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mercredi 25 mars 2020

Jacques Rancière – Le spectateur émancipé


Jacques Rancière – Le spectateur émancipé

Or, disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu’elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. :Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir. -------------------  
Tel est le cercle du théâtre tel que nous le connaissons, tel que notre société l'a modelé à son image. ------------   
Ce renversement a connu deux grandes formules, antagoniques dans leur principe, même si la pratique et la théorie du théâtre réformé les ont souvent mêlées. Selon la première, il faut arracher le spectateur à l'abrutissement du badaud fasciné par l'apparence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier avec les personnages de la scène. On lui montrera donc un spectacle étrange, inusuel, une énigme dont il ait à chercher le sens. --------------- 
Quelle est en effet l'essence du spectacle selon Guy Debord? C'est l'extériorité. Le spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c'est-à-dire dépossession de soi. La maladie de l'homme spectateur peut se résumer en une brève formule: «Plus il contemple, moins il est2La formule semble antiplatonicienne.  --------------
Mais cette idée est dépendante elle-même de la conception platonicienne de la mimesis. La «contemplation» que Debord dénonce, c'est la contemplation de l'apparence séparée de sa vérité, c'est le spectacle de souffrance produit par cette séparation. «La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle3. » Ce que l'homme contemple dans le spectacle est l'activité qui lui a été dérobée, c'est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice d'un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession.  ----------------
Ce jeu d'équivalences et d'oppositions compose en effet une dramaturgie assez tortueuse de faute et de rédemption. Le théâtre s'accuse lui-même de rendre les spectateurs passifs et de trahir ainsi son essence d'action communautaire. Il s'octroie en conséquence la mission d'inverser ses effets et d'expier ses fautes en rendant aux spectateurs la possession de leur conscience et de leur activité. La scène et la performance théâtrales deviennent ainsi une médiation évanouissante entre le mal du spectacle et la vertu du vrai théâtre.  --------------
C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu. C'est la logique même de la relation pédagogique: le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est qu'un savoir d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner selon la progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique,la règle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera toujours à l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le savoir de l'ignorance, la connaissance de la distance exacte qui sépare le savoir de l'ignorance.  -----------------
Ainsi on disqualifie le spectateur parce qu'il ne fait rien, alors que les acteurs sur la scène ou les travailleurs à l'extérieur mettent leur corps en action. Mais l'opposition du voir au faire se retourne aussitôt quand on oppose à l'aveuglement des travailleurs manuels et des praticiens empiriques, enfoncés dans l'immédiat et le terre à terre, la large perspective de ceux qui contemplent les idées, prévoient le futur ou prennent une vue globale de notre monde.  --------------
C'est là un point essentiel: les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu'ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers. ------------- 
Ce que l'élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce qu'il doit ressentir est l'énergie qu'il lui communique. À cette identité de la cause et de l'effet qui est au coeur de la logique abrutissante, l'émancipation oppose leur dissociation. C'est le sens du paradoxe du maître ignorant: l'élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même. Il l'apprend comme effet de la maîtrise qui l'oblige à chercher et vérifie cette recherche. Mais il n'apprend pas le savoir du maître.  ----------------
Mais c'est là confondre deux distances bien différentes. Il y a la distance entre l'artiste et le spectateur, mais il y aussi la distance inhérente à la performance elle-même, en tant qu'elle se tient, comme un spectacle, une chose autonome, entre l'idée de l'artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. Dans la logique de l'émancipation il y a toujours entre le maître ignorant et l'apprenti émancipé une troisième chose - un livre ou tout autre morceau d'écriture - étrangère à l'un comme à l'autre et à laquelle ils peuvent se référer pour vérifier en commun ce que l'élève a vu, ce qu'il en dit et ce qu'il en pense. Il en va de même pour la performance. Elle n'est pas la transmission du savoir ou du souffle de l'artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n'est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l'identique, toute identité de la cause et de l'effet. Cette idée de l'émancipation s'oppose ainsi clairement à celle sur laquelle la politique du théâtre et de sa réforme s'est souvent appuyée: l'émancipation éomme ré appropriation d'un rapport à soi perdu dans un processus de séparation. C'est cette idée de la séparation et de son abolition qui lie la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la religion à travers la critique marxiste de l'aliénation. Dans cette logique, la médiation d'un troisième terme ne peut être qu'illusion fatale d'autonomie, prise dans la logique de la dépossession et de sa dissimulation. La séparation de la scène et de la salle est un état à dépasser. C'est le but même de la performance que de supprimer cette extériorité, de diverses manières: en mettant les spectateurs sur la scène et les performers dans la salle, en supprimant la différence de l'une à l'autre, en déplaçant la performance dans d'autres lieux, en l'identifiant à la prise de possession de la rue, de la ville ou de la vie. ------------------- 
Qu'y a-t-il de plus interactif, de plus communautaire chez ces spectateurs que dans une multiplicité d'individus regardant à la même heure le même show télévisé? ----------------- 
C'est dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l'émancipation du spectateur, c'est-à-dire l'émancipation de chacun de nous comme spectateur. ------------- 
Il Y a partout des points de départ, des croisements et des noeuds qui nous permettent d'apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires. Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'oeuvre dans l'ignorant et l'activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action spectateur de la même histoire.  ---------------- Or il y a trois manières de comprendre et de pratiquer ce mélange des genres. Il y a celle qui réactualise la forme de l'oeuvre d'art totale. Celle-ci était supposée être l'apothéose de l'art devenu vie. Elle tend plutôt à être aujourd'hui celle de quelques égos artistiques surdimensionnés ou d'une forme d'hyperactivisme consumériste, sinon les deux à la fois. Il y a ensuite l'idée d'une hybridation des moyens de l'art propre à la réalité postmoderne de l'échange incessant des rôles et des identités, du réel et du virtuel, de l'organique et des prothèses mécaniques et informatiques. Cette seconde idée ne se distingue guère de la première dans ses conséquences. Elle conduit souvent à une autre forme d'abrutissement, qui utilise le brouillage des frontières et la confusion des rôles pour accroître l'effet de la performance sans questionner ses principes. Reste une troisième manière qui ne vise plus l'amplification des effets mais la remise en cause du rapport cause-effet lui-même et du jeu des présuppositions qui soutient la logique de l'abrutissement. ---------------- 
