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mercredi 6 août 2025

La difficulté d’être – Jean Cocteau

 La difficulté d’être – Jean Cocteau

DE MON STYLE

Je ne suis ni gai ni triste. Mais je peux être tout l’un ou tout l’autre avec excès. Dans la conversation, si l’âme circule, il m’arrive d’oublier les chagrins que je quitte, un mal dont je souffre, de m’oublier moi- même, tant les mots me grisent et entraînent les idées. Elles me viennent bien mieux que dans la solitude et, souvent, un article à écrire m’est un supplice, alors que je le parle sans effort. Cette ivresse de la parole laisse entendre que je possède une facilité que je n’ai pas. Car aussitôt que je me contrôle, cette facilité cède la place à un travail pénible dont la côte me semble à pic et interminable. Il s’y ajoute une crainte superstitieuse de la mise en marche que j’ai toujours peur de mal engager. Cela me donne une paresse et ressemble à ce que les psychiatres appellent « l’angoisse de l’acte ». Le papier blanc, l’encre, la plume m’effraient. Je sais qu’ils se liguent contre ma volonté d’écrire. Si j’arrive à les vaincre, alors la machine s’échauffe, le travail me travaille et l'esprit va. Mais il importe que je m'y mêle le moins possible, que je somnole à demi. La moindre conscience de ce mécanisme l’interrompt. Et si je veux le remettre en marche, il me faut attendre qu’il s'y décide, sans essayer de le convaincre par quelque piège. C'est pourquoi je n’use pas de tables qui m’intimident et ont un air d’invite. J'écris à n'importe quelle heure, sur mes genoux. Pour les dessins, c’est de même. Je sais, bien sûr, en imiter la ligne, mais ce n'est pas elle, et la ligne véritable me sort quand elle veut.

Mes rêves sont presque toujours des charges si graves et si précises de mes actes qu'ils pourraient me servir de leçons. Mais ils caricaturent, hélas, l’organisme même de l'âme et me découragent plutôt qu’ils ne me donnent le moyen de me combattre. Car nul ne connaît mieux que moi ses faiblesses, et lorsqu’il m'arrive de lire quelque article contre ma personne, je pense que je frapperais plus juste, que le fer s'enfoncerait jusqu'à la garde et qu’il ne me resterait qu’à plier les jambes, à tirer la langue et à m’agenouiller dans l’arène.

Il ne faut pas confondre l’intelligence, adroite à duper son homme, et cet organe dont le siège n’est nulle part et qui nous renseigne sans appel sur nos limites. Nul qui puisse les escalader. L’effort s’y devinerait. Il soulignerait davantage le faible espace dévolu à nos voltes. C’est à cette faculté de nous mouvoir dans cet espace que le talent se prouve. Nos progrès ne peuvent venir que de là. Et ces progrès ne seront que d’ordre moral puisque chacune de nos entreprises nous prend à l’improviste. Nous n’y pouvons compter que sur la rectitude. Toute tricherie en amène une autre. Mieux vaut une maladresse. Le public anonyme la siffle, mais nous la pardonne. Les tricheries agissent à la longue. Le public se détourne avec le regard mort d’une femme qui aimait et qui n’aime plus.

C’est pourquoi je me suis appliqué à ne pas perdre mes forces à l’école. Je lâche mille fautes que je corrige mal, paresseux à me relire et ne relisant que l’idée. Si la chose à dire est dite, peu m’importe. Je n’en possède pas moins ma méthode. Elle consiste à être rapide, dur, économe de vocables, à dérimer la prose, à viser longuement sans style de tir, et à faire mouche, coûte que coûte.

A me relire avec le recul, je n’ai honte que des ornements. Ils nous nuisent, car ils distraient de nous. Le public les aime, il s’en aveugle et néglige le reste. J’ai entendu Charles Chaplin se plaindre d’avoir laissé dans son film la Ruée vers l’or cette danse des petits pains dont chaque spectateur le félicite. Il n’y voyait qu’une tache qui tire l’œil. Je lui ai aussi entendu dire (au sujet du style ornemental) qu’après un film il « secouait l’arbre ». Il faut, ajoutait-il, ne garder que ce qui tient aux branches.

 

DE LA FRIVOLITE

Notre époque est fort malade. Elle a inventé « l’évasion ». Les horreurs dont souffrent les victimes de la frivolité d’une guerre lui fournissent bien quelques dérivatifs. Elle s’en drogue par l’entremise de ses journaux et même la bombe atomique lui procure un lyrisme à la Jules Verne — jusqu’au moment où un farceur la berne par la voie des ondes. Orson Welles annonce l’arrivée des Martiens. Une radio française, celle d’un bolide. Aussitôt nos foudres de guerre ne songent plus à s’évader par l’esprit, mais par les jambes. Ils se les rompent. Ils se sauvent. Ils s’évanouissent. Ils avortent. Ils appellent au secours. Cest au point que le gouvernement s’émeut et interdit l’émission imaginaire. On pense bien que la poésie les calmera et les emportera loin de l’affreuse réalité. Voilà ce qu’ils pensent et ce qu’exploite une multitude de magazines dont la moindre réclame entrouvre les portes du rêve.

Le poète était seul au milieu d’un monde industriel. Le voilà seul au milieu d’un monde poétique. Grâce à ce monde, généreusement équipé pour l’évasion comme pour les sports d’hiver, par le théâtre, le cinématographe et les magazines de luxe, le poète reconquiert enfin son invisibilité.

 

DES MOTS

Je n’attache aucune importance à ce que les gens appellent le style et à quoi ils se flattent de reconnaître un auteur. Je veux qu’on me reconnaisse à mes idées, ou mieux, à ma démarche. Je ne cherche qu’à me faire entendre le plus brièvement possible. J’ai remarqué, lorsqu’une histoire n’accroche pas l’esprit, qu’il avait tendance à lire trop vite, à savonner sa pente. C’est pourquoi, dans ce livre, je contourne mon écriture, ce qui oblige à ne pas glisser en ligne droite, à s’y reprendre à deux fois, à relire les phrases pour ne pas perdre le fil.

Lorsque je lis un livre, je m’émerveille du nombre de mots que j’y rencontre et je rêve de les employer. Je les note. Au travail cela m’est impossible. Je me limite à mon vocabulaire. Je n’arrive pas à en sortir, et il est si court que le travail devient un casse-tête.

Je me demande, à chaque ligne, si j’irai plus loin, si la combinaison de ces quelques mots que j’emploie, toujours les mêmes, ne finira pas par se bloquer et par me contraindre à me taire. Ce serait bénéfice pour tout le monde, mais il en va des mots comme des chiffres ou des lettres de l’alphabet. Ils savent se réorganiser différemment et perpétuellement au fond du kaléidoscope.

