PREMIÈRE PARTIE
UNE MANIÈRE D’INTRODUCTION
1. D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit.
On reconnaît les villes à leur démarche, comme
les humains. Ce même voyageur, en rouvrant les yeux, eût été confirmé dans son
impression par la nature du mouvement des rues, bien avant d’en être assuré par
quelque détail caractéristique.
Bien entendu, les deux
personnes qui remontaient une des artères les plus animées de cette ville
n’avaient à aucun degré ce sentiment. Elles appartenaient visiblement à une
classe privilégiée, leurs vêtements, leur tenue et leur manière de parler
étaient « distingués »
4. S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible.
L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira
pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose
; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ;
et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle
pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du
possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien »,
et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas. On
voit que les conséquences de cette disposition créatrice peuvent être
remarquables ; malheureusement, il n’est pas rare qu’elles fassent apparaître
faux ce que les hommes admirent et licite ce qu’ils interdisent, ou
indifférents l’un et l’autre… Ces hommes du possible vivent, comme on dit ici,
dans une trame plus fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de
subjonctifs ; quand on découvre des tendances de ce genre chez un enfant, on
s’empresse de les lui faire passer, on lui dit que ces gens sont des rêveurs,
des extravagants, des faibles, d’éternels mécontents qui savent tout mieux que
les autres.
Cela dit, si l’on veut un
moyen commode de distinguer les hommes du réel des hommes du possible, il
suffit de penser à une somme d’argent donnée.
Mais un tel homme est
chose fort équivoque. Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent
pas simplement d’oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées,
il faut, naturellement, qu’il ait le sens des réalités ; mais c’est un sens des
réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens
qu’ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles. L’un poursuit la
forêt, si l’on peut ainsi parler ; l’autre les arbres ; et la forêt est une
entité malaisément exprimable, alors que des arbres représentent tant et tant
de mètres cubes de telle ou telle qualité. Mais voici peut-être qui est mieux
dit : l’homme doué de l’ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui
cherche à happer l’hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l’homme doué de
ce sens des réalités que l’on peut aussi nommer sens des possibilités traîne
une ligne dans l’eau sans du tout savoir s’il y a une amorce au bout. À une
extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l’hameçon correspond
chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique. Un homme
non pratique (et celui-ci n’en a pas seulement l’apparence, mais il l’est
foncièrement) reste, dans le commerce des hommes, peu sûr et indéchiffrable. Il commettra des actions qui auront pour
lui un tout autre sens que pour les autres, mais il se consolera de n’importe
quoi, pour peu que ce n’importe quoi puisse être résumé en une idée
exceptionnelle.
Comme la possession de
qualités présuppose qu’on éprouve une certaine joie à les savoir réelles, on
entrevoit dès lors comment quelqu’un qui, fût-ce par rapport à lui-même, ne se
targue d’aucun sens du réel, peut s’apparaître un jour, à l’improviste, en
Homme sans qualités.
6. Léone, ou un déplacement de perspective.
Dans l’instant de l’action, commentait Ulrich,
il en va toujours ainsi : les muscles et les nerfs bondissent et s’escriment en
accord avec le Moi ; mais celui-ci (l’ensemble du corps, l’âme, la volonté,
cette personne principale et collective que le code civil distingue nettement
de son milieu), les muscles et les nerfs ne font que le porter sur eux comme le
taureau portait Europe ; et s’il n’en va pas ainsi, si par malheur le moindre
éclair de réflexion surprend cette obscurité, l’entreprise échoue fatalement…
Ulrich, qui voulait
maintenant dire quelque chose qui lui fût plus accessible, profita de
l’occasion pour insinuer comme en passant que l’amour, lui aussi, était
assimilable à ces dangereuses expériences mystiques : car il arrachait l’homme
aux bras de la raison pour l’enlever au-dessus des abîmes.
