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samedi 6 juillet 2024

Vienne et moi - Günter Brus

Vienne et moi - Günter Brus


Je me trouvais en permanence du côté de l’aube pas encore éclairée par le soleil et rêvais de franchir les frontières de l’Autriche. Pas étonnant, pensais-je, que des Américains cultivés aient cru à l’époque que ce pays se trouvait derrière le rideau de fer. En tout cas, il était rouillé comme une cloche de vache usée sur les alpages des hauteurs de Ischgl ou de Wôrgl.

J’ai lu Freud un rien trop tard, mais j’ai tout de même inventé l’analyse corporelle pour faire comprendre que l’âme n’est que l’expression d’un processus chimique. La vérité est impitoyable, voilà pourquoi l’Eglise la ressent comme mensongère. Une certaine sagesse acquise avec l’âge fait de vous un athée. Aussi simple et limpide que soit le darwinisme, on le comprend bien trop tard. C’est seulement en perçant à jour les légendes bibliques que l’on saisit le caractère mensonger de leurs messages en forme de politique. On vit dans un monde de fous et d'indifférents. Cependant, ce ne sont pas les fous qui veulent mettre en pièces le monde, mais les indifférents. Ce n'est pas le boxeur, mais bien le spectateur qui recèle un extraordinaire potentiel d’agressivité.

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Je griffonnai debout : « Qu’est-ce que  l'art ? L’art, c’est la mission zélée de ceux qui débordent d’activité. L’art, c’est la falsification de billets de banque sans modèle. L’art, c’est un dur labeur pour une vie plus facile. L’art, c’est un sédatif fabriqué par des malades. »

Ensuite, je m’assis sur les marches à l’entrée d’une pharmacie, épuisé par mes pérégrinations et l’écriture. Arrivé dans ma misérable turne, je me réjouis à l’idée d’écouter une émission de radio, mais j’avais oublié que j’avais depuis longtemps déposé mon poste au mont-de-piété. Que me restait-il d’autre sinon sortir un livre de ma maigre bibliothèque et m’endormir dessus ?
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Beckett, Dostoïevski, Rimbaud ou Robert Walser n’ont jamais cessé de m’être familiers.

Pour qui pense en écrivant, l’écriture a toujours un temps de retard. Une voyelle sur le papier dure trop longtemps pour qu’un raisonnement ne la prenne de vitesse. La pensée du cerveau précède la réflexion du poète. La solution serait le phylactère, mais cette bulle éclate à la moindre velléité d’une amorce de raisonnement. Robert Musil échappa à Finnegans Wake en jouant avec le fragment. L'Homme sans qualités n’est cependant pas un fragment, mais une œuvre d’art compacte dont l’écriture a anticipé les romans ultérieurs.

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Nous nous étions résolus à la provocation totale. Je pris part à la course avec une infinie rage au ventre. Pour ma part, je n’avais plus pour projet de faire de « l’art », mais seulement de choquer. Je me déshabillai, montai sur l’estrade, du haut de laquelle j’urinai et chiai en entonnant l’hymne national, puis m’infligeai une blessure à la poitrine. J’enduisis mon corps d’excréments et m’allongeai sur le pupitre en faisant des gestes d’onanisme.

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Pjotr Odessa tint un discours enflammé en arrosant d’essence son avant-bras droit recouvert d'une bande de gaze à laquelle il mit le feu. Par précaution, il avait préparé un seau d eau, car les coulures d’essence ruisselaient sur sa peau nue. Le discours enflammé fit donc plouf. Oswald Wiencrwald fit un exposé au tableau sur les problèmes cybernétiques, contrecarrant ainsi les scandaleux événements. Otto Spermmüll était occupé a fouetter de manière infernale un masochiste encagoulé. Les personnes présentes, au nombre d’environ quatre cents, étaient sans voix et quittèrent l’amphithéâtre I comme sonnées. Deux maîtres de conférences portèrent plainte.

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Influencé par la culture des happenings, le groupe appartient à la mouvance dite du « Krautrock », le « rock choucroute ». Il fut d’abord fondé en 1967 sous la forme d’une communauté d’artistes qui prit le nom du dieu du soleil égyptien Amon et de Düül, dieu de la musique dans la mythologie turque.