Les mésaventures de la pensée critique
La photo était simplement intitulée «Sans titre », ce qui, dans ce contexte, semblait vouloir dire: pas besoin de titre: l'image en dit assez par elle-même. --------------  
La photographie de la manifestation n'est pas un collage au sens technique du terme, mais son effet joue sur les éléments qui ont fait la fortune artistique et politique du collage et du photomontage: le choc sur une même surface d'éléments hétérogènes, sinon conflictuels. Au temps du surréalisme, la procédure servit à manifester, sous le prosaïsme de la quotidienneté bourgeoise, la réalité réprimée du désir et du rêve. Le marxisme s'en saisit ensuite pour rendre sensible, par la rencontre incongrue d'éléments hétérogènes, la violence de la domination de classe cachée sous les apparences de l'ordinaire quotidien et de la paix démocratique. Ce fut le principe de l'étrangeté brechtienne. C'était encore, dans les années 1970, celui des photomontages réalisés par une artiste américaine engagée, Martha RosIer, dans sa série intitulée Bringing the War Home qui collait sur des images d'intérieurs américains heureux des images de la guerre au Vietnam. Ainsi un montage intitulé Balloons nous montrait, sur le fond d'une spacieuse villa où apparaissaient dans un coin des ballons gonflables, un Vietnamien portant dans ses bras un enfant mort, tué par les boulets de l'armée américaine. La connexion des deux images était censée produire un double effet: la conscience du système de domination qui liait le bonheur domestique américain à la violence de la guerre impérialiste, mais aussi un sentiment de complicité coupable dans ce système. D'un côté, l'image disait: voici la réalité cachée que vous ne savez pas voir, vous devez en prendre connaissance et agir selon cette connaissance. Mais il n'y a pas d'évidence que la connaissance d'une situation entraîne le désir de la changer. -----------   
C'est ce dont la photographie des manifestants témoignerait à sa façon: ils protestent contre la guerre menée par l'empire de la consommation qui lâche ses bombes sur les villes du Moyen-Orient. Mais ces bombes sont une réponse à la destruction des tours qui avait été elle-même mise en scène comme le spectacle de l'effondrement de l'empire de la marchandise et du spectacle. eimage semble nous dire alors: ces manifestants sont là parce qu'ils ont consommé les images de la chute des tours et des bombardements en Irak. Et c'est encore un spectacle qu'ils nous donnent dans les rues. En dernière instance, terrorisme et consommation, protestation et spectacle sont ramenés à un seul et même procédé  --------------
D'un côté donc, il y a l'ironie ou la mélancolie de gauche. Celle-ci nous presse d'avouer que tous nos désirs de subversion obéissent encore à la loi du marché et que nous n'y faisons que nous complaire au nouveau jeu disponible sur le marché global, celui de l'expérimentation sans limites de notre propre vie. Elle nous montre absorbés dans le ventre du monstre où même nos capacités de pratique autonome et subversive et les réseaux d'interaction que nous pourrions utiliser contre elle servent la puissance nouvelle de la bête, celle de la production immatérielle. La bête, dit-on, met son emprise sur les désirs et les capacités de ses ennemis potentiels en leur offrant au meilleur prix la plus appréciée des marchandises, la capacité d'expérimenter sa vie comme un terreau de possibilités infinies. Elle offre ainsi à chacun ce qu'il peut souhaiter: des reality shows pour les crétins et des possibilités accrues d'auto-valorisation pour les malins. C'est là, nous dit le discours mélancolique, le piège où sont tombés ceux qui croyaient mettre à bas le pouvoir capitaliste et lui ont donné à l'inverse les moyens de se rajeunir en se nourrissant des énergies contestatrices. Ce discours a trouvé son aliment dans Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Selon ces sociologues, les mots d'ordre des révoltes des années 1960 et notamment du mouvement étudiant de Mai 68 auraient fourni au capitalisme en difficulté après la crise pétrolière de 1973 les moyens de se régénérer. Mai 68 en effet aurait mis en avant les thèmes de la «critique artiste» du capitalisme - la protestation contre un monde désenchanté, les revendications d'authenticité, de créativité et d'autonomie - à l'encontre de sa critique «sociale », propre au mouvement ouvrier: la critique des inégalités et de la misère et la dénonciation de l'égoïsme destructeur des liens communautaires. Ce sont ces thèmes qui auraient été intégrés par le capitalisme contemporain, offrant à ces désirs d'autonomie et de créativité authentique sa «flexibilité » nouvelle, son encadrement souple, ses structures légères et innovantes, son appel à l'initiative individuelle et à la «cité par projets ». La thèse est par elle-même assez peu solide. Il y a loin des discours pour séminaires de managers qui lui donnent sa matière à la réalité des formes de domination contemporaines du capitalisme où la «flexibilité» du travail signifie bien plus l'adaptation forcée à des formes de productivité accrues sous menace de licenciements, fermetures et délocalisations que l'appel à la créativité généralisée des enfants de Mai 68. Au demeurant, le souci de la créativité au travail était bien loin des mots d'ordre du mouvement de 1968, qui s'est mené, à l'inverse, contre le thème de la «participation» et contre l'invitation faite à la jeunesse instruite et généreuse de participer à un capitalisme modernisé et humanisé, qui étaient au coeur de l'idéologie néo capitaliste et du réformisme étatique des années 1960. L'opposition de la critique artiste à la critique sociale ne repose sur aucune analyse des formes historiques de contestation. Elle se contente, conformément à la leçon de Bourdieu, d'attribuer la lutte contre la misère et pour les liens communautaires aux ouvriers, et le désir individualiste de créativité autonome aux enfants passagèrement rebelles de la bourgeoisie grande ou petite. Mais la lutte collective pour l'émancipation ouvrière ne s'est jamais séparée d'une expérience nouvelle de vie et de capacité individuelles, gagnées sur la contrainte des anciens liens communautaires. L'émancipation sociale a été en même temps une émancipation esthétique, une rupture avec les manières de sentir, de voir et de dire qui caractérisaient l'identité ouvrière dans l'ordre hiérarchique ancien. Cette solidarité du social et de l'esthétique, de la découverte de l'individualité