jeudi 27 juin 2024

L'âge d'homme - Michel Leiris

De la littérature considérée comme une tauromachie.

Ce que je méconnaissais, c'est qu'à la base de toute introspection il y a goût de se contempler et qu’au fond de toute confession il y a d’être absous. Me regarder sans complaisance, c'était encore me regarder, maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les porter au- delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais qu'il fût bien rédigé et architecturé, riche d'aperçus et émouvant, c'était tenter de les séduire pour qu'ils me soient indulgents, li- miter de toute façon le scandale en lui donnant forme esthétique. Je crois donc que, si enjeu il y a eu et corne de taureau, ce n'est pas sans un peu de duplicité que je m'y suis aventuré : cédant, d'une part, encore une fois à ma tendance narcissique ; essayant, d'autre part, de trouver en autrui moins un juge qu'un complice. De même, le matador qui semble risquer le tout pour le tout soigne sa ligne et fait confiance, pour triompher du danger, à sa sagacité technique.

Toutefois, il y a pour le torero menace réelle de mort, ce qui n'existera jamais pour l'artiste, sinon de manière extérieure à son art (ainsi, pendant l'occupation allemande, la littérature clandestine, qui certes impliquait un danger mais dans la mesure où elle s'intégrait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute, indépendamment de l'écriture elle-même). Suis-je donc fondé à maintenir la comparaison et à regarder comme valable mon essai d'introduire « ne fût-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une œuvre littéraire » ? Le fait d'écrire peut-il jamais entraîner pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n'être pas mortel, soit du moins positif ?

Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis l'Âge d'homme. Acte par rapport à moi-même puisque j'entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand je l'avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui puisqu'il était évident qu'en dépit de mes précautions oratoires la façon dont je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu'elle était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante

les réalités qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits. Il s'agissait moins là de ce qu'il est convenu d'appeler « littérature engagée » que d'une littérature dans laquelle j'essayais de m'engager tout entier. Au-dedans comme au-dehors : attendant qu'elle me modifiât, en m'aidant à prendre conscience, et qu'elle introduisît également un élément nouveau dans mes rapports avec autrui, à commencer par mes rapports avec mes proches, qui ne pourraient plus être tout à fait pareils quand j'aurais mis au jour ce qu'on soupçonnait peut-être déjà, mais à coup sûr confusément. Il n'y avait pas là désir d'une brutalité cynique. Envie, plutôt, de tout avouer pour partir sur de nouvelles bases, entretenant avec ceux à l'affection ou à l'estime desquels j'attachais du prix des relations désormais sans tricherie.

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J'ai parlé plus haut de la règle fondamentale (dire toute la vérité et rien que la vérité ) à laquelle est astreint le faiseur de confession et j'ai fait allusion également à l'étiquette précise à laquelle doit se conformer, dans son combat, le torero. Pour ce dernier il appert que la règle, loin d'être une protection, contribue à le mettre en danger : porter l'estocade dans les conditions requises implique, par exemple, qu'il mette son corps, durant un temps appréciable, à la portée des cornes ; il y a donc là une liaison immédiate entre l'obédience à la règle et le danger couru.

 

L’ÂGE D’HOMME

Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie.

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Adulte, je n'ai jamais pu supporter l'idée d'avoir un enfant, de mettre au monde un être qui, par définition, ne l'a pas demandé et qui finira fatalement par mourir, après avoir peut-être, à son tour, procréé. Il me serait impossible de faire l'amour si, accomplissant cet acte, je le considérais autrement que comme stérile et sans rien de commun avec l'instinct humain de féconder. J'en arrive à penser que l'amour et la mort — engendrer et se défaire, ce qui revient au même — sont pour moi choses si proches que toute idée de joie charnelle ne me touche qu'accompagnée d'une terreur superstitieuse, comme si les gestes de l'amour, en même temps qu'ils amènent ma vie en son point le plus intense, ne devaient que me porter malheur.

