Journal 1915 – 1941 – Virginia Woolf
Introduction
On aimerait savoir quel est le passage ainsi censuré par Leonard Woolf. Pour moi, je ne pense pas qu ’il existe dans ce journal de pages essentielles dont on puisse dire qu’elles ne contiennent pas un mot de vrai.
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Ainsi en écrivait Gosse à Sidney Colvin en 1924. Sa lettre met nettement en évidence la différence qui sépare deux générations d’écrivains, mais elle a un autre intérêt encore, qui lui vient de contenir tant d’informations erronées.
1915
D’un troisième et dernier côté, les soirées passées à lire au coin du feu ici — à lire Michelet et L’Idiot, à fumer et bavarder avec L. en pantoufles et robe de chambre, ou l’équivalent — sont délicieuses aussi.
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Nous sommes rentrés par le train en compagnie d’un travailleur et de deux petits garçons. Le travailleur a entamé le sujet du scandale Lyons pour les livraisons de viande32, et nous a dit qu’il était détaché aux usines d’aviation de Hounslow. Il était très intelligent et aurait dû être membre du Parlement, ou journaliste, tout au moins. Je vois qu’on cite William Vaughan"’3 dans le Times. Selon lui, les professeurs de littérature moderne négligent la grammaire et s’attachent trop au style et à la littérature ; mais que rien ne fortifie le caractère et l’esprit autant que le fait la grammaire. Comme cela lui ressemble !
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Hier soir, Maynard s’est montré sceptique quant à l’utilité d’écrire sur l’arbitrage. Il s’est montré sceptique quant à l’utilité de toute tâche, en dehors du plaisir qu’on peut trouver à l’exécuter. Il ne travaille que parce qu’il aime son travail. Cela, bien entendu, a déprimé une fois de plus ce pauvre L. Il était très abattu ce matin, avec en plus la perspective de passer la journée au British Muséum, ce qui est déjà désagréable en soi, que l’on croie ou non à ce que l’on fait.
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On a joué du Haydn, du Mozart, un Concerto brandebourgeois et L’Inachevée. Sans doute l’exécution n’était- elle pas fameuse, mais le flot de la mélodie était divin.
1917
Ottoline n’était pas à son aise : étroitement boutonnée dans du velours noir, chapeau genre ombrelle, col de satin, perles, paupières fardées et cheveux d’or rouge. Il va sans dire que personne n’a rien vu des tableaux. Aldous Huxley était là. infiniment long et maigre, avec un œil opaque, blanchâtre24. Un gentil garçon.
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Je me suis tellement vantée de ce journal et du charme qu’il y aurait à le remplir à la fontaine jamais tarie de Garsington que j’ai honte de sauter des jours. Et pourtant, comme je le fais remarquer, sa seule chance est d’attendre que je sois d’humeur à écrire. Ottoline, soit dit en passant, en écrit un, mais consacré à sa « vie intérieure » ; ce qui m’a fait faire la réflexion que je n’ai pas de vie intérieure. Mais elle m’a lu un passage à ma louange, preuve que la réalité doit bien y intervenir parfois.
1918
Quelques images fragmentaires me reviennent à l’esprit aujourd’hui et, n’ayant rien d’autre à rapporter, je vais en profiter pour les noter.
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Dernier jour de mes trente-cinq ans. On tremble à la pensée de ce qu on écrira dans les années qui viennent ensuite, toutes assombries de l’ombre du chiffre quarante. Encore une journée de printemps; je me passe de feu le matin.
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([1] The Happy Hypocrite {L'Hypocrite heureux), de Max Beerbohm (1872-1956), critique, essayiste, romande et caricaturiste, parut en 1897. Exiles of the Snow and Others Poems (Exilés de la neige et autres poèmes) parut es 1918.)
