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dimanche 7 septembre 2025

Les âges du monde - Schelling

Les âges du monde - Schelling

Ce qui est passé est su, ce qui est présent est connu, ce qui est à venir est pressenti.

Ce qui est su est raconté, ce qui est connu est exposé, ce qui est pressenti est prophétisé.

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Il faut reconnaître à l’homme un principe extérieur et  supérieur au monde; autrement, serait-il capable, seul entre  toutes les créatures, de refaire en sens inverse le long chemin des développements qui conduisent du présent jusque dans la j plus profonde nuit du passé. Comment pourrait-il seul remonter jusqu’au commencement des temps, s’il n’y avait en lui un principe du commencement des temps ? Créée à la source des choses et semblable à elle, l’âme humaine possède une connaissance de la création. En elle réside la plus haute clarté de toutes choses, et elle n’est point tant âme sachante qu’ elle n’est elle-même la science.

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Être infini n’est pas pour soi une perfection, mais plutôt la marque d’un être imparfait. Ce qui est achevé est justement ce qui est arrondi, fini, fermé en soi.

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Or, il a été démontré jusqu’à l’évidence que la divinité en soi et pour soi-même ou en tant qu’esprit le plus pur, est au- dessus de tout être; d’où il s’ensuit qu’elle ne saurait exister en l’absence d’une puissance éternelle, non pas d’engendrement, mais de gestation, d’une puissance qui la porte dans l’être, et que son existence vivante effective, loin d’être une existence immobile et morte, est par conséquent une naissance éternelle dans l’être, dont le moyen et l’organe sont pour cette raison appelés, au sens le plus propre du mot, nature éternelle (puissance génératrice) de Dieu.

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Mais le lecteur ne saurait en rester à de tels acquis, un état se liant immédiatement à un autre, sans qu’il y ait même une fois d’arrêt momentané. Douleur, angoisse, dégoût du passé se résolvent, comme nous l’avons montré, grâce à  cette crise ou explicitation des forces ; mais à aucun moment ne se fait jour une coexistence indifférente. De la vie engloutie s’élève aussitôt une vie nouvelle. Ce qui devait auparavant être un, mais ne l’a pu, est maintenant un tout ou un ensemble qui ne repose que sur une simple solidarité interne ; c’est un ensemble en repos, uniquement passif, et non pas un tout effectif qui pourrait être exprimé en tant que tel. C’est pourquoi il est toujours plein de vie en chacun de ses membres individuels; mais, considéré du dehors ou en tant qu’ensemble, il est parfaitement inerte.

Toutes les forces gardent cependant le sentiment de leur unité dans leur explicitation même. La nécessité d’être un est surmontée, mais pas supprimée. Elle demeure, tempérée par la liberté. De contrainte, elle devient amour. L’amour n’est pas liberté et n’est pourtant pas non plus contrainte. C’est précisément parce qu’elles sont séparées et dissociées que les forces aspirent d’autant plus intimement à se sentir unies et à éprouver, à travers une harmonie volontaire interne, qu’elles forment comme un ensemble vivant : cette unité est une image de ce qui est véritablement intérieur et à quoi elles espèrent s’élever - grâce à Dieu.

La séparation consistant en ce que le supérieur est élevé au-dessus de ce qui lui est inférieur, tandis que celui-ci s’abaisse par rapport à lui, il en résulte que le mouvement naturel qui se décide à apparaître immédiatement après le  déclenchement de la crise, voire qui se produit au moment même de son déclenchement, est l’attraction universelle, une élévation de l’inférieur relativement au supérieur, et, partant, un nouveau mouvement, une nouvelle vie. De même que la nature éternelle en tant que tout tire à soi l’esprit de l’éternité, de même chaque puissance subordonnée attire celle qui lui est immédiatement supérieure.

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Mais, en attirant à soi l’essence du monde des esprits et en la détachant par là de ce qui est supérieur, la nature éveille en lui un désir, celui de ne faire plus qu’un avec ce qui lui est supérieur et de l’attirer à soi, si bien que ce mouvement, qui (comme toujours) provient de la nature se propage jusqu’au plus haut.

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Si cet esprit pur, cette ipséité  propre, ce ; Moi suprême de l’Etre total s’était trouvé intimement lié à cet Être total, s’il n’avait pas été libre à l’égard de l’Être éternel,  celui-ci n’aurait pu devenir pour lui le miroir dans lequel  apercevoir les merveilles du monde futur. Une fois supprimée la liberté des membres l’un à l’égard de l’autre, cette vie contemplative, cette clarté intérieure aurait disparue elle aussi.

La vie humaine se partage en deux états différents et, d’un certain point de vue, opposés. L’homme éveillé et celui qui dort sont à tous égards, en leur intériorité, un seul et même homme. Aucune des forces internes à l’œuvre à l’état de veille ne se perd dans le sommeil. D’où il résulte déjà que ce n’est pas une puissance interne à l’organisme, mais une puissance extérieure à lui qui détermine par sa présence ou son absence l’alternance de la veille et du sommeil. A l’état de veille toutes les forces de l’homme sont manifestement sous l’emprise d’une unité qui en maintient la cohésion, pour ainsi dire sous l’emprise d’un exprimant (ou exposant) commun. Mais, si ce lien se dissout (peu importe comment), chaque force retourne en elle-même, chaque organe semble agir de façon autonome, dans le monde qui lui est propre; une sympathie spontanée prend alors la place de l’unité qui liait de l’extérieur, et, tandis que le tout apparaît au dehors comme mort et inerte, le jeu et le commerce des forces semblent se déployer en dedans en toute liberté.

 

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C’est le sommeil, dont la nature nous serait restée inconnue sans de telles expériences, qui est le phénomène extérieur de cette crise. Aussi, pour bien des raisons, il me semble que l'on distingue de façon par trop tranchée le sommeil magnétique du sommeil habituel. Comme nous ne  savons que peu de choses ou même rien sur les processus qui se  déroulent en celui-ci, nous ne pouvons pas savoir non plus s’ils ne sont pas similaires et identiques à ceux du sommeil magnétique, dont nous n’aurions pas de souvenir à l’état de veille ni guère de science sans le rapport particulier entre le dormeur et celui qui l’hypnotise.

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L’échelon le plus bas serait celui où la crise se déclenche, où le côté matériel de la nature humaine se trouve posé en liberté. Là, en effet, l’âme inhérente à la matière, mais  toujours liée par la vie supérieure, l’âme qui forme toute chose et guérit tout, peut se déployer librement. C’est là que s’établit le libre commerce entre cette âme et ce qui est supérieur, à savoir l’être spirituel. Ce rapport est la médication universelle de la nature, la cause de toute santé, la teinture (Jakob Boheme : croyance selon laquelle «par cette teinture, le corps peut être sans cesse à nouveau rajeuni, préservé de la maladie et rendu capable d’un âge élevé au- dessus de toute détermination) par laquelle la rigueur de la nature se trouve à chaque fois adoucie! Toute nature subordonnée dont la liaison conductrice avec le terme supérieur est interrompue, est une nature malade; mais cette liaison se trouve toujours justement restaurée par le sommeil magnétique. Serait-ce parce que ce qui s’est intensifié grâce à ce sortilège et contre les intentions de la nature a sombré dans un plus profond sommeil, autrement dit a été ramené à la puissance qui est la sienne (donc aussi à la potentialité par rapport au supérieur), ou bien parce que la vie, affaiblie et rabaissée plus qu’il ne le faut par la puissance supérieur devient libre pour un moment et respire à nouveau? Dans les deux cas, la force curative du sommeil magnétique repose sur le rétablissement de cette liaison directrice interrompue entre ce qui est le plus élevé et le plus bas.

Le deuxième degré serait celui où le côté spirituel de l’homme deviendrait libre à l’égard de l’âme et l’attirerait à soi, pour lui faire voir, comme dans un miroir, ce qui est caché  au plus profond d’elle et s’y trouve encore à l’état enveloppé (pour autant qu’il représente ce qui est encore à venir et éternel en l’homme). Ce degré doit incontestablement être le plus haut que nous connaissions déjà dans le sommeil magnétique, à savoir celui où ce qui est entré en crise est entièrement mort à tout ce qui est extérieur et coupé du monde sensible et où, précisément pour cela, les signes d’une plus haute relation se montrent d’eux-mêmes.

Enfin, quant au troisième degré, nous devons le chercher dans des rapports tout à fait extérieurs aux rapports humains ordinaires et à propos desquels, dans le présent contexte,  il vaut mieux se taire que parler.

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D’une façon générale, cet accord entre la vie objective et la vie subjective d’un être n’a rien qui doive surprendre. Ce qu’un Être est intérieurement ou selon l’être, il doit aussi l’être de manière manifeste ou selon l’étant. Pour autant qu’elles apparaissent successivement, les forces qui, dans leur simultanéité, constituent son existence intérieure, sont (non par le nombre, mais par nature) les puissances de sa vie ou de son devenir et l’élément déterminant des périodes ou époques de son développement.

L’intériorité de tout être organique repose sur trois  forces principales: la première (pour en donner brièvement un simple exemple), par laquelle il est en soi-même et se produit constamment, la deuxième en vertu de laquelle il tend vers l’extérieur, et la troisième, par laquelle il réunit dans une certaine mesure la nature des deux premières forces. Chacune de ces forces est nécessaire à l’être intime du tout, lequel serait supprimé si l’on en retirait une. Mais ce tout n’est pas un être fixe; une fois l’essence posée comme être, un étant se trouve immédiatement là.

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De même que nous avons vu chez l’homme qu’une fois qu’il est dominé par une certaine humeur, tout revêt pour ainsi dire la couleur de cet état, la douceur se renversant en amertume, la mansuétude en colère, l'amour en haine, attendu que dans la douceur se trouve une source d’amertume et dans l’amour un germe de haine, lesquels sont seulement cachés, mais se montrent nécessaires à leur maintien

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C’est là la première source de l’amertume qui constitue, et même doit constituer, l’essence intime de toute vie; et cette amertume éclate aussitôt chaque fois que l’on échoue à l'apaiser, car l’amour lui-même est contraint de devenir haine. L’esprit calme et apaisé est dans l’impossibilité d’agir, étant s opprimé par cette hostilité dans laquelle la nécessité de la vie transpose toutes les forces. C’est de là que vient la profonde insatisfaction qui affecte toute vie et sans laquelle il n’est pas d’effectivité ; c’ est là qu’ est le poison qui veut être surmonté et sans lequel la vie viendrait à s’assoupir.

