’on jouit davantage de ce qui est à autrui que de ce qui est à soi. Le premier jour est pour le maître, et tous les autres pour les étrangers. On jouit doublement de ce qui est aux autres, c’est-à-dire non seulement sans craindre de le perdre, mais encore avec le plaisir de la nouveauté. La privation fait trouver tout meilleur. L’eau de la fontaine d’autrui est aussi délicieuse que le nectar. Outre que la possession diminue le plaisir de la jouissance, elle augmente le chagrin, soit à prêter, soit à ne pas prêter ; elle ne sert qu’à conserver les choses pour autrui ; et d’ailleurs le nombre des mécontents est toujours plus grand que celui des gens reconnaissants.
CCLXVII
Paroles de soie.
Les flèches percent le corps, les mauvaises paroles l’âme. Une bonne pate fait bonne bouche. C’est une grande adresse dans la vie que de savoir vendre l’air. Presque tout se paye avec des paroles, et elles suffisent pour tirer d’affaire dans l’impossible. L’on négocie en l’air, et avec de l’air ; et une haleine vigoureuse est de longue durée. Il faut avoir la bouche toujours pleine de sucre pour confire les paroles, car alors les ennemis même y prennent goût. L’unique moyen d’être aimable, c’est d’être affable.
CCLXXIII
Connaître à fond le caractère de ceux avec qui l’on traite.
L’effet est bientôt connu, quand on connaît la cause ; on le connaît premièrement en elle, et puis en son motif. Le mélancolique augure toujours des malheurs, et le médisant des fautes. Tout le pire s’offre toujours à leur imagination ; et comme ils ne voient point le bien présent, ils annoncent le mal qui pourrait arriver. L’homme prévenu de passion parle toujours un langage différent de ce que sont les choses, la passion parle en lui, et non pas la raison ; chacun juge selon son caprice ou son humeur, et pas un selon la vérité. Apprends donc à déchiffrer un faux-semblant, et à épeler les caractères du coeur. Étudie-toi à connaître celui qui rit toujours sans raison et celui qui ne rit jamais à faux. Défie-toi d’un grand questionneur, comme d’un imprudent ou d’un espion. N’attends presque rien de bon de ceux qui ont quelque défaut naturel au corps ; car ils ont coutume de se venger de la nature, en lui faisant aussi peu d’honneur qu’elle leur en a fait. D’ordinaire la sottise est à proportion de la beauté.
CCLXXIX
Laisser contredire sans dire.
Il faut distinguer quand la contradiction vient de finesse, ou de rusticité ; car ce n’est pas toujours une opiniâtreté, quelquefois c’est un artifice. Prends donc garde à ne te pas engager dans l’une, ni laisser tomber dans l’autre. Il n’y a point de peine mieux employée que celle d’épier ; ni de meilleure contrebatterie contre ceux qui veulent crocheter la serrure du coeur, que de mettre la clef de la retenue en dedans.
CCLXXXIV
Ne te mêle point des affaires d’autrui, et tu ne seras point mal dans les tiennes.
Estime-toi, si tu veux que l’on t’estime. Sois plutôt avare que prodigue de toi. Fais-toi désirer, et tu seras bien reçu. Ne viens jamais que l’on ne t’appelle, et ne va jamais que l’on ne t’envoie. Celui qui s’engage de son chef se charge de toute la haine s’il ne réussit pas ; et, quand il réussit, on ne lui en sait point de gré. L’homme qui est trop intrigant est le but du mépris ; et, comme il s’introduit sans honte, il est repoussé avec confusion.
CCLXXXV
Ne se pas perdre avec autrui.
Sache que celui qui est dans le bourbier ne t’appelle que pour se consoler à tes dépens, quand tu seras embourbé avec lui. Les malheureux cherchent quelqu’un qui leur aide à porter leur affliction. Tel qui, durant leur prospérité, leur tournait le dos, leur tend maintenant la main. Il faut bien aviser à ne se pas noyer en voulant secourir ceux qui se noient.
CCLXXXVI
Ne se pas laisser obliger entièrement, ni par toutes sortes de gens.
Car ce serait devenir l’esclave commun. Les uns sont nés plus heureux que les autres : les premiers pour faire du bien, et les seconds pour en recevoir. La liberté est plus précieuse que tout don, et c’est la perdre que de recevoir. Il vaut mieux tenir les autres dans la dépendance, que de dépendre d’un seul. La souveraineté n’a point d’autre commodité que de pouvoir faire plus de bien. Surtout, garde-toi de tenir aucune obligation pour faveur ; sois persuadé que le plus souvent l’on ne cherchera à t’obliger que pour t’engager.
CCLXXXVII
N’agir jamais durant la passion.
Autrement, on gâtera tout. Que celui qui n’est pas à soi se garde bien de rien faire par soi, car la passion bannit toujours la raison ; qu’il substitue pour lors un médiateur prudent, lequel sera tel, s’il est sans passion. Ceux qui voient jouer les autres jugent mieux que ceux qui jouent, parce qu’ils ne se passionnent pas. Quand on se sent de l’émotion, la retenue doit battre la retraite, de peur de s’échauffer davantage la bile ; car alors tout se ferait violemment, et par quelques moments de furie, l’on s’apprêterait le sujet d’un long repentir et d’un grand murmure.
CCLXXXVIII
Vivre selon l’occasion.
Soit l’action, soit le discours, tout doit être mesuré au temps. Il faut vouloir quand on le peut ; car ni la saison, ni le temps n’attendent personne. Ne règle point ta vie sur des maximes générales, si ce n’est en faveur de la vertu ; ne prescris point de lois formelles à ta volonté, car tu seras dès demain forcé de boire de la même eau que tu méprises aujourd’hui. L’impertinence de quelques-uns est si paradoxe, qu’elle va jusqu’à prétendre que toutes les circonstances d’un projet s’ajustent à leur manie, au lieu de s’accommoder eux-mêmes aux circonstances. Mais le sage sait que le nord de la prudence consiste à se conformer au temps.