pour tous et du projet de collectivité libre a fait le coeur de l'émancipation ouvrière. Mais elle a signifié, du même coup, ce désordre des classes et des identités que la vision sociologique du monde a constamment refusé, contre lequel elle s'est elle-ment qu'elle l'a retrouvé dans les manifestations et les mots d'ordre de 1968 et on la comprend soucieuse de liquider enfin la perturbation qu'il a apportée à la bonne répartition des classes, de leurs manières d'être et de leurs formes d'action. Ce n'est donc ni la nouveauté ni la force de la thèse qui a pu séduire mais la façon dont elle remet en service le thème «critique» de l'illusion complice. Elle donnait ainsi aliment à la version mélancolique du gauchisme, qui se nourrit de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre. Il est vrai que la thèse de la récupération des révoltes «artistes» ouvre sur plusieurs conclusions: elle étaie à l'occasion la proposition d'une radicalité qui serait enfin radicale: la défection de masse des forces de l'Intellect général aujourd'hui absorbées par le Capital et l'État, prônée par Paolo Virno, ou la subversion virtuelle opposée au capitalisme virtuel par Brian Holmes7• Elle nourrit aussi la proposition d'un militantisme inversé, appliqué non plus à détruire mais à sauver un capitalisme qui aurait perdu son esprit8 . ------------------- 
En face de cette mélancolie de gauche, nous avons vu se développer une nouvelle fureur de droite qui reformule la dénonciation du marché, des médias et du spectacle comme dénonciation des ravages de l'individu démocratique. -------- 
Entre le temps des Mythologies de Barthes et celui de La Société du spectacle de Guy Debord, la lecture critique des images et le dévoilement des messages trompeurs qu'elles dissimulaient. Nous savons aussi comment cette frénésie de déchiffrement des messages trompeurs de toute image s'est inversée dans les années 1980 avec l'affirmation désabusée qu'il n'y avait plus lieu désormais de distinguer image et réalité. Mais cette inversion n'est que la conséquence de la logique originaire concevant le processus social global comme un processus d'auto-dissimulation. Le secret caché n'est rien d'autre, au final, que le fonctionnement obvie de la machine. C'est bien là la vérité du concept de spectacle tel que Guy Debord l'a fixé: le spectacle n'est pas l'étalage des images cachant la réalité. Il est l'existence de l'activité sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les images sont prises pour des réalités, l'ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse. Et autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s'enlisent dans la servitude de la caverne. Mais cette déclaration d'impuissance fait retour sur la science qui la proclame. Connaître la loi du spectacle revient à connaître la manière dont il reproduit indéflniment la falsification qui est identique à sa réalité. Debord a résumé la logique de ce cercle en une formule lapidaire: «Dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du fauxll.» Ainsi la connaissance de l'inversion appartient elle-même au monde inversé, la connaissance de l'assujettissement au monde de l'assujettissement. C'est pourquoi la critique de l'illusion des images a pu être retournée en critique de l'illusion de réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse pauvreté. Le prétendu tournant postmoderne n'est, en ce sens, qu'un tour de plus dans le même cercle. Il n'y a pas de passage théorique de la critique moderniste au nihilisme postmoderne. Il ne s'agit que de lire dans un autre sens la même équation de la réalité et de l'image, de la richesse et de la pauvreté. Le nihilisme qu'on attribue à l'humeur postmoderne pourrait bien avoir été dès le début le secret caché de la science qui disait révéler le secret caché de la société moderne. Cette science se nourrissait de l'indestructibilité du secret et de la reproduction indéflnie du procès de falsification qu'elle dénonçait. La déconnexion présente entre les procédures critiques et toute perspective d'émancipation révèle seulement la disjonction qui était au coeur du paradigme critique. Elle peut railler ses illusions, mais elle reproduit sa logique. C'est pourquoi une réelle «critique de la critique» ne peut être un renversement de plus de sa logique. Elle passe par un réexamen de ses concepts et de ses procédures, de leur généalogie et de la façon dont ils se sont entrelacés avec la logique de l'émancipation sociale.  --------------- 
Le problème est que cette promotion scientifique de la quantité coïncidait avec une autre, avec celle de la multitude populaire sujet de la forme de gouvernement appelée démocratie, avec celle de la multiplicité de ces individus sans qualité que la prolifération des textes et des images reproduits, des vitrines de la rue commerçante et des lumières de la ville publique transformaient en habitants à part entière d'un monde partagé de connaissances et de jouissances.  ------------
La dénonciation des séductions mensongères de la «société de consommation» fut d'abord le fait de ces élites saisies d'effroi devant les deux figures jumelles et contemporaines de l'expérimentation populaire de nouvelles formes de vie: Emma Bovary et l'Association Internationale des Travailleurs. Bien sûr, cet effroi prit la forme de la sollicitude paternelle à l'égard des pauvres gens dont les cerveaux fragiles étaient incapables de maîtriser cette multiplicité. Autrement dit, cette capacité de réinventer les vies fut transformée en incapacité de juger les situations.  --------------
L'image intolérable
Ce que nous voyons surtout sur les écrans de l'information télévisée, c'est la face des gouvernants, experts et journalistes qui commentent les images, qui disent ce qu'elles montrent et ce que nous devons en penser. Si l'horreur est banalisée, ce n'est pas parce que nous en voyons trop d'images. Nous ne voyons pas trop de corps souffrants sur l'écran. Mais nous voyons trop de corps sans nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le regard que nous leur adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la parole. Le système de l'Information ne fonctionne pas par l'excès des images, il fonctionne en sélectionnant les êtres parlants et raisonnants, capables de «décrypter» le flot de l'information qui concerne les multitudes anonymes. La politique propre à ces images consiste à nous enseigner que n'importe qui n'est pas capable de voir et de parler. C'est cette leçon que confirment très platement ceux qui prétendent critiquer le déferlement télévisuel des images. ---------- 
Les mots prennent la place des photographies parce que celles-ci seraient encore des photographies de victimes anonymes de violences de masse encore en accord avec ce qui banalise massacres  et victimes. Le problème n'est pas d'opposer les mots aux images visibles. Il est de bouleverser la logique dominante qui fait du visuelle lot des multitudes et du verbal le privilège de quelques-uns. Les mots ne sont pas à la place des images. Ils sont des images, c'est-à-dire des formes de redistribution des éléments de la représentation.