J’ai dit que je jalouse les mots des autres. C’est qu’ils ne sont pas les miens. Chaque auteur en possède un sac de loto avec lequel il faudra qu’il gagne. Sauf en ce qui concerne le style que je réprouve, dont celui de Flaubert est le type — trop riche en vocables — le style que j’aime, ceux de Montaigne, de Racine, de Chateaubriand, de Stendhal, n’en fait pas grande dépense. On aurait vite fait de les y compter.

Voilà le premier point sur lequel un professeur devrait, en classe, attirer l’attention de ses élèves, au lieu de leur vanter les belles périodes. Ils apprendraient vite combien la richesse réside en une certaine pénurie, que Salammbô est un bric-à-brac, le Rouge et le Noir un trésor.

Les mots riches de couleur et de sonorité sont aussi difficiles d’emploi que les bijoux voyants et que les teintes vives dans la toilette. Jamais une élégante ne s’en affuble.

Je m’étonne de ces lexiques où les notes en bas de page, qui prétendent éclaircir un texte, le dépointent et le repassent à plat. C’est ce qui arrive avec Montaigne qui ne cherche rien d’autre sinon de dire ce qu’il veut dire et y parvient coûte que coûte mais en tordant la phrase à sa façon. A cette façon de tordre la phrase les lexiques préfèrent le vide, s’il se développe bien. Cela n’incrimine pas l’emploi exceptionnel d’un mot rare, pourvu qu’il arrive à sa place et rehausse l’économie du reste. Je conseille cependant de l’admettre s’il ne jette pas trop de feux.

Les mots ne doivent pas couler : ils s’encastrent. C’est d’une rocaille où l’air circule librement qu'ils tirent leur verve. Ils exigent le et qui les cimente, sans oublier les qui, que, quoi, dont. La prose n’est pas une danse. Elle marche. C’est à cette marche ou démarche qu’on reconnaît sa race, cet équilibre propre à l’indigène dont la tête porte des fardeaux.

Cela me fait penser que la prose élégante est en fonction du fardeau que l’écrivain transporte dans sa tête et que toute autre résulte d'une chorégraphie.

Il m’est arrivé, jadis, de vouloir faire partager le goût que j’avais d’une prose à des personnes qui s’y prétendaient insensibles. Lue à haute voix, avec la crainte de ne pas convaincre, cette prose exhibait ses vices.

Ce genre d'échecs m’a mis sur mes gardes. Je me méfiai de ce qui me séduisait au premier abord. Peu à peu, je m’accoutumai à ne m'éprendre que d’écrivains chez lesquels la beauté séjourne sans qu’ils s’en aperçoivent et qui ne s’en préoccupent pas.

Bien que les mots d’un vocabulaire ne correspondent point au nôtre, il m’arrive de rencontrer une expression professionnelle et de l’adopter. J'en citerai une, qui se trouve dans les livres de bord : A mon . Elle dit parfaitement ce qu’elle veut dire et je l’adopte, faute d’en connaître une qui me convienne mieux.

La langue française est difficile. Elle répugne à certaines douceurs. C'est ce que Gide exprime à merveille en disant qu’elle est un piano sans pédales. On ne peut en noyer les accords. Elle fonctionne à sec. Sa musique s'adresse plus à l’âme qu’à l’oreille.

Ce que vous estimez musical chez les classiques n’est souvent qu’un ornement de l’époque. Les grands n’y échappent pas, bien qu’ils le surmontent. On en constate l’artifice chez les petits. Célimène et Alceste nous paraissent parler la même langue.

Il est probable que les langues les plus disparates que nous écrivons à notre époque se confondent dans une autre. Le style en deviendra presque analogue. Il n’en surgira plus que la différence de ce qu’elles expriment et que leur exactitude à l'exprimer.

Outre que les mots signifient, ils jouissent d’une vertu magique, d’un pouvoir de charme, d’une faculté d’hypnose, d'un fluide qui opère en dehors du sens qu’ils possèdent. Mais il n’opère que lorsqu’on les groupe et cesse d’opérer si le groupe qu’ils forment n’est que verbal. L’acte d’écrire se trouve donc lié à plusieurs contraintes : intriguer, exprimer, envoûter. Envoûtement que nul ne nous enseigne, puisqu’il est le nôtre et qu’il importe que la chaîne des mots nous ressemble pour être en mesure d’agir. Ils nous remplacent, en somme, et doivent suppléer à l’absence de nos regards, de nos gestes, de notre démarche. Us ne peuvent donc agir que sur les personnes perméables à ces choses. Pour les autres, c’est lettre morte et elles leur resteront lettre morte, loin de nous et après notre mort.

La puissance magique de ces mots groupés ensemble fait que je ne puis converser avec un écrivain de n’importe quelle époque. Car ils me mettent en sa présence.

Je l'interroge. Leur armature interne me laisse entendre ce qu’il m’aurait répondu. A moins que je ne trouve la réponse toute écrite, ce qui m’arrive.

Mon livre n’a d’autre projet que d’engager une conversation avec ceux qui le lisent. Il est à l’inverse d’un cours. Je devine qu’il enseignerait peu de choses à qui me frequente. Il ne souhaite que rencontrer des inconnus qui m’eussent aimé connaître et discuter avec moi de ces énigmes dont l’Europe se désintéresse et qui deviendront le murmure de quelques rares mandarins chinois.

Le groupement des mots est à tel point efficace que les philosophes, dont le système du monde est chassé par un autre (et ainsi de suite) ne s’implantent pas dans les mémoires par ce qu’ils ont dit, mais par leur manière de le dire. Quel est celui d’entre eux qui n'emprunte pas sa fortune à l’écriture ou du moins à l’éclairage particulier qu’il projette sur une erreur? Nous savons maintenant que Descartes se trompe et nous le lisons tout de même. C’est donc le verbe qui dure, par une présence qu’il renferme, par une chair qu’il perpétue.

Qu’on m’entende bien. Je ne parle pas du verbe dont s'orne une pensée. Je parle d’une architecture de mots si singulière, si robuste, si parfaitement conforme à l'architecte. qu'elle conserve son efficace à travers une traduction.

C’est le phénomène de Pouchkine qu’il ne se puisse communiquer en aucune autre langue que la sienne. Son charme s’exerce sur les Russes, de quelque bord qu’ils soient. Un tel culte ne peut s’appuyer seulement sur une musique, et puisque le sens nous en arrive fade, il faut donc qu’il s’y mêle quelque sorcellerie. Je la mets sur le compte d’une goutte de sang noir qu’il avait dans les veines. Le tambour de Pouchkine parle. Qu’on en change la frappe, il ne reste que du tambour.