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Pour la deuxième fois donc la vie se trouve engagée dans le moment du mouvement involontaire, par un mouvement supérieur et entièrement différent.

Nous comprenons alors que, dans ce moment, l’étant forme avec son être l’Être le plus contradictoire qui soit. Nous comprenons que la première existence est la contradiction même et qu’inversement, la première effectivité ne peut se maintenir que dans cette contradiction dont certains disent pourtant qu’elle ne peut jamais être effective. Toute vie doit passer par le feu de la contradiction; la contradiction est le rouage qui met la vie en mouvement, elle est ce que la vie a de plus intime.

Propos sur le bonheur - Alain

Propos sur le bonheur - Alain

 IX

MAUX D’ESPRIT

L’imagination est pire qu’un bourreau chinois ; elle dose la peur ; elle nous la fait goûter en gourmets. Une catastrophe réelle ne frappe pas deux fois au même point ; le coup écrase la victime ; l’instant d’avant elle était comme nous sommes quand nous ne pensons point à la catastrophe. Un promeneur est atteint par une automobile, lancé à vingt mètres et tué net. Le drame est fini ; il n’a point commencé ; il n’a point duré ; c’est par réflexion que naît la durée.

Aussi, moi qui pense à l’accident, j’en juge très mal. J’en juge comme un homme qui, toujours sur le point d’être écrasé, ne le serait jamais. J’imagine cette auto qui arrive ; dans le fait, je me sauverais si je percevais une telle chose ; mais je ne me sauve pas, parce que je me mets à la place de celui qui a été écrasé. Je me donne comme une vue cinématographique de mon propre écrasement, mais une vue ralentie, et même arrêtée de temps en temps ; et je recommence ; je meurs mille fois et tout vivant. Pascal disait que la maladie est insupportable pour celui qui se porte bien, justement parce qu’il se porte bien. Une maladie grave nous accable sans doute assez pour que nous n’en sentions plus enfin que l’action présente. Un fait a cela de bon, si mauvais qu’il soit, qu’il met fin au jeu des possibles, qu’il n’est plus à venir, et qu’il nous montre un avenir nouveau avec des couleurs nouvelles. Un homme qui souffre espère, comme un bonheur merveilleux, un état médiocre qui, la veille, aurait fait son malheur peut-être. Nous sommes plus sages que nous ne croyons.

Les maux réels vont vite, comme le bourreau va chez nous. Il coupe les cheveux, échancre la chemise, lie les bras, pousse l’homme. Cela me paraît long, parce que j’y pense, parce que j’y reviens parce que j’essaie d’entendre ce bruit des ciseaux, de sentir la main des aides sur mon bras. Dans le fait une impression chasse l’autre, et les pensées réelles du condamné sont des frissons sans doute, comme les tronçons d’un ver ; nous voulons que le ver souffre d’être coupé en morceaux ; mais dans quel morceau sera la souffrance du ver ?

On souffre de retrouver un vieillard revenu à l’enfance, ou un ivrogne hébété qui nous montre ce le tombeau d’un ami ». On souffre parce que l’on veut qu’ils soient en même temps ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont plus. Mais la nature a fait son chemin ; ses pas sont heureusement irréparables ; chaque état nouveau rendait possible le suivant ; toute cette détresse que vous ramassez en un point est égrenée sur la route du temps ; c’est le malheur de cet instant qui va porter l’instant suivant. Un homme vieux, ce n’est pas un homme jeune qui souffre de la vieillesse ; un homme qui meurt, ce n’est pas un vivant qui meurt.

C’est pourquoi il n’y a que les vivants qui soient atteints par la mort, que les heureux qui conçoivent le poids de l’infortune ; et, pour tout dire, on peut être plus sensible aux maux d’autrui, qu’à ses propres maux, et sans hypocrisie. De là un faux jugement sur la vie, qui empoisonne la vie, si l’on n’y prend garde. Il faut penser le réel présent de toutes ses forces, par science vraie, au lieu de jouer la tragédie.

12 décembre 1910.

 

XIV

DRAMES

Les réchappés de ce grand naufrage ont des souvenirs terrifiants. Cette muraille de glace qui se montre au hublot, cette hésitation et cette espérance d’un moment ; puis le spectacle de ce grand bâtiment illuminé sur cette mer tranquille ; puis l’avant qui s’abaisse ; les lumières qui s’éteignent soudain ; les hurlements, aussitôt, de dix-huit cents personnes ; l’arrière du bateau se dressant comme une tour, et les machines tombant vers l’avant avec un bruit de cent tonnerres ; enfin ce grand cercueil glissant sous les eaux presque sans remous ; la nuit froide régnant sur la solitude ; après cela le froid, le désespoir, et enfin le salut. Drame refait bien des fois pendant ces nuits où ils ne dormirent point ; où les souvenirs sont maintenant liés ; où chaque partie prend sa signification tragique, comme dans une pièce bien composée.

Quand le jour se lève au château, dans Macbeth, il y a un portier qui regarde le jour naissant et les hirondelles ; tableau plein de fraîcheur et de simplicité etde pureté ; mais nous savons que le crime a été commis. L’horreur tragique est ici au comble. De même, dans ces souvenirs du naufrage, chaque moment est éclairé par ce qui va suivre. Ainsi l’image de ce bâtiment tout éclairé, tranquille, solide sur la mer, était rassurante dans le moment ; dans le souvenir, dans les rêves qu’ils en auront, dans l’image que je m’en fais, c’est le moment d’une attente horrible. Le drame se déroule maintenant pour un spectateur qui sait, qui comprend, qui goûte l’agonie minute par minute ; mais, dans l’action même, ce spectateur n’existe pas. La réflexion manque ; les impressions changent en même temps que le spectacle ; et, pour mieux dire, il n’y a point de spectacle, mais seulement des perceptions inattendues, non interprétées, mais liées, et surtout des actions qui submergent les pensées ; un naufrage des pensées à chaque instant ; chaque image apparaît et meurt. L’événement a tué le drame. Ceux qui sont morts n’ont rien senti.

Sentir, c’est réfléchir, c’est se souvenir. Chacun a pu observer la même chose, dans les petits et grands accidents ; la nouveauté, l’inattendu, l’action pressante occupent toute l’attention, sans aucun sentiment ; celui qui essaie, en toute sincérité, de reconstruire l’événement lui-même, voudrait dire qu’il vivait comme dans un rêve, sans comprendre, sans prévoir ; mais la terreur qu’il éprouve maintenant en y pensant l’entraîne à un récit dramatique. Il en est ainsi dans les grands chagrins, lorsque l’on suit la maladie de quelqu’un jusqu’à sa mort. On est alors comme stupide et tout entier aux actions et aux perceptions de chaque moment. Même si l’on donne aux autres l’image de la terreur et du désespoir, ce n’est pas à ce moment-là que l’on souffre. Et ceux qui ont trop pensé à leurs peines, lorsqu’ils les racontent à faire pleurer les autres, ils trouvent encore à cette action un petit soulagement.

Surtout, quels qu’aient pu être les sentiments de ceux qui sont morts, la mort a tout effacé ; avant que nous eussions ouvert notre journal, leur supplice avait pris fin ; ils étaient guéris. Idée familière à tous, qui me fait penser que l’on ne croit pas réellement à une vie après la mort. Mais, dans l’imagination des survivants, les morts ne cessent jamais de mourir.

24 avril 1912.

XXIII

L’ÂME PROPHÉTIQUE

Un philosophe assez obscur a voulu nommer âme prophétique un certain état de passivité attentive, si l’on peut dire, où nos pensées cèdent à toutes les forces du monde comme des feuilles de peuplier. C’est l’âme aux écoutes. Étalée, offerte aux coups en quelque sorte. État d’effarement. Je comprends la Sibylle, son trépied, ses convulsions. Attention à tout, c’est-à-dire peur de tout. Je plains ceux qui ne savent pas annuler tout ce bruit et ce mouvement du grand univers.

Quelquefois l’artiste voudrait retomber à cet état de donner audience à tout, à toutes couleurs, à tous sons, à toute chaleur, à tout froid ; il s’étonne alors que le paysan ou le marin, si profondément plongés dans les choses naturelles et si dépendants par état, ne remarquent point toutes ces nuances. Il y a un beau mouvement d’épaules qui se décharge de ces choses ; c’est le geste royal. Le Saint Christophe a traversé l’eau sans compter les vagues. « On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit » ; on n’agirait point non plus.

Il faut déblayer, simplifier, supprimer. Le propre de l’homme, il me semble, c’est d’avoir rejeté au sommeil toutes les espèces de demi-sommeil. Un signe de la belle santé, c’est de ne pouvoir tenir dans la rêverie, et de passer tout de suite au sommeil. Et se réveiller, c’est rejeter le sommeil ; au lieu que l’âme prophétique s’éveille à demi et refait ses songes.

On peut vivre ainsi ; rien n’empêche. Nous sommes admirablement faits pour pressentir ; si l’on tient compte de cette fabrique du corps vivant, on comprend que les plus petits signes entrent en nous et s’y gravent. Un certain son du vent annonce de loin la tempête ; et certes il est bon d’être attentif aux signes ; mais il ne faut pourtant pas sursauter aux moindres changements. J’ai vu un baromètre enregistreur de très grande taille, et tellement sensible qu’un chariot au voisinage, ou seulement le pas d’un homme faisait bondir l’aiguille. Ainsi serions-nous, si nous nous laissions faire ; et à mesure que le soleil tourne, notre humeur changerait ; mais le roi de la planète ne donne pas audience à toutes ces choses.

Un homme timide, dans une société, veut tout entendre, tout recueillir, tout interpréter. Et pour lui la conversation est aussi sotte et incohérente que si tous disaient tout ce qui leur vient. Mais le sage taille les signes et les discours, comme un bon jardinier. Encore mieux dans le monde ; car toutes choses nous toucheraient et nous arrêteraient ; l’horizon serait sur nos yeux comme un mur ; mais nous renvoyons les choses à leur place ; toute pensée est un massacre d’impressions.

Défrichement. J’ai connu une femme sensible qui souffrait de voir couper un tronc ou une branche. Mais, sans le bûcheron, on verrait revenir bientôt la broussaille, les serpents, le marécage, les fièvres, la faim. De même, il faut que chacun défriche son humeur. Nier sa propre humeur, c’est l’incrédulité même. Ce monde est ouvert par la serpe et la hache ; ce sont des avenues aux dépens des songes ; c’est comme un défi aux présages. Au lieu que, dès que l’on est indulgent à soi et adorateur d’impressions, le monde se ferme sur nous ; il s’annonce par sa présence. Cassandre annonce des maux. Méfiez-vous des Cassandres, âmes couchées. L’homme véritable se secoue et fait l’avenir.