jeudi 19 novembre 2015

La Haine de la démocratie - Jacques Rancière



La Haine de la démocratie - Jacques Rancière


Ce rabattement sur un seul plan du politique, du sociologique et de l’économique se réclame volontiers de l’analyse tocquevillienne de la démocratie comme égalité des conditions. Mais cette référence suppose elle-même une réinterprétation très simpliste de La Démocratie en Amérique. Tocqueville entendait par «égalité des conditions» la fin des anciennes sociétés divisées en ordres et non le règne d’un individu avide de consommer toujours plus. Et la question de la démocratie était d’abord pour lui celle dits formes institutionnelles propres à régler cette configuration nouvelle. Pour faire de Tocqueville le prophète du despotisme démocratique et le penseur de la société de consommation, il faut réduire ses deux gros livres à deux ou trois paragraphes d’un seul chapitre du second qui évoque le risque d’un despotisme nouveau. Et il faut encore oublier que  Tocqueville redoutait le pouvoir absolu d’un maître, disposant d’un État centralisé, sur une masse dépolitisée, et non cette tyrannie de l’opinion démocratique dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles. La réduction de son analyse de la démocratie à la critique de la société de consommation a pu passer par quelques relais interprétatifs privilégiés. Mais elle est surtout le résultat de tout un processus d’effacement de la figure politique de la démocratie, qui s’est opéré à travers un échange réglé entre description sociologique et jugement philosophique.

