De
la littérature considérée comme une
tauromachie.
Ce que je
méconnaissais, c'est qu'à la base de toute introspection il y a goût de se contempler et qu’au fond de toute confession
il y a d’être absous. Me regarder sans complaisance, c'était encore me regarder, maintenir
mes yeux fixés sur
moi au lieu de les porter
au- delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain.
Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais
qu'il fût bien rédigé et architecturé, riche d'aperçus et émouvant, c'était
tenter de les séduire pour qu'ils me soient indulgents, li- miter — de toute façon
— le scandale en lui donnant forme
esthétique. Je crois donc que, si enjeu il y a eu et corne de taureau, ce n'est
pas sans un peu de duplicité que je m'y suis aventuré : cédant, d'une part,
encore une fois à ma tendance narcissique ; essayant, d'autre part, de trouver
en autrui moins un juge qu'un complice. De même, le matador qui semble risquer
le tout pour le tout soigne sa ligne et fait confiance, pour triompher du danger,
à sa sagacité technique.
Toutefois, il y a pour le torero menace
réelle de mort,
ce qui n'existera jamais pour l'artiste, sinon de manière
extérieure à son art (ainsi, pendant l'occupation allemande, la
littérature clandestine, qui certes impliquait un danger mais dans la mesure où
elle s'intégrait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute,
indépendamment de l'écriture elle-même). Suis-je donc fondé à maintenir la
comparaison et à regarder comme valable mon essai d'introduire « ne fût-ce que l'ombre d'une corne de taureau
dans une œuvre littéraire » ? Le fait d'écrire peut-il jamais entraîner
pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n'être pas mortel, soit
du moins positif ?
Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut
comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis l'Âge d'homme. Acte
par rapport à moi-même puisque j'entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce
à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la
psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention
quand je l'avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui
puisqu'il était évident qu'en dépit de mes précautions oratoires la façon dont
je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu'elle était avant
publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire,
consistant à montrer le dessous des cartes,
à faire voir dans toute leur nudité
peu excitante
les réalités
qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus
brillants, de mes autres écrits. Il s'agissait moins là de ce qu'il est convenu
d'appeler « littérature engagée » que d'une littérature dans laquelle
j'essayais de m'engager tout entier. Au-dedans comme au-dehors : attendant
qu'elle me modifiât, en m'aidant à prendre conscience, et qu'elle introduisît
également un élément nouveau dans mes rapports avec autrui, à commencer par mes
rapports avec mes proches, qui ne pourraient plus être tout à fait pareils quand j'aurais mis au jour ce
qu'on soupçonnait peut-être déjà, mais à coup sûr confusément. Il n'y avait pas
là désir d'une brutalité cynique. Envie, plutôt, de tout avouer pour partir sur
de nouvelles bases, entretenant avec ceux à l'affection ou à l'estime desquels
j'attachais du prix des relations désormais sans tricherie.
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J'ai parlé plus haut de la règle fondamentale (dire toute la vérité et rien que la vérité ) à laquelle est
astreint le faiseur de confession et j'ai fait allusion également à l'étiquette
précise à laquelle doit se conformer, dans son combat, le torero. Pour ce
dernier il appert que la règle, loin d'être une protection, contribue à le
mettre en danger : porter l'estocade dans les conditions requises implique, par
exemple, qu'il mette son corps, durant un temps appréciable, à la portée des
cornes ; il y a donc là une liaison immédiate entre l'obédience à la règle et
le danger couru.
L’ÂGE D’HOMME
Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la
vie.
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Adulte, je n'ai jamais pu supporter l'idée d'avoir un
enfant, de mettre au monde un être qui, par définition, ne l'a pas demandé et
qui finira fatalement par mourir, après avoir peut-être, à son tour, procréé.
Il me serait impossible de faire
l'amour si, accomplissant cet acte,
je le considérais autrement
que comme stérile et sans rien de commun avec l'instinct humain de féconder.
J'en arrive à penser que l'amour et la mort — engendrer et se défaire, ce qui
revient au même — sont pour moi choses si proches que toute idée de joie
charnelle ne me touche qu'accompagnée d'une terreur superstitieuse, comme si
les gestes de l'amour, en même temps qu'ils amènent ma vie en son point le plus
intense, ne devaient que me porter malheur.