Pictura jacta est ! - Günter Brus

 Pictura jacta est ! - Günter Brus

 

AUTO LECTURE

II est clair désormais que ce qu on écrit ne communiquer plus guère quoi que ce soit. C’est en vérité une petite particule décorative sur le mur aveugle de l’ornementation générale.

II est clair par conséquent qu’on écrit pour surmonter l’inutilité du suicide, comme on dit.
 

Plus profonde est l’introspection, plus inintelligible est l’expression.

Car enfin, on ne peut pas avaler le corps du dictionnaire et livrer des excrétions parfumées à la pensée des communautés humaines.

Si la poésie ne peut devenir rengaine, cela tient à la pesanteur des sons que le poème déverse sur le lecteur. Il faut penser et on  ne peut pas fermer les yeux quand on lit.

Plus les idées-en-pensées sont denses, moins le mur froid du confort a de saillies.

Le lecteur n’existe pas. Il n’advient qu’avec la légende de la mort de l’auteur. Vu que la gueule de notre langue est pour nous tous un divertissement, il est incompréhensible que, si on la provoque, la vérité ne trouve pas d’oreille favorable. 

Tiens donc, une oreille favorable ! Cela signifie que la poésie doit être guidée pour contourner la pensée et la vue : quelle doit être présentée par des interprètes - ou par le souffle consacré de l’histoire, du sentiment de plaque commémorative.
 

Je refuse de croire qu écrire implique une réflexion plus poussée que dessiner.

Mais celui qui saigne est capable de tout.

Celui qui saigne, d’une graine dans le désert il façonne un palmier.

Moi, par exemple, je peux à tout moment me faire boulanger ou acrobate, déchaîner un best-seller ou appeler de mes vœux une anesthésie qui m’expédierait de ma véritable activité à un état de parfaite cécité.

On écrit beaucoup trop, le moins possible est déjà suffisamment mauvais.

La langue écrite, menée à son terme, prouve que l’homme a des ailes pour s''écraser.

Ma philosophie dépend de l’état qui me vaccine. Ce n’est pas le point culminant du show qui détermine mes larmes, leur flot ; c’est l’horreur de la blessure de l’instant présent. Je pense à une langue qui éteindrait la musique et saperait le « maintenant » - l’abolirait.

La portée de la littérature est prise dans la quadrature de l’expérience, du vécu, de la pratique qu’on a de cette quadrature.

Je n’ai rien à dire. Je veux seulement m’échiner sur mes idées-en-mots. Si je ne me livre pas entièrement à l’interchangeabilité de toutes les idées possibles et imaginables, cela repose sur deux bases, qui surnagent dans la fermentation acide.

1.    Je ne veux plus me venger de mes père et mère.

2.    Je


BEAUTÉ

Toute expression artistique connue est conforme à celle qui pourrait bien apparaître prochainement. Tous les tableaux ressemblent ceux qui existent. « La beauté, c’est du bluff. »

À peine la beauté ouvre-t-elle la bouche qu’on y enfourne du poison et de la merde. À peine le poison et la merde gémissent-ils sous le poids de la beauté qu’on adopte un point de vue neutre. L'artiste voit clair, son critique flou. Si le critique voit clair, l'artiste a échappé à sa vue depuis longtemps.

L'artiste veut la beauté à tout prix, mais la société lui impose des limites.

Le bel art, c’est l’art libre. Toutes les formes et toutes les couleurs ont droit au suicide.

Le bel art en soi n’existe pas. Il n’y a de beauté que construite.

Quand je parle de beauté, je me réfère spontanément à Giorgione.

La beauté est un œil ressenti comme agréable par son entourage.

Le bel art se constitue à partir de l’esthétique de la répugnance. La colère a signé un bail avec le noble bien. Les parfums les plus capiteux émanent de la nausée.

L’art romantique, fermeture Éclair du cœur.


FIN DE L'ART

La fin de l’art n’approche pas, elle est là. Nous n'avons plus qu'à nous occuper de la gestion de l’imaginaire ou à nous en accommoder. Stérile est le fruit qui tombe de l’arbre.

La bêtise des best-sellers a rattrapé la poésie. La peinture s’écaille et on repasse une couche sur ces écailles.

Faible est le plus nu des hommes. Même quand il enlève sa peau, on rit de son squelette. La sensibilité s’érode dans les magazines. Les occasions font les pulsions. Même les périodes de jeûne intentionnelles engrossent le style.