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Mon congé est révoqué. Un gros livre sur Samuel Pepys est arrivé, que j’ai passé la soirée à lire, et maintenant un autre sur Swinbume m’attend à la gare. Je ne sais trop si je préfère avoir des livres ou bien écrire sans interruption des ouvrages romanesques. Mais il faut que je me fasse quelques shillings pour payer mon édition Baskerville.
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Mais presque aussitôt Harriet Weaver est apparue. Là, nos prédictions se révélèrent complètement fausses. J’ai fait de mon mieux pour qu’elle se révèle, malgré son apparence, telle que la directrice de l’Egoist se devait d’être, mais elle est restée invariablement modeste, sensée et cérémonieuse. Son costume mauve strict lui seyait corps et âme, ses gants gris, gisant bien alignés près de son assiette, symbolisaient la rectitude domestique; à table, elle a montré des manières de volaille bien élevée. Nous n’avons pu amorcer une conversation.
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J’ai été interrompue à un certain moment de cette page par l’arrivée de Mr Eliot. Le nom donne bien l’idée de ce qu’est Mr Eliot : un jeune Américain distingué, cultivé, réfléchi, qui parle d’une voix très lente, comme si chacun de ses mots méritait un soin particulier. Mais, derrière cette façade, il est bien évident qu’il est très intellectuel, intolérant, qu’il a de solides convictions personnelles et un credo poétique. Je suis au regret de dire que ce credo met Ezra Pound et Wyndham Lewis au rang des grands poètes12, ou, selon l’expression en vogue, des écrivains << fort intéressants ». Il admire prodigieusement Mr Joyce.
1919
Les œuvres complètes de Mr James Joyce, de Wyndham Lewis, d’Erza Pound, afin de les comparer aux œuvres complètes de Dickens et de Mrs Gaskell, sans compter celles de George Eliot, et enfin de Thomas Hardy.
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L’Athenaeum, insistant pour qu’il donne une critique d’un grand livre jaune20. James Strachey a extorqué le poste de critique dramatique.
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Inopinément aussi, j’ai reçu une lettre de MacMillan, de New York7, si impressionné par La Traversée des apparences qu’il veut lire Nuit et Jour. Je crois que le nerf du plaisir s’engourdit facilement. J’aime boire à petites gorgées ; mais la psychologie de la gloire mérite d’être examinée à loisir. Cette gloire, je crains que les amis ne la déflorent.
1920
Mon écriture ne fait qu’empirer. Peut-être est-ce mon style qui la rend confuse.
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Un quelconque bouleversement personnel a frappé Prufrock et l’a détourné de son penchant — à développer à la manière de Henry James10. Il veut maintenant décrire les dehors. Joyce donne les dedans ; Ulysse, son roman, expose la vie d’un homme en seize épisodes — qui se déroulent tous (je crois), dans la même journée. D’après ce qu’il en a vu, c’est extrêmement brillant, dit-il. Peut-être essayerons-nous de le publier11. Ulysse, au dire de Joyce, est le plus grand personnage de l’Histoire. Quand à Joyce lui-même, c’est un homme insignifiant, portant de très épaisses lunettes, qui rappelle un peu Bernard Shaw au physique ; terne, égocentrique et parfaitement sûr de lui. Il y a beaucoup à dire d’Eliot, à bien des égards — par exemple sa difficulté de communiquer avec les gens intelligents, etc., son manque de vitalité, sa timidité, mais aussi qu’il a conservé un esprit tranchant et clair. Qu’il voudrait écrire un anglais très exact, mais se surprend à commettre des fautes ; et que si on lui demandait s’il pense vraiment ce qu’il dit, il serait bien souvent obligé de répondre que non. Enfin, au milieu de tout cela, L. a fait bien meilleure figure que moi ; mais cela ne m’a guère affectée.
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1921
-Je vous comparais à Carlyle, l’autre jour, dis-je. J’ai lu ses Réminiscences. Voyons, comparé à vous, c’est un vieux fossoyeur édenté qui radote. Mais il a de belles phrases.