Les étapes de ce processus peuvent être assez clairement discernées. D’une part, les années 1980 virent se développer en France une certaine littérature sociologique, souvent faite au demeurant par des philosophes, saluant l’alliance scellée par les nouvelles formes de consommation et de comportement individuels entre la société démocratique et son État. Les livres et articles de Gilles Lipovetsky en résument assez bien le propos. C’était le temps où commençaient à se répandre en France les analyses pessimistes venues d’Outre-Atlantique : celles des auteurs du rapport à la Trilatérale ou celles de sociologues comme Christopher Lasch ou Daniel Bell. Ce dernier avait mis en cause le divorce entre les sphères de l’économie, de la politique et de la culture. Avec le développement de la consommation de masse, cette dernière se trouvait dominée par une valeur suprême, la «réalisation de soi». Cet hédonisme rompait avec la tradition puritaine qui avait soutenu conjointement l’essor de l’industrie capitaliste et de l’égalité politique. Les appétits sans restriction naissant de cette culture entraient en conflit direct avec les contraintes de l’effort productif comme avec les sacrifices nécessités par l’intérêt commun de la nation démocratique. Les analyses de Lipovetsky et de quelques autres entendaient contredire ce pessimisme. Il n’y avait point à craindre, disaient-elles, un divorce entre les formes de la consommation de masse, fondées sur la recherche du plaisir individuel, et les institutions de la démocratie fondées sur la règle commune. Tout au contraire, la croissance même du narcissisme  consommateur mettait la satisfaction individuelle et a règle collective en parfaite harmonie. Elle produirait une adhésion plus étroite, une adhésion existentielle des individus à une démocratie vécue non plus seulement comme une affaire de formes institutionnelles contraignantes mais comme «une seconde nature, un environnement, une ambiance». «À mesure que le narcissisme croît, écrivait Lipovetsky, la légitimité démocratique l’emporte, fût-ce sous le mode cool. Les régimes démocratiques, avec leur pluralisme de partis, leurs élections, leur droit à l’information sont en parenté de plus en plus étroite avec la société personnalisée du libre service, du test et de  la liberté combinatoire [...] Ceux-là mêmes qui ne s'intéressent qu’à la dimension privée de leur vie restent attachés par des liens tissés par le procès de personnalisation au fonctionnement démocratique des sociétés. »
Mais réhabiliter ainsi l'«individualisme démocratique» contre les critiques venues d’Amérique, c’était faire en réalité une double opération. D’une part, c’était enterrer une critique antérieure de la société de consommation, celle qui se menait dans les années 1960-1970 quand les analyses pessimistes ou critiques de l’«ère de l’opulence», menées par Frank Galbraith ou David Riesman étaient radicalisées sur un mode marxiste par Jean Baudrillard. Ce dernier dénonçait les illusions d’une «personnalisation» entièrement soumise aux exigences marchandes et voyait dans les promesses de la consommation la fausse égalité qui masquait « la démocratie absente et l’égalité introuvable». La nouvelle sociologie du consommateur narcissique supprimait, elle, cette opposition de l’égalité représentée à l’égalité absente. Elle affirmait la positivité de ce «procès de personnalisation» que Baudrillard avait analysé comme un leurre.

