Jacques Rancière – Le spectateur
émancipé
Or,
disent les accusateurs, c'est un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement
regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une
apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la
réalité qu’elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La
spectatrice demeure immobile à sa place, passive. :Être spectateur, c'est être
séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir. -------------------
Tel
est le cercle du théâtre tel que nous le connaissons, tel que notre société l'a
modelé à son image. ------------
Ce
renversement a connu deux grandes formules, antagoniques dans leur principe,
même si la pratique et la théorie du théâtre réformé les ont souvent mêlées.
Selon la première, il faut arracher le
spectateur à l'abrutissement du badaud fasciné par
l'apparence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier avec les
personnages de la scène. On lui montrera donc un spectacle étrange, inusuel,
une énigme dont il ait
à chercher le sens. ---------------
Quelle
est en effet l'essence du spectacle selon Guy Debord? C'est l'extériorité. Le
spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c'est-à-dire dépossession
de soi. La maladie de l'homme spectateur peut se résumer en une brève formule:
«Plus il contemple, moins il est2.»
La
formule semble antiplatonicienne. --------------
Mais
cette idée est dépendante elle-même de la conception platonicienne de la
mimesis. La «contemplation» que Debord dénonce, c'est la contemplation de
l'apparence séparée de sa vérité, c'est le spectacle de souffrance produit par
cette séparation. «La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle3.
» Ce
que l'homme contemple dans le spectacle est l'activité qui lui a été dérobée,
c'est sa propre essence, devenue étrangère, retournée contre lui, organisatrice
d'un monde collectif dont la réalité est celle de cette dépossession. ----------------
Ce
jeu d'équivalences et d'oppositions compose en effet une dramaturgie assez
tortueuse de faute et de rédemption. Le théâtre s'accuse lui-même de rendre les
spectateurs passifs et de trahir ainsi son essence d'action communautaire. Il
s'octroie en conséquence la mission d'inverser ses effets et d'expier ses
fautes en rendant aux spectateurs la possession de leur conscience et de leur
activité. La scène et la performance théâtrales deviennent ainsi une médiation
évanouissante entre le mal du spectacle et la vertu du vrai théâtre. --------------
C'est
ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle
peuvent entrer enjeu et nous aider à reformuler le problème. Car cette
médiation auto-évanouissante n'est pas pour nous quelque chose d'inconnu. C'est
la logique même de la relation pédagogique: le rôle dévolu au maître y est de supprimer
la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les
exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui
les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart
qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le
savoir, il
doit
toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance
nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant
n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui
qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas
seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui
qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel
protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse
de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant
autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses
erreurs. Mais un tel savoir pour le maître n'est qu'un savoir
d'ignorant, un savoir incapable de s'ordonner selon la
progression qui va du plus simple au plus compliqué. L'ignorant progresse en
comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres
mais aussi selon la règle arithmétique,la règle démocratique qui
fait
de l'ignorance un moindre savoir. Il se préoccupe seulement de savoir plus, de savoir
ce qu'il ignorait encore. Ce qui lui manque, ce qui manquera toujours à
l'élève, à moins de devenir maître lui-même, c'est le savoir
de l'ignorance, la connaissance de la distance exacte qui
sépare le savoir de l'ignorance. -----------------
Ainsi
on disqualifie le spectateur parce qu'il ne fait rien, alors que les acteurs
sur la scène ou les travailleurs à l'extérieur mettent leur corps en action. Mais
l'opposition du voir au faire se retourne aussitôt quand on oppose à
l'aveuglement des travailleurs manuels et des praticiens empiriques, enfoncés
dans l'immédiat et le terre à terre, la large perspective de ceux qui
contemplent les idées, prévoient le futur ou prennent une vue globale de notre
monde. --------------
C'est
là un point essentiel: les spectateurs voient, ressentent et comprennent
quelque chose pour autant qu'ils composent leur propre poème, comme le font à leur
manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers. -------------
Ce
que l'élève doit apprendre
est
ce que le maître lui apprend.
Ce
que le spectateur doit voir est
ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce
qu'il doit ressentir est l'énergie qu'il lui communique. À cette
identité de la cause et de l'effet qui est au coeur de la logique abrutissante,
l'émancipation oppose leur dissociation. C'est le sens du paradoxe du maître
ignorant: l'élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même.