25 août 1913.

 

XXXVIII

L’ENNUI

Quand un homme n’a plus rien à construire ou à détruire, il est très malheureux. Les femmes, j’entends celles qui sont occupées à chiffonner et à pouponner, ne comprendront sans doute jamais bien pourquoi les hommes vont au café et jouent aux cartes. Vivre avec soi et méditer sur soi, cela ne vaut rien.

Dans l’admirable Wilhelm Meister de Goethe, il y a une « Société de Renoncement » dont les membres ne doivent jamais penser ni à l’avenir ni au passé. Cette règle, autant qu’on peut la suivre, est très bonne. Mais, pour qu’on puisse la suivre, il faut que les mains et les yeux soient occupés. Percevoir et agir, voilà les vrais remèdes. Au contraire, si l’on tourne ses pouces, on tombera bientôt dans la crainte et dans le regret. La pensée est une espèce de jeu qui n’est pas toujours très sain. Communément on tourne sans avancer. C’est pourquoi le grand Jean-Jacques a écrit : « L’homme qui médite est un animal dépravé. »

La nécessité nous tire de là, presque toujours. Nous avons presque tous un métier à faire, et c’est très bon. Ce qui nous manque, ce sont de petits métiers qui nous reposent de l’autre. J’ai souvent envié les femmes, parce qu’elles font du tricot ou de la broderie. Leurs yeux ont quelque chose de réel à suivre ; cela fait que les images du passé et de l’avenir n’apparaissent vivement que par éclairs. Mais, dans ces réunions où l’on use le temps, les hommes n’ont rien à faire, et bourdonnent comme des mouches dans une bouteille.

Les heures d’insomnie, lorsque l’on n’est pas malade, ne sont si redoutées, je crois, que parce que l’imagination est alors trop libre et n’a point d’objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu’à minuit, il saute comme une carpe en invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s’il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence.

Ces réflexions aident à comprendre les occupations variées qui remplissent la vie des riches. Ils se donnent mille devoirs et mille travaux et y courent comme au feu. Ils font dix visites par jour et vont du concert au théâtre. Ceux qui ont un sang plus vif se jettent dans la chasse, la guerre ou les voyages périlleux. D’autres roulent en auto et attendent impatiemment l’occasion de se rompre les os en aéroplane. Il leur faut des actions nouvelles et des perceptions nouvelles. Ils veulent vivre dans le monde, et non en eux-mêmes. Comme les grands mastodontes broutaient des forêts, ils broutent le monde par les yeux. Les plus simples jouent à recevoir de grands coups de poing dans le nez et dans l’estomac ; cela les ramène aux choses présentes, et ils sont très heureux. Les guerres sont peut-être premièrement un remède à l’ennui ; on expliquerait ainsi que ceux qui sont les plus disposés à accepter la guerre, sinon à la vouloir, sont souvent ceux qui ont le plus à perdre. La crainte de mourir est une pensée d’oisif, aussitôt effacée par une action pressante, si dangereuse qu’elle soit. Une bataille est sans doute une des circonstances où l’on pense le moins à la mort. D’où ce paradoxe : mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre.

29 janvier 1909.

XLIV

DIOGÈNE

L’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer. Cela se voit dans le jeu de cartes ; il est clair, d’après les visages, que chacun contemple alors sa propre puissance de délibérer et de décider ; il y a des Césars de la manille, et des passages du Rubicon à chaque instant. Même dans les jeux de hasard, le joueur a tout pouvoir de risquer ou de ne pas risquer ; tantôt il ose, quel que soit le risque ; tantôt il s’abstient, quelle que soit l’espérance ; il se gouverne lui-même ; il règne. Le désir et la crainte, importuns conseillers dans les affaires ordinaires, sont ici hors du conseil, par l’impossibilité où l’on se trouve de prévoir. Aussi le jeu est-il la passion des âmes fières. Ceux qui se résignent à gagner en obéissant ne conçoivent même pas le plaisir de jouer au baccarat ; mais, s’ils essaient, ils connaîtront au moins pendant un court moment l’ivresse du pouvoir.

Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne, et déplaisent autant que l’on y obéit. Le pilote du tramway a moins de bonheur que le chauffeur de l’omnibus automobile. La chasse libre et solitaire donne des plaisirs vifs, parce que le chasseur fait son plan, le suit ou bien le change, sans avoir à rendre des comptes ni à donner ses raisons. Le plaisir de tuer devant des rabatteurs est bien maigre à côté ; mais encore est-il qu’un habile tireur jouit de ce pouvoir qu’il exerce contre l’émotion et la surprise. Ainsi ceux qui disent que l’homme cherche le plaisir et fuit la peine décrivent mal. L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis ; mais par-dessus tout il aime agir et conquérir ; il n’aime point pâtir ni subir ; aussi choisit-il la peine avec l’action plutôt que le plaisir sans action. Diogène le paradoxal aimait à dire que c’est la peine qui est bonne ; il entendait la peine choisie et voulue ; car, pour la peine subie, personne ne l’aime.

L’alpiniste développe sa propre puissance et se la prouve à lui-même ; il la sent et la pense en même temps ; cette joie supérieure éclaire le paysage neigeux. Mais celui qu’un train électrique a porté jusqu’à une cime célèbre n’y peut pas trouver le même soleil. C’est pourquoi il est vrai que les perspectives du plaisir nous trompent ; mais elles nous trompent de deux manières ; car le plaisir reçu ne paie jamais ce qu’il promettait, alors que le plaisir d’agir, au contraire, paie toujours plus qu’il ne promettait. L’athlète s’exerce en vue de conquérir la récompense ; mais aussitôt, par le progrès et par la difficulté vaincue, il conquiert une autre récompense, qui est en lui et dépend de lui. Et c’est ce que le paresseux ne peut pas du tout imaginer ; car il ne voit que la peine et l’autre récompense ; il pèse l’une et l’autre et ne se décide point ; mais l’athlète est déjà debout et au travail, soulevé par l’exercice de la veille, et jouissant aussitôt de sa propre volonté et puissance. En sorte qu’il n’y a d’agréable que le travail ; mais le paresseux ne sait pas cela et ne peut pas le savoir ; ou bien, s’il le sait par ouï-dire ou par souvenir, il ne peut pas le croire ; c’est pourquoi le calcul des plaisirs trompe toujours, et l’ennui vient. Quand l’animal pensant s’ennuie, la colère n’est pas loin. Toutefois l’ennui d’être serf me paraît moins aigre que l’ennui d’être maître ; car, si monotone que soit l’action, il reste toujours à gouverner et à inventer un peu ; au lieu que celui qui reçoit les plaisirs tout faits est naturellement le plus méchant. Ainsi le riche gouverne par l’humeur et par la tristesse ; la faiblesse du travailleur vient de ce qu’il est plus content qu’il ne voudrait. Il fait le méchant.

30 novembre 1922.

XLV

L’ÉGOÏSTE

Une des erreurs de nos religions occidentales, comme le marque Auguste Comte, c’est d’avoir enseigné que l’homme est égoïste toujours et sans remède, à moins d’un secours divin. Cette idée a tout infecté, et jusqu’au dévouement, en sorte que, parmi les idées les plus populaires, et aussi bien chez les esprits les plus libres, on trouve cette étrange opinion que celui qui se sacrifie cherche encore son plaisir. « L’un aime la guerre ; l’autre la justice ; moi j’aime le vin. » L’anarchiste même est théologien ; la révolte répond à l’humiliation ; tout cela est du même tonneau.

Dans le fait, on devrait voir que l’homme aime communément plutôt l’action que le plaisir, comme les jeux de la jeunesse le montrent bien. Car, qu’est-ce qu’une partie de ballon, sinon des bousculades, des coups de poing et des coups de pied, et enfin des marques noires et des compresses ? Mais tout cela est ardemment désiré ; tout cela est recueilli par le souvenir ; on y pense avec transport, les jambes veulent déjà courir. Et c’est la générosité qui plaît, jusqu’à faire mépriser les coups, la douleur, la fatigue. On devrait aussi considérer la guerre, qui est un jeu admirable, et qui fait voir plus de générosité que de férocité ; car ce qui est surtout laid dans la guerre, c’est l’esclavage qui la prépare et l’esclavage qui la suit. Le désordre des guerres, en somme, c’est que les meilleurs s’y font tuer et que les habiles y trouvent occasion de gouverner contre la justice. Mais le jugement instinctif s’égare encore ici ; et les braves gens comme Déroulède trouvent leur plaisir à être dupes.

Tout cela est beau à considérer. L’égoïste se moque vainement, parce qu’il veut soumettre les sentiments généreux au calcul des plaisirs et des peines. « Nigauds que vous êtes, qui aimez la gloire, et encore pour d’autres ! » Et Pascal, le génie catholique, Pascal a écrit cette parole, où il n’y a que l’apparence de la profondeur : « Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. » C’est le même homme qui s’est moqué du chasseur qui se donne bien du mal pour prendre un lièvre, dont il ne voudrait point s’il était donné. Il faut que le préjugé théologique soit bien fort pour cacher à des yeux humains que l’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout. D’où résulte un immense plaisir, sans doute ; mais l’erreur est de croire que l’action court au plaisir ; car le plaisir accompagne l’action. Les plaisirs de l’amour font oublier l’amour du plaisir. Voilà comment il est bâti ce fils de la terre, dieux des chiens et des chevaux.

L’égoïste, au contraire, manque à sa destinée par une erreur de jugement. Il ne veut avancer un doigt que s’il aperçoit un beau plaisir à prendre ; mais dans ce calcul les vrais plaisirs sont toujours oubliés, car les vrais plaisirs veulent d’abord peine ; c’est pourquoi, dans les calculs de la prudence, les douleurs l’emportent toujours ; la crainte est toujours plus forte que l’espérance et l’égoïste finit par considérer la maladie, la vieillesse, la mort inévitable. Et son désespoir me prouve qu’il s’est mal compris lui-même.

5 février 1913.

XLVI

LE ROI S’ENNUIE

Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l’amour. Seulement, dès qu’ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s’ennuyaient ; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là ; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-mêmes.

Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par l’imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que, lorsque l’on a les biens réels, on croit que tout est dit, et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses ; celle qui laisse assis ennuie ; celle qui plaît est celle qui veut des projets encore et des travaux, comme est pour le paysan un champ qu’il convoitait, et dont il est enfin le maître ; car c’est la puissance qui plaît, non point la puissance au repos, mais la puissance en action. L’homme qui ne fait rien n’aime rien. Apportez-lui des bonheurs tout faits, il détourne la tête comme un malade. Au reste, qui n’aime mieux faire la musique que l’entendre ? Le difficile est ce qui plaît. Aussi toutes les fois qu’il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d’une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n’en voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans ; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien ; depuis que les courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval ; il part pour la chasse ; mais c’est une chasse de roi, le gibier lui vient dans les jambes ; les chevreuils aussi sont courtisans.

J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis. Ils n’avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs, lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils se forgeaient des désirs, capricieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagnes ; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses oreilles.

22 janvier 1908.

LI

REGARDE AU LOIN

Au mélancolique je n’ai qu’une chose à dire : « Regarde au loin. » Presque toujours le mélancolique est un homme qui lit trop. L’œil humain n’est point fait pour cette distance ; c’est aux grands espaces qu’il se repose. Quand vous regardez les étoiles ou l’horizon de la mer, votre œil est tout à fait détendu ; si l’œil est détendu, la tête est libre, la marche est plus assurée ; tout se détend et s’assouplit jusqu’aux viscères. Mais n’essaie point de t’assouplir par volonté ; ta volonté en toi, appliquée en toi, tire tout de travers et finira par t’étrangler ; ne pense pas à toi ; regarde au loin.

Il est vrai que mélancolie est maladie ; et le médecin en peut quelquefois deviner la cause et donner le remède ; mais ce remède ramène l’attention dans le corps, et le souci que l’on a de suivre un régime en détruit justement l’effet ; c’est pourquoi le médecin, s’il est sage, te renvoie au philosophe. Mais, lorsque tu cours au philosophe, que trouves-tu ? Un homme qui lit trop, qui pense en myope, et qui est plus triste que toi.

L’État devrait tenir école de sagesse comme de médecine. Et comment ? Par vraie science, qui est contemplation des choses, et poésie grande comme le monde. Car la mécanique de nos yeux, qui se reposent aux larges horizons, nous enseigne une grande vérité. Il faut que la pensée délivre le corps et le rende à l’Univers, qui est notre vraie patrie. Il y a une profonde parenté entre notre destinée d’homme et les fonctions de notre corps. L’animal, dès que les choses voisines le laissent en paix, se couche et dort ; l’homme pense ; si c’est une pensée d’animal, malheur à lui. Le voilà qui double ses maux et ses besoins ; le voilà qui se travaille de crainte et d’espérance ; ce qui fait que son corps ne cesse point de se tendre, de s’agiter, de se lancer, de se retenir, selon les jeux de l’imagination ; toujours soupçonnant, toujours épiant choses et gens autour de lui. Et s’il veut se délivrer, le voilà dans les livres, univers fermé encore, trop près de ses yeux, trop près de ses passions. La pensée se fait une prison et le corps souffre ; car dire que la pensée se rétrécit et dire que le corps travaille contre lui-même, c’est dire la même chose. L’ambitieux refait mille fois ses discours, et l’amoureux mille fois ses prières. Il faut que la pensée voyage et contemple, si l’on veut que le corps soit bien.

À quoi la science nous conduira, pourvu qu’elle ne soit ni ambitieuse, ni bavarde, ni impatiente ; pourvu qu’elle nous détourne des livres et emporte notre regard à distance d’horizon. Il faut donc que ce soit perception et voyage. Un objet, par les rapports vrais que tu y découvres, te conduit à un autre et à mille autres, et ce tourbillon du fleuve porte ta pensée jusqu’aux vents, jusqu’aux nuages, et jusqu’aux planètes. Le vrai savoir ne revient jamais à quelque petite chose tout près des yeux ; car savoir c’est comprendre comment la moindre chose est liée au tout ; aucune chose n’a sa raison en elle, et ainsi le mouvement juste nous éloigne de nous-mêmes ; cela n’est pas moins sain pour l’esprit que pour les yeux. Par où ta pensée se reposera dans cet univers qui est son domaine, et s’accordera avec la vie de ton corps qui est liée aussi à toutes choses. Quand le chrétien disait : « Le ciel est ma patrie », il ne croyait pas si bien dire. Regarde au loin.

15 mai 1911.

LIII

LA DANSE DES POIGNARDS

Chacun connaît la force d’âme des stoïciens. Ils raisonnaient sur les passions, haine, jalousie, crainte, désespoir et ils arrivaient ainsi à les tenir en bride, comme un bon cocher tient ses chevaux.

Un de leurs raisonnements qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus d’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. « Nous n’avons, disent-ils, que le présent à supporter. Ni le passé, ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus et que l’autre n’existe pas encore. »

C’est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J’ai vu un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d’arbre effrayant qu’il tenait en équilibre sur son front. C’est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, dix journées, des mois, des années. L’un, qui a mal à la jambe, pense qu’il souffrait hier, qu’il a souffert déjà autrefois, qu’il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. Il est évident qu’ici la sagesse ne peut pas beaucoup ; car on ne peut toujours pas supprimer la douleur présente. Mais s’il s’agit d’une douleur morale, qu’en restera-t-il si l’on se guérit de regretter et de prévoir ?

Cet amoureux maltraité, qui se tortille sur son lit au lieu de dormir, et qui médite des vengeances corses, que resterait-il de son chagrin s’il ne pensait ni au passé, ni à l’avenir ? Cet ambitieux, mordu au cœur par un échec, où va-t-il chercher sa douleur, sinon dans un passé qu’il ressuscite et dans un avenir qu’il invente ? On croit voir le Sisyphe de la légende qui soulève son rocher et renouvelle ainsi son supplice.

Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c’est bien le moins qu’elle nous console quelquefois.

17 avril 1908.

 

LXXXVII

VICTOIRES

Dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver, et il n’y a point de mystère là-dedans. Le bonheur n’est pas comme cet objet en vitrine, que vous pouvez choisir, payer, emporter ; si vous l’avez bien regardé, il sera bleu ou rouge chez vous comme dans la vitrine. Tandis que le bonheur n’est bonheur que quand vous le tenez ; si vous le cherchez dans le monde, hors de vous-même, jamais rien n’aura l’aspect du bonheur. En somme on ne peut ni raisonner ni prévoir au sujet du bonheur ; il faut l’avoir maintenant. Quand il paraît être dans l’avenir, songez-y bien, c’est que vous l’avez déjà. Espérer, c’est être heureux.

Les poètes expliquent souvent mal les choses ; et je le comprends bien ; ils ont tant de mal à ajuster les syllabes et les rimes qu’ils sont condamnés à rester dans les lieux communs. Ils disent que le bonheur resplendit tant qu’il est au loin et dans l’avenir, et que, lorsqu’on le tient, ce n’est plus rien de bon ; comme si on voulait saisir l’arc-en-ciel, ou tenir la source dans le creux de sa main. Mais c’est parler grossièrement. Il est impossible de poursuivre le bonheur, sinon en paroles ; et ce qui attriste surtout ceux qui cherchent le bonheur autour d’eux, c’est qu’ils n’arrivent pas du tout à le désirer. Jouer au bridge, cela ne me dit rien, parce que je n’y joue pas. La boxe et l’escrime, de même. La musique, de même, ne peut plaire qu’à celui qui a vaincu d’abord certaines difficultés ; la lecture, de même. Il faut du courage pour entrer dans Balzac ; on commence par s’y ennuyer. Le geste du lecteur paresseux est bien plaisant ; il feuillette, il lit quelques lignes, il jette le livre ; le bonheur de lire est tellement imprévisible qu’un lecteur exercé s’en étonne lui-même. La science ne plaît pas en perspective ; il faut y entrer. Et il faut une contrainte au commencement et une difficulté toujours. Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur. Et quand l’action est commune, comme dans le jeu de cartes, ou dans la musique, ou dans la guerre, c’est alors que le bonheur est vif.

Mais il y a des bonheurs solitaires qui portent toujours les mêmes marques, action, travail, victoire ; ainsi le bonheur de l’avare ou du collectionneur, qui, du reste, se ressemblent beaucoup. D’où vient que l’avarice est prise pour un vice, surtout si l’avare en vient à s’attacher aux vieilles pièces d’or, tandis que l’on admire plutôt celui qui met en vitrine des émaux, ou des ivoires, ou des peintures, ou des livres rares ? On se moque de l’avare qui ne veut pas changer son or pour d’autres plaisirs, alors qu’il y a des collectionneurs de livres qui n’y lisent jamais, de peur de les salir. Dans le vrai, ces bonheurs-là, comme tous les bonheurs, sont impossibles à goûter de loin ; c’est le collectionneur qui aime les timbres-poste, et je n’y comprends rien. De même c’est le boxeur qui aime la boxe et le chasseur qui aime la chasse, et le politique qui aime la politique. C’est dans l’action libre qu’on est heureux ; c’est par la règle que l’on se donne qu’on est heureux ; par la discipline acceptée en un mot, soit au jeu de foot-ball, soit à l’étude des sciences. Et ces obligations, vues de loin, ne plaisent pas, mais au contraire déplaisent. Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée.

18 mars 1911.

 

 
 
 
 

jeudi 24 juillet 2025

De la solitude - Zimmermann

De la solitude - Zimmermann

 

LA SOLITUDE.

RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES.

Dans cette vie inquiète, au milieu de la contrainte des devoirs et des affaires, dans les chaînés du monde, au déclin de mon existence, je veux me rappeler l’ombre de mes joies évanouies, l’ombre des jours de ma jeunesse, où je trouvais mon bonheur dans la solitude, où je n’entrevoyais pas de refuge plus doux que celui des cloîtres, des cellules bâties sur les montagnes, où je m’élançais avec ardeur dans les profondeurs des forêts, dans les ruines des vieux châteaux, et où je n’avais pas de plaisir plus vif que de m’entretenir avec les morts.

Je veux méditer sur une idée importante pour l’homme, sur les dangers et les consolations de la solitude, sur les avantages qu’elle procure, avantages que les peuples les plus célèbres ont reconnus de tout temps, mais qui n’ont peut-être jamais été assez discernés. Je veux réfléchir au secours puissant qu’elle nous offre quand le chagrin dessèche notre cœur, quand la maladie nous énerve, quand le fardeau des jours pèse sur nous, quand nous éprouvons des douleurs que notre âme ne peut supporter.