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« Et c’était un divertissement. Hazlitt disait qu’il voyait le génie de Coleridge sous forme d’un esprit tout en crâne et en ailes, flottant perpétuellement dans les régions éthérées. À moi, il fit une impression tout autre. Je l’imaginai comme un sorcier bienveillant, très attaché à la terre et conscient de peser d’un bon poids dans le fauteuil où il se repose, mais capable de rassembler autour de lui, d’un battement de cils, ses mondes immatériels.
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1922
Je voulais écrire sur la mort, mais la vie est intervenue, comme toujours. Je m’aperçois que j’aime questionner les gens sur la mort. Je me suis mis dans la tête que je ne vivrai pas jusqu’à soixante-dix ans. « Supposons, me dis-je l’autre jour, que cette douleur que je ressens à l’endroit du cœur m’étreigne soudain violemment, comme on tord à fond une lavette, et que je meure. » Je somnolais, j’étais indifférente et calme, en sorte que je pensais que cela n’aurait pas beaucoup d’importance, excepté pour L. Et puis quelque oiseau de lumière, où le fait de mieux me réveiller me fit soudain désirer vivre — désirer surtout marcher le long du fleuve en observant toutes choses.
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Ma conscience me pousse a reprendre la plume.
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Le changement de plume représente peut-être la plus grande révolution de ma vie. Je ne peux plus écrire lisiblement avec mon vieux bout de bois rogné - les gens se plaignaient. Mais alors les difficultés habituelles commencent — par quoi le remplacer? Pour l’instant je me sers d’un Blackie [un stylographe] sans respecter sa nature, ce qui revient à dire que je le trempe dans l’encre.
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Nous avons beaucoup discuté d'Ulysse. Tom dit que Joyce est un écrivain purement littéraire. Il procède de Walter Pater13, avec une touche de Newman14. Je dis qu’il était viril — un vrai bouc ; mais je ne m’attendais pas à ce que Tom fût de mon avis. Tom le fut pourtant, et dit que Joyce laissait de côté bien des choses importantes. Que l’ouvrage marquerait une époque parce qu’il détruit tout ce qui représente le xixc siècle. Qu’il ne laisse même pas à Joyce de quoi écrire un autre livre. Qu’il montre la futilité de tous les styles anglais. Tom y voit certes de très belles pages, mais non une vaste conception — qui n’entrait d’ailleurs pas dans les intentions de Joyce. Pour Tom, Joyce a pleinement réussi ce qu’il entendait faire, mais il n’ouvre aucun nouvel aperçu sur la nature humaine ; ne dit rien de neuf, comme il arrive à Tolstoï. Bloom ne nous apprend rien. D’ailleurs, dit-il, cette nouvelle méthode de révélation psychologique porte en soi la preuve qu’elle n’opère pas. Elle nous en apprend beaucoup moins que ne le fait souvent un simple coup d’œil lancé de l’extérieur. Je dis que j’avais trouvé Pendennis [de Thackeray] beaucoup plus révélateur en ce sens. (Les chevaux paissent en ce moment tout près de ma fenêtre et la chevêche lance son appel, si bien que j’écris des bêtises.)
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1925
Depuis la dernière fois que j’ai écrit ici, ce qui remonte à quelques mois, Jacques Raverat est mort, après avoir longtemps désiré mourir. Il m’avait écrit au sujet de Mrs Dalloway une lettre à laquelle je dois un des plus beaux jours de ma vie4. Je me demande si je n’ai pas cette fois-ci vraiment mené à bien quelque chose. Oh, bien sûr, rien de comparable à Proust où je suis plongée en ce moment. Ce qu’il y a de remarquable chez Proust, c’est cette combinaison d’extrême sensibilité et d’extrême acharnement. Il scrute le papillonnement des nuances jusque dans leurs plus infimes composants. Il est aussi solide qu’une corde de violon et aussi subtil que la poussière des ailes du papillon. Et j’imagine qu’il va à la fois m’influencer et me mettre en fureur à chaque phrase que j’écrirai moi-même. J’ai dit que Jacques est mort; et aussitôt l’armée des émotions a commencé son siège. J’ai appris la nouvelle alors que nous recevions ici : Clive, Bee Howe, Julia Strachey5, Dadie6. Pourtant, je ne suis plus disposée à me laisser impressionner par la mort.