Bien que notre union n'ait pas été sans quelques orages dus à mon caractère instable, à mon réel défaut de cœur et par-dessus tout à cette immense capacité d'ennui dont le reste découle, j'aime la femme qui vit avec moi et je commence à croire que je finirai mes jours avec elle, pour autant qu'il soit permis de proférer de telles paroles sans s'exposer à ce que le destin vous inflige un sanglant démenti. Comme beaucoup d'autres, j'ai fait ma descente aux enfers et, comme quelques-uns, j'en suis plus ou moins ressorti. En deçà de cet enfer, il y a ma première jeunesse vers laquelle, depuis quelques années, je me tourne comme vers l'époque de ma vie qui fut la seule heureuse, bien que contenant déjà les éléments de sa propre désagrégation et tous les traits qui, peu à peu creusés en rides, donnent sa ressemblance au portrait.

L’infini

Je dois mon premier contact précis avec la notion d'infini à une boîte de cacao de marque hollandaise, matière première de mes petits déjeuners. D'un des côtés de cette boîte était orné d'une image représentant une paysanne en coiffe de dentelle qui tenait dans sa main gauche une boîte identique, ornée de la même image, et, rose et fraîche, la montrait en souriant. Je demeurais saisi d'une espèce de vertige en imaginant cette infinie série d'une identique image reproduisant un nombre illimité de fois la même jeune Hollandaise qui, théoriquement rapetissée de plus en plus sans jamais disparaître, me regardait d'un air moqueur et me faisait voir sa propre effigie peinte sur une boîte de cacao identique à celle sur laquelle elle-même était peinte.

Je ne suis pas éloigné de croire qu'il se mêlait à cette première notion de l'infini, acquise vers l'âge de dix ans (?), un élément d'ordre assez trouble : caractère hallucinant et proprement insaisissable de la jeune Hollandaise, répétée à l'infini comme peuvent être indéfiniment multipliées, au moyen des jeux de glace d'un boudoir savamment agencé, les visions libertines.

Le sujet et l’objet

Durant mes premières années, je ne m'intéressais guère au monde extérieur, si ce n'est en fonction de mes besoins les plus immédiats, ou de mes peurs. L'univers était presque tout entier circonscrit en moi, compris entre ces deux pôles de mes préoccupations qu'étaient d'une part ma « lune » (ainsi, en langage enfantin, m'avait-on appris à désigner mon postérieur), d'autre part ma « petite machine » (nom que ma mère donnait à mes parties génitales).

Tragiques

Faust : Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu et semble marcher, les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite ?

Méphistophélès : Laisse cela. Personne ne s'en trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?

Faust : Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna, c'est bien le corps si doux que je possédai.

Méphistophélès : C'est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.

Faust : Quelles délices... et quelles souffrances. Je ne puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou... Pas plus large que le dos d'un couteau.

Méphistophélès : Fort bien. Je le vois aussi ; elle peut bien poser sa tête sous son bras, car Persée la lui a coupée"

(Goethe, Faust,traduction Gérard de Nerval.)

Lupanars et musées

Actuellement, ce qui me frappe le plus dans la prostitution, c'est son caractère religieux : cérémonial du raccrochage ou de la réception, fixité du décor, déshabillage méthodique, offrande du présent, rite des ablutions, et le langage conventionnel des prostituées, paroles machinales, prononcées dans un but si consacré par l'habitude qu'on ne peut même plus le qualifier de « calculé », et qui ont l'air de tomber de l'éternité ; cela m'émeut autant que les rites nuptiaux de certains folklores, sans doute parce que s' y trouve le même élément ancestral et primitif.

Tout cela doit être lié, au moins dans une faible mesure, à l'influence qu'ont eue sur moi certaines lectures édifiantes.