Certes, chez les poètes, le rôle des mots est plus vif que dans la prose. Mais j’estime qu’il en passe quelque dessein d’une langue dans l’autre si le nœud des mots est assez fort. Shakespeare le prouve. Voilà pourquoi le cas Pouchkine m’apparaît unique. Vingt fois je me le suis fait traduire. Vingt fois le Russe qui s’y employait lâchait prise, me disant que le mot viande, employé par Pouchkine, ne signifiait plus viande, mais en mettait le goût dans la bouche et que cela n’appartenait qu’à lui. Or, le mot viande n’est que le mot viande. Il ne peut se dépasser que par les mots qui l’environnent et lui communiquent cet étrange relief.

La vanité nous conseille d’envoyer notre pollen dans les étoiles. Mais, j’y songe, le luxe d’un poète doit être de n’appartenir qu’à ses compatriotes. Sans doute ce qui me semblait nuire à Pouchkine, est-il, au contraire, ce qui le protège et lui vaut le culte russe dont il est l’objet.

La prose est moins soumise que la poésie aux recettes d’envoûtement. Il est vrai que, plus elle s’écarte de l’anecdote, plus il devient chanceux de la changer d’idiome. A moins que ne se produise la rencontre providentielle entre un Charles Baudelaire et un Edgar Poe. C’est-à-dire entre deux hommes également initiés à l’emploi des herbes, épices, drogues, doses, cuissons, mélanges et de l’effet qu’ils provoquent dans l’organisme.

 

DE LA BEAUTE

 

La beauté est une des ruses que la nature emploie pour attirer les êtres les uns vers les autres et s’assurer leur appui.

Elle l’emploie dans le plus grand désordre. Ce que l’homme appelle vice étant commun à toutes les espèces, dont le mécanisme fonctionne à l’aveuglette. La nature arrive coûte que coûte à ses fins.

Nous imaginons mal les ressorts d’un tel mécanisme chez les astres, puisque la lumière qui nous les dénonce résulte ou d’un reflet, ou, comme toute lumière, d’une décomposition. L’homme s’imagine qu’ils lui servent de lustre, mais il ne les observe que dans leur usure et dans leur mort.

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La beauté, dans l’art, est une astuce qui l’éternise. Elle voyage, elle tombe en route, elle féconde les esprits. Les artistes lui fournissent le véhicule. Ils ne la connaissent pas. C’est par eux et en dehors d’eux qu’elle s’acharne. Veulent-ils la capter de force, ils n’en produisent que l’artifice.

La beauté (qui ne l’est pas pour elle, simple servante d’un système nuptial) profite d’un peintre, par exemple, et ne le lâche plus. Cela détermine souvent du désastre dans la progéniture de certains créateurs qui prétendent procréer par voie chamelle et jouer sur les deux tableaux. Qu’on n’aille pas croire que la beauté manque d’esprit critique ni qu’elle en fasse preuve. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Elle se rue à la pointe, quelle qu’elle soit,

Elle rencontre toujours ceux qui l’épousent, assurent sa continuité.

Sa foudre, tombant aux pointes, embrase les œuvres qui scandalisent. Elle évite les représentations ineptes de la nature.

L’habitude d’une représentation inepte de la nature est si bien ancrée chez l’homme qu’il l’adore même chez les peintres où elle ne joue qu’un rôle de prétexte à prendre l’élan. Lorsque cette représentation offre à l’homme, peintes avec une lisibilité équivalente, des anecdotes du rêve ou de l’esprit, il se révolte. L’anecdote ne le concernant plus, mais concernant un autre. Son égoïsme l’en détourne. Il s’érige en juge. Il condamne. Le crime est d'avoir voulu le distraire de sa propre contemplation.

De même que l'homme ne lit pas, mais se lit, il ne regarde pas, il se regarde.

L'art existe à la minute où l'artiste s’écarte de la nature. Ce par quoi il s’en écarte lui donne le droit de vivre. Cela devient une vérité de La Palice.

Mais l'écart peut se produire alors qu’il est inapparent. (Je pense à Vermeer et à certains très jeunes modernes.) C’est le comble de l’art. La beauté s’y glisse en cachette. Elle pose un piège parfait, d’apparence naïve comme celui des plantes. Elle y attirera sournoisement le monde sans provoquer la crainte que sa figure de Gorgone provoque toujours.

 

NOTE

 

Depuis que les chapitres de ce livre ont été écrits et imprimés, le théâtre a représenté l’Aigle à deux têtes. Je ne me trompais pas dans la préface, écrite en même temps que la pièce. J’y menais une politique semblable à celle de la Belle et la Bête. Politique analogue à celle d’un âge ou les politiques et les guerres ne jouaient pas, où nos disputes d’âmes étaient la seule politique valable. (Les surréalistes et moi par.)

Le succès de la pièce (obtenu par les couleurs et les parfums que l’œuvre ignore et qui attirent le public) s’oppose au tribunal d’une critique uniquement préoccupée d’art et en proie aux habitudes.

Il faut bien comprendre que l’art, je le répète, créateur, mais qu'il n'existe que s'il prolonge un cri, un rire ou une plaire. C'est ce qui fait que certaines toiles de musé me signe et vivent avec angoisse, tandis que d'au sont mortes et n'exposent que les cadavres embaumés de l’Egypte.

 

 

 

 

mercredi 16 juillet 2025

Journal 1915 – 1941 – Virginia Woolf

Journal 1915 – 1941  – Virginia Woolf

 

Introduction

On aimerait savoir quel est le passage ainsi censuré par Leonard Woolf. Pour moi, je ne pense pas qu ’il existe dans ce journal de pages essentielles dont on puisse dire qu’elles ne contiennent pas un mot de vrai.

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Ainsi en écrivait Gosse à Sidney Colvin en 1924. Sa lettre met nettement en évidence la différence qui sépare deux générations d’écrivains, mais elle a un autre intérêt encore, qui lui vient de contenir tant d’informations erronées.

 

1915

D’un troi­sième et dernier côté, les soirées passées à lire au coin du feu ici — à lire Michelet et L’Idiot, à fumer et bavarder avec L. en pantoufles et robe de chambre, ou l’équiva­lent — sont délicieuses aussi.

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Nous sommes rentrés par le train en compagnie d’un travailleur et de deux petits garçons. Le travailleur a entamé le sujet du scandale Lyons pour les livraisons de viande32, et nous a dit qu’il était détaché aux usines d’aviation de Hounslow. Il était très intelligent et aurait dû être membre du Parlement, ou journaliste, tout au moins. Je vois qu’on cite William Vaughan"’3 dans le Times. Selon lui, les professeurs de littérature moderne négligent la grammaire et s’attachent trop au style et à la littérature ; mais que rien ne fortifie le caractère et l’esprit autant que le fait la grammaire. Comme cela lui ressemble !