Ah ! je renonce volontiers au monde et à ses distractions , à tout ce que l’on appelle les joies de la vie, pourvu que je puisse avoir quelques heures de loisir et de repos, pourvu que, seul et libre, je puisse dire sur la solitude quelques vérités utiles qui occupent »n instant l’homme du monde, et émeuvent les gens de bien.

La solitude est une situation où l’âme s’abandonne à ses propres réflexions : nous jouissons de la solitude , soit lorsque nous prenons plaisir à nous séparer du tumulte humain , soit lorsque nous détournons notre pensée de ce qui nous entoure.

 

 

CHAPITRE I.

Du penchant de la société.

Il n’est pas bon que l'homme soit seul. Des besoins innombrables, un penchant naturel, inné, forment les liens de la société, et nous voyons par là que nous ne sommes pas faits uniquement pour la solitude. La société est le premier besoin de l’homme. Dieu lui-même a consacré le penchant à la vie sociale par ces paroles : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Puis il ajouta : « Je lui donnerai une compagne avec laquelle il vivra.» Dans le monde, on dénature le sens des paroles de Dieu, et l’on s’imagine que, pour que l’homme ne soit pas seul, il faut qu’il se montre chaque jour dans un cercle ou dans un salon. Le penchant à la vie domestique, aux relations intimes, est inné en nous. En le suivant, nous obéissons à notre, propre nature. Mais dès que nous sentons s’éveiller le penchant qui nous entraîne vers les réunions du monde, nous devons être sur nos gardes. Le premier est indestructible aussi longtemps que l’homme resté fidèle à sa vocation. Le second est une œuvre de l’oisiveté, un besoin factice, une habitude qui naît de l’ennui et de la curiosité.

Il y a dans les relations affectueuses une source indicible de bonheur. En exprimant nos sensations, en faisant avec un ami un sincère échange de nos idées et de nos conceptions, nous éprouvons une sorte de volupté, à laquelle l’ermite le plus endurci ne reste pas indifférent. Je ne puis faire entendre mes plaintes aux rochers ni raconter mes joies aux vents du soir. Mon âme soupire après une âme qu’elle aime comme une sœur ; mon cœur cherche un cœur qui lui ressemble. Le ciel et la terre disparaissent près de la femme que nous aimons. Loin du monde et de ses liaisons, quel plaisir goûterions - nous dans la plupart de nos connaissances, de nos sentiments et de nos pensées? De même tout semble froid, morne, désert dans les réunions les plus brillantes, s’il ne s’y trouve pas un cœur attaché à nous par l’affection.

Mais si vous renoncez au tourbillon des plaisirs r on vous appelle misanthrope. Si, pour travailler à une œuvre importante que vous ne pouvez accomplir que dans le silence de la retraite, vous vous exemptez des visites monotones, on dit que vous êtes insociable. Si vous fuyez le monde, soit dans une de ces heures de découragement, où tout se montre à l’esprit sous les couleurs les plus sombres, soit dans les regrets que vous cause un amour malheureux, dans ces regrets profonds, où vous ne voyez plus rien qui vous attire, qui vous satisfasse, et personne qui vous comprenne, on dit que vous êtes un insensé. Cependant vous ne renonceriez point au monde, si vous y trouviez toujours un cœur qui répondît à votre cœur et non point quelques unes de ces vaines poupées.

 

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L’ennui est une peste à laquelle on croit échapper en sortant de la retraite, et qu’on ne rencontre jamais plus vite que dans la société. C’est un vide de l’âme, un anéantissement de notre activité et de nos forces, une pesanteur générale, une paresse somnolente, une fatigue, et, ce qu’il y a de pire, c’est souvent un coup mortel que l’on porte d’une main polie et avec beaucoup de grâce à notre intelligence et à nos plus douces émotions. Tout ce qu’il y a d’essor dans l’esprit d’un homme, d'élan dans son cœur, est comprimé, paralysé par l’ennui qu’il éprouve ou qu’on lui fait éprouver. Dans cet ennui, on s’assied en silence au milieu d’une assemblée, on écoute d’une oreille indifférente ce qui se dit, on ne s’intéresse à aucun entretien, et souvent on perd soi-même toute espèce de pensées.

Cet ennui nous saisit lorsque nous sommes obligés de rester dans un lieu où l’on ne parle que de choses que nous ne nous soucions pas d’apprendre, ou lorsque quelqu’un s’empare de nous et nous force à écouter des paroles qui n’excitent en nous aucun intérêt. Que de fois un de ces imperturbables causeurs pétille de joie, tandis que son entretien fatigue, tourmente toute une société ! En s’abandonnant à sa prolixité, il ne voit pas qu’il répand l’ennui dans le cercle qui l’entoure.

Chaque affaire, chaque livre, chaque entretien qui n’excite en nous ni attrait, ni curiosité, est une cause d’ennui. L’ennui entraîne beaucoup de personnes dans le monde, mais il en est que le dégoût de la société ramène dans la solitude. Un être oisif n’éprouve jamais tant d’ennui que lorsqu’il se trouve seul avec lui-même, tandis qu’au contraire l’homme laborieux supporte péniblement chaque heure, chaque instant qui entrave son activité. Le premier, par la raison qu’il ne sait point vivre avec lui-meme, cherche des distractions extérieures ; le second trouve sa satisfaction dans son propre cœur, après l’avoir vainement poursuivie dans les réunions de salons. L’homme qui n’a aucune occupation sérieuse, aucune habitude de réflexion, éprouve un profond éloignement pour tout ce qui intéresse les natures intelligentes, et, par bonheur pour lui, il n’entend dans le monde, le plus souvent, que des conversations frivoles et vides de sens. L’homme qui aime à étudier et à penser éprouve le même éloignement pour ces fades entretiens qui ne peuvent rien lui apprendre et qui ne lui donnent aucune émotion. Celui qui est doué d’un caractère facile et enjoué se plaît dans la société, parce qu’il domine aisément la volubilité de causeur indiscret. Celui qui est d’une humeur tendre et mélancolique se sent mal à l’aise dans une réunion, parce qu’il est souvent obligé de céder à l’importance d’un étourdi.

Les petits esprits éprouvent rarement de tels ennuis. Ils rencontrent partout des gens de leur espèce, auxquels ils s’attachent de prime abord. Un sot gentilhomme allemand disait avec raison : Un cavalier tel que moi trouve, toujours un cavalier qui le présente dans le monde.

Oppressé par l’ennui, l’homme cherche naturellement à sortir de cette inaction de l’esprit. Il faut pour cela parvenir à émouvoir ses sens, son intelligence, son corps et son âme.

Il est plus facile de sentir que de penser, de recevoir que de donner, et celui qui ne prend pas l’initiative , aime assez qu’on la prenne envers lui

 

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En pareil cas, le goût de la solitude est a peu près pour l'âme ce que la propension au sommeil est pour le corps fatigué. La satiété décide aussi beaucoup de personnes à s’éloigner du monde. Le philosophe Héraclite, que la société ennuyait, devint misanthrope : il établit sa demeure dans une montagne et se nourrit de racines , entouré de bêtes sauvages, car il était las de tout le reste. Une telle conduite annonce plus de faiblesse que de force, plus d’indolence que de passion.

Celui qui. a joui de tout ce que le monde estime et peut donner, celui qui, après de longs efforts, a obtenu la gloire, la fortune, la puissance, les honneurs, et qui, après tout, se dit que tout est vanité ; celui qui, après avoir été aiguillonné par la passion , comme un cheval par l’éperon, en vient à ne plus éprouver aucune passion, celui-là est rassasié. Il ne se réfugie point,  il est vrai, au milieu des bêtes fauves, il ne se nourrit point de plantes sauvages, mais la solitude est son dernier asile. Combien de grands personnages j’ai vus dans cette situation ! car l’homme, placé dans une situation inférieure, ne tombe pas si bas ; leurs cœurs ne ressentent plus aucun désir, ils aimaient encore la vie, le reste n’avait plus de prix à leurs yeux ; la solitude était leur dernier asile.

Le penchant à la solitude provient donc d’abord du besoin de fuir tout ce que nous haïssons dans le tumulte du monde, puis du besoin de recouvrer le calme et l’indépendance , puis ensuite, pour un esprit sensé, du besoin de goûter le bonheur non envié que l’on trouve en soi-même.

 

CHAPITRE III

Des Inconvénients généraux de la solitude.

Le penchant à la solitude ne se concilie pas toujours, connue nous l’avons vu, avec une parfaite rectitude de bon sens, ni avec un calme de caractère disposé à glisser comme une ombre paisible sur le théâtre du monde. Il y a déjà des inconvénients dans l’éloignement ordinaire de la société, et l’on en rencontre de plus grands lorsqu’on fuit les hommes avec obstination.

Tous les défauts des solitaires ne sont point le résultat de la solitude. Ils peuvent provenir de diverses autres causes, et si on entre dans la solitude avec de mauvais penchants, il est à craindre qu’elle ne les augmente.

Nous voulons essayer de reconnaître les bons et les mauvais effets de la solitude, selon les différents caractères , afin de pouvoir dire dans quel cas elle est nuisible et dans quel cas elle est à désirer. Nous devons examiner comment elle procure autant de satisfaction que les relations de société, et dans quel but il est utile que les hommes s’éloignent des autres hommes. Je ne parlerais point des inconvénients de la solitude, si je ne voulais écrire, comme beaucoup d’autres, qu’un roman sur ce sujet ; mais mes intentions sont plus sérieuses.

L’homme, dans l’oisiveté de la solitude, est comme une eau stagnante, qui n’a point d’écoulement et qui se corrompt. L’inaction complète ou la tension trop grande des forces de l’esprit nuisent également au corps et à l’âme.

Chaque organe du corps humain se fatigue dans un travail sans relâche. L’esprit se fatigue de même lorsqu’il voit toujours les mêmes objets, qu’il poursuit le même labeur et porte le même fardeau. La solitude accable celui qui, dans un état de langueur, ne peut s’occuper en lui-même ni avec lui-même. Il succombe au moindre effort, lorsque le devoir ou la passion ne le raniment pas, et l’ardeur de son esprit s’éteint dans un morne isolement, dans une sombre mélancolie. Alors il convient de rechercher la société des hommes honnêtes et aimables, jusqu’à ce qu’on ait repris quelque goût au travail et qu’on retrouve en soi-même quelque satisfaction.