Bien que notre union n'ait pas été sans quelques
orages dus à mon caractère instable, à mon réel défaut de cœur et par-dessus
tout à cette immense capacité d'ennui dont le reste découle, j'aime la femme
qui vit avec moi et je commence à croire que je finirai
mes jours avec elle,
pour autant qu'il soit permis de proférer de telles paroles sans s'exposer à ce
que le destin vous inflige un sanglant démenti. Comme beaucoup d'autres, j'ai fait ma descente aux enfers et, comme quelques-uns, j'en suis plus ou moins
ressorti. En deçà de cet enfer, il y a ma première jeunesse vers laquelle,
depuis quelques années, je me tourne comme vers l'époque de ma vie qui fut la
seule heureuse, bien que contenant déjà les éléments de sa propre désagrégation
et tous les traits qui, peu à peu
creusés en rides, donnent sa ressemblance au portrait.
L’infini
Je dois mon premier contact précis avec la notion
d'infini à une boîte de cacao de marque hollandaise, matière première de mes
petits déjeuners. D'un des côtés de cette boîte était orné d'une image représentant
une paysanne en coiffe de dentelle qui tenait dans sa main gauche une boîte
identique, ornée de la même image, et, rose et fraîche, la montrait en
souriant. Je demeurais saisi d'une espèce de vertige en imaginant cette infinie
série d'une identique image reproduisant un nombre illimité de fois la même
jeune Hollandaise qui, théoriquement rapetissée de plus en plus sans jamais
disparaître, me regardait d'un air moqueur et me faisait voir sa propre effigie
peinte sur une boîte de cacao identique à celle sur laquelle elle-même était
peinte.
Je ne suis pas éloigné de croire qu'il se mêlait à
cette première notion de l'infini, acquise vers l'âge de dix ans
(?), un élément d'ordre assez trouble : caractère hallucinant et
proprement insaisissable de la jeune Hollandaise, répétée à l'infini comme
peuvent être indéfiniment multipliées, au moyen des jeux de glace d'un boudoir
savamment agencé, les visions libertines.
Le sujet et l’objet
Durant mes premières années, je ne m'intéressais guère
au monde extérieur, si ce n'est en fonction
de mes besoins les plus immédiats,
ou de mes peurs. L'univers était presque tout entier circonscrit en moi,
compris entre ces deux pôles de mes préoccupations qu'étaient d'une part ma « lune » (ainsi, en langage enfantin,
m'avait-on appris à désigner mon postérieur), d'autre part ma « petite machine
» (nom que ma mère donnait
à mes parties génitales).
Tragiques
Faust : Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu et semble marcher,
les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne
Marguerite ?
Méphistophélès : Laisse cela. Personne ne s'en trouve bien. C'est une figure
magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer ; son regard
fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?
Faust : Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main chérie n'a
point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna, c'est bien le
corps si doux que je possédai.
Méphistophélès
: C'est de la magie,
pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.
Faust : Quelles délices... et quelles souffrances. Je ne puis m'arracher
à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce
beau cou... Pas plus large que le dos d'un couteau.
Méphistophélès
: Fort bien. Je le vois
aussi ; elle peut bien poser sa tête sous son bras, car Persée la lui a
coupée"
(Goethe, Faust,traduction Gérard de Nerval.)
Lupanars et musées
Actuellement, ce qui me frappe le plus dans la
prostitution, c'est son caractère religieux : cérémonial du raccrochage ou de la réception,
fixité du décor, déshabillage méthodique, offrande du présent, rite des
ablutions, et le langage conventionnel des prostituées, paroles machinales,
prononcées dans un but si consacré par l'habitude qu'on ne peut même plus le
qualifier de « calculé », et qui ont
l'air de tomber de l'éternité ; cela m'émeut autant que les rites nuptiaux de
certains folklores, sans doute parce que s' y trouve le même élément ancestral
et primitif.
Tout cela doit être lié, au moins dans
une faible mesure, à l'influence qu'ont eue sur moi certaines lectures
édifiantes.