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Hier soir, Maynard s’est montré sceptique quant à l’utilité d’écrire sur l’arbitrage. Il s’est montré sceptique quant à l’utilité de toute tâche, en dehors du plaisir qu’on peut trouver à l’exécuter. Il ne travaille que parce qu’il aime son travail. Cela, bien entendu, a déprimé une fois de plus ce pauvre L. Il était très abattu ce matin, avec en plus la perspective de passer la journée au British Muséum, ce qui est déjà désa­gréable en soi, que l’on croie ou non à ce que l’on fait.

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On a joué du Haydn, du Mozart, un Concerto brandebourgeois et L’Inachevée. Sans doute l’exécution n’était- elle pas fameuse, mais le flot de la mélodie était divin.

 

1917

Ottoline n’était pas à son aise : étroitement boutonnée dans du velours noir, cha­peau genre ombrelle, col de satin, perles, paupières fardées et cheveux d’or rouge. Il va sans dire que personne n’a rien vu des tableaux. Aldous Huxley était là. infi­niment long et maigre, avec un œil opaque, blanchâtre24. Un gentil garçon.

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Je me suis tellement vantée de ce journal et du charme qu’il y aurait à le remplir à la fontaine jamais tarie de Garsington que j’ai honte de sauter des jours. Et pourtant,  comme je le fais remarquer, sa seule chance est d’attendre que je sois d’humeur à écrire. Ottoline, soit dit en passant, en écrit un, mais consacré à sa « vie intérieure » ; ce qui m’a fait faire la réflexion que je n’ai pas de vie intérieure. Mais elle m’a lu un passage à ma louange, preuve que la réalité doit bien y intervenir parfois.

 

1918

Quelques images fragmentaires me reviennent à l’esprit aujourd’hui et, n’ayant rien d’autre à rapporter, je vais en profiter pour les noter.

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Dernier jour de mes trente-cinq ans. On tremble à la pensée de ce qu on écrira dans les années qui viennent ensuite, toutes assombries de l’ombre du chiffre quarante. Encore une journée de printemps; je me passe de feu le matin.

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([1]         The Happy Hypocrite {L'Hypocrite heureux), de Max Beerbohm (1872-1956), critique, essayiste, romande et caricaturiste, parut en 1897. Exiles of the Snow and Others Poems (Exilés de la neige et autres poèmes) parut es 1918.)

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Mon congé est révoqué. Un gros livre sur Samuel Pepys est arrivé, que j’ai passé la soirée à lire, et maintenant un autre sur Swinbume m’attend à la gare. Je ne sais trop si je préfère avoir des livres ou bien écrire sans interruption des ouvrages romanesques. Mais il faut que je me fasse quelques shillings pour payer mon édition Baskerville.

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Mais presque aussitôt Harriet Weaver est apparue. Là, nos prédictions se révé­lèrent complètement fausses. J’ai fait de mon mieux pour qu’elle se révèle, malgré son apparence, telle que la directrice de l’Egoist se devait d’être, mais elle est res­tée invariablement modeste, sensée et cérémonieuse. Son costume mauve strict lui seyait corps et âme, ses gants gris, gisant bien alignés près de son assiette, symboli­saient la rectitude domestique; à table, elle a montré des manières de volaille bien élevée. Nous n’avons pu amorcer une conversation.

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J’ai été interrompue à un certain moment de cette page par l’arrivée de Mr Eliot. Le nom donne bien l’idée de ce qu’est Mr Eliot : un jeune Américain distingué, cultivé, réfléchi, qui parle d’une voix très lente, comme si chacun de ses mots méritait un soin particulier. Mais, derrière cette façade, il est bien évident qu’il est très intellectuel, intolérant, qu’il a de solides convictions personnelles et un credo poétique. Je suis au regret de dire que ce credo met Ezra Pound et Wyndham Lewis au rang des grands poètes12, ou, selon l’expression en vogue, des écrivains << fort intéressants ». Il admire prodigieusement Mr Joyce.

 

1919

Les œuvres complètes de Mr James Joyce, de Wyndham Lewis, d’Erza Pound, afin de les comparer aux œuvres complètes de Dickens et de Mrs Gaskell, sans compter celles de George Eliot, et enfin de Thomas Hardy.

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L’Athenaeum, insistant pour qu’il donne une critique d’un grand livre jaune20. James Strachey a extorqué le poste de critique dramatique.

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Inopinément aussi, j’ai reçu une lettre de MacMillan, de New York7, si impressionné par La Traversée des apparences qu’il veut lire Nuit et Jour. Je crois que le nerf du plaisir s’engourdit facilement. J’aime boire à petites gorgées ; mais la psychologie de la gloire mérite d’être examinée à loisir. Cette gloire, je crains que les amis ne la déflorent.

 

1920

Mon écriture ne fait qu’empirer. Peut-être est-ce mon style qui la rend confuse.

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Un quelconque bouleversement personnel a frappé Prufrock et l’a détourné de son penchant — à développer à la manière de Henry James10. Il veut maintenant décrire les dehors. Joyce donne les dedans ; Ulysse, son roman, expose la vie d’un homme en seize épisodes — qui se déroulent tous (je crois), dans la même journée. D’après ce qu’il en a vu, c’est extrêmement brillant, dit-il. Peut-être essayerons-nous de le publier11. Ulysse, au dire de Joyce, est le plus grand personnage de l’Histoire. Quand à Joyce lui-même, c’est un homme insignifiant, portant de très épaisses lunettes, qui rappelle un peu Bernard Shaw au physique ; terne, égocentri­que et parfaitement sûr de lui. Il y a beaucoup à dire d’Eliot, à bien des égards — par exemple sa difficulté de communiquer avec les gens intelligents, etc., son manque de vitalité, sa timidité, mais aussi qu’il a conservé un esprit tranchant et clair. Qu’il voudrait écrire un anglais très exact, mais se surprend à commettre des fautes ; et que si on lui demandait s’il pense vraiment ce qu’il dit, il serait bien souvent obligé de répondre que non. Enfin, au milieu de tout cela, L. a fait bien meilleure figure que moi ; mais cela ne m’a guère affectée.

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1921

-Je vous comparais à Carlyle, l’autre jour, dis-je. J’ai lu ses Réminiscences. Voyons, comparé à vous, c’est un vieux fossoyeur édenté qui radote. Mais il a de belles phrases.