Sans la variété, sans la distraction, l’homme s’engourdit dans la solitude, lorsqu’il n’a pas assez de force pour soutenir longtemps un difficile effort. Ses idées prennent un caractère de roideur et d’inflexibilité, ses points de vue lui semblent préférables à tous ceux des autres, et il finit par ne plus estimer que lui-même; tandis qu’au contraire la société améliore notre caractère et nos habitudes , en nous accoutumant à supporter la contradiction et à vivre avec des personnes qui ne pensent pas comme nous.

Il y a encore, dans la solitude, un autre danger : c’est qu’en s’y retirant, on en vienne à se plaire trop à soi-même. Les gentilshommes qui habitent la campagne y contractent souvent l’habitude de parler avec tant de roideur, de soutenir avec tant d'opiniâtreté les opinions les plus déraisonnables, qu’il devient presque impossible de traiter une affaire avec eux. Platon disait que l’orgueil, l’obstination, la roideur de caractère, étaient un effet constant de la solitude , et qu’on ne devait point en être .surpris , parce qu’un homme qui vit seul ne songe à plaire à personne autre qu’à lui-même. Il s’imagine pouvoir faire tout ce qu’il veut, parce que ses valets exécutent tout ce qu’il ordonne.

Il est difficile de détruire le profond respect que certains solitaires conservent pour leurs fantaisies et l’admiration qu’ils ont pour eux-mêmes. Intimement convaincus que leurs idées sont d’une origine divine, qu’elles leur ont été inspirées par le ciel même, ils citent au tribunal de Dieu comme des criminels tous ceux qui n’ont point ces mêmes idées.

La solitude a aussi des inconvénients pour les savants , à quelque classe qu’ils appartiennent. Beaucoup de savants vivent entièrement seuls ou au milieu d’un cercle très restreint, et se trouvent hors de leur élément lorsqu’ils quittent leur cabinet d’étude. On aura de la peine à me croire, peut-être, et cependant le fait que je vais rapporter est vrai. Dans une ville célèbre d’Allemagne, du haut de la chaire, les savants ont été instamment priés de vouloir bien se préserver des défauts ordinairement attachés à leur état, de l’irritabilité , de la misanthropie , et du mépris de tout ce qui n’entre pas dans le cercle ordinaire de leur vie ou de leurs occupations.

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Pour aimer celui qui observe les hommes, il suffit qu'on ne soit pas forcé de le craindre. Tout pour l’amour, disait Goethe : et celui qui a connu ce grand poëte sait de quelles grâces il revêtait la force de son génie et la nature sérieuse de ses études.

Il est facile de se faire aimer quand on s’approche franchement des hommes, quand on s’attache à eux avec confiance. Il n’y a pas une situation humaine où nous n’ayons besoin tantôt des conseils et tantôt de l’appui des autres hommes. Mais comment se ferait-il aimer celui qui veut toujours être prévenu et ne prévenir personne, celui qui s’inquiète de chaque parole qui s’échappe de ses lèvres, de chaque sentiment qu’il révèle, de chaque geste, de chaque expression de physionomie qui décèle l’état de son âme ; celui qui ne s’attache à aucun homme, qui vit à l’écart, solitaire, silencieux, renfermé en lui-même, qui est toujours sur ses gardes, et qui n’ose témoigner à ceux qui l’entourent la moindre confiance?

Ouvrir franchement son cœur aux autres, c’est se procurer une source de jouissances infinies. Pour que les autres ne soient point embarrassés avec nous, il faut que nous ne le soyons point avec eux. Tout ce qu’on renomme le plus, faveur du monde, richesses et tous les éloges des journaux ne procurent pas la joie qu’on éprouve à pouvoir se dire : j’ai inspiré de la confiance à ce malheureux; j’ai consolé ce cœur affligé; j’ai rendu, Dieu soit loué ! le courage à cet être abattu ! Mais on n’acquerra pas ce bonheur si l’on n’a pas le don de se faire aimer (…)

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Si un homme mélancolique ne peut vivre avec les personnes qui ne le comprennent pas, il est à regretter qu’il vive entièrement en lui-même ; car souvent, comme nous l’avons dit, la mélancolie s’aggrave dans la solitude par le retour constant de la même idée, par l’absence de toute distraction. Un homme mélancolique devient souvent alors défiant et sauvage, quoiqu’il soit né peut-être avec un caractère hardi et entreprenant; il évite les lieux où différentes personnes se rassemblent ; la clarté du soleil l’effarouche, car il éprouve plus de tranquillité lorsqu’il pense qu’on l’aperçoit moins, et il ne se sent jamais mieux que par un ciel sombre, au milieu de la pluie et de l’orage. C’est un supplice pour lui que de sortir de sa retraite ; il voudrait, quand il passe dans les rues, ne rencontrer aucune âme vivante. Une obscurité continuelle règne dans sa chambre; il frissonne, il doit recevoir une visite, et on ne saurait le rendre plus malheureux qu’en le forçant, par un excès de politesse, à aller dans le monde. La solitude est un poison pour lui, mais il aime ce poison.

 

CHAPITRE VII

Avantages généraux de la solitude.

La solitude nous touche en nous offrant l’image du repos. Le tintement lointain du cloître solitaire, le silence de la nature par une belle nuit, une haute montagne, près d’un ancien monument en ruines, ou dans les ombres d’une forêt profonde, répandent dans l’âme qui se recueille une douce mélancolie et détournent ses pensées du tumulte des hommes. Mais celui qui ne sait pas trouver en soi un ami, une société, qui ne se sent point à l’aise dans ses propres pensées, celui-là assimile la solitude à la mort.

Tout ce que j’ai dit des inconvénients, des dangers de la solitude, ne porte aucune atteinte aux salutaires effets que la solitude peut avoir, si en s’y retirant on sait faire un sage emploi de son repos , de sa liberté et veiller sur son avenir. On passe à travers les écueils les plus périlleux, quand on distingue les signaux et les endroits redoutables.

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Lorsque rien de ce qui l’entoure ne lui donne plus aucune animation, il met en mouvement les ressorts de son âme, et ne se trouve jamais moins seul que quand il est renfermé dans sa retraite.

Les hommes d’une nature distinguée ont souvent à s’occuper d’affaires, qui sont pour leur esprit ce qu’est l’ipécacuanha pour un estomac qui souffre de la faim. Enchaînés à un travail aride et pénible, condamnés à vivre avec des créatures sans âme, ils ne peuvent ni changer de place, ni se délivrer de leur fardeau ; leurs fonctions ne sont pour eux qu’un joug insupportable; ils se sentent opprimés et ils oppriment ceux qui les environnent. Souvent ils se figurent qu’il n’y a de repos pour eux que dans la tombe ; tout dans le monde les fatigue ; les livres ne leur offrent aucun attrait, et les correspondances les importunent. Nul souffle rafraîchissant ne les ravive dans leur triste situation, nulle verdure ne récrée leurs regards ; mais laissez-les seuls, rendez-leur la liberté, les heureux loisirs, vous les verrez bientôt renaître à l’enthousiasme de leur jeunesse et reprendre leur vol d’aigle.

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Retirez-vous donc dans la solitude, interrogez votre cœur pour apprendre à penser plus sagement. Ah ! combien les leçons d’une vraie philosophie, si restreintes qu’elles soient, et combien une raison éclairée, nous rendent humbles et flexibles! Mais, dans l’erreur des préjugés, dans l’ignorance de l’esprit, 0n s’éloigne du droit chemin, et l’on cherche le bonheur à travers les ténèbres. Il faut vivre tranquille, à l’écart, pour ne pas estimer au-delà de leur valeur les hommes et les choses. Rejeter les injustes préventions du vulgaire est le premier pas de la raison, et c’est en cherchant la vérité, à l’aide de cette raison, et en s’attachant aux principes de la philosophie pratique, que l’on en vient à ne vénérer que ce qui est réellement vénérable.

C’est la solitude qui nous donne le moyen de nous étudier nous-mêmes, d’éloigner de nous l’erreur de la vie commune, et d’élever notre âme. Mais ce n’est point encore assez pour que nous ayons de nous- mêmes une connaissance suffisante: avec quelle partialité ne jugeons-nous pas souvent dans la retraite notre propre mérite ! A combien de mauvaises passions ne nous laissons-nous pas aller, et que de qualités il nous manque pour obtenir la satisfaction durable et la félicité intérieure !

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Un grand nombre d’hommes doivent à la solitude leur force et leur supériorité d'esprit. Pareils au cèdre qui, sur la montagne, brave les tempêtes, ils ont bravé dans leur retraite le souffle des mauvaises tentations. Quelques uns ont peut-être, dans ce dernier refuge, conservé les faiblesses de l'humanité. Mais combien d’autres ont fait preuve d’une fermeté inébranlable! Tout effort sincère et généreux pour arriver à la vertu, tout ce qui tend à élever l’esprit, toute entreprise courageuse excite en nous un sentiment d’admiration.

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POUR L’ESPRIT

Loin du bruit du monde, où mille images étrangères flottent à nos yeux et fascinent notre esprit, on ne cherche qu’un seul bien dans la solitude, on se dérobe à toutes les choses extérieures qui ne sont point celles que nous désirons et que nous aimons. Un écrivain que je voudrais relire chaque jour, Blair, l’auteur des Lectures sur la rhétorique et les belles-lettres, dit dans un de ses livres : « C’est la force d’attention qui le plus souvent distingue de la foule l’homme doué de grandes qualités. Les êtres vulgaires ne reconnaissent ni règle ni but dans leur marche aventureuse. Les objets flottent sans lien à la surface de leur âme, pareils à des feuilles que le vent fait voler de côté et d’autre et disperse à la surface de l’eau. »

On s’habitue à réfléchir lorsque l’on écarte ses pensées des vaines distractions, et que l’on se trouve dans une situation qui ne change point à tout instant par le cours journalier des choses. Pour nous exercer à réfléchir, il faut d’abord nous retirer de la foule tumultueuse et nous élever au-dessus des exigences sensuelles. C’est alors qu’on se rappelle facilement tout. ce qu’on a lu, entendu, éprouvé. Chaque regard que nous jetons dans le silence de la retraite nous révèle de nouvelles pensées et procure à l’esprit les plaisirs les plus doux. On regarde vers le passé, on comtemple l’avenir, et l’on oublie ces deux époques dans la jouissance de son bonheur actuel ; mais, pour que la raison conserve dans la solitude sa force particulière , il faut que nous appliquions notre activité à une noble occupation.