Il l'apprend comme effet de la maîtrise qui l'oblige à chercher et vérifie
cette recherche. Mais il n'apprend pas le savoir du maître. ----------------
Mais
c'est là confondre deux distances bien différentes. Il y a la distance entre
l'artiste et le spectateur, mais il y aussi la distance inhérente à la
performance elle-même, en tant qu'elle se tient, comme un spectacle, une chose
autonome, entre l'idée de l'artiste et la sensation ou la compréhension du
spectateur. Dans la logique de l'émancipation il y a
toujours entre le maître ignorant et l'apprenti émancipé une troisième chose -
un livre ou tout autre morceau d'écriture - étrangère à l'un comme à l'autre et
à laquelle ils peuvent se référer pour vérifier en commun ce que l'élève a vu,
ce qu'il en dit et ce qu'il en pense. Il en va de même pour la performance.
Elle n'est pas la transmission du savoir ou du souffle de l'artiste au
spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n'est propriétaire, dont
aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à
l'identique, toute identité de la cause et de l'effet. Cette idée de
l'émancipation s'oppose ainsi clairement à celle
sur laquelle la politique du théâtre et de sa réforme s'est souvent appuyée:
l'émancipation éomme ré appropriation d'un rapport à soi perdu dans un
processus de séparation. C'est cette idée de la séparation et de son abolition qui
lie
la critique debordienne du spectacle à la critique feuerbachienne de la
religion à travers la critique marxiste de l'aliénation. Dans cette logique, la
médiation d'un troisième terme ne peut être qu'illusion fatale d'autonomie, prise
dans la logique de la dépossession et de sa dissimulation. La séparation de la
scène et de la salle est un état à dépasser. C'est le but même de la
performance que de supprimer cette extériorité, de diverses manières: en
mettant les spectateurs sur la scène et les performers dans la salle, en
supprimant la différence de l'une à l'autre, en déplaçant la performance dans
d'autres lieux, en l'identifiant à la prise de possession de la rue, de la
ville ou de la vie. -------------------
Qu'y
a-t-il de plus interactif, de plus communautaire chez ces spectateurs que dans
une multiplicité d'individus regardant à la même heure le même show télévisé? -----------------
C'est
dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l'émancipation du
spectateur, c'est-à-dire l'émancipation de chacun de nous comme spectateur. -------------
Il
Y a partout des points de départ, des croisements et des noeuds qui nous
permettent d'apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la
distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les
frontières entre les territoires. Nous n'avons pas à transformer les
spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le
savoir à l'oeuvre dans l'ignorant et l'activité propre au spectateur. Tout
spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action
spectateur de la même histoire. ----------------
Or il
y
a trois manières de comprendre et de pratiquer ce mélange des genres. Il y a
celle qui réactualise la forme de l'oeuvre d'art totale. Celle-ci était supposée
être l'apothéose de l'art devenu vie. Elle tend plutôt à être aujourd'hui celle
de quelques égos artistiques surdimensionnés ou d'une forme d'hyperactivisme consumériste,
sinon les deux à la fois. Il y a ensuite l'idée d'une hybridation des moyens de
l'art propre à la réalité postmoderne de l'échange incessant des rôles et des
identités, du réel et du virtuel, de l'organique et des prothèses mécaniques et
informatiques. Cette seconde idée ne se distingue guère de la première dans ses
conséquences. Elle conduit souvent à une autre forme d'abrutissement, qui
utilise le brouillage des frontières et la confusion des rôles pour accroître
l'effet de la performance sans questionner ses principes. Reste une troisième
manière qui ne vise plus l'amplification des effets mais la remise en cause du
rapport cause-effet lui-même et du jeu des présuppositions qui soutient la
logique de l'abrutissement. ----------------
Les mésaventures de la pensée
critique
La
photo était simplement intitulée «Sans titre », ce
qui, dans ce contexte, semblait vouloir dire: pas besoin de titre: l'image en dit
assez par elle-même. --------------
La
photographie de la manifestation n'est pas un collage au sens technique du
terme, mais son effet joue sur les éléments qui ont fait la fortune artistique
et politique du collage et du photomontage: le choc sur une même surface