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« Et c’était un divertissement. Hazlitt disait qu’il voyait le génie de Coleridge sous forme d’un esprit tout en crâne et en ailes, flottant perpétuellement dans les régions éthérées. À moi, il fit une impression tout autre. Je l’imaginai comme un sorcier bienveillant, très attaché à la terre et conscient de peser d’un bon poids dans le fauteuil où il se repose, mais capable de rassembler autour de lui, d’un battement  de cils, ses mondes immatériels.

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1922

Je voulais écrire sur la mort, mais la vie est intervenue, comme toujours. Je m’aperçois que j’aime questionner les gens sur la mort. Je me suis mis dans la tête que je ne vivrai pas jusqu’à soixante-dix ans. « Supposons, me dis-je l’autre jour, que cette douleur que je ressens à l’endroit du cœur m’étreigne soudain violemment, comme on tord à fond une lavette, et que je meure. » Je somnolais, j’étais indiffé­rente et calme, en sorte que je pensais que cela n’aurait pas beaucoup d’importance, excepté pour L. Et puis quelque oiseau de lumière, où le fait de mieux me réveiller me fit soudain désirer vivre — désirer surtout marcher le long du fleuve en observant toutes choses.

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Ma conscience me pousse a reprendre la plume.

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Le changement de plume représente peut-être la plus grande révolution de ma vie. Je ne peux plus écrire lisiblement avec mon vieux bout de bois rogné - les gens se plaignaient. Mais alors les difficultés habituelles commencent — par quoi le remplacer? Pour l’instant je me sers d’un Blackie [un stylographe] sans respecter sa nature, ce qui revient à dire que je le trempe dans l’encre.

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Nous avons beaucoup discuté d'Ulysse. Tom dit que Joyce est un écrivain purement littéraire. Il procède de Walter Pater13, avec une touche de Newman14. Je dis qu’il était viril — un vrai bouc ; mais je ne m’attendais pas à ce que Tom fût de mon avis. Tom le fut pourtant, et dit que Joyce laissait de côté bien des choses importan­tes. Que l’ouvrage marquerait une époque parce qu’il détruit tout ce qui représente  le xixc siècle. Qu’il ne laisse même pas à Joyce de quoi écrire un autre livre. Qu’il montre la futilité de tous les styles anglais. Tom y voit certes de très belles pages, mais non une vaste conception — qui n’entrait d’ailleurs pas dans les intentions de Joyce. Pour Tom, Joyce a pleinement réussi ce qu’il entendait faire, mais il n’ouvre  aucun nouvel aperçu sur la nature humaine ; ne dit rien de neuf, comme il arrive à Tolstoï. Bloom ne nous apprend rien. D’ailleurs, dit-il, cette nouvelle méthode de révélation psychologique porte en soi la preuve qu’elle n’opère pas. Elle nous en apprend beaucoup moins que ne le fait souvent un simple coup d’œil lancé de l’extérieur. Je dis que j’avais trouvé Pendennis [de Thackeray] beaucoup plus révé­lateur en ce sens. (Les chevaux paissent en ce moment tout près de ma fenêtre et la chevêche lance son appel, si bien que j’écris des bêtises.)

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1925

Depuis la dernière fois que j’ai écrit ici, ce qui remonte à quelques mois, Jacques Raverat est mort, après avoir longtemps désiré mourir. Il m’avait écrit au sujet de Mrs Dalloway une lettre à laquelle je dois un des plus beaux jours de ma vie4. Je me demande si je n’ai pas cette fois-ci vraiment mené à bien quelque chose. Oh, bien sûr, rien de comparable à Proust où je suis plongée en ce moment. Ce qu’il y a de remarquable chez Proust, c’est cette combinaison d’extrême sensibilité et d’extrême acharnement. Il scrute le papillonnement des nuances jusque dans leurs plus infimes composants. Il est aussi solide qu’une corde de violon et aussi subtil que la pous­sière des ailes du papillon. Et j’imagine qu’il va à la fois m’influencer et me mettre en fureur à chaque phrase que j’écrirai moi-même. J’ai dit que Jacques est mort; et aussitôt l’armée des émotions a commencé son siège. J’ai appris la nouvelle alors que nous recevions ici : Clive, Bee Howe, Julia Strachey5, Dadie6. Pourtant, je ne suis plus disposée à me laisser impressionner par la mort.

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Je lis La Route des Indes, mais je ne m’étendrai pas ici sur ce sujet, devant le faire ailleurs6. Quant à ce livre pour la H.P., je trouverai bien quelque théorie sur le roman7.

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1926

Voici ce que j’ai pensé : si l’art se fonde sur la pensée, comment intervient la transmutation ? Je me racontais l’histoire de notre visite aux Hardy, et je me suis mise à élaborer ; c’est-à-dire à insister sur Mrs Hardy penchée sur la table, apathique, le regard ailleurs, dans le vague. Il me fallait un thème principal autour duquel tout ne tarderait pas à s’ordonner harmonieusement. Mais dans la réalité il en allait bien autrement. Ensuite :

Ecrire sur des personnes vivantes

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Mais toutes mes pensées périssent instantanément. Elles sont si vastes quand elles me viennent. Comment atténuer la blessure d’une remarque déplaisante : la répéter encore et encore indéfiniment. Suis allée à pied jusque chez Violet. Lui ai apporté un œillet rouge et un blanc. Mes émotions se sont ravivées alors que j’approchais. Debout sur le seuil, je voyais en pensée l’opération.

J’ai aussi inventé un passage pour Le Phare sur les gens qui s’en vont, et l’effet de ce départ sur nos sentiments pour eux.

Mais la lecture de Yeats a une influence sur mes phrases ; celle de Sterne en a une autre.

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1928

Non, je ne peux pas lire Proust pour l’instant.

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Ce matin, tout particulièrement, j’ai été la proie d’un malaise aigu lorsque, se faisant plus engageante, elle me dit combien elle avait été touchée hier, lorsque je m’étais assise à côté d’elle dans la voiture. Pourquoi ai-je tellement détesté cela ? J’ai ressenti cette même horreur pour la vie de famille et la menace qu’elle représente pour notre liberté que j’éprouvais jadis avec Père, tante Mary et George3. Aucune autre relation humaine n’engendre cette émotion-là. La vieille dame était en droit d’attendre cela de ma part ; trouvait normal d’éprouver du plaisir ou du chagrin sans motif et d’enfoncer en quelque sorte ses griffes dans ma chair. Ces sentiments ne sont pas moins violents que les autres. Et il y eut le discours sentimental et pourtant outrecuidant et d’un égoïsme insensé, sur l’amour qu’elle porte à ses enfants : ils étaient tous (ces Juifs et ces Juives ennuyeux, ordinaires et complaisants) des hommes et des femmes incomparables ; sur quoi j’eus un haut- le-coeur. Bizarrement elle parvient à tout rendre commun, laid, petit-bourgeois, bien qu’elle ait ce charme particulier, fait de fraîcheur et de vitalité, propre aux femmes âgées et que n’ont jamais les hommes, je crois. Mais avoir avec elle des liens filiaux serait un sort cruel, comme je n’en imagine pas de pire, et dont des milliers de femmes sont peut-être en train de mourir aujourd’hui, en Angleterre ; cette tyrannie qu’exerce la mère — ou le père - sur la fille, leur droit à « ce qui leur est dû » étant une des choses les plus fortes du monde. Et après cela on se demande pourquoi les femmes n’écrivent pas de poésie. Il n’y aurait rien à faire, sinon tuer Mrs W. Jour après jour ma vie serait froissée, comme on froisse une note infime. Le sujet n’a jamais encore été abordé.