Don Juan et le commandeur

Sans être aucunement bibliophile, j'ai un soin quasi fétichiste de mes livres. Parmi ceux auxquels je suis le plus attaché, deux me viennent de ma mère qui les reçut comme prix ou cadeaux, je crois, quand elle était encore jeune fille :

Lucrèce

À propos de l'acte amoureux — ou plutôt de la couche qui en est le théâtre — j'emploierais volontiers l'expression « terrain de vérité » par laquelle, en tauromachie, l'on désigne l'arène, c'est-à-dire le lieu du combat. De même que le matador ou « tueur » donne la mesure de sa valeur quand il se trouve face au taureau seul à seul (dans cette position que l'argot taurin qualifie si bien en disant qu'il est « en- fermé »), de même dans le commerce sexuel, enfermé seul à seul avec la partenaire qu'il s'agit de dominer, l'homme se découvre en face d'une réalité. Moi qui éprouve une peine énorme à me tenir à la hauteur des choses et qui, sauf quand j'ai peur, ai l'impression de me dé- battre dans la plus diffuse irréalité, je suis fervent des courses de taureaux parce que, plus qu'au théâtre — et même qu'au cirque, où toutes choses sont amoindries du fait d'être chaque soir identiquement répétées, prévues quel que soit le danger et stéréotypées — j'ai l'impression d'assister à quelque chose de réel : une mise à mort, un sacrifice, plus valable que n'importe quel sacrifice proprement religieux, parce que le sacrificateur y est constamment menacé de la mort, et d'un coup matériel — enchâssé dans les cornes — au lieu de la mort magique, c'est-à-dire fictive, à laquelle s'expose quiconque entre en contact trop abrupt avec le surnaturel. La question n'est pas de savoir si la corrida dérive ou non de la tauromachie crétoise, du culte de Mithra ou de quelque autre religion où l'on détruit des bovidés, mais seulement de déterminer pourquoi elle revêt cette apparence sacrificielle qui, bien plus que son intérêt immédiatement sadique, lui confère une valeur passionnelle, dans la mesure où le trouble qu'engendre la présence du sacré participe de l'émotion sexuelle.

Lucrèce et Judith

De tout temps, j'ai aimé la pureté, le folklore, ce qui est enfantin, primitif, innocent. Quand je suis dans ce que les rigoristes appellent bien, j'aspire au mal parce qu'un certain mal m'est nécessaire pour me divertir ; quand je suis dans ce qu'il est convenu d'appeler mal, j'éprouve une nostalgie confuse, comme si ce que le commun des gens entend par bien était réellement une sorte de sein maternel où l'on pourrait sucer un lait susceptible de rafraîchir. Toute ma vie est faite de ces balancements : tranquille, je m'ennuie à mourir et souhaite n'importe quel dérangement, mais pour peu que survienne dans mon existence un élément réel de bouleversement, je perds pied, j'hésite, j'élude et je renonce le plus souvent. Je suis incapable, en tout cas, d'agir sans réticence et sans remords, je ne me livre jamais sans une arrière-pensée de me reprendre et, si je reste replié sur moi-même, ce n'est jamais sans le regret d'un abandon, dont j'éprouve une envie véhémente. Adulte, je garde un constant désir d'amitié idéale et d'amour platonique à côté de ce que d'aucuns regarderont comme des noyades sans grandeur dans la bassesse et dans le vice. Jeune, je me passionnai pour ces aventures fabuleuses où grouille un peuple d'enchanteurs, de dames inégalablement chastes et de chevaliers, en même temps que me remuaient au bas-ventre les troubles de la puberté.

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Je croyais donc, comme tant de garçons de mon âge, être incompris entre les incompris et je rêvais soit d'amantes entièrement éthérées sur lesquelles je pleurais, sachant que jamais je ne les découvrirais, soit de femmes maternelles en qui je m'enfuirais, oubliant dans leur sein mon appétit d'inaccessible, et près de qui, surtout, il me serait permis de pleurer.

J'ai bien perdu, depuis, cette faculté des larmes, et je serais tenté d'y voir un châtiment, pour m'être trop complaisamment abandonné à ces accès de sentimentalité plus ou moins frelatée. Souvent, comme par le passé, je voudrais pouvoir sangloter, mais, de jour en jour, je m'aperçois avec un peu plus de dégoût qu'il n'y a guère que la douleur corporelle qui soit capable de m'arracher des cris.