8. La Cacanie.
Sur cette Cacanie maintenant engloutie, que de
choses curieuses seraient à dire ! Elle était, par exemple, kaiserlich-königlich
(impériale-royale) et aussi bien kaiserlich und königlich
(impériale et royale) ; il n’était chose ni personne qui ne fût affectée là-bas
de l’un de ces deux sigles, k. k. ou k. u. k. ; il n’en fallait pas moins disposer d’une science
secrète pour pouvoir décider à coup sûr quelles institutions et quels hommes
pouvaient être dits k. k., et quels autres k. u. k.
9. Le premier de trois essais pour devenir un grand homme.
Cet homme qui était revenu au pays ne pouvait
se rappeler une seule période de sa vie que n’eût pas animée la volonté de
devenir un grand homme ; Ulrich semblait être né avec ce désir. S’il est vrai
qu’une telle ambition peut aussi trahir de la vanité et de la bêtise, il n’en
est pas moins vrai que c’est une très belle et très légitime aspiration, faute
de quoi, sans doute les grands hommes ne seraient guère nombreux.
La vérité est que la
science a favorisé l’idée d’une force intellectuelle rude et sobre qui rend
franchement insupportables toutes les vieilles représentations métaphysiques et
morales de la race humaine, bien qu’elle ne puisse leur substituer qu’une
espérance : celle qu’un jour lointain viendra où une race de conquérants
intellectuels pourra enfin s’établir dans les vallées de l’abondance
spirituelle.
16. Une mystérieuse maladie d’époque.
Walter buta sur cette réponse, chercha,
hésita. Puis, tout à coup, il éclata : « C’est un homme sans qualités !
— Qu’est-ce que c’est que
ça ? demanda Clarisse en riant sous cape.
— Rien ! Précisément, ce
n’est rien du tout ! »
Mais l’expression avait
piqué la curiosité de Clarisse.
« Il y en a aujourd’hui
des millions, déclara Walter. Voilà la race qu’a produite notre époque ! »
»
DEUXIÈME
PARTIE
TOUJOURS LA MÊME HISTOIRE
24. Capital et Culture ; l’amitié de Diotime avec le comte Leinsdorf, et la fonction de son salon : mettre des hommes célèbres en accord avec l’âme.
Personnellement, Son Altesse le comte immédiat
était un « simple patriote ». Mais l’État, ce n’est pas seulement la Couronne,
le Peuple et l’Administration entre deux : c’est encore la Pensée, la Morale,
l’Idée ! Si religieux qu’il fût, le comte Leinsdorf, étant un esprit tout
pénétré du sens des responsabilités et de plus, exploitant des usines sur ses
domaines, ne pouvait se refuser à reconnaître qu’aujourd’hui, sur plus d’un
point, en se conformant aux principes de la religion, les grandes propriétés
modernes seraient rationnellement impensables sans la Bourse et l’Industrie ;
25. Souffrances d’une âme mariée.
Elle lisait beaucoup dans ses souffrances et découvrit qu’elle avait perdu
quelque chose dont elle ne s’était pas souciée jusqu’alors : son âme.
Qu’est-ce
qu’une âme ? Il est facile de la définir négativement : c’est très exactement
cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler de séries algébriques.
Mais positivement ? Il
semble que cela réussisse à échapper à tous les efforts faits pour le saisir.
Il était possible qu’il y eût eu naguère en Diotime une source cachée, une
sensibilité d’abord engoncée dans le vêtement brossé et rebrossé de sa
correction, quelque chose qu’elle appelait maintenant son âme et retrouvait
dans la métaphysique orientalisante de Maeterlinck, chez Novalis, mais surtout dans
cette vague anonyme de faux romantisme et de nostalgie religieuse que l’ère des
machines a fait jaillir pendant un temps en guise de protestation artistique et
intellectuelle contre elle-même. Il était également possible que cette source
profonde, en Diotime, fût définie plus justement comme un élément de
recueillement, de tendresse, de dévotion et de bonté qui n’avait jamais trouvé
à s’épanouir et avait pris, dans le creuset où le destin nous coule, la forme
ridicule de son idéalisme.
.