Don Juan et
le commandeur
Sans être aucunement bibliophile, j'ai un soin quasi
fétichiste de mes livres. Parmi ceux auxquels je suis le plus attaché, deux me
viennent de ma mère qui les reçut comme prix ou cadeaux, je crois, quand elle
était encore jeune fille :
Lucrèce
À propos de l'acte amoureux — ou plutôt
de la couche qui en est le théâtre — j'emploierais volontiers l'expression «
terrain de vérité » par laquelle, en
tauromachie, l'on désigne l'arène, c'est-à-dire le lieu du combat. De même que
le matador ou « tueur »
donne la mesure de sa valeur quand il se trouve face au taureau seul à seul
(dans cette position que l'argot taurin qualifie si bien en disant qu'il est «
en- fermé »), de même dans le
commerce sexuel, enfermé seul à seul
avec la partenaire qu'il s'agit de dominer, l'homme se découvre en face d'une
réalité. Moi qui éprouve une peine énorme à me tenir à la hauteur des choses et
qui, sauf quand j'ai peur, ai l'impression de me dé- battre dans la plus
diffuse irréalité, je suis fervent des courses de taureaux parce que, plus
qu'au théâtre — et même qu'au cirque, où toutes choses sont amoindries du fait
d'être chaque soir identiquement répétées, prévues quel que soit le danger et
stéréotypées — j'ai l'impression d'assister à quelque chose de réel : une mise
à mort, un sacrifice, plus valable
que n'importe quel sacrifice proprement religieux, parce que le sacrificateur y est constamment menacé de la mort, et d'un coup matériel — enchâssé dans les cornes —
au lieu de la mort magique, c'est-à-dire fictive, à laquelle s'expose quiconque
entre en contact trop abrupt avec le surnaturel. La question n'est pas de
savoir si la corrida dérive ou non de
la tauromachie crétoise, du culte de Mithra ou de quelque autre religion où
l'on détruit des bovidés, mais seulement de déterminer pourquoi elle revêt
cette apparence sacrificielle qui, bien plus que son intérêt immédiatement
sadique, lui confère une valeur passionnelle, dans la mesure où le trouble
qu'engendre la présence du sacré participe de l'émotion sexuelle.
Lucrèce
et Judith
De tout temps, j'ai aimé la pureté, le folklore, ce
qui est enfantin, primitif, innocent. Quand je suis dans ce que les rigoristes
appellent bien, j'aspire au mal parce
qu'un certain mal m'est nécessaire pour me divertir ; quand je suis dans ce
qu'il est convenu d'appeler mal, j'éprouve
une nostalgie confuse, comme si ce que le
commun des gens entend par bien était
réellement une sorte de sein maternel où l'on pourrait sucer un lait
susceptible de rafraîchir. Toute ma vie est faite de ces balancements :
tranquille, je m'ennuie à mourir et souhaite n'importe quel dérangement, mais
pour peu que survienne dans mon existence un élément réel de bouleversement, je
perds pied, j'hésite, j'élude et je renonce le plus souvent. Je suis incapable,
en tout cas, d'agir sans réticence et sans remords, je ne me livre jamais sans
une arrière-pensée de me reprendre et, si je reste replié sur moi-même, ce
n'est jamais sans le regret d'un abandon, dont j'éprouve une envie véhémente. Adulte, je garde un constant désir
d'amitié idéale et d'amour platonique à côté de ce que d'aucuns regarderont
comme des noyades sans grandeur dans la bassesse et dans le vice. Jeune, je me
passionnai pour ces aventures fabuleuses où grouille un peuple d'enchanteurs,
de dames inégalablement chastes et de chevaliers, en même temps que me
remuaient au bas-ventre les troubles de la puberté.
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Je croyais donc, comme tant de garçons de mon âge,
être incompris entre les incompris et je rêvais soit d'amantes entièrement éthérées
sur lesquelles je pleurais, sachant que jamais je ne les découvrirais, soit de femmes
maternelles en qui je m'enfuirais, oubliant dans leur sein mon appétit
d'inaccessible, et près de qui, surtout, il me serait permis de pleurer.
J'ai bien perdu, depuis, cette faculté des larmes, et
je serais tenté d'y voir un
châtiment, pour m'être trop complaisamment abandonné à ces accès de
sentimentalité plus ou moins frelatée. Souvent, comme par le passé, je voudrais
pouvoir sangloter, mais, de jour en jour, je m'aperçois avec un peu plus de
dégoût qu'il n'y a guère que la douleur corporelle qui soit capable de
m'arracher des cris.