 

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Une âme délicate souffre tout autant de l’aspect de nos infirmités morales que de celui de nos faiblesses physiques. Pourquoi se retirerait- on de la voie commune ? Pourquoi s’en irait-on dans la solitude si l’on ne craignait la contagion ? Mais, comme il y a une quantité de faiblesses et d’imperfections morales qui ne passent point pour telles, c’est un plaisir incontestable de connaître ces défauts, de les désigner sous leur vrai nom, de les montrer aux regards, lorsque cette révélation ne peut porter préjudice à personne.

La solitude est donc une école qui exerce l’esprit d’observation, et qui, par là, nous aide à connaître les hommes, parce qu’après y avoir paisiblement réfléchi, nous savons mieux ce que nous devons examiner dans le monde, et parce que nous mûrissons dans la solitude nos remarques et nos observations.

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Nous consumons un grand nombre d’heures en de vaines préoccupations, dans des actes sans importance , qui se renouvellent sans cesse. Chaque jour, nous perdons une partie des instants que nous croyons pouvoir consacrer au repos et au bonheur, et la moitié de notre existence ne sert qu’à anéantir les jouissances de celle qui nous reste.»

On ne perd jamais plus de temps que lorsqu’on gémit de n’en avoir pas assez. Tout ce qu’on fait alors, on le fait à regret. Le joug que chacun de nous doit porter semble plus léger quand on le porte avec résignation ; mais lorsque nous n’avons à obéir qu’à des lois d’étiquette, lorsqu’on nous impose l’obligation de faire de nombreuses visites, il faut savoir briser ses chaînes ; il faut ne pas craindre de fermer sa porte à ceux qui n’ont rien à nous dire, se tracer chaque matin un plan de travail, et se rendre chaque soir un compte sévère de sa journée : on prolongera ainsi la durée de son existence. Quand quelqu’un annonçait à Melanchthon l’intention d’aller le voir, il s’informait non seulement de l’heure, mais de la minute où l’on devait venir, afin de ne point perdre sa journée dans une vague incertitude.

On n’a point à déplorer la perte du temps lorsqu’on est habitué à compter les instants, lorsqu’on vit dans la liberté de la campagne.

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Pétrarque nous enseigne le plus précieux avantage du temps, et nous montre le but que je voudrais faire connaître par mes réflexions. « Si nous voulons, dit-il, servir Dieu, ce qui est le plus grand acte de liberté et le plus grand moyen de bonheur, si nous voulons élever notre intelligence par l’étude des lettres, qui, après la religion, est la plus douce jouissance , si par nos pensées et par nos écrits nous voulons laisser une œuvre qui nous donne un nom, qui arrête le cours rapide de nos jours et prolonge la durée de cette vie si fugitive, ah ! fuyons, je vous prie, et passons dans la solitude le peu de temps que nous avons à passer en ce monde. »

C’est une idée que nous ne pouvons pas tous réaliser ; mais il est des hommes qui peuvent plus ou moins disposer de leur temps, qui peuvent à leur gré entretenir des relations sociales ou s’y dérober. C’est pour ceux-là que je continue à développer les avantages de la solitude.

La solitude nous donne un goût plus pur et des pensées plus larges ; elle rend l’esprit plus actif, et lui procure des satisfactions d’une nature supérieure et que personne ne peut lui ravir.

On améliore son goût dans la solitude par un choix plus attentif des beautés qui occupent l’esprit. Dans la solitude il dépend de nous de ne voir que ce qui nous est agréable, de ne lire et de ne penser que ce qui aide à notre perfection et nous offre une plus grande variété d’objets. Là on échappe à ces fausses idées que l’on accepte si souvent dans le monde, où il faut s’en rapporter au sentiment des autres plutôt qu’à ses propres impressions. C’est chose insupportable que de s’entendre sans cesse répéter : « Voilà ce qu’il faut sentir. »

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La solitude nous donne des idées, des connaissances plus larges ; elle rend l’esprit plus actif en excitant notre curiosité, en affermissant notre application et notre persévérance. Un homme qui connaissait bien ces avantages a dit : « Les forces de notre esprit s’exercent et s’agrandissent dans la solitude. Les ténèbres qui parfois se répandent sur notre route se dissipent, et nous rentrons avec plus de calme et de sérénité dans les relations sociales. Notre horizon s’est étendu par la réflexion. Nous avons appris à envisager un plus grand nombre de choses et à les lier l’une à l’autre. Nous rapportons dans le monde où nous sommes appelés à vivre un regard plus net, un jugement plus droit, et des principes plus fermes au milieu même des distractions ; nous pouvons alors conserver une attention plus soutenue et juger avec plus de précision par l’habitude que nous en avons acquise dans la retraite. »

La curiosité de l’homme intelligent est bientôt satisfaite dans les relations ordinaires de la vie. La solitude au contraire l’accroît chaque jour. L’esprit humain n’aperçoit pas de prime abord le but de ses recherches. Ses essais se lient à des observations, ses expériences à des résultats, et une vérité fait naître une nouvelle source d’études et de vérités. Ceux qui les premiers observèrent le cours des astres ne prévoyaient sans doute pas l’influence que leurs découvertes exerceraient un jour sur les entreprises et la destinée de l’homme.

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L’action de la solitude nous place au-dessus des événements passagers de ce monde. Celui dont les richesses, les voluptés, les grandeurs, n’ont pu satisfaire les désirs, peut trouver dans une retraite champêtre , avec un livre à la main, les jouissances qu’il a vainement cherchées ailleurs.

Celui qui s’éloigne du tumulte de la foule pour travailler à s’acquérir l’affection et la reconnaissance des hommes ; celui qui se lève avec l’aurore pour vivre avec les morts n’est point paré dès le matin. Ses chevaux reposent à l’écurie, et sa porte est fermée aux oisifs; mais, comme il étudie l’humanité, il ne perd point de vue le monde, même lorsque ses fenêtres sont encore voilées par des rideaux, et qu’il ne voit pas se dérouler devant lui le paysage. Il revient sur tout ce qu’il a vu et appris. Chaque observation qu’il a faite dans le monde confirme pour lui une vérité ou combat un préjugé ; tout alors lui apparaît dépouillé d’un faux éclat et dans une austère nudité. Et quel bonheur de se trouver dans une situation où l’on peut éviter le mensonge !

Les plaisirs de la solitude s’accordent avec tous les devoirs publics, car ils sont le plus noble exercice des facultés qui servent au bien du public. Serait-ce donc un crime d’aimer, d’honorer la vérité et de la dire? Serait-ce un. crime d’oser proclamer à haute voix ce qu’un homme vulgaire ne pense qu’en tremblant, et de préférer une généreuse liberté à une plate servitude? N’est-ce pas par les écrivains que la vérité se répand au milieu du peuple, et frappe les yeux des grands?

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L’habitude d’exercer sa pensée, de s’efforcer de faire sans cesse de nouvelles observations et d’acquérir de nouvelles idées, est un trésor inappréciable pour celui qui se croit enrichi à chaque observation qu’il poursuit, et qui fait fructifier chacune de ses idées. Lorsque Démétrius eut pris et livré au pillage la ville de Mégare, il fit venir le philosophe Stilpon, et lui demanda si, dans ce ravage général, il n’avait rien perdu. « Non, répondit Stilpon ; car tout ce que je possède est dans ma tête. »

La solitude est la source d’où découle ce que l’on cache ordinairement dans les relations du monde. Là, quand on peut écrire, on soulage son cœur. Nous n’écrivons pas toujours parce que nous sommes dans la retraite; mais il est nécessaire cependant d’être dans la retraite pour écrire. Le plaisir de communiquer ses sentiments et ses pensées à un cercle plus étendu que celui où l’on vit est la plus grande jouissance de la vie pour l’homme qui, par l’effet des circonstances où il se trouve placé, ne peut dire hautement tout ce qu’il pense.

Chacun peut écrire chez soi : mais celui qui veut composer un livre de philosophie ou un poème a besoin d’une pleine liberté. Il faut qu’on le laisse seul ; il faut qu’il puisse suivre le cours de son inspiration, s’établir où bon lui semble, en plein air ou dans sa chambre, à l’ombre des arbres ou dans son fauteuil. Pour écrire avec bonheur, il faut y être porté par un besoin moral, par une certaine ardeur, et n’éprouver aucune contrainte.

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Autant un bon écrivain est au-dessus du commun des hommes, autant le pouvoir de sa pensée surpasse celui des pensées de la multitude. Il est vrai que les ignorants gouvernent en maint lieu l’opinion et que souvent ce sont eux que l’on consulte pour savoir ce que l’on doit admettre ou rejeter ; mais toute grande pensée est immortelle, et les critiques d’un sot disparaissent avec le jour qui les a vues naître.

Quand on entend des jugements sans goût, des satires qui ne s’appuient sur aucune œuvre, on pourrait bien dire à ces prétendus beaux-esprits, qui dans leur stérilité ne savent que se moquer des productions les plus sérieuses : « Pourquoi voulez-vous expliquer et commenter ce que j’écris, lorsque les passages les plus recommandables de nos œuvres glissent sur votre esprit sans l’émouvoir? Qui êtes-vous? Pourquoi vous ériger en archivistes de la sottise et en juges du bon goût? Où sont vos 'écrits? Où a-t-on jamais entendu prononcer votre nom ? Quels hommes distingués comptez-vous au nombre de vos amis? Dans quelle contrée sait-on que vous existez? Pourquoi prêcher sans cesse votre nihil admirari? Pourquoi cherchez-vous à flétrir ce qui est grand et noble si ce n’est parce que vous ne possédez point ces qualités, parce que vous sentez vous-même votre petitesse et votre misère? Si vous briguez les suffrages d’une foule crédule et ignorante, c’est que personne ne vous estime ; si vous affectez de mépriser la gloire, c’est que vous êtes incapable de rien faire de durable. Mais soyez tranquille, le nom que vous cherchez à tourner en ridicule restera, et le vôtre sera oublié.

Il est bien permis de conserver ces désirs de renommée parmi ces êtres vulgaires; mais ce n’est point à eux que j’en appelle, c’est aux hommes d’un jugement droit et équitable, aux hommes d’élite que l’on désire émouvoir, et dont le cœur s’ouvre toujours à un écrivain quand ils voient avec quelle confiance il aspire à y épancher le sien. C’est pour conquérir leurs suffrages qu’on se retire dans la solitude. Après les gens qui s’amusent à inscrire leurs noms sur les murs et les vitres, nul ne me paraît moins digne de- renommée que celui qui n’écrit qu’en vue de la petite ville où il demeure. Quiconque cherche la gloire parmi les hommes au milieu desquels il vit, est un fou qui sème son grain sur le roc. On lui accordera peut-être quelques bonnes qualités, mais on ne lui pardonnera ni sa grandeur ni sa liberté.