26. La fusion de l’Ame et de l’Économie. L’homme capable de la réaliser désire goûter au charmebaroque de la vieille culture autrichienne. D’où il naît une idée à l’Action parallèle.
Arnheim ne prophétisait
rien de moins que la fusion de l’Âme et de l’Économie, ou de l’Idée et de la
Puissance.
27. Nature et substance d’une grande idée.
Il serait facile de dire en quoi cette idée consistait, mais personne ne
pourrait embrasser sa signification ! En effet, ce qui distingue une grande et
bouleversante idée d’une idée ordinaire, peut-être même incompréhensiblement
ordinaire et absurde, c’est qu’elle se trouve dans une sorte d’état de fusion
grâce auquel le Moi pénètre dans des étendues infinies tandis que,
réciproquement, les étendues du monde entrent dans le Moi, si bien qu’il
devient impossible de distinguer ce qui vous appartient de ce qui appartient à
l’Infini. C’est pourquoi les grandes et bouleversantes idées se composent d’un
corps comme celui de l’homme, compact, mais caduc, et d’une âme éternelle qui
leur donne leur signification mais est tout, sauf compacte ; chaque fois qu’on
essaie de la saisir en termes précis, elle se dissout dans le néant.
28. Un chapitre que peut sauter quiconque n’a pas d’opinion personnelle sur le maniement des pensées.
« N’ai-je pas raconté à Clarisse
quelque chose sur l’eau ? » se demanda-t-il, sans réussir à préciser son
souvenir. Cela aussi était sans importance, et il laissa ses pensées se
déployer indolemment.
Il n’est
malheureusement rien d’aussi difficile à rendre, dans toutes les
belles-lettres, qu’un homme qui pense. Un grand découvreur à qui l’on demandait
comment il s’y prenait pour avoir tant d’idées neuves répondit : en ne cessant
d’y penser. On peut bien dire, en effet, que les idées inattendues ne se
présentent à nous que parce que nous les attendons. Elles sont, pour une bonne
part, l’heureux produit d’un caractère, d’inclinations durables, d’une ambition
tenace et d’une inlassable activité.
Comment une telle persévérance ne serait-elle pas ennuyeuse ! D’un autre point
de vue, la solution d’un problème intellectuel, c’est un peu comme quand un
chien tenant un bâton dans sa gueule essaie de passer par une étroite ouverture
; il tourne la tête de droite et de gauche jusqu’à ce qu’enfin le bâton glisse
au travers ; nous agissons exactement de même, avec la seule différence que
nous n’allons pas tout à fait au hasard, mais que nous savons plus ou moins,
par habitude, comment nous y prendre. Et s’il est naturel qu’une tête pleine
ait plus d’habileté et d’expérience à se mouvoir ainsi qu’une tête vide, le
glissement au travers de la porte ne lui en paraît pas moins surprenant ; on y
est tout d’un coup, et l’on peut percevoir très distinctement en soi une légère
stupeur en constatant que les pensées, loin d’attendre leur auteur, se sont bel
et bien faites toutes seules. Ce sentiment de stupeur légère, beaucoup de gens, de nos jours, l’ont
baptisé « intuition », après l’avoir appelé « inspiration », et croient y voir
quelque chose de supra-personnel, alors que c’est simplement quelque chose
d’impersonnel, à savoir l’affinité et l’homogénéité des choses mêmes qui se
rencontrent dans un cerveau.
Meilleur est ce cerveau,
moins visibles sont ses actes. C’est pourquoi l’acte de penser, tant qu’il se
prolonge, est un état proprement lamentable, une sorte de colique de toutes les
circonvolutions du cerveau ; mais lorsqu’il est achevé, il a déjà perdu la
forme du penser, sous laquelle il est vécu, pour prendre celle de la chose
pensée ; et cette forme est, hélas, impersonnelle, car la pensée est alors
tournée vers l’extérieur et destinée à la communication. Il est pour ainsi dire
impossible, lorsqu’un homme pense, d’attraper le moment où il passe du
personnel à l’impersonnel, et c’est évidemment pourquoi les penseurs donnent
aux écrivains de tels soucis que ceux-ci préfèrent éviter ce genre de
personnages.