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Je lis La Route des Indes, mais je ne m’étendrai pas ici sur ce sujet, devant le faire ailleurs6. Quant à ce livre pour la H.P., je trouverai bien quelque théorie sur le roman7.
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1926
Voici ce que j’ai pensé : si l’art se fonde sur la pensée, comment intervient la transmutation ? Je me racontais l’histoire de notre visite aux Hardy, et je me suis mise à élaborer ; c’est-à-dire à insister sur Mrs Hardy penchée sur la table, apathique, le regard ailleurs, dans le vague. Il me fallait un thème principal autour duquel tout ne tarderait pas à s’ordonner harmonieusement. Mais dans la réalité il en allait bien autrement. Ensuite :
Ecrire sur des personnes vivantes
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Mais toutes mes pensées périssent instantanément. Elles sont si vastes quand elles me viennent. Comment atténuer la blessure d’une remarque déplaisante : la répéter encore et encore indéfiniment. Suis allée à pied jusque chez Violet. Lui ai apporté un œillet rouge et un blanc. Mes émotions se sont ravivées alors que j’approchais. Debout sur le seuil, je voyais en pensée l’opération.
J’ai aussi inventé un passage pour Le Phare sur les gens qui s’en vont, et l’effet de ce départ sur nos sentiments pour eux.
Mais la lecture de Yeats a une influence sur mes phrases ; celle de Sterne en a une autre.
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1928
Non, je ne peux pas lire Proust pour l’instant.
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Ce matin, tout particulièrement, j’ai été la proie d’un malaise aigu lorsque, se faisant plus engageante, elle me dit combien elle avait été touchée hier, lorsque je m’étais assise à côté d’elle dans la voiture. Pourquoi ai-je tellement détesté cela ? J’ai ressenti cette même horreur pour la vie de famille et la menace qu’elle représente pour notre liberté que j’éprouvais jadis avec Père, tante Mary et George3. Aucune autre relation humaine n’engendre cette émotion-là. La vieille dame était en droit d’attendre cela de ma part ; trouvait normal d’éprouver du plaisir ou du chagrin sans motif et d’enfoncer en quelque sorte ses griffes dans ma chair. Ces sentiments ne sont pas moins violents que les autres. Et il y eut le discours sentimental et pourtant outrecuidant et d’un égoïsme insensé, sur l’amour qu’elle porte à ses enfants : ils étaient tous (ces Juifs et ces Juives ennuyeux, ordinaires et complaisants) des hommes et des femmes incomparables ; sur quoi j’eus un haut- le-coeur. Bizarrement elle parvient à tout rendre commun, laid, petit-bourgeois, bien qu’elle ait ce charme particulier, fait de fraîcheur et de vitalité, propre aux femmes âgées et que n’ont jamais les hommes, je crois. Mais avoir avec elle des liens filiaux serait un sort cruel, comme je n’en imagine pas de pire, et dont des milliers de femmes sont peut-être en train de mourir aujourd’hui, en Angleterre ; cette tyrannie qu’exerce la mère — ou le père - sur la fille, leur droit à « ce qui leur est dû » étant une des choses les plus fortes du monde. Et après cela on se demande pourquoi les femmes n’écrivent pas de poésie. Il n’y aurait rien à faire, sinon tuer Mrs W. Jour après jour ma vie serait froissée, comme on froisse une note infime. Le sujet n’a jamais encore été abordé.
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Nessa, qui est de retour, et Le Puits de solitude. Mais, Dieu merci, je vais me remettre à écrire.
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Et je vais écrire maintenant pour mon plaisir personnel...