Par bonheur un écrivain de cœur peut se dire que les hommes justes et sensés qui vivent loin de lui suivent d’autres règles que ses concitoyens pour apprécier un bon livre. Ces hommes-là se demanderont si ce livre peut agir sur l’esprit, s’il a une tendance morale et utile, s’il est marqué du sceau de la sincérité, s'il peut donner plus d’élévation à l’âme, faire naître des sentiments nobles et inspirer des résolutions généreuses. S’il en est ainsi, ce livre a leurs suffrages, et ils rendent justice à celui qui l’a composé.

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Une foule de projets utiles échoueraient sans doute si, pour les faire réussir, il fallait nécessairement avoir recours aux savants et aux écrivains. Mais il est bon pourtant qu’un écrivain fraie la route et qu’il ne se décourage pas si l’on interprète mal ses intentions et si l’on va même jusqu’à se révolter contre lui.

Les grandes et fortes pensées sont en général bannies du langage ordinaire de la conversation. Ce qu’on admet le plus volontiers dans le monde, j’entends dans le monde que nous voyons autour de nous, ce sont les expressions les plus timides et les sentiments les plus réservés. Mais si l’on ne tolère point la rude franchise de l’écrivain dans un salon, nous devons dire que le langage flatteur du monde serait aussi peu à sa place dans un livre. Il faut que la vérité soit exprimée, qu’on s’accoutume à la reconnaître dans la société, à la taire s’il en est besoin, qu’on forme ses manières dans le monde et son caractère dans la solitude.

La volonté s’affermit dans la solitude, on devient là plus exigeant pour soi-même, parce qu’on y trouve plus de loisir, plus de liberté, et qu’on y acquiert par là même plus de pouvoir. Mais il ne faut pas, nous le répétons encore, que les loisirs dont on jouit dégénèrent en oisiveté, et engourdissent peu à peu nos sages résolutions. Il faut au contraire que la jouissance d’une pleine et entière liberté anime à la fois notre esprit et notre imagination.

Un de mes amis m’a souvent dit qu’il n’éprouvait jamais aussi vivement le besoin d’écrire que les jours de revue, où des milliers d’hommes passaient sous ses fenêtres pour s’en aller assister aux manœuvres des régiments. Il a publié de bons ouvrages scientifiques ; mais ce qu’on lui doit de meilleur, il l’a fait précisément dans ces jours de grand spectacle populaire. Moi-même je me souviens que, dans ma jeunesse , je ne me sentais jamais plus disposé à m’occuper d’idées sérieuses que dans les matinées des jours de fête, quand mes concitoyens circulaient dans les rues parés et endimanchés et que j’entendais au loin retentir le son d’une cloche de village.

Les fréquentes interruptions paralysent les bons effets de la solitude. Si l’on n’est point tranquille, on ne peut recueillir ses pensées. Voilà pourquoi des fonctions publiques nous ôtent souvent plus d’intelligence qu’elles ne nous en donnent ; chacun est obligé d’être, dans l’emploi qu’il occupe, ce que l’on veut qu’il soit, tandis que dans la solitude il garde sa vraie nature. De là vient que tant d’hommes livrés aux études de la science encourent de graves reproches sous les devoirs journaliers qui leur sont imposés. On dit d’eux qu’ils ne sont bons qu’à faire des livres ; on loue peut-être leurs ouvrages, et l’on attaque sans ménagement leur capacité administrative.

Dans la solitude on combat énergiquement le préjugé et l’erreur. Plus on observe les choses de près, plus on s’affermit dans ses convictions et plus on sent fortement tout ce que l’on examine. Quand l’âme est rentrée tout entière en elle-même, il lui devient plus facile d’agir puissamment sur les objets qui l’entourent.

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L’homme qui a vécu dans le calme peut acquérir, par là même, plus d’activité pour la vie pratique, et lorsqu’il s’éloigne du monde, il rentre dans la solitude pour y prendre un repos nécessaire et se préparer à de nouveaux combats. Périclès, Phocion, Épaminondas, ont sans doute puisé dans la retraite les idées qui ont fait leur grandeur. Quand Périclès était occupé de quelque projet important, on ne le voyait point dans les rues d’Athènes; il renonçait aux festins, aux réunions bruyantes et à toutes les distractions ordinaires. Pendant le temps où il gouvernait la république, il n’alla qu’une seule fois souper chez un ami, et n’y resta que quelques instants. Phocion se voua d’abord à l’étude de la philosophie, non pas dans le dessein orgueilleux de mériter ce titre de sage, mais dans l’espoir d’acquérir par là plus d’énergie, de présence d’esprit et de résolution dans la conduite des affaires publiques. En observant Épaminondas, on se demandait comment cet homme, qui avait passé sa vie avec les livres, avait pu acquérir ses capacités militaires. Il était très avare de son temps; dévoué de cœur à l’étude, il s’éloigna des emplois publics, et il fallut que ses compatriotes l’arrachassent à sa solitude pour le mettre à la tête des armées.

Un homme auquel je ne pense jamais sans enthousiasme, Pétrarque, a formé son caractère dans la solitude , et y a gagné les qualités qu’il a montrées dans les affaires politiques les plus délicates.

 

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POUR LE COEUR

J’ai découvert un moyen excellent de me séparer du monde, c’est de m’habituer aux lieux où je m’établis, et je suis convaincu que je pourrais m’habituer ainsi à tous les lieux, excepté pourtant à Avignon. Ici, à Vaucluse, je me figure que je suis tantôt à Athènes, tantôt à Rome ou à Florence, selon les fantaisies de mon esprit ; ici, je jouis de tous mes amis, de ceux avec qui j’ai vécu, de ceux qui sont morts longtemps avant moi, et de ceux que je ne connais que par leurs ouvrages. »

Pétrarque ne voulut cependant pas faire tout ce qu’il avait la force de faire, parce qu’il était amoureux. Il n’avait pas cette paix du cœur, cette paix qui est un des plus sûrs moyens, dit Lavater, d’être bon et (le produire le bien.

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Nous devons nous efforcer de réunir tout ce qui peut faire rentrer quelque repos dans notre âme, et entretenir avec soin ce repos si précieux.

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On se laisse aller à l’impression du moment. Sans doute il faut que l’amitié soit sincère, mais il faut aussi qu’on apporte dans les relations les plus intimes des sentiments de tolérance et de condescendance. Il faut que dans l’occasion on réponde à l’emportement par la douceur et à l’aigreur par la patience. Dans le monde, il arrive malheureusement assez souvent que deux amis ne pratiquent point ce principe. On se laisse aller à une irritation accidentelle et l’on oublie les égards que l’on doit à son ami. Dans la solitude, ces inconvénients disparaissent. La solitude sanctifie la mémoire de ceux qui nous sont chers, et efface l’impression de tout ce qui a pu atténuer les pures jouissances de l’amitié. La sécurité, la confiance, reprennent là leur empire sur le cœur. Il n’est plus question de désaccord. J’entends toujours mon ami, et je sais qu’il m’entend. Je regarde comme un bien sacré toutes les fleurs qu’il sème sur ma route, et je cueille pour lui toutes celles que je puis trouver.

La solitude nous donne encore des amis que rien ne nous enlève, dont rien ne peut nous séparer et dont nous n’invoquons jamais en vain l’utile secours.

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C’est ainsi que la solitude, partagée avec une personne chérie, nous donne une plus grande tranquillité et une plus grande satisfaction. L’amour alors entretient les plus nobles sentiments dans le cœur, élève l’âme, seconde le penchant à la bienveillance, et nous affermit dans la pratique de la vertu.

La solitude change parfois une tristesse profonde en une douce mélancolie. Tout ce qui agit sur nous avec douceur est pour l’âme affligée un baume salutaire. Voilà pourquoi, lorsque nous souffrons d’une maladie physique ou d’une douleur morale, nous sommes si sensibles aux soins compatissants d’une femme, à ses prévenances, à son affection. Ah! quand tout m’attristait dans le monde, quand ma profonde mélancolie brisait mes forces, paralysait mon courage et voilait à mes yeux les riantes beautés de la nature, quand l’univers entier ne m’apparaissait que comme un immense tombeau, les délicates attentions d’une femme étaient pour moi une puissante consolation.

La solitude inspire parfois une douce mélancolie dès l’âge le plus tendre. Des jeunes personnes, d’une sensibilité tendre, d’une imagination vive, l’éprouvent parfois à la campagne, à l’âge où naît en elles le besoin d’aimer. J’ai reconnu souvent les indices de cette mélancolie sans aucun symptôme de maladie. Rousseau les ressentit à Vevay lorsqu’il allait se promener sur les bords du lac de Genève. « Mon cœur, dit-il, s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes ; je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien "de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau. »

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N’avons-nous pas été dirigé par l’amour-propre plutôt que par l’amour du prochain ? Dans nos heures solitaires , en élevant notre cœur vers Dieu, nous apprécions plus facilement et plus judicieusement la nature et le motif réel de ces actions.

La solitude nous conduit de la faiblesse à la force, de la séduction à la résistance, du présent à l’avenir, des contraintes du monde d’ici-bas à la contemplation d’un monde meilleur. Aux heures de retraite et de silence, nous sommes plus près do celui à qui nous devons par-dessus tout être désireux de plaire, et qui veille près de nous dans les ombres de la nuit.

Les apologistes de la société répètent sans cesse qu’il y a de grandes choses à faire dans le monde. Mais, d’une part, nous ne faisons pas dans le monde tout ce que le devoir nous prescrit, et de l’autre, nous devons être convaincus que nous n’acquerrons jamais aussi bien que dans la solitude et par la religion l’énergie nécessaire pour accomplir des actions de mérite et l’élévation de caractère que nous devons tous ambitionner.

La satisfaction habituelle dont notre âme jouit au sein de la solitude a déjà quelque analogie avec les joies de l’éternité, et c’est dans ces moments de félicité intérieure qu’on aime à s’abandonner aux désirs et aux espérances qu’éveille en nous l’idée d’une autre vie.

Dans ce monde où l’on trouve tant de contrainte et d’inquiétude, la liberté, le loisir, le repos, sont des biens inappréciables auxquels chacun aspire, comme le navigateur fatigué des orages de la mer aspire à la terre ferme.