29. Explication et interruption d’un état de conscience normal.
La moitié de vérité qu’il y avait dans ces
paroles lui facilitait son mensonge, et pour l’autre moitié, elle la reprochait
à son amant. – Que penserait son mari, demandait-elle, si elle se mettait tout
à coup à espacer ses prétendues visites à son amie ?
Son ami d’enfance Walter,
devenu le bizarre époux de la petite Clarisse, avait dit une fois à son propos
: « Ulrich met toute son énergie à ne faire jamais que ce qui ne lui paraît pas
nécessaire ! »
31. À qui donnes-tu raison ?
Lentement et douloureusement comme quelqu’un
qu’on réveille au mauvais moment, Bonadea avait perdu la « Stimmung [4] », comme
elle aimait à appeler ses crises d’adultère.
34. Un rayon brûlant et des murs refroidis.
La pulsation, le courant
qui ne cesse d’animer les objets qui nous environnent avait cessé un instant.
Je ne suis qu’accident, ricanait la Nécessité ; examinez-moi sans préjugés, et
vous verrez qu’entre un visage rongé par le lupus et moi, il n’y a pas de
différence essentielle, avouait la Beauté. Il n’y avait pas eu grand-chose à
faire pour en arriver là ; une couche de vernis s’était écaillée, une illusion
s’était dissipée, un enchaînement d’habitude, d’attente et de tension s’était
rompu, l’équilibre fluide et secret qui s’établit entre nos sentiments et le
monde avait été une seconde inquiété. Tout ce que l’on sent et tout ce que l’on
fait se produit en quelque sorte « dans le sens de la vie », et le moindre
mouvement qui s’en écarte est difficile ou effrayant. Un phénomène exactement
identique se produit quand on marche : on élève le centre de gravité, on le,
pousse en avant puis on le laisse retomber ; mais qu’un rien ait changé, qu’on
ait eu un peu de crainte à se laisser ainsi tomber dans l’avenir, ou qu’on s’en
soit simplement étonné… et l’on ne peut plus se tenir debout ! Il ne faut pas y
réfléchir. Ulrich s’aperçut que tous les instants décisifs de sa vie lui
avaient laissé le même sentiment.
Cette beauté
(se disait-on alors), parfait ! mais est-ce vraiment ma
beauté ? Et la vérité que l’on m’enseigne, est-ce ma
vérité ? Les buts, les voix, la réalité, toutes ces choses séduisantes qui vous
attirent et vous guident, que l’on suit et sur quoi l’on se rue… est-ce donc la
réalité réelle, ou n’en voit-on qu’un souffle insaisissable au-dessus de la
réalité proposée ? Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et
les formes toutes faites de la vie, l’histoire toujours la même, les choses
déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait non
seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments.
Il se peut que
la plupart des hommes trouvent un agrément et un réconfort à ce qu’on leur
présente un monde tout fait, à l’exception de quelques minimes détails
personnels ; et l’on ne saurait mettre en doute le fait que tout ce qui dure
n’est pas simplement du conservatisme, mais la base même de tous les progrès et
de toutes les révolutions ; il faut cependant ajouter que les hommes qui vivent
pour ainsi dire de leur propre chef en ressentent un obscur et profond malaise. Tandis qu’Ulrich considérait le bâtiment sacré
dans une parfaite intelligence de ses subtilités architecturales, il prit
conscience, avec une vivacité surprenante, du fait que l’on pouvait tout aussi
aisément dévorer des êtres humains que bâtir ou laisser debout de pareils
monuments. Les maisons voisines, la voûte du ciel au-dessus, partout un
inexprimable accord des lignes et des volumes qui accueillaient et guidaient le
regard, l’air et l’expression des gens qui passaient au-dessous, leurs livres
et leur morale, les arbres de la rue… : tout cela est parfois aussi raide qu’un
paravent, aussi dur que le poinçon d’un estampeur, et (comment dire autrement
?) si complet, si achevé et si complet que l’on n’est plus à côté qu’un
brouillard superflu, un vague souffle réprouvé dont Dieu ne se soucie guère. Alors, Ulrich se souhaita d’être un homme sans qualités. Mais les choses ne
sont pas tellement différentes chez les autres hommes. Au fond, il en est peu
qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en
arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur
femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le
sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre
qu’ils ont été trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante
pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait ; elles auraient aussi