Mais cette phrase me paralyse ; car si l’on n’écrit que pour son propre plaisir, je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Il est probable que l’on enfreint la convention normale de l’écriture et que, par conséquent, l’on n’écrit pas du tout. Je suis passablement migraineuse et un peu engourdie par les somnifères. C’est la répercussion* (que signifie ce mot? Le Trench1, que je consulte négligemment, n’en dit rien, semble-t-il) d'Orlando. Eh bien oui, depuis la dernière fois que j’ai écrit ici je me suis haussée de deux pouces et demi dans l’esprit du public. Je crois que je puis me permettre de dire que j’ai désormais ma place parmi les écrivains notoires.
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1929
Comme il est étrange de penser que j’ai donné au monde une chose à quoi le monde prend plaisir. Je me réfère là au Manchester Gardian1. Orlando est reconnu pour ce qu’il est : un chef-d’œuvre. Le Times ne fait pas mention des tableaux de Nessa2 ; pourtant elle a dit hier soir : « J’ai passé beaucoup de temps sur l’un d’eux. » Et voilà que je pense à part moi : Ainsi, de mon côté, je possède quelque chose, à défaut d’enfants, et je me mets à comparer nos vies. Je constate que je suis bien détachée de ces désirs, tout entière absorbée par ce que j’appelle, faute de mieux, des idées : cette vision.
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Parlant encore de Lawrence : « un très bon écrivain, mais son dernier livre est dégoûtant. Il faut que vous lisiez Contrepoint4 ». Pourquoi ? parce qu'il est d un homme sérieux, ci un homme cultivé. Et que c’est un livre typique de notre époque. Un livre pénible, un livre affreux; mais n’empêche... »
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Il dit que les poèmes de Vita ne méritent pas d’être publiés. Elle reste très calme et très modeste, et ne paraît pas bien affectée. Jamais ne vit-on poète aussi peu ombrageux. Mais un vrai poète peut-il n’être pas ombrageux ?
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1930
Il dit que Tom a fait un usage très habile des mythologies, par exemple le Roi pêcheur dans La Terre vaine ; et que les mythologies sont nécessaires. Ezra Pound écrit d’une façon superbe quand il les utilise. Et puis, sans transition le voilà qui parle de quelque objet banal, et aussitôt son rythme change. Je dis que nous ne parlions pas assez, pas spontanément, ni sur un pied d’égalité. Il décrivit des hommes qu’il avait rencontrés dans le train. J’ai apprécié ses emprunts au dialecte et ses effets d’humour.
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1932
La morale, ici, est que si vous voulez aider quelqu’un ne systématisez jamais... enfin, pas avant d’avoir soixante-dix ans, de vous être montré conciliant, compréhensif plein d’imagination ; et d’être sûr de vos nerfs et de votre champ d’action. Il est mort à quarante-cinq ans. Mais pourquoi Aldous dit-il que c’était un artiste ? L’art, c’est de se débarrasser de tout sermon. Ce sont les choses en soi, les phrases en soi qui sont belles; les mers innombrables, les jonquilles qui précèdent la timide hirondelle2 3...
1933
Une note rapide. Aujourd’hui, dans le TLS, on annonce Les Hommes sans art, de Wyndham Lewis18. Avec des chapitres sur Eliot, Faulkner, Hemingway, Virginia Woolf. Aussitôt mon instinct et ma raison me disent qu’il s’agit là d’une attaque, que l’on me démolit publiquement, qu’il ne reste rien de moi à Oxford, à Cambridge ou autres endroits où les jeunes lisent Wyndham Lewis. Mon instinct me souffle de ne pas lire plus avant. Et pour cette raison, ma foi, j’ouvre Keats, et tombe sur :
« L’éloge ou le blâme n’ont qu’un effet momentané sur l’homme que l’amour de la beauté en soi rend précisément sévère pour ses propres œuvres. Mes critiques personnelles m’ont beaucoup plus chagriné que celles que pouvaient m’infliger Blackwood ou The Quarterly Review [...] Ce n’est que l’affaire d’un moment. Je crois qu’après ma mort l’on me comptera parmi les poètes anglais et même si elle n’a qu’une portée limitée dans le temps, cette intention de m’écraser dans La Quarterly R. n’a servi qu’à attirer davantage l’attention sur moi19. »
1935
Mais pour l’instant j’ai envie d’écrire Du fait d’être méprisée. Mon esprit va se mettre à pomper des idées pour cela. Et il me faut finir « Des gens ordinaires4 » ; et puis il y a Roger. Si je pouvais terminer Des gens ordinaires en juillet ; je passerais août " à lire pour mon Roger et à écrire Du fait d'être méprisée.