d'éléments hétérogènes, sinon conflictuels. Au temps du surréalisme, la
procédure servit à manifester, sous le prosaïsme de la quotidienneté
bourgeoise, la réalité réprimée du désir et du rêve. Le marxisme s'en saisit ensuite
pour rendre sensible, par la rencontre incongrue d'éléments hétérogènes, la
violence de la domination de classe cachée sous les apparences de l'ordinaire
quotidien et de la paix démocratique. Ce fut le principe de l'étrangeté
brechtienne. C'était encore, dans les années 1970, celui des photomontages réalisés
par une artiste américaine engagée, Martha RosIer, dans sa série intitulée Bringing
the War Home qui collait sur des images d'intérieurs américains heureux des
images de la guerre au Vietnam. Ainsi un montage intitulé Balloons nous
montrait, sur le fond d'une spacieuse villa où apparaissaient dans un coin des
ballons gonflables, un Vietnamien portant dans ses bras un enfant mort, tué par
les boulets de l'armée américaine. La connexion des deux images était censée
produire un double effet: la conscience du système de domination qui liait le bonheur
domestique américain à la violence de la guerre impérialiste, mais aussi un
sentiment de complicité coupable dans ce système. D'un côté, l'image disait:
voici la réalité cachée que vous ne savez pas voir, vous devez en prendre
connaissance et agir selon cette connaissance. Mais il n'y a pas d'évidence que
la connaissance d'une situation entraîne le désir de la changer. -----------
C'est
ce dont la photographie des manifestants témoignerait à sa façon: ils
protestent contre la guerre menée par l'empire de la consommation qui lâche ses
bombes sur les villes du Moyen-Orient. Mais ces bombes sont une réponse à la
destruction des tours qui avait été elle-même mise en scène comme le spectacle de
l'effondrement de l'empire de la marchandise et du spectacle. eimage semble
nous dire alors: ces manifestants sont là parce qu'ils ont consommé les images de
la chute des tours et des bombardements en Irak. Et c'est encore un spectacle
qu'ils nous donnent dans les rues. En dernière instance, terrorisme et
consommation, protestation et spectacle sont ramenés à un seul et même procédé --------------
D'un
côté donc, il y a l'ironie ou la mélancolie de gauche. Celle-ci nous presse
d'avouer que tous nos désirs de subversion obéissent encore à la loi du marché et
que nous n'y faisons que nous complaire au nouveau jeu disponible sur le marché
global, celui de l'expérimentation sans limites de notre propre vie. Elle nous
montre absorbés dans le ventre du monstre où même nos capacités de pratique
autonome et subversive et les réseaux d'interaction que nous pourrions utiliser
contre elle servent la puissance nouvelle de la bête, celle de la production
immatérielle. La bête, dit-on, met son emprise sur les désirs et les capacités
de ses ennemis potentiels en leur offrant au meilleur prix la plus appréciée
des marchandises, la capacité d'expérimenter sa vie comme un terreau de
possibilités infinies. Elle offre ainsi à chacun ce qu'il peut souhaiter: des
reality shows pour les crétins et des possibilités accrues d'auto-valorisation pour
les malins. C'est là, nous dit le discours mélancolique, le piège où sont
tombés ceux qui croyaient mettre à bas le pouvoir capitaliste et lui ont donné
à l'inverse les moyens de se rajeunir en se nourrissant des énergies
contestatrices. Ce discours a trouvé son aliment dans Le
Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve
Chiapello. Selon ces sociologues, les mots d'ordre des révoltes des années 1960
et notamment du mouvement étudiant de Mai 68 auraient fourni au capitalisme en
difficulté après la crise pétrolière de 1973 les moyens de se régénérer. Mai 68
en effet aurait mis en avant les thèmes de la «critique artiste» du capitalisme
- la protestation contre un monde désenchanté, les revendications
d'authenticité, de créativité et d'autonomie - à l'encontre de sa critique
«sociale », propre au mouvement ouvrier: la critique des inégalités et de la
misère et la dénonciation de l'égoïsme destructeur des liens communautaires. Ce
sont ces thèmes qui auraient
été intégrés par le capitalisme contemporain, offrant à ces désirs d'autonomie et
de créativité authentique sa «flexibilité » nouvelle, son encadrement souple,
ses structures légères et innovantes, son appel à l'initiative individuelle et
à la «cité par projets ». La thèse est par elle-même assez peu solide. Il y a loin
des discours pour séminaires de managers qui lui donnent sa matière à la