bien pu tourner autrement ; les événements n’ont été que rarement l’émanation
des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances,
de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont simplement
tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore
devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de
possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est
en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où
un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu pendant vingt
ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus
étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils
adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée en eux, les
événements de sa vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités,
son destin est leur mérite ou leur malchance. Il leur est arrivé ce qui arrive
aux mouches avec le papier tue-mouches : quelque chose s’est accroché à eux,
ici agrippant un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les a
lentement emmaillotés jusqu’à ce qu’ils soient ensevelis dans une housse
épaisse qui ne correspond plus que de très loin à leur forme primitive. Dès
lors, ils ne pensent plus qu’obscurément à cette jeunesse où il y avait eu en
eux une force de résistance : cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne
veut pas rester en place et déclenche une tempête de tentatives d’évasion sans
but ; l’esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l’ordre établi, sa
disponibilité à toute espèce d’héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente
gravité et son inconstance, tout cela n’est que tentatives d’évasion. Celles-ci
expriment simplement, en fin de compte, qu’aucune entreprise juvénile ne paraît
issue d’une nécessité intérieure incontestable, quand bien même elles
l’expriment de manière à laisser entendre que toutes ces entreprises étaient
urgentes et indispensables. Quelqu’un, n’importe qui, invente un beau geste
nouveau, intérieur ou extérieur…
Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l’être
intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de
l’impression ? Une technique de l’être ? Ce peut être une nouvelle taille de
moustache ou une nouvelle pensée. C’est du théâtre, mais tout théâtre a un
sens, et dans l’instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance
des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n’est pas difficile à
comprendre : quand au-dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un
monde lourd, cette lune refroidie qu’est la terre, des maisons, des mœurs, des
tableaux et des livres, et quand il n’y a rien au-dedans qu’un brouillard
informe et toujours changeant, n’est-ce pas un immense bonheur que quelqu’un
vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de
plus naturel si l’homme passionné s’empare de cette forme nouvelle avant
l’homme ordinaire ? Elle lui offre l’instant de l’Être, de l’équilibre des
tensions entre le dedans et le dehors, entre l’écrasement et l’éclatement.
Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi
personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait
d’un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui
s’enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d’une douce
mort par le froid), ainsi, il n’y a pas d’autre cause à ce phénomène toujours
recommencé qu’on appelle « nouvelle génération », « pères et fils », «
révolution intellectuelle », « changement de style », « évolution », « mode »
ou « renouvellement ». Qu’est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de
l’existence un perpetuum mobile, sinon la
malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des
prédécesseurs, d’un pseudo-Moi, d’une âme de groupe dont chacun se déclare à
peu près satisfait ? Pour peu qu’on soit attentif, on pourra toujours deviner,
dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur « bon vieux temps
». Alors, les idées nouvelles n’auront guère que trente ans de plus, mais elles
seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps :
rappelez-vous, quand on aperçoit, à côté du visage miroitant d’une jeune fille
la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n’auront pas eu de succès, elles se
seront émaciées et ratatinées jusqu’à n’être plus que ce projet de réforme dont
un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s’était
fait le champion.
