mercredi 16 juillet 2025

Journal d’adolescence 1897-1909 – Virginia Woolf

Journal d’adolescence 1897-1909 – Virginia Woolf

 

Préface

Virginia Woolf détesta toute sa vie, et dès l’enfance, les formules hypocrites, les mensonges et les j silences bourgeois relatifs à l’argent, la politesse victorienne, les conventions formelles, les chagrins imités, la pose sous toutes ses acceptions.

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De 1897 à 1904, ce sont pourtant sept années terribles. Deuils, dépres­sions violentes, déchirures. « Pourquoi la vie est-elle si tragique, pourquoi ressemble-t-elle tant à une bordure de trottoir au-dessus d’un gouffre, je regarde en bas et le vertige me gagne », écrit-elle.

Elle lit sans cesse. Aristote et Hawthome, Carlyle et Henry James, Thomas Hardy, Macaulay, Renan, ou Sophocle. Beaucoup de biographies, beaucoup d’histoire, de poésie. Elle pose le livre et s’interroge : qu’ai-je aimé, appris, retenu ? Elle polémique avec Hardy, ne cesse d’interroger les romans qui tombent entre ses mains, et s’entraîne pour devenir la cri­tique littéraire qu’elle sera dès 1905.

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Le décès de Stella venait une fois de plus priver Virginia de l’occa­sion de mener la vie normale qui aurait dû être la sienne. Malgré tout, la note la plus poignante émane des passages où Virginia se remémore les fiançailles de Jack et Stella. Ce fut « ma première vision (...] de l’amour entre l’homme et la femme (...] Il me donna une conception de l’amour (…] le sentiment que rien au monde n’est aussi lyrique, aussi mélodieux qu’un jeune homme et une jeune femme en proie à un pre­mier amour. » C’est pourquoi le choc de la mort de Stella annihila en quelque sorte l’authenticité de cet amour qui, ainsi que bien d’autres choses durant ces années de jeunesse, apparut comme une chimère, à quoi on ne pouvait se fier. L’amour et le mariage devaient sembler du même acabit que toutes les autres catastrophes si scrupuleusement consi­gnées dans les pages de ce Journal de jeunesse.

Le monde n’était pas un endroit où il était facile de vivre. Juste der­rière l’horizon, planait sans cesse la menace d’une blessure ou d’un anéan­tissement. La bonne société elle-même était une machine impitoyable où « une jeune fille n’avait aucune chance contre ses crocs ».

 

1899

Chaque fois que j’écris dans ce cahier, je me sens portée par le désir d’accomplir cette belle mais impossible tâche visant à décrire les Fens — jusqu’à ce que je sois prise de nausée devant l’indigence de cette peinture en mots ; je cherche alors fébrilement la citation appropriée qui rendrait compte, à elle seule, de toutes les splendeurs de l’air, de la terre & du ciel. J’avoue toutefois que c’est pour moi une joie d’être assignée au travail de reproduction de ce vaste tableau infini — il n’est point question ici de reproduire — mais de contempler, de goûter & de recueillir quelques fragments.

Après tout, nous sommes un monde d’imitations [;] autrement dit, tous les arts, dans la limite de leurs possibilités, imitent la grande & unique vérité perceptible par tous. L’éternel instinct de la bête humaine est ainsi fait qu’il tente de reproduire une parcelle de cette beauté, par le biais de la peinture, du marbre ou de l’encre. Somme toute, l’encre me paraît ce soir la méthode la moins efficace qui soit - & la musique, celle qui s’approche le plus de la vérité.

 

1903

Devenir une grande mondaine est, je crois, une ambition particuliè­rement noble — quand on songe à ce que cela signifie. Il vous faut, dans un laps de temps donné, vous approcher au plus près d’un idéal. Vous devez tâcher d’exprimer délibérément dans votre conduite ce qui est sous-entendu par vos habits : ils sont en soie de la meilleure qualité - conçus uniquement pour être portés avec le plus grand soin dans ce genre de circonstances. Ils sont destinés à satisfaire le regard des autres — à faire de vous quelque chose de plus resplendissant que ce que vous êtes le jour. Voilà un bel idéal, me semble-t-il. Vous vous rendez à une soirée avec l’intention de faire plaisir ; vous laissez par conséquent vos peines & vos soucis à la maison — n’oubliez pas que vous êtes à ce moment-là toute de soie vêtue - autrement dit, sans chagrin ni préoccupation -, bien plus encore, vous devez être disposée à vous montrer ostensible­ment heureuse ; si vous parlez, que ce soit pour exprimer le bonheur que vous a procuré quelque chose; mieux encore, si vous le pouvez, faites une réflexion amusante : le sérieux ici est tout aussi incongru qu’une vieille jupe de serge.

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Je prévois, un de ces jours, d’écrire un livre d’aphorismes - à la manière des Françaises. Il m’arrive souvent de songer à des choses en des ternies qui s’apparentent étonnamment à ce qu’on appelle en anglais des « Pensées ». A cette différence près cependant que les miennes ont le défaut d’être très évidentes — un tantinet fausses — & puis, finalement, à quoi cela m’avancerait-il? Toutes ces pensées, ces maximes, etc., qu’on se donne tant de mal à imprimer & à traduire d’une langue à une autre, comme si aucune littérature n’était capable d’être suffisamment égoïste pour garder ses trésors par-devers elle — toutes, dis-je, n’ont droit qu a un instant de vie. Je conçois sans mal qu’elles puissent faire un bel effet à la table du dîner — fuser avec un joli bruit, en claquant comme de petits pétards adroitement envoyés. Elles ne risquent pas cependant de faire voler en éclats quoi que ce soit, ni d’être très efficaces en matière d’illu­minations. Je regrette d’avoir commencé à écrire cette page — je ne sais plus où je voulais en venir, ou du moins pourquoi j’ai pris ce chemin tortueux.