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Nessa, qui est de retour, et Le Puits de solitude. Mais, Dieu merci, je vais me remettre à écrire.

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Et je vais écrire maintenant pour mon plaisir personnel...

Mais cette phrase me paralyse ; car si l’on n’écrit que pour son propre plaisir, je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Il est probable que l’on enfreint la convention normale de l’écriture et que, par conséquent, l’on n’écrit pas du tout. Je suis passablement migraineuse et un peu engourdie par les somnifères. C’est la réper­cussion* (que signifie ce mot? Le Trench1, que je consulte négligemment, n’en dit rien, semble-t-il) d'Orlando. Eh bien oui, depuis la dernière fois que j’ai écrit ici je me suis haussée de deux pouces et demi dans l’esprit du public. Je crois que je puis me permettre de dire que j’ai désormais ma place parmi les écrivains notoires.

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1929

Comme il est étrange de penser que j’ai donné au monde une chose à quoi le monde prend plaisir. Je me réfère là au Manchester Gardian1. Orlando est reconnu pour ce qu’il est : un chef-d’œuvre. Le Times ne fait pas mention des tableaux de Nessa2 ; pourtant elle a dit hier soir : « J’ai passé beaucoup de temps sur l’un d’eux. » Et voilà que je pense à part moi : Ainsi, de mon côté, je possède quelque chose, à défaut d’enfants, et je me mets à comparer nos vies. Je constate que je suis bien détachée de ces désirs, tout entière absorbée par ce que j’appelle, faute de mieux, des idées : cette vision.

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Parlant encore de Lawrence : « un très bon écrivain, mais son dernier livre est dégoûtant. Il faut que vous lisiez Contrepoint4 ». Pourquoi ? parce qu'il est d un homme sérieux, ci un homme cultivé. Et que c’est un livre typique de notre époque. Un livre pénible, un livre affreux; mais n’empêche... »

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Il dit que les poèmes de Vita ne méritent pas d’être publiés. Elle reste très calme et très modeste, et ne paraît pas bien affectée. Jamais ne vit-on poète aussi peu ombrageux. Mais un vrai poète peut-il n’être pas ombrageux ?

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1930

Il dit que Tom a fait un usage très habile des mythologies, par exemple le Roi pêcheur dans La Terre vaine ; et que les mythologies sont nécessaires. Ezra Pound écrit d’une façon superbe quand il les utilise. Et puis, sans transition le voilà qui parle de quelque objet banal, et aussitôt son rythme change. Je dis que nous ne parlions pas assez, pas spon­tanément, ni sur un pied d’égalité. Il décrivit des hommes qu’il avait rencontrés dans le train. J’ai apprécié ses emprunts au dialecte et ses effets d’humour.

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1932

La morale, ici, est que si vous voulez aider quelqu’un ne systématisez jamais... enfin, pas avant d’avoir soixante-dix ans, de vous être montré conciliant, compréhensif plein d’imagination ; et d’être sûr de vos nerfs et de votre champ d’action. Il est mort à quarante-cinq ans. Mais pourquoi Aldous dit-il que c’était un artiste ? L’art, c’est de se débarrasser de tout sermon. Ce sont les choses en soi, les phrases en soi qui sont belles; les mers innombrables, les jonquilles qui précèdent la timide hirondelle2 3...

 

1933

Une note rapide. Aujourd’hui, dans le TLS, on annonce Les Hommes sans art, de Wyndham Lewis18. Avec des chapitres sur Eliot, Faulkner, Hemingway, Virginia Woolf. Aussitôt mon instinct et ma raison me disent qu’il s’agit là d’une attaque, que l’on me démolit publiquement, qu’il ne reste rien de moi à Oxford, à Cambridge ou autres endroits où les jeunes lisent Wyndham Lewis. Mon instinct me souffle de ne pas lire plus avant. Et pour cette raison, ma foi, j’ouvre Keats, et tombe sur :

« L’éloge ou le blâme n’ont qu’un effet momentané sur l’homme que l’amour de la beauté en soi rend précisément sévère pour ses propres œuvres. Mes critiques personnelles m’ont beaucoup plus chagriné que celles que pouvaient m’infliger Blackwood ou The Quarterly Review [...] Ce n’est que l’affaire d’un moment. Je crois qu’après ma mort l’on me comptera parmi les poètes anglais et même si elle n’a qu’une portée limitée dans le temps, cette intention de m’écraser dans La Quarterly R. n’a servi qu’à attirer davantage l’attention sur moi19. »

 

1935

Mais pour l’instant j’ai envie d’écrire Du fait d’être méprisée. Mon esprit va se mettre à pomper des idées pour cela. Et il me faut finir « Des gens ordinaires4 » ; et puis il y a Roger. Si je pouvais terminer Des gens ordinaires en juillet ; je passerais août " à lire pour mon Roger et à écrire Du fait d'être méprisée.

 

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Tout désir de pratiquer l’art d’écrire m’a complètement abandonnée. Je ne vois même pas ce que cela pourrait être. C’est-à-dire, pour me montrer plus exacte, que je ne peux plier mon esprit à la courbe d’un livre; ni d’un article non plus. Ce n’est pas l’écriture, c’est l’architecture qui me fatigue. Si j’écris un paragraphe, un autre doit suivre et encore un autre. Mais après un mois de vacances, je serai aussi vigou­reuse, aussi élastique que, disons, la racine de bruyère ; et les arches et les dômes s’élanceront dans les airs, aussi résistants que l’acier, aussi légers que le nuage... mais tous ces mots tombent dans le vide.

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Mon excuse pour ne pas commencer mon livre... ou plus exactement pour ne pas le terminer, est que je n’ai pas le dernier chapitre ici. Que vais-je faire alors? Lire l’ancien? Mais c’est tout compliquer et s’énerver. Je crois que je vais attendre lundi, et puis foncer dessus, de manière à terminer en août.