35. M. le directeur Léon Fischel et le Principe De Raison Insuffisante.
— Le Principe De Raison
Insuffisante ! répéta Ulrich. Étant philosophe, vous devez savoir ce que l’on
entend par principe de raison suffisante. Malheureusement, pour tout ce qui le
concerne directement, l’homme y fait toujours exception ; dans notre vie
réelle, je veux dire notre vie personnelle, comme dans notre vie historique et
publique, ne se produit jamais que ce qui n’a pas de raison valable. »
— Vous n’êtes qu’un
cynique ! » déclara le directeur Fischel en s’éloignant en hâte, mais il
n’avait pas fait un pas qu’il se retournait pour se reprendre : « Il n’y a pas
longtemps, je disais à Gerda que vous auriez pu faire un diplomate de premier
ordre ! J’espère que vous viendrez nous voir bientôt ! »
37. Par l’invention de « l’Année autrichienne », un publiciste crée au comte Leinsdorf de gros ennuis. Son Altesse appelle Ulrich de tous ses vœux.
Il semble que le
réaliste, le brave homme pratique n’aime jamais sans réserves et ne prenne
jamais tout à fait au sérieux la réalité. Enfant, il se glisse sous la table
pour faire de la chambre de ses parents, quand ils ne sont pas là, le lieu de
toutes les aventures ; adolescent, il rêve d’une montre ; jeune homme à montre
en or, il rêve de la femme idéale ; homme avec montre et femme, il rêve d’une
haute situation ; et quand il a réussi enfin à boucler ce petit cercle de
désirs, qu’il y oscille paisiblement de-ci de-là comme un pendule, sa provision
de rêves insatisfaits n’en paraît pas s’être réduite pour autant.
C’est ainsi que le comte
Leinsdorf remporta un succès inattendu. Sans doute avait-il lui aussi conçu son
idée, à l’origine, sous la forme d’une comparaison ; mais il avait tout de même
trouvé aussi une liste de noms, et son moralisme aspirait à dépasser ce stade
d’inconsistance ; l’idée était ancrée profondément en lui qu’il fallait
orienter l’imagination du peuple ou, comme il le dit à un journaliste à lui
dévoué, du « public », vers un but qui fût clair, raisonnable, sain et
compatible avec les vrais buts de l’humanité et de la nation.
39. Un homme sans qualités se compose de qualités sans homme.
Mais Ulrich, ce soir-là, ne vint pas. Après
que M. le directeur Fischel l’eut si brusquement quitté, il se retrouva face à
face avec la question de sa jeunesse : pourquoi donc le monde favorisait-il si
étrangement les manifestations les moins personnelles, les moins vraies (au
sens le plus élevé), de la personne ? « C’est justement quand on ment qu’on
fait un pas en avant, pensa-t-il. Voilà ce que j’aurais dû lui dire aussi. »
Que ce fût dans le combat
ou dans l’amour, B avait toujours suivi A. Il était donc bien obligé de croire
que les qualités personnelles qu’il s’était acquises dépendaient davantage les
unes des autres que de lui-même ; bien plus : chacune de ces qualités prise en
particulier, pour peu qu’il s’examinât bien, ne le concernait guère plus
intimement que les autres hommes qui pouvaient également en être doués.
Il n’en reste
pas moins qu’on est sans aucun doute déterminé par elles, qu’on en est
constitué, même quand on ne leur est pas identique ; ainsi se découvre-t-on
parfois aussi étranger à soi-même au repos qu’en mouvement.
Toutes sortes de
distinctions sont d’ailleurs en usage pour adopter ou recommander une conduite,
selon les cas, personnelle ou générale.
Sans qu’il soit nécessaire d’insister davantage sur la morale de ces
exemples, on est frappé par l’incertitude avec laquelle on établit chaque fois
un compromis entre l’attitude objectivement et l’attitude personnellement
juste.
. De nos jours,
au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n’est plus en l’homme,
mais dans les rapports des choses entre elles. N’a-t-on pas remarqué que les
expériences vécues se sont détachées de l’homme ? Elles sont passées sur la
scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des expéditions
scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent
certaines formes d’expérience aux dépens des autres comme dans une
expérimentation sociale.
40. Un homme a toutes les qualités, mais elles lui sont indifférentes. Un prince de l’esprit est arrêté, et l’Action parallèle trouve un secrétaire d’honneur.
Il n’est pas
difficile de décrire dans ses grandes lignes cet homme de trente-deux ans nommé
Ulrich, même si la seule chose qu’il sache de lui-même est que toutes les
qualités lui sont à la fois proches et étrangères, et que toutes, qu’elles
soient ou non devenues les siennes, lui sont curieusement indifférentes.