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Tout désir de pratiquer l’art d’écrire m’a complètement abandonnée. Je ne vois même pas ce que cela pourrait être. C’est-à-dire, pour me montrer plus exacte, que je ne peux plier mon esprit à la courbe d’un livre; ni d’un article non plus. Ce n’est pas l’écriture, c’est l’architecture qui me fatigue. Si j’écris un paragraphe, un autre doit suivre et encore un autre. Mais après un mois de vacances, je serai aussi vigoureuse, aussi élastique que, disons, la racine de bruyère ; et les arches et les dômes s’élanceront dans les airs, aussi résistants que l’acier, aussi légers que le nuage... mais tous ces mots tombent dans le vide.
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Mon excuse pour ne pas commencer mon livre... ou plus exactement pour ne pas le terminer, est que je n’ai pas le dernier chapitre ici. Que vais-je faire alors? Lire l’ancien? Mais c’est tout compliquer et s’énerver. Je crois que je vais attendre lundi, et puis foncer dessus, de manière à terminer en août.
1937
Maynard dit qu’il a trouvé Les Années très émouvant : plus tendre que chacun de mes autres romans. Il ne s’est jamais senti déconcerté, comme il l’a été par le symbolisme des Vagues. On ne se creuse pas la tête ; c’est très beau.
1938
Le monde public a très notablement envahi le monde privé à Monks House, ce dernier week-end. Presque la guerre. On s’attendait à l’entendre annoncer et à voir l’Angleterre humiliée, comme on dit. Et l’homme en uniforme exalté. Suicides. Réfugiés ramenés à Newhaven. Aéroplanes bourdonnant au-dessus de la maison.
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Comme toujours j’ai tiré trop de mots de mon puits, et j’ai besoin de le remplir en lisant quelque bon livre. Mandeville : Les Abeilles11, je pense. À peine ai-je déclaré cela que je suis accablée de manuscrits. Gros romans méritoires que l’on peut lire à la va-vite.
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Nous avons passé Pâques à M. H. ; mais, quant au soleil, il n’a jamais brillé. Il faisait plus froid qu’à Noël-Ciel maussade, couleur de plomb ; vent coupant comme un rasoir; vêtements d’hiver; épreuves à corriger; nombreuses crises de désespoir; tempérées cependant par la grâce d’une divine philosophie et la joie de découvrir Les Abeilles de Mandeville. Et vraiment, c’est un livre fécond, le livre même que je cherche
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Pas le temps. Ai perdu des heures à écrire une lettre fâchée à John au sujet de | New Writing. Lettre que j’ai montrée à L. et déchirée3. Ma nouvelle pendule me dit qu’il est juste une heure et ma nouvelle pendule ne saurait mentir.
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Les choses ont empiré aujourd’hui. Émeutes à Prague. Ultimatum aux Sudètes. On dirait que Hitler veut entrer de biais dans la guerre. Provoque des émeutes10. Dira qu’on ne peut les maîtriser. C’est ce que l’on a dit à l’émission de neuf heures et demie, hier soir à la radio. Ce matin on a encore piétiné. Personne ne sait rien. Suis plutôt migraineuse, moitié pour avoir peiné sur Roger, moitié pour ces idées noires.
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