 

1937

Maynard dit qu’il a trouvé Les Années très émouvant : plus tendre que chacun de mes autres romans. Il ne s’est jamais senti déconcerté, comme il l’a été par le symbolisme des Vagues. On ne se creuse pas la tête ; c’est très beau.

 

1938

Le monde public a très notablement envahi le monde privé à Monks House, ce dernier week-end. Presque la guerre. On s’attendait à l’entendre annoncer et à voir l’Angleterre humiliée, comme on dit. Et l’homme en uniforme exalté. Suicides. Réfugiés ramenés à Newhaven. Aéroplanes bourdonnant au-dessus de la maison.

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Comme toujours j’ai tiré trop de mots de mon puits, et j’ai besoin de le remplir en lisant quelque bon livre. Mandeville : Les Abeilles11, je pense. À peine ai-je déclaré cela que je suis accablée de manuscrits. Gros romans méritoires que l’on peut lire à la va-vite.

 

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Nous avons passé Pâques à M. H. ; mais, quant au soleil, il n’a jamais brillé. Il faisait plus froid qu’à Noël-Ciel maussade, couleur de plomb ; vent coupant comme un rasoir; vêtements d’hiver; épreuves à corriger; nombreuses crises de désespoir; tempérées cependant par la grâce d’une divine philosophie et la joie de découvrir Les Abeilles de Mandeville. Et vraiment, c’est un livre fécond, le livre même que je cherche

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Pas le temps. Ai perdu des heures à écrire une lettre fâchée à John au sujet de | New Writing. Lettre que j’ai montrée à L. et déchirée3. Ma nouvelle pendule me dit qu’il est juste une heure et ma nouvelle pendule ne saurait mentir.

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Les choses ont empiré aujourd’hui. Émeutes à Prague. Ultimatum aux Sudètes. On dirait que Hitler veut entrer de biais dans la guerre. Provoque des émeutes10. Dira qu’on ne peut les maîtriser. C’est ce que l’on a dit à l’émission de neuf heures et demie, hier soir à la radio. Ce matin on a encore piétiné. Personne ne sait rien. Suis plutôt migraineuse, moitié pour avoir peiné sur Roger, moitié pour ces idées noires.

Journal d’adolescence 1897-1909 – Virginia Woolf

Journal d’adolescence 1897-1909 – Virginia Woolf

 

Préface

Virginia Woolf détesta toute sa vie, et dès l’enfance, les formules hypocrites, les mensonges et les j silences bourgeois relatifs à l’argent, la politesse victorienne, les conventions formelles, les chagrins imités, la pose sous toutes ses acceptions.

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De 1897 à 1904, ce sont pourtant sept années terribles. Deuils, dépres­sions violentes, déchirures. « Pourquoi la vie est-elle si tragique, pourquoi ressemble-t-elle tant à une bordure de trottoir au-dessus d’un gouffre, je regarde en bas et le vertige me gagne », écrit-elle.

Elle lit sans cesse. Aristote et Hawthome, Carlyle et Henry James, Thomas Hardy, Macaulay, Renan, ou Sophocle. Beaucoup de biographies, beaucoup d’histoire, de poésie. Elle pose le livre et s’interroge : qu’ai-je aimé, appris, retenu ? Elle polémique avec Hardy, ne cesse d’interroger les romans qui tombent entre ses mains, et s’entraîne pour devenir la cri­tique littéraire qu’elle sera dès 1905.

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Le décès de Stella venait une fois de plus priver Virginia de l’occa­sion de mener la vie normale qui aurait dû être la sienne. Malgré tout, la note la plus poignante émane des passages où Virginia se remémore les fiançailles de Jack et Stella. Ce fut « ma première vision (...] de l’amour entre l’homme et la femme (...] Il me donna une conception de l’amour (…] le sentiment que rien au monde n’est aussi lyrique, aussi mélodieux qu’un jeune homme et une jeune femme en proie à un pre­mier amour. » C’est pourquoi le choc de la mort de Stella annihila en quelque sorte l’authenticité de cet amour qui, ainsi que bien d’autres choses durant ces années de jeunesse, apparut comme une chimère, à quoi on ne pouvait se fier. L’amour et le mariage devaient sembler du même acabit que toutes les autres catastrophes si scrupuleusement consi­gnées dans les pages de ce Journal de jeunesse.

Le monde n’était pas un endroit où il était facile de vivre. Juste der­rière l’horizon, planait sans cesse la menace d’une blessure ou d’un anéan­tissement. La bonne société elle-même était une machine impitoyable où « une jeune fille n’avait aucune chance contre ses crocs ».

 

1899

Chaque fois que j’écris dans ce cahier, je me sens portée par le désir d’accomplir cette belle mais impossible tâche visant à décrire les Fens — jusqu’à ce que je sois prise de nausée devant l’indigence de cette peinture en mots ; je cherche alors fébrilement la citation appropriée qui rendrait compte, à elle seule, de toutes les splendeurs de l’air, de la terre & du ciel. J’avoue toutefois que c’est pour moi une joie d’être assignée au travail de reproduction de ce vaste tableau infini — il n’est point question ici de reproduire — mais de contempler, de goûter & de recueillir quelques fragments.

Après tout, nous sommes un monde d’imitations [;] autrement dit, tous les arts, dans la limite de leurs possibilités, imitent la grande & unique vérité perceptible par tous. L’éternel instinct de la bête humaine est ainsi fait qu’il tente de reproduire une parcelle de cette beauté, par le biais de la peinture, du marbre ou de l’encre. Somme toute, l’encre me paraît ce soir la méthode la moins efficace qui soit - & la musique, celle qui s’approche le plus de la vérité.

 

1903

Devenir une grande mondaine est, je crois, une ambition particuliè­rement noble — quand on songe à ce que cela signifie. Il vous faut, dans un laps de temps donné, vous approcher au plus près d’un idéal. Vous devez tâcher d’exprimer délibérément dans votre conduite ce qui est sous-entendu par vos habits : ils sont en soie de la meilleure qualité - conçus uniquement pour être portés avec le plus grand soin dans ce genre de circonstances. Ils sont destinés à satisfaire le regard des autres — à faire de vous quelque chose de plus resplendissant que ce que vous êtes le jour. Voilà un bel idéal, me semble-t-il. Vous vous rendez à une soirée avec l’intention de faire plaisir ; vous laissez par conséquent vos peines & vos soucis à la maison — n’oubliez pas que vous êtes à ce moment-là toute de soie vêtue - autrement dit, sans chagrin ni préoccupation -, bien plus encore, vous devez être disposée à vous montrer ostensible­ment heureuse ; si vous parlez, que ce soit pour exprimer le bonheur que vous a procuré quelque chose; mieux encore, si vous le pouvez, faites une réflexion amusante : le sérieux ici est tout aussi incongru qu’une vieille jupe de serge.