Mais quand
l’esprit demeure tout seul, substantif nu, glabre comme un fantôme à qui l’on
aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? On peut lire les poètes, étudier
les philosophes, acheter des tableaux, discuter toute la nuit : mais ce que
l’on y gagne, est-ce de l’esprit ? En admettant même qu’on en gagne, le
possédera-t-on pour autant ? Cet esprit-là est si étroitement lié à la forme
fortuite qu’il a prise pour entrer en scène ! Il passe à travers celui qui aimerait
l’accueillir, ne lui laissant qu’un ébranlement léger. Qu’allons-nous faire de
tout cet esprit ? On ne cesse d’en produire en quantités proprement
astronomiques sur des tonnes de papier, de pierre et de toile, on ne cesse pas
davantage d’en ingérer et d’en consommer dans une gigantesque dépense d’énergie
nerveuse : qu’en advient-il ensuite ? Disparaît-il comme un mirage ? Se
dissout-il en particules ? Se soustrait-il à la loi terrestre de la
conservation de la matière ? Les parcelles de poussière qui descendent au fond
de nous et lentement s’y immobilisent n’ont aucun rapport avec la dépense
faite. Où est-il parti ? Où est-il, qu’est-il ? Peut-être se formerait-il
autour de ce mot « esprit », si l’on en savait davantage, un cercle de silence
angoissé…
L’esprit sait que la
beauté rend bon, mauvais, bête ou séduisant. Il dissèque un mouton et un
pénitent, et trouve dans l’un et l’autre humilité et patience. Il analyse une
substance et constate que, prise en grandes quantités, elle devient un poison,
en petites doses, un excitant. Il sait que la muqueuse des lèvres est
apparentée à celle de l’intestin, mais il sait aussi que l’humilité de ces
mêmes lèvres est apparentée à celle du sacré. Il mélange, il dissout, il recompose
différemment. Pour lui, le
bien et le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des
notions relatives, mais les termes d’une fonction, des valeurs qui dépendent du
contexte dans lequel elles se trouvent. Les siècles lui ont enseigné que les vices peuvent devenir des vertus, et
réciproquement ; il tient pour pure maladresse que l’on ne réussisse pas
encore, dans le temps d’une vie, à récupérer un criminel. Il n’admet rien de
licite ou d’illicite, parce que toute chose peut avoir une qualité qui la fera
participer un jour à un nouveau grand système. Il hait secrètement comme la
mort tout ce qui feint d’être immuable, les grands idéaux, les grandes lois, et
leur petite copie pétrifiée, l’homme satisfait. Il n’est rien qu’il considère comme
ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se
modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa
valeur que jusqu’au prochain acte de la création, comme un visage auquel on
parle et qui s’altère avec les mots.
Il faut dire qu’un séjour
continuel dans un État bien organisé a quelque chose d’absolument fantômal ; on
ne peut sortir dans la rue, boire un verre d’eau ou monter dans le tram sans
toucher aux leviers subtilement équilibrés d’un gigantesque appareil de lois et
de relations, les mettre en branle ou se faire maintenir par eux dans la
tranquillité de son existence ; on n’en connaît qu’un très petit nombre, ceux
qui pénètrent profondément dans l’intérieur et se perdent à l’autre bout dans
un réseau dont aucun homme, jamais, n’a débrouillé l’ensemble ; c’est
d’ailleurs pourquoi on le nie, comme le citadin nie l’air, affirmant qu’il
n’est que du vide ; mais il semble que ce soit justement parce que tout ce que
l’on nie, tout ce qui est incolore, inodore, insipide, sans poids et sans
mœurs, comme l’eau, l’air, l’espace, l’argent et la fuite du temps, est en
réalité l’essentiel, que la vie prend ce caractère spectral.