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Ce qu’il y a de plus agréable, pour ainsi dire, lorsqu’on s’en va quelque part, c’est d’y penser à l’avance. Je fais provision de livres. Voilà ce que j’entends par préparatifs. Je rassemble des ouvrages sur tous les sujets possibles & je fais des cahiers comme celui-ci en cousant plusieurs feuillets entre eux — suffisamment épais pour contenir toutes les maximes du monde.

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Il faut avouer que ce présomptueux projet de lectures campagnardes n’a pas été tout à fait mené à bien. Je n’ai pas vraiment eu la main heu­reuse dans mon choix de livres & j’ai apporté ceux qu’aucune urgence ne me poussera à ouvrir d’ici la fin de notre séjour. J’en ai tout de même lu un ou deux avec beaucoup de plaisir, à commencer par Roderick Hudson. C’est un roman qui me fait penser à un dessin au crayon d’une extrême délicatesse ; il manque de couleur & de contours nets, mais le dessin est subtilement exécuté — pour parler comme un artiste — & le moindre trait visible a une signification. On ne ressent pas, à sa lecture, ce bonheur instantané & irréfléchi que procure un grand livre, ( ) on y prend cependant un plaisir raisonnable merveilleux. C'est un régal pour le palais de l’esprit, titillé par quelque chose de beau & de rare - il faut être un peu épicurien pour en percevoir toute la mesure. Reste que n’est pas une forme d’art pleinement satisfaisante.

Il y eut ensuite Hardy - Tess d’Urberville, qui appartient à un tout autre genre. Hardy s’est; emparé ici d’un thème très sombre qu’il ne lâche pas jusqu’à son dénouement tragique. C’est ( ) un roman qui vise à montrer comment une jeune fille peut être blanche comme neige & faire des choses inacceptables de la part d’une femme - comment, mal­gré la pureté de l’héroïne, le jugement d’un monde implacable s’abat sur elle, détruit sa vie & l’envoie à la potence. Tout cela est mené avec une insistance quasi sauvage; l’auteur est si fermement résolu à nous montrer la brutalité de certaines conventions sociales qu’il a tendance à affaiblir son roman en tant que tel. Tess, Clare & d’Urberville doivent à tout prix incarner des caractères types, ce qui les prive d’une part de leur personnalité individuelle. Voilà néanmoins un morceau de choix impressionnant, qui contient en outre une foule de choses proprement admirables — Joan Durbeyfield, par exemple, ou les bonnes attachées à la laiterie de la ferme ; de plus, Hardy est l’un des rares écrivains qui sache faire entrer la fraîcheur de l’air dans ses livres. La campagne chez lui a une consistance. ( )

J’ai également lu ici les Hébrides de Boswell qui m’a donné terrible­ment envie de dévorer tout ce que je pourrai trouver de Johnson. Quelle est la recette pour écrire un livre comme celui-là, je me le demande. Boswell semble avoir travaillé la nuit — sous l’empire du vin, fort proba­blement — & couché sur le papier, mot pour mot, tous les propos sortis de la bouche de Johnson dans la journée. Beaucoup seraient capables d’en faire autant — & s’y sont essayés, mais sans succès. Cela donne lieu chaque fois à une série d’impressions plates & décousues qu’auraient pu pondre tout aussi bien un aigle ou une momie. Boswell parvient, je ne sais trop comment, à découper un quartier entier de terre & d’air qu’il fixe, encore plein de vie, sous un cadre de verre, a lin de nous le donner à voir.

 

1905

Mrs L. m’a fait parvenir La Coupe d’or de Henry James pour que j’en tasse la critique, ce qui tombe à point nommé. Qui plus est, ce devrait être un livre intéressant — me dit qu’elle a apprécié mon dernier article.

 

1906

C’est un principe qui veut que plus on est jeune, plus on a le goût des choses anciennes. Il fallait être une jeune femme américaine, redoutant la grossièreté autant' qu’une terrible maladie, pour plonger au plus pro­fond du passé, comme c’est le cas ici.

 

1906

La Grèce moderne est tellement frêle & fra­gile qu’elle se brise en morceaux au contact des vestiges les plus frustes de l’ancienne.

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Mais peut-on exprimer cela clairement sur une feuille blanche? Il faut non seulement se souvenir du voile de brume le matin & des majestueux dômes qui scintillent en transparence, de tous les ors, des blancs & des bleus de la ville à midi mais il convient de ne pas oublier les petites rues grouillant de gens bien en vie, de garder en mémoire les turbans, les femmes voilées,; enfin, il importe de retourner dans les grandes mosquées pour les regarder à nouveau se remplir d’une foule sombre qui s’agenouille, se relève & proclame sa foi à gorge déployée.

Il faut voir tout cela & entendre la clameur de la rue & du bazar, le jour; puis le soir, lorsque même les chiens se sont tus, écouter le rou­lement étouffé d’un tambour & la voix qui ne tombe ni ne s'élève, mais sans arrêt implore, avec ferveur & confiance, quelque chose qui est accordé au fidèle à la fin d’une nuit de prière:

 

1907

J’ai cheminé à travers un champ d’herbes hautes en direction d’une petite butte — Ah! si seulement je connaissais le vocabulaire propre à la campagne ! — & je foulais, de temps à autre, des sillons semblables à ceux que laisse un bateau sur la mer, m’indiquant que de téméraires voyageurs m’avaient précédée.

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