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Je prévois, un de ces jours, d’écrire un livre d’aphorismes - à la manière des Françaises. Il m’arrive souvent de songer à des choses en des ternies qui s’apparentent étonnamment à ce qu’on appelle en anglais des « Pensées ». A cette différence près cependant que les miennes ont le défaut d’être très évidentes — un tantinet fausses — & puis, finalement, à quoi cela m’avancerait-il? Toutes ces pensées, ces maximes, etc., qu’on se donne tant de mal à imprimer & à traduire d’une langue à une autre, comme si aucune littérature n’était capable d’être suffisamment égoïste pour garder ses trésors par-devers elle — toutes, dis-je, n’ont droit qu a un instant de vie. Je conçois sans mal qu’elles puissent faire un bel effet à la table du dîner — fuser avec un joli bruit, en claquant comme de petits pétards adroitement envoyés. Elles ne risquent pas cependant de faire voler en éclats quoi que ce soit, ni d’être très efficaces en matière d’illu­minations. Je regrette d’avoir commencé à écrire cette page — je ne sais plus où je voulais en venir, ou du moins pourquoi j’ai pris ce chemin tortueux.

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Ce qu’il y a de plus agréable, pour ainsi dire, lorsqu’on s’en va quelque part, c’est d’y penser à l’avance. Je fais provision de livres. Voilà ce que j’entends par préparatifs. Je rassemble des ouvrages sur tous les sujets possibles & je fais des cahiers comme celui-ci en cousant plusieurs feuillets entre eux — suffisamment épais pour contenir toutes les maximes du monde.

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Il faut avouer que ce présomptueux projet de lectures campagnardes n’a pas été tout à fait mené à bien. Je n’ai pas vraiment eu la main heu­reuse dans mon choix de livres & j’ai apporté ceux qu’aucune urgence ne me poussera à ouvrir d’ici la fin de notre séjour. J’en ai tout de même lu un ou deux avec beaucoup de plaisir, à commencer par Roderick Hudson. C’est un roman qui me fait penser à un dessin au crayon d’une extrême délicatesse ; il manque de couleur & de contours nets, mais le dessin est subtilement exécuté — pour parler comme un artiste — & le moindre trait visible a une signification. On ne ressent pas, à sa lecture, ce bonheur instantané & irréfléchi que procure un grand livre, ( ) on y prend cependant un plaisir raisonnable merveilleux. C'est un régal pour le palais de l’esprit, titillé par quelque chose de beau & de rare - il faut être un peu épicurien pour en percevoir toute la mesure. Reste que n’est pas une forme d’art pleinement satisfaisante.

Il y eut ensuite Hardy - Tess d’Urberville, qui appartient à un tout autre genre. Hardy s’est; emparé ici d’un thème très sombre qu’il ne lâche pas jusqu’à son dénouement tragique. C’est ( ) un roman qui vise à montrer comment une jeune fille peut être blanche comme neige & faire des choses inacceptables de la part d’une femme - comment, mal­gré la pureté de l’héroïne, le jugement d’un monde implacable s’abat sur elle, détruit sa vie & l’envoie à la potence. Tout cela est mené avec une insistance quasi sauvage; l’auteur est si fermement résolu à nous montrer la brutalité de certaines conventions sociales qu’il a tendance à affaiblir son roman en tant que tel. Tess, Clare & d’Urberville doivent à tout prix incarner des caractères types, ce qui les prive d’une part de leur personnalité individuelle. Voilà néanmoins un morceau de choix impressionnant, qui contient en outre une foule de choses proprement admirables — Joan Durbeyfield, par exemple, ou les bonnes attachées à la laiterie de la ferme ; de plus, Hardy est l’un des rares écrivains qui sache faire entrer la fraîcheur de l’air dans ses livres. La campagne chez lui a une consistance. ( )

J’ai également lu ici les Hébrides de Boswell qui m’a donné terrible­ment envie de dévorer tout ce que je pourrai trouver de Johnson. Quelle est la recette pour écrire un livre comme celui-là, je me le demande. Boswell semble avoir travaillé la nuit — sous l’empire du vin, fort proba­blement — & couché sur le papier, mot pour mot, tous les propos sortis de la bouche de Johnson dans la journée. Beaucoup seraient capables d’en faire autant — & s’y sont essayés, mais sans succès. Cela donne lieu chaque fois à une série d’impressions plates & décousues qu’auraient pu pondre tout aussi bien un aigle ou une momie. Boswell parvient, je ne sais trop comment, à découper un quartier entier de terre & d’air qu’il fixe, encore plein de vie, sous un cadre de verre, a lin de nous le donner à voir.

 

1905

Mrs L. m’a fait parvenir La Coupe d’or de Henry James pour que j’en tasse la critique, ce qui tombe à point nommé. Qui plus est, ce devrait être un livre intéressant — me dit qu’elle a apprécié mon dernier article.

 

1906

C’est un principe qui veut que plus on est jeune, plus on a le goût des choses anciennes. Il fallait être une jeune femme américaine, redoutant la grossièreté autant' qu’une terrible maladie, pour plonger au plus pro­fond du passé, comme c’est le cas ici.

 

1906

La Grèce moderne est tellement frêle & fra­gile qu’elle se brise en morceaux au contact des vestiges les plus frustes de l’ancienne.

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Mais peut-on exprimer cela clairement sur une feuille blanche? Il faut non seulement se souvenir du voile de brume le matin & des majestueux dômes qui scintillent en transparence, de tous les ors, des blancs & des bleus de la ville à midi mais il convient de ne pas oublier les petites rues grouillant de gens bien en vie, de garder en mémoire les turbans, les femmes voilées,; enfin, il importe de retourner dans les grandes mosquées pour les regarder à nouveau se remplir d’une foule sombre qui s’agenouille, se relève & proclame sa foi à gorge déployée.

Il faut voir tout cela & entendre la clameur de la rue & du bazar, le jour; puis le soir, lorsque même les chiens se sont tus, écouter le rou­lement étouffé d’un tambour & la voix qui ne tombe ni ne s'élève, mais sans arrêt implore, avec ferveur & confiance, quelque chose qui est accordé au fidèle à la fin d’une nuit de prière:

 

1907

J’ai cheminé à travers un champ d’herbes hautes en direction d’une petite butte — Ah! si seulement je connaissais le vocabulaire propre à la campagne ! — & je foulais, de temps à autre, des sillons semblables à ceux que laisse un bateau sur la mer, m’indiquant que de téméraires voyageurs m’avaient précédée.