réalité des formes de domination contemporaines du capitalisme où la «flexibilité»
du travail signifie bien plus l'adaptation forcée à des formes de productivité
accrues sous menace de licenciements, fermetures et délocalisations que l'appel
à la créativité généralisée des enfants de Mai 68. Au demeurant, le souci de la
créativité au travail était bien loin des mots d'ordre du mouvement de 1968,
qui s'est mené, à l'inverse, contre le thème de la «participation» et contre
l'invitation faite à la jeunesse instruite et généreuse de participer à un
capitalisme modernisé et humanisé, qui étaient au coeur de l'idéologie néo
capitaliste et du réformisme étatique des années 1960. L'opposition de la
critique artiste à la critique sociale ne repose sur aucune analyse des formes
historiques de contestation. Elle se contente, conformément à la leçon de
Bourdieu, d'attribuer la lutte contre la misère et pour les liens
communautaires aux ouvriers, et le désir individualiste de créativité autonome
aux enfants passagèrement rebelles de la bourgeoisie grande ou petite. Mais la lutte
collective pour l'émancipation ouvrière ne s'est jamais séparée d'une
expérience nouvelle de vie et de capacité individuelles, gagnées sur la contrainte
des anciens liens communautaires. L'émancipation sociale a été en même temps
une émancipation esthétique, une rupture avec les manières de sentir, de voir
et de dire qui caractérisaient l'identité ouvrière dans l'ordre hiérarchique
ancien. Cette solidarité du social et de l'esthétique, de la découverte de
l'individualité pour tous et du projet de collectivité libre a fait le coeur de
l'émancipation ouvrière. Mais elle a signifié, du même coup, ce désordre des
classes et des identités que la vision sociologique du monde a constamment
refusé, contre lequel elle s'est elle-ment qu'elle l'a retrouvé dans les
manifestations et les mots d'ordre de 1968 et on la comprend soucieuse de
liquider enfin la perturbation qu'il a apportée à la bonne répartition des classes,
de leurs manières d'être et de leurs formes d'action. Ce n'est donc ni la
nouveauté ni la force de la thèse qui a pu séduire mais la façon dont elle
remet en service le thème «critique» de l'illusion complice. Elle donnait ainsi
aliment à la version mélancolique du gauchisme, qui se nourrit de la double
dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en
croyant la combattre. Il est vrai que la thèse de la récupération des révoltes
«artistes» ouvre sur plusieurs conclusions: elle étaie à l'occasion la proposition
d'une radicalité qui serait enfin radicale: la défection de masse des forces de
l'Intellect général aujourd'hui absorbées par le Capital et l'État, prônée par
Paolo Virno, ou la subversion virtuelle opposée au capitalisme virtuel par
Brian Holmes7• Elle nourrit aussi la proposition
d'un militantisme inversé, appliqué non plus à détruire mais à sauver un
capitalisme qui aurait perdu son esprit8 . -------------------
En
face de cette mélancolie de gauche, nous avons vu se développer une nouvelle
fureur de droite qui reformule la dénonciation du marché, des médias et du
spectacle comme dénonciation des ravages de l'individu démocratique. --------
Entre
le temps des Mythologies de Barthes et celui de La Société du spectacle
de Guy Debord, la lecture critique des images et le dévoilement des
messages trompeurs qu'elles dissimulaient. Nous savons aussi comment cette
frénésie de déchiffrement des messages trompeurs de toute image s'est inversée
dans les années 1980 avec l'affirmation désabusée qu'il n'y avait plus lieu
désormais de distinguer image et réalité. Mais cette inversion n'est que la
conséquence de la logique originaire concevant le processus social global comme
un processus d'auto-dissimulation. Le secret caché n'est rien d'autre, au
final, que le fonctionnement obvie de la machine. C'est bien là la vérité du
concept de spectacle tel que Guy Debord l'a fixé: le spectacle n'est pas
l'étalage des images cachant la réalité. Il est l'existence de l'activité
sociale et de la richesse sociale comme réalité séparée. La situation de ceux
qui vivent dans la société du spectacle est alors identique à celle des
prisonniers attachés dans la caverne platonicienne. La caverne est le lieu où les
images sont prises pour des réalités, l'ignorance pour un savoir et la pauvreté
pour une richesse. Et autrement leur vie individuelle et collective, plus ils s'enlisent
dans la servitude de la caverne. Mais cette déclaration d'impuissance fait