Ils suscitent en tout cas à son époque l'hostilité de ceux qui y voient l’invasion de la république par la démocratie. Ceux-là militent pour un enseignement qui sépare clairement les deux fonctions de l’École publique : instruire le peuple de ce qui lui est utile et former une élite capable de s’élever au-dessus de l'utilitarisme auquel sont voués les hommes du peuple. Pour eux, la distribution d'un savoir doit toujours être en même temps l’imprégnation d’un «milieu» et d’un « corps » qui les approprie à leur destination sociale. Le mal absolu, c’est la confusion des milieux. Or la racine de cette confusion tient en un vice qui a deux noms équivalents, égalitarisme ou individualisme. La «fausse démocratie», la démocratie «individualiste » conduit selon eux la civilisation à une avalanche de maux qu’Alfred Fouillée décrit en 1910, mais où le lecteur des journaux de l’an 2005 reconnaîtra sans peine les effets catastrophiques de Mai 1968, de la libération sexuelle et du règne de la consommation de masse : « L’individualisme absolu, dont les socialistes mêmes adoptent souvent les principes, voudrait que les fils [...] ne fussent en rien soliaires de leurs familles, qu’ils fussent chacun comme un individu X... tombé du ciel, bon à tout faire n’ayant d’autres règles que les hasards de ses goûts. Tout ce qui peut rattacher les hommes entre eux semble une chaîne servile à la démocratie individualiste.
«Elle commence à se révolter même contre la différence des sexes et contre les obligations que cette différence entraîne : pourquoi élever les femmes autrement que les hommes, et à part, et pour des professions différentes ? Mettons-les tous ensemble au même régime et au même brouet scientifique, historique et géographique, aux mêmes exercices géométriques ; ouvrons à tous et à toutes également toutes les carrières L’individu anonyme, insexuel, sans ancêtres, sans tradition, sans milieu, sans lien d’aucune sorte, voilà - Taine l’avait prévu - l’homme de la fausse démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu’il s’appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu’il s’appelle Vacher. L’individu finira par rester seul avec son moi, à la place de tous les “esprits collectifs”, à la place de tous les milieux professionnels qui avaient, à travers le temps, créé des liens de solidarité et maintenu des traditions d’honneur commun. Ce sera le triomphe de l’individualisme atomiste, c’est-à-dire de la force, du nombre et de la ruse. »
Comment l’atomisation des individus en vient à signifier le triomphe du nombre et de la force pour- trait rester obscur au lecteur. Mais là est précisément le grand subterfuge opéré par le recours au concept d’«individualisme». Que l’individualisme soit en telle défaveur auprès do gens qui déclarent par ailleurs leur profond dégoût pour le collectivisme et le totalitarisme est une énigme facile à résoudre. Ce n’est pas la collectivité en général que défend avec tant de passion le dénonciateur de l’« individualisme démocratique ». C’est une certaine collectivité, la collectivité bien hiérarchisée des corps, des milieux et des «atmosphères» qui approprient les savoirs aux rangs sous la sage direction d’une élite. Et ce n’est pas l’individualisme qu’il rejette mais la possibilité que n’importe qui en partage les prérogatives. La dénonciation de l’« individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau.
Il serait injuste de confondre la république de Jules Ferry avec celle d’Alfred Fouillée. Il est juste en revanche de reconnaître que les «républicains» de notre âge sont plus proches du second que du premier. Bien plus que des Lumières et du grand rêve d’éducation savante et égalitaire du peuple, ils sont héritiers de la grande obsession de la « désaffiliation », de la « déliaison » et du mélange fatal des conditions et des sexes produits par la ruine des ordres et des corps traditionnels. Il importe surtout de comprendre la tension qui habite l’idée de république. La république est l’idée d’un système d’institutions, de lois et de mœurs qui supprime l’excès démocratique en homogénéisant État et société. L’École, par laquelle l’État fait distribuer en même temps les éléments de la formation des hommes et des citoyens, s’offre tout naturellement comme l’institution propre à réaliser cette idée. Mais il n’y a pas de raisons particulières pour que la distribution des savoirs - mathématiques ou latin, sciences naturelles ou philosophie - forme des citoyens pour la république plus que des conseillers pour les princes ou des clercs au service de Dieu. La distribution des savoirs n’a d’efficacité sociale que dans la mesure où elle est aussi une (re)distribution des positions. Pour mesurer le rapport entre les deux distributions, il faut donc une science de plus. Cette science royale a un nom depuis Platon. Elle s’appelle science politique. Telle qu’on l’a rêvée, de Platon à Jules Ferry, elle devrait unifier les savoirs et définir, à partir de cette unité, une volonté et une direction communes de l’État et de la société. Mais à cette science il manquera toujours la seule chose nécessaire pour régler l’excès constitutif de la politique : la détermination de la juste proportion entre égalité et inégalité. Il y a certes toutes sortes d’arrangements institutionnels permettant aux États et aux gouvernements de présenter aux oligarques et aux démocrates le visage que chacun souhaite voir. Aristote a fait, au quatrième livre de la Politique, la théorie encore indépassée de cet art. Mais il n’y a pas de science de la juste mesure entre égalité et inégalité. Et il y en a moins que jamais quand le conflit éclate à nu entre l’illimitation capitaliste de la richesse et l’illimitation démocratique de la politique. La république voudrait être le gouvernement de l’égalité démocratique par la science de la juste proportion. Mais quand le dieu manque à la bonne répartition de l’or, de l’argent et du fer dans les âmes, cette science manque aussi. Et le gouvernement de la science est condamné à être le gouvernement des « élites naturelles » où le pouvoir social des compétences savantes se combine avec les pouvoirs sociaux de la naissance et de la richesse au prix de susciter à nouveau le désordre démocratique qui déplace la frontière du politique.




Il tend vers la démocratie dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n’importe qui. De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique : mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables; monopole des représentants du peuple sur l’élaboration des lois ; interdiction aux fonctionnaires de l’État d’être représentants du peuple ; réduction au minimum des campagnes et des dépenses de campagne et contrôle de l’ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux. De telles règles n’ont rien d extravagant et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l’amour inconsidéré du peuple, les ont examinées avec attention comme des moyens d’assurer l’équilibre des pouvoirs, de dissocier la représentation de la volonté générale de celle des intérêts particuliers et d’éviter ce qu’ils considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffît pourtant aujourd'hui de les énumérer pour susciter l’hilarité. À bon droit: ce que nous appelons démocratie et est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels, cumulant ou alternant fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles et tenant à la population par le lien essentiel de la représentation des intérêts locaux ; gouvernements qui font eux-mêmes les lois ; représentants du peuple massivement issus d’une école d’administration ; ministres  ou collaborateurs de ministres recasés dans des entreprises publiques ou semi-publiques ; partis financés par la fraude sur les marchés publics ; hommes d’affaires investissant des sommes colossales dans la recherche d’un mandat électoral ; patrons d’empires médiatiques privés s’emparant à travers leurs fonctions publiques de l’empire des médias publics. En bref : l’accaparement de la chose publique par une solide alliance de l’oligarchie étatique et de l’oligarchie économique.