Donc, s'il y a des femmes qui m'attirent dans la mesure où elles m'échappent ou bien me paralysent et me font peur — telle Judith — il y a aussi de douces Lucrèces qui sont mes sœurs consolatrices, les seules devant lesquelles je ne me sente pas emmuré. Et si, rêvant Judith, je ne puis conquérir que Lucrèce, j'en retire une telle sensation de faiblesse que j'en suis mortellement humilié. Une seule voie, alors, me restera pour remonter à ce tragique auquel lâchement je me suis dérobé ; ce sera, afin de mieux aimer Lucrèce, de la martyriser. Il en résulte que, pratiquement, si la femme avec laquelle je vis ne m'inspire pas une sainte terreur (j'écris « sainte » parce qu'ici intervient nette- ment la notion du sacré) je tends à remplacer cette terreur absente par la pitié ; ce qui revient à dire, en termes plus précis, que je suis toujours obscurément porté à provoquer en moi la pitié pour la femme en question par des moyens artificiels, à l'aide d'une sorte de déchirement moral que je cherche à introduire au sein de la vie quotidienne, tentant de la changer un peu, grâce à ces affres répétées, en un « radeau de la Méduse » où se lamentent et se dévorent une poignée d'affamés.

 

Amours d’Holopherne

J'ai toujours choisi des masques qui n'allaient pas à la sale gueule du petit-bourgeois que je suis et je n'ai copié mes héros que dans ce qu'ils ont de plus facile à imiter.

Jamais je ne me pendrai, ni m'empoisonnerai, ni me ferai tuer en duel.

Comment oserais-je me regarder si je ne portais pas soit un masque, soit des lunettes déformantes.

Ma vie est plate, plate, plate. Mes yeux seuls y voient des cataclysmes. Au fond je ne redoute vraiment que deux choses : la mort et la souffrance physique. Des maux de dents m'ont empêché de dormir, je ne pourrais guère en dire autant de mes souffrances morales.

Après cette découverte, je devrais bien me suicider, mais c'est la dernière chose que je ferai.

(Noté dans un journal intime, en 1924.)

Le festin d’Holopherne

Ainsi, lorsque l'amour s'introduisait dans mes pensées, c'était sous forme de tentation et je ne pouvais l'envisager autrement que comme une sorte de déchéance. C'est pourtant dans ces conditions — et comme s'il s'était agi d'une demi-trahison ou d'un début de renoncement — que je me suis marié.

Le radeau de la méduse

En 1933 je revins, ayant tué au moins un mythe : celui du voyage en tant que moyen d'évasion. Depuis, je ne me suis soumis à la thérapeutique que deux fois, dont l'une pour un bref laps de temps. Ce que j'y ai appris surtout c'est que, même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l'on se retrouve toujours identique à soi-même, qu'il y a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu'on fasse, à une petite constellation de choses qu'on tend à reproduire, sous des formes diverses, un nombre illimité de fois. Je vais mieux, semble-t-il, et ne suis plus hanté aussi continûment par le « tragique » et par l'idée que je ne puis rien faire dont je ne doive rougir. Je mesure mes actes et mes goûts à leur juste valeur, je ne me livre plus guère à ces burlesques incartades, mais tout se passe exactement comme si les constructions fallacieuses sur lesquelles je vivais avaient été sapées à la base sans que rien m'eût été donné qui puisse les rem- placer. Il en résulte que j'agis, certes, avec plus de sagacité, mais que le vide dans lequel je me meus en est d'autant plus accusé. Avec une amertume que je ne soupçonnais pas autrefois, j'en viens à m'apercevoir qu'il n'y aurait pour me sauver qu'une certaine ferveur mais que, décidément, ce monde manque d'une chose POUR QUOI JE SERAIS CAPABLE DE MOURIR.

Étant toujours ou au-dessous ou au-dessus des événements concrets, je reste prisonnier de cette alternative : le monde, objet réel, qui me domine et me dévore (telle Judith) par la souffrance et par la peur, ou bien le monde, pur phantasme, qui se dissout entre mes mains, que je détruis (telle Lucrèce poignardée) sans jamais parvenir à le posséder. Peut-être s'agit-il surtout pour moi d'échapper au dilemme en trouvant un moyen tel que le monde et moi — l'objet et le sujet — nous nous tenions debout l'un devant l'autre, de plain-pied, comme devant le taureau se tient le matador ?

 

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