retour sur la science qui la proclame. Connaître la
loi du spectacle revient à connaître la manière dont il reproduit indéflniment la
falsification qui est identique à sa réalité. Debord a résumé la logique de ce
cercle en une formule lapidaire: «Dans le monde réellement inversé, le vrai est
un moment du fauxll.» Ainsi la connaissance
de l'inversion appartient elle-même au monde inversé, la connaissance de
l'assujettissement au monde de l'assujettissement. C'est pourquoi la critique
de l'illusion des images a pu être retournée en critique de l'illusion de
réalité, et la critique de la fausse richesse en critique de la fausse
pauvreté. Le prétendu tournant postmoderne n'est, en ce sens, qu'un tour de
plus dans le même cercle. Il n'y a pas de passage théorique de la critique
moderniste au nihilisme postmoderne. Il ne s'agit que de lire dans un autre
sens la même équation de la réalité et de l'image, de la richesse et de la
pauvreté. Le nihilisme qu'on attribue à l'humeur postmoderne pourrait bien
avoir été dès le début le secret caché de la science qui disait révéler le
secret caché de la société moderne. Cette science se nourrissait de
l'indestructibilité du secret et de la reproduction indéflnie du procès de falsification
qu'elle dénonçait. La déconnexion présente entre les procédures critiques et
toute perspective d'émancipation révèle seulement la disjonction qui était au
coeur du paradigme critique. Elle peut railler ses illusions, mais elle
reproduit sa logique. C'est pourquoi une réelle «critique de la critique» ne
peut être un renversement de plus de sa logique. Elle passe par un réexamen de
ses concepts et de ses procédures, de leur généalogie et de la façon dont ils se
sont entrelacés avec la logique de l'émancipation sociale. ---------------
Le
problème est que cette promotion scientifique de la quantité coïncidait avec
une autre, avec celle de la multitude populaire sujet de la forme de
gouvernement appelée démocratie, avec celle de la multiplicité de ces individus
sans qualité que la prolifération des textes et des images reproduits, des vitrines
de la rue commerçante et des lumières de la ville publique transformaient en
habitants à part entière d'un monde partagé de connaissances et de jouissances. ------------
La
dénonciation des séductions mensongères de la «société de consommation» fut d'abord
le fait de ces élites saisies d'effroi devant les deux figures jumelles et
contemporaines de l'expérimentation populaire de nouvelles formes de vie: Emma
Bovary et l'Association Internationale des Travailleurs. Bien sûr, cet effroi
prit la forme de la sollicitude paternelle à l'égard des pauvres gens dont les
cerveaux fragiles étaient incapables de maîtriser cette multiplicité. Autrement
dit, cette capacité de réinventer les vies fut transformée en incapacité de juger
les situations. --------------
L'image
intolérable
Ce
que nous voyons surtout sur les écrans de l'information télévisée, c'est la
face des gouvernants, experts et journalistes qui commentent les images, qui
disent ce qu'elles montrent et ce que nous devons en penser. Si l'horreur est
banalisée, ce n'est pas parce que nous en voyons trop d'images. Nous ne voyons
pas trop de corps souffrants sur l'écran. Mais nous voyons trop de corps sans
nom, trop de corps incapables de nous renvoyer le regard que nous leur
adressons, de corps qui sont objet de parole sans avoir eux-mêmes la parole. Le
système de l'Information ne fonctionne pas par l'excès des images, il fonctionne
en sélectionnant les êtres parlants et raisonnants, capables de «décrypter» le
flot de l'information qui concerne les multitudes anonymes. La politique propre
à ces images consiste à nous enseigner que n'importe qui n'est pas capable
de voir et de parler. C'est cette leçon que confirment très platement ceux qui
prétendent critiquer le déferlement télévisuel des images. ----------
Les
mots prennent la place des photographies parce que celles-ci seraient encore des
photographies de victimes anonymes de violences de masse encore en accord
avec ce qui banalise massacres et
victimes. Le problème n'est pas d'opposer les mots aux images visibles. Il est
de bouleverser la logique dominante qui fait du visuelle lot des multitudes et
du verbal le privilège de quelques-uns. Les mots ne sont pas à la place des images.
Ils sont des images, c'est-à-dire des formes de redistribution des éléments
de la représentation.
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