La presse est libre : qui veut fonder sans aide des puissances financières un journal ou une chaîne de télévision capable de toucher l’ensemble de la population éprouvera de sérieuses difficultés, mais il ne sera pas jeté en prison. Les droits d’association, de réunion et de manifestation permettent l’organisation d’une vie démocratique, c’est-à-dire d’une vie politique indépendante de la sphère étatique. Permettre est évidemment un mot équivoque. Ces libertés ne sont pas des dons des oligarques. Elles ont été gagnées- par l'action démocratique et elles ne gardent leur effectivité que par cette action. Les « droits de l'Homme et du citoyen» sont les droits de ceux qui leur donnent réalité.


Hélas ! Toutes les bonnes choses ici-bas ont leur revers : la multitude délivrée du souci de gouverner est laissée à ses passions privées Ou bien les individus qui la composent se désintéressent du bien public et s’abstiennent aux  élections ; ou bien ils les abordent du seul point de vue de leurs intérêts et de leurs caprices de consommateurs. Au nom de leurs intérêts corporatistes immédiats, ils opposent grèves et manifestations aux mesures qui visent à assurer l’avenir des systèmes de retraite ; au nom de leurs caprices individuels, ils choisissent aux élections tel ou tel candidat qui leur : plaît, de la même manière qu’ils choisissent entre les multiples sortes de pains que leur offrent les boulangeries branchées. Le résultat en est que les «candidats de protestation» totalisent aux élections plus de voix que les « candidats de gouvernement »



Résume cette explication: celui de «populisme». Sous ce terme on veut ranger toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant, qu’elles relèvent de l'affirmation démocratique ou des fanatisme raciaux ou religieux. Et l’on veut donner à l’ensemble ainsi constitué un seul principe : l’ignorance des arriérés, l’attachement au passé, qu’il soit celui des avantages sociaux, des idéaux révolutionnaires ou de la religion des ancêtres. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction exacerbée entre légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de la démocratie et même de la forme mixte du système représentatif. Ce nom masque et révèle en même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ; gouverner sans politique. Et il permet au gouvernement savant d’exorciser la vieille aporie : comment la science peut-elle gouverner ceux qui ne l'entendent pas? Cette question de toujours en rencontre une plus contemporaine : comment se détermine au juste cette mesure, dont le gouvernement expert déclare posséder le secret, entre le bien que procure l’illimitation de la richesse et celui que procure sa limitation ? C’est-à-dire comment s’opère exactement dans la science royale la combinaison entre deux volontés de liquidation de la politique, celle qui tient aux exigences de l'illimitation capitaliste de la richesse et celle qui tient à la gestion oligarchique des États-nations ?


L’« ignorance » reprochée au peuple est simplement son manque de foi. De fait, la foi historique a changé de camp. Elle semble aujourd’hui l’apanage des gouvernants et de leurs experts. C'est qu’elle seconde leur compulsion la plus profonde, la compulsion naturelle au gouvernement oligarchique : la compulsion à se débarrasser du peuple et de la politique.


Ainsi les États et leurs experts peuvent-ils s’entendre tranquillement entre eux.

La nécessité historique inéluctable n’est en fait que la conjonction de deux nécessités propres, l’une à  l’accroissement illimité de la richesse, l’autre à l’accroissement du pouvoir oligarchique.


Les mêmes Etats qui abdiquent leurs privilèges devant l’exigence de la libre circulation des capitaux les retrouvent aussitôt pour fermer leurs frontières à la libre circulation des pauvres de la planète en quête de travail.

Le même État qui entre en lutte contre les institutions du Welfare State se mobilise pour faire rebrancher le tube d’alimentation d’une femme en état végétatif persistant. La liquidation du prétendu État-providence n’est pas le retrait de L’Etat. Elle est la redistribution, entre la logique capitaliste de l’assurance et la gestion étatique directe, d’institutions et de fonctionnements qui s’interposaient entre les deux.


L’idée-force du consensus est en effet que le mouvement économique mondial témoigne d’une nécessité historique à laquelle il faut bien s’adapter et que seuls peuvent nier les représentants d’intérêts archaïques et d’idéologies désuètes.


Mais tant qu’il y aura des arriérés, il y aura besoin d’avancés pour expliquer leur arriération. Les progressistes sentent cette solidarité et leur antidémocratisme s’en trouve tempéré.

Ce sont eux qui on sont responsables, qui font régner la « tyrannie démocratique» de la consommation. Les lois d’accroissement du capital, le type de production et do circulation des marchandises qu'elles commandent sont devenus la simple conséquence des vices de ceux qui les consomment et tout particulièrement de ceux qui ont le moins de moyens de consommer. C’est parce que l'homme démocratique est un être de demeure, dévorateur insatiable de marchandises, de droits de l'Homme et de spectacles télévisuels, que la loi du profit capitaliste règnerait sur le monde.