Donc, s'il y a des femmes qui m'attirent dans la
mesure où elles m'échappent ou bien me paralysent et me font peur — telle
Judith — il y a aussi de douces
Lucrèces qui sont mes sœurs consolatrices, les seules devant lesquelles je ne
me sente pas emmuré. Et si, rêvant Judith, je ne puis conquérir
que Lucrèce, j'en retire une telle sensation de faiblesse que j'en suis mortellement humilié. Une seule voie,
alors, me restera pour remonter à ce tragique auquel lâchement je me suis dérobé ; ce sera, afin de mieux aimer Lucrèce, de
la martyriser. Il en résulte que, pratiquement, si la femme avec laquelle je
vis ne m'inspire pas une sainte terreur (j'écris
« sainte » parce qu'ici intervient nette- ment la notion du sacré) je tends à
remplacer cette terreur absente par la pitié
; ce qui revient à dire, en termes plus précis, que je suis toujours
obscurément porté à provoquer en moi la pitié pour la femme en question par des moyens artificiels, à l'aide d'une
sorte de déchirement moral que je
cherche à introduire au sein de
la vie quotidienne, tentant de la changer un peu, grâce à ces affres répétées,
en un « radeau de la Méduse » où se lamentent et se dévorent une poignée
d'affamés.
Amours d’Holopherne
J'ai toujours choisi des masques qui
n'allaient pas à la sale gueule du petit-bourgeois que je suis et je n'ai copié
mes héros que dans ce qu'ils ont de plus facile à imiter.
Jamais je ne me pendrai, ni
m'empoisonnerai, ni me ferai tuer en duel.
Comment oserais-je me
regarder si je ne portais pas soit un masque, soit des lunettes déformantes.
Ma vie est plate, plate, plate. Mes yeux
seuls y voient des cataclysmes. Au
fond je ne redoute vraiment que deux choses : la mort et la souffrance
physique. Des maux de dents m'ont empêché de dormir, je ne pourrais guère en
dire autant de mes souffrances morales.
Après cette découverte, je devrais bien
me suicider, mais c'est la dernière chose que je ferai.
(Noté dans un journal
intime, en 1924.)
Le festin
d’Holopherne
Ainsi, lorsque l'amour s'introduisait dans mes
pensées, c'était sous forme de tentation et je ne pouvais l'envisager autrement
que comme une sorte de déchéance. C'est pourtant dans ces conditions — et comme
s'il s'était agi d'une demi-trahison ou d'un début de renoncement — que je me
suis marié.
Le radeau
de la méduse
En 1933 je revins, ayant tué au moins un mythe : celui
du voyage en tant que moyen d'évasion. Depuis, je ne me suis soumis à la thérapeutique
que deux fois, dont l'une pour un bref laps de temps. Ce que j'y ai appris
surtout c'est que, même à travers les manifestations à première vue les plus
hétéroclites, l'on se retrouve toujours identique à soi-même, qu'il y a une
unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu'on fasse, à une petite
constellation de choses qu'on tend à reproduire, sous des formes diverses, un
nombre illimité de fois. Je vais mieux, semble-t-il, et ne suis plus hanté
aussi continûment par le « tragique » et par l'idée que je ne puis rien faire
dont je ne doive rougir.
Je mesure mes actes et mes goûts à leur juste valeur, je ne me livre
plus guère à ces burlesques incartades, mais tout se passe exactement comme si
les constructions fallacieuses sur lesquelles je vivais avaient été sapées à la base sans que
rien m'eût été donné qui puisse les rem- placer. Il en résulte que j'agis,
certes, avec plus de sagacité, mais que le vide dans lequel je me meus en est
d'autant plus accusé. Avec une amertume que je ne soupçonnais pas autrefois,
j'en viens à m'apercevoir qu'il n'y aurait pour me sauver qu'une certaine
ferveur mais que, décidément, ce monde manque d'une chose POUR QUOI JE SERAIS
CAPABLE DE MOURIR.
Étant toujours ou au-dessous ou au-dessus des
événements concrets, je reste prisonnier de cette alternative : le monde, objet
réel, qui me domine et me dévore (telle Judith) par la souffrance et par la
peur, ou bien le monde, pur phantasme, qui se dissout entre mes mains, que je détruis
(telle Lucrèce poignardée) sans jamais parvenir
à le posséder. Peut-être s'agit-il
surtout pour moi d'échapper au dilemme
en trouvant un moyen tel que le monde et moi — l'objet et le sujet — nous nous
tenions debout l'un devant l'autre, de plain-pied, comme devant le taureau se
tient le matador ?