Il n’est plus question de la bêtise ni de son contraire. Le grand jeu a eu lieu dans la fosse d’aisances.

Cela fait pas mal de temps que l’art est aussi désemparé que Dieu. Dans le meilleur des cas, il agrémente la vie de mécènes désemparés qui, ils s’en sont aperçus, ne pourront pas faire le tour du monde à la voile sur des lingots d’or. Leurs femmes, enveloppées dans des fourrures d’espèces en voie d’extinction, en ont leur part.


Nous vivons dans un monde fait de ruissellements d images et de sons, dans une sculpture qui n’a plus toute sa tête.

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Joseph von Görres : l'Empire de la Nuit

une introduction à l'écriture et à la poésie comme thérapie 

contre-mondes. L'utopie dans la littérature allemande

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POÉSIE

La poésie, c'est quand quelqu'un est bien décidé à ne pas franchir les portes de la littérature. C'est quand le «poète» est un «corps langagier» et qu'il meurtrit son «échine livresque» en l'affûtant contre l'existence du monde et des bavards.

La poésie, c'est retirer au mot sa vérité poétiquetée,

La poésie, c'est le sang qui s'inquiète pour ses globules qui s'amenuisent. La poésie involontaire est ivresse. Celle-là  même qui appelle encore l’activité.

La poésie est toujours une excursion dans l'inconnu, avec l'intention inculquée d’y trouver du connu.

La poésie, c est aussi jouir désespérément des mots dits mal dits. Chaque trou noir verbal prend le poète au collet.

Faire de la poésie veut dire : demander des explications au verbiage.

L’art poétique ne fait que mettre constamment en évidence quel point la pensée s’éloigne de la vie. L’homme qui fait de la poésie devient toujours plus divin. Il se dissout.

La poésie, c’est peut-être quand, à un moment ou un autre, on porte l’ennui et le dégoût à incandescence et qu'on les refroidit tranquillement dans un seau à glace nommé « non lectorat ».

Un nouveau livre s’écrit toujours après une nuit d’amour passée avec la langue.

 

LA RÉSOLUTION

Après y avoir profondément réfléchi, j'ai résolu de me retirer des foires du marché de l'art.   

Le repas des fauves aura lieu désormais en mon absence. Depuis quelques années en effet j'ai remarqué que l'entreprise artistique se barbarise et se banalise sans cesse davantage. Les galeries sont devenues de véritables camps de transit pour oeuvres d’art. Et dans son écurie, le galeriste examine tous les jours sa collection de fouets.

Il est parvenu peu à peu à faire passer le succès des artistes, qui devrait tout de même être le résultat de leurs oeuvres, pour un produit de ses efforts incessants.

Et de toute façon, les conversations sur l'art et la philosophie ne sont plus qu’une affaire dont les chevaux de course hennissent aux éclats, quand ils ne sont pas en train de se lamenter sur les prix, les succès ou les échecs.

Les organisateurs d’expositions internationales prétendent qu’ils imposent leurs idées indépendamment du prestige des différents courtiers, au lieu de quoi ils se font plus que jamais mener par la longe. Ils jouent au frisbee avec les fers des chevaux de course. Tantôt c’est l’un, tantôt c’est l’autre qui laisse tomber un favori de race dûment sélectionné.

En général, chaque galeriste a à peu près scs quatre ou cinq machines de galop qu’il s’entend à huiler et graisser à l'aide d'un forfait de compliments insignifiants.

Comme, à ce chiffre, il faut encore ajouter six ou sept valets de ferme, comprenez les secrétaires, le patron a beau jeu d'invoquer sa surcharge de travail pour excuser le fait qu’il n’a pu prendre connaissance de certains détails artistiques, sans compter qu'en plus on l’envoie d’hôtel Hilton en hôtel Hilton. C’est là qu'ont lieu ses rencontres avec la nouvelle génération de collectionneurs, qui exhibent leur look de surfeurs en sirotant du Pommery.

Mais la révolte passagère de l’artiste contre ce système abject ne peut que sembler à celle de Guignol quand il assomme le crocodile en carton du théâtre de marionnettes. Ceux qu’on humilie de la sorte jouent volontiers le jeu, font le mort un instant pour mieux aiguiser leurs crocs l’instant d’après.