Comme la jeunesse et le désir de liberté, par définition, ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font, ils ont produit le contraire de ce qu’ils déclaraient mais la vérité de ce qu’ils poursuivaient: la rénovation du capitalisme et la destruction de toutes les structures, familiales, scolaires ou autres qui s’opposaient au règne illimité du marché, pénétrant toujours plus profondément les reins et les cœurs des individus.


S’installe alors le règne des imprécateurs qui amalgament les formes nouvelles de la publicité de la marchandise et les manifestations de ceux qui s’opposent à ses lois, la tiédeur du «respect de la différence» et les nouvelles formes de la haine raciale, le fanatisme religieux et la perte du sacré. Toute chose et son contraire devient la manifestation fatale de cet individu démocratique qui conduit l’humanité à une perte que les imprécateurs déplorent mais qu’ils déploreraient plus encore de ne pas avoir à déplorer. De cet individu maléfique on démontre à la fois qu’il mène au tombeau la civilisation des Lumières et qu’il en parachève l’œuvre de mort, qu’il est communautaire et sans communauté, qu’il a perdu le sens des valeurs familiales et le sens de leur transgression, le sens du sacré et celui du sacrilège. On repeint aux couleurs sulfureuses de l’enfer et du blasphème les vieux thèmes édifiants - l’homme ne peut se passer de Dieu, la liberté n’est pas la licence, la paix amollit les caractères, la volonté de justice conduit à la terreur. Les uns réclament au nom de Sade le retour aux valeurs chrétiennes ; d’autres marient Nietzsche, Léon Bloy et Guy Debord pour défendre sur un mode punk les positions des évangélistes américains; les adorateurs de Céline se mettent au premier rang de la chasse aux antisémites par quoi ils entendent simplement ceux qui ne pensent pas comme eux.
Certains imprécateurs se contentent de la réputation de lucidité amère et de solitude indomptable qui se gagne à répéter en chœur le refrain du «crime quotidiennement  commis contre la pensée » par le petit homme ou la petite femme avide de petites jouissances. Pour d’autres, ce sont encore de trop petits péchés au compte de la démocratie. Il leur faut de vrais crimes à lui attribuer, ou plutôt un seul crime, le crime absolu. Il leur faut aussi une vraie rupture du cours de l’histoire, c’est-à-dire encore un sens de l'histoire, un destin de la modernité qui se réalise dans la rupture. C’est ainsi que, au moment de l’effondrement du système soviétique, l’extermination des Juifs d’Europe a pris la place de la Révolution sociale comme l’événement coupant l’histoire en deux. Mais pour qu’elle prenne cette place, il fallait en ôter la responsabilité à ses véritables auteurs. Là est en effet le paradoxe : pour qui veut faire de l’extermination des Juifs d’Europe l’événement central de l’histoire moderne, l’idéologie nazie n’est pas une cause adéquate, puisqu’elle est une idéologie réactive, qui s’est opposée à ce qui semblait caractériser alors le mouvement moderne de l’histoire - rationalisme des Lumières, droits de l’homme, démocratie ou socialisme. La thèse d’Erich Nolte qui fait du génocide nazi une réaction de défense contre le génocide du Goulag, lui-même héritier de la catastrophe démocratique, ne résout pas le problème. Les imprécateurs veulent en effet lier directement les quatre termes : nazisme, démocratie, modernité et génocide. Mais faire du nazisme la réalisation directe de la démocratie est une démonstration délicate, même par le biais du vieil argument contre-révolutionnaire qui voit dans l’«individualisme protestant» la cause de la démocratie, donc du terrorisme totalitaire.



Et comme ils prennent pour cible principale les «petits hommes » qui contestent cet état de choses, leurs imprécations contre la décadence viennent finalement s’ajouter aux admonestations des progressistes pour soutenir les oligarques gestionnaires aux prises avec les humeurs rétives de ces petits hommes qui obstruent la voie du progrès, comme les ânes et les chevaux obstruaient les rues dans la cité démocratique de Platon.


La nouvelle haine de la démocratie n’est donc, en un sens, qu’une des formes de la confusion qui affecte ce terme. Elle double la confusion consensuelle en faisant du mot « démocratie » un opérateur idéologique qui dépolitise les questions de la vie publique pour en faire des «phénomènes de société», tout en déniant les formes de domination qui structurent la société. Elle masque la domination des oligarchies étatiques en identifiant la démocratie à une forme de société et celle des oligarchies économiques en assimilant leur empire aux seuls appétits des « individus démocratiques». Elle peut ainsi attribuer sans rire les phénomènes d’accentuation de l’inégalité au triomphe funeste et irréversible de l’«égalité des conditions» et offrir à l’entreprise oligarchique son point d’honneur idéologique : il faut lutter contre la démocratie, parce que la démocratie c’est le totalitarisme.