Mais je ne suis plus prêt à jouer les maîtres de cérémonie ou les assommeurs d'apparat de ce scénario retors. La période d'essai a de toute façon expiré sans avoir produit de résultat qui soit à la hauteur de ma conception de l’art. Assurément, certains grands musées et collectionneurs se sont acheté quelques timbres-poste de ma main et quelques faiseurs d’expositions internationales m'ont permis, de temps en temps, de briller modestement dans un couloir latéral entre les salles dévolues à leurs grands maîtres du moment. Sans oublier quelques établissements qui m'ont accordé des expositions personnelles. Merci beaucoup. Mesdames, Messieurs ! Mais le maillage du filet pluraliste est aujourd'hui si resserré que personne ne peut plus passer à travers.

Et avec la forme extérieure on arrive toujours trop tard si l'audace du contenu ne vaut plus rien. Comme je mets le questionnement de l’art toujours sur le même plan que celui de la vie, je passe au moins à travers les mailles du filet des athlètes professionnels - et des gazettes professionnelles.

En parlant de moi comme d’un maître de « l’underground représentatif », on s’est fixé un but définitif et irrévocable. Et en fait ce n'est pas si mal de rester éternellement ce type louche et énigmatique qu’on ne sait jamais exactement où classer.

Mais pour faire figure de statuette à demi dissimulée dans les arrière-cours des palais de maîtres, pas besoin en tout cas de continuer à ravitailler en marchandise les acheteurs en gros. Et les 50 % de provision des courtiers ont tellement augmenté au ours des années que ceux-ci ne devraient vraiment pas avoir à se plaindre.

Il semble que le management ait érige un atelier de fabrications industrielle qui bientôt englobera le monde entier, et dans lequel une horde de talents en mal d’amour et d’argent est occupé à bricoler la machine artistique mondiale. Quant aux petite vis de ma contribution à cette entreprise, je les retire désormais des trous et les reprends. Je ne me sens plus à la hauteur d’une tâche pareille. Il y a trop de questions qui m’occupent, sur lesquelle les constructeurs de ce monstre ne font plus que poser un sourire cynique.

Mon art est vraisemblablement d’un autre temps.

J’en ai assez de fabriquer sans cesse pour des idiots des extraits de cette œuvre pour piano, complexe et sophistiquée, qu est « Le Sérieux de la situation ». Et j’en ai plus qu’assez qu on passe en courant devant les productions de mes plus belles heures comme s’il s’agissait des excréments d’un débile mental.

Et quelle infamie d’être qualifié de classique par des gens qui sont même trop paresseux pour recopier la jaquette d un livre. Mais ce serait ouvrir le chapitre du « journalisme artistique ». C’est certainement le département du grand atelier de la fabrication industrielle qui fait le plus frémir. Ces têtes réduites de penseurs versatiles, j’en ai connu beaucoup trop. Il n y en a pas un parmi eux qui, dans cette porcherie d art, aurait mérité ne serait-ce que la « Balayette d Or ». Ils sont tous moralement pervers, on ne peut pas se fier à eux et ils n ont pas la moindre culture. Un tas de rouspéteurs suffisants, qui au mot « devoir d’information », c’est-à-dire à la désignation de l’échelon le plus bas dans l’échelle de leur métier, éclatent d’un rire retentissant. Éternels esclaves de leur absence de talent et de leur employeur, ils piétinent continuellement les châteaux de sable les mieux bâtis sur les mers de l’art. Et quoiqu’ils soient bien trop nombreux dans le même bateau, ils ne coulent pas à pic, car il y a bien trop d’obsédés du succès qui maintiennent cette barque infâme à flot, comme une construction sur pilotis.


SYNTAXE

La syntaxe n’est plus aujourd’hui qu’un produit abrasif.

Il y a des auteurs qui par exemple font commencer leur texte dès la première de couverture. Pour fêter cette trouvaille Ils s'octroient une petite liqueur ; l’idée ne les effleure pas que ce problème est dépassé depuis longtemps.


Il y a des phrases auxquelles on voudrait s’accrocher comme à l'expression d’une certitude solide comme le roc. Mais la roche s’effrite si on l’enlace comme une amante.
Il y a des phrases qu’on peut rallonger ou raccourcir sans en altérer le contenu. On décide alors souvent de ne même pas les noter.
Un art qui ne manque jamais de style a quelque chose d’une ligne politique.

Partout où la langue est chez elle, c’est la compréhension du monde qui crève.

Il semble qu’on puisse tout faire avec la langue, sauf se taire.

Ceux à qui il manque une case ne font jamais entendre dans leurs propos que du « langage », comme s’ils étaient sous sa tutelle.

Les mots, ensemble, forment la langue. Les langues, ensemble, forment le monde. Mais c’est la décomposition syllabique qui prévaut, la division des sentiments et des peuples.

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Schiele sans poils pubiens, c’est comme un fer à repasser sans fil electrique.
Richard Gerstl se vernissait les ongles à la peinture à l’huile. 0n peut supposer la même chose de Chaïm Soutine et de Jean Egger.
Là où Richard Gerstl est bien sûr le plus téméraire, c’est quand il en vient aux mains.
À certains moments, rares du reste, Romako produisait des éclairs - et Kokoschka faisait gronder le tonnerre.

Les dernières œuvres de Kokoschka : les fleurs du neural.

Pourquoi le peintre au scalpel qu’était Kokoschka n’a-t-il jamais fait le portrait de Sigmund Freud ?

Ce n'est pas Arnold Schônberg qui a peint la technique dodéca-phonique, mais Kandinsky.

Boeckl est un drôle de cas. Il hésitait entre l’avant-garde et la sculpture de crucifix.

Peter Altenberg essayait d’écrire des poèmes comme des bulles de savon, mais la plupart du temps, celles-ci éclataient prématurément.

Rilke faisait de la poésie en chirurgien plasticien.

Robert Musil était un bœuf, Heimito von Doderer un bouillon-cube.

En comparaison avec ceux de Joyce, les « monologues intérieurs » de Schnitzler ont quelque chose de gênant. Joyce parlait nu, Schnitzler portait une robe de grossesse.


Joseph Roth : Garçon, 12 verres d’art, s’il-vous-plaît !

Amor et furor - Günter Brus

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Des beaux-arts

« Leurs programmes font sortir de terre les musées. De beaux tableaux, de grands artistes, des joyaux du monde entier. Des trésors fascinants des siècles passés et de cette époque contemporaine qui passe à toute vitesse en escamotant ce qui se passe maintenant », dit-elle avant de poursuivre : « On devrait au moins une fois par mois accrocher les tableaux face au mur et les exposer à l'envers pour bien faire comprendre au public qu’un chef-d’œuvre génial a lui aussi ce côté stupide et sans âme des objets ordinaires. » Elle dit cela de ce ton peu convaincant que prend la pensée d’un ou d’une peintre en train de peindre. Quand son tableau fut terminé, le conservateur, qui sur ces entrefaites était entré, prit grand plaisir à contempler le verso de la dame.

 

Architecture d'intérieur

 «Vous qui êtes individualistes, rétrécissez votre chambre en rapprochant de vous les dos de vos livres. Non seulement la multiplicité des couleurs, des formes et des signes vous épargnera le mauvais goût des papiers peints actuels, mais vous vous sentirez aussi plus à l’aise au milieu de vos rangées bien serrées de poésies et de sagesses. » Cet envoi publicitaire d’une maison d’édition parvint à quelqu’un qui avait fait de ses livres l’équivalent de dieux lares. Il commanda dès lors toutes les nouveautés et finit par camper dans l'arrière-cour où il fonda le « Club des non-lecteurs », dont il en réalité partie depuis toujours.
 

L'intelligence du grand homme

« J'ai l'impression, quand je mets quelque chose sur le papier, que chaque mot se décompose en ses différents éléments. Même quand j'ai réussi à mettre la main sur des idées très simples et très claires, celles-ci s’effritent dès que je veux les capturer par des signes », écrivait cet homme tourmenté dans son journal auquel, à vrai dire, il ne mettait guère plus souvent la main que trois fois par mois. Et quand, assis à sa table du café viennois, il faisait valoir ces notes occasionnelles en s’adressant à qui voulait l’entendre, il le faisait souvent avec autant de répugnance que s’il devait donner de la confiture aux cochons. Sa capacité de conférer une expression arrogante et magique à son incapacité exerçait une pression mystérieuse sur ceux-là que ces papotages sur soi encourageaient à sortir de leur apathie, et qui écrivirent dans leur journal : « Il est trop intelligent pour chercher à être un grand personnage. »