49. Premières oppositions entre l’ancienne et la nouvelle diplomatie.
« La science ? poursuivit Arnheim, la culture
? Reste l’art. En vérité, l’art devrait être le premier à refléter l’unité de
l’existence et son organisation interne. Mais nous connaissons le spectacle
qu’il nous offre aujourd’hui : une désintégration générale, des extrêmes sans
communication entre eux. Dès le début, Stendhal, Balzac et Flaubert ont su
créer l’épopée qui correspondait à la vie nouvelle, mécanisée, de la société et
des sentiments, Dostoïevski, Strindberg et Freud ont révélé le démonisme des
profondeurs ; nous autres contemporains avons le sentiment très net qu’il ne
nous reste plus rien à faire. »
50. Comment les choses évoluent. Le sous-secrétaire Tuzzi décide d’avoir quelques clartés sur la personne d’Arnheim.
Considéré en soi, l’homme
moral est ridicule et désagréable, comme nous l’apprend l’odeur de ces pauvres
personnes dévouées qui prétendent ne posséder rien d’autre que leur moralité ;
la morale a besoin de grandes tâches pour nourrir son importance, c’est
pourquoi Arnheim avait toujours cherché le complément de sa nature moralisante
dans les événements mondiaux, dans l’histoire universelle, en imprégnant toute
son activité d’idéologie.
54. Dans une conversation avec Walter et Clarisse, Ulrich se montre réactionnaire.
« Ainsi donc, repartit âprement Walter, nous
devrions renoncer à donner à la vie aucun sens ? »
Ulrich lui demanda
pourquoi, somme toute, il lui fallait un sens. À son avis, on pouvait s’en
passer.
60. Excursion dans le royaume logico-moral.
Quand on est
partiellement malade, en effet, les professeurs de droit veulent que l’on soit
aussi partiellement sain ; si l’on est partiellement sain, on est au moins
partiellement capable de discernement ; et si l’on est partiellement capable de
discernement, on l’est tout à fait ; car le discernement est, selon eux, la
possibilité de se déterminer librement pour un acte déterminé sans avoir à
subir de contrainte irrésistible ; cette possibilité, on ne peut pas à la fois
en disposer et en être privé.
61. L’idéal des trois traités, ou l’utopie de la vie exacte.
Cette attitude
d’esprit, si perspicace pour les détails et si aveugle pour l’ensemble, trouve
son expression la plus significative dans un idéal où l’œuvre d’une vie se
réduirait à trois traités. Il est des activités intellectuelles où ce ne sont
pas les gros livres, mais les petits traités qui font la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que
les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées,
peuvent parler, il ne lui faudrait que quelques pages pour décrire et expliquer
un phénomène aussi révolutionnaire. Les bons sentiments, en revanche, sont un
thème sur lequel on peut toujours recommencer à écrire des livres, et ce n’est
pas là du tout une simple affaire d’érudition : il s’agit bien d’une méthode
grâce à laquelle les plus importants problèmes de la vie restent toujours
indéchiffrés. On pourrait classer les activités humaines d’après le nombre de
mots nécessaires pour les définir ; plus il en faut, plus ce sera mauvais signe
pour elles. Toutes les connaissances qu’il a fallu pour que notre espèce passe
des peaux de bêtes à l’aviation, avec toutes leurs preuves et sous leur forme
définitive, ne rempliraient guère qu’une petite bibliothèque de poche ; alors
qu’un meuble grand comme la terre serait loin de suffire pour accueillir tout
le reste, sans même parler de l’interminable discussion qui s’est poursuivie
non par la plume, mais par l’épée et les chaînes. On serait tenté de penser que
nous menons nos affaires humaines fort peu rationnellement, du moins quand nous
n’imitons pas les sciences qui, elles, ont progressé d’une manière si
exemplaire.
Ce furent là d’ailleurs
réellement l’atmosphère et les dispositions d’une époque (quelques dizaines
d’années à peine) à laquelle Ulrich avait eu juste le temps de participer un
peu. On pensait alors (cet « on » est une indication
volontairement imprécise, car on ne pourrait savoir qui, et combien d’hommes
pensaient ainsi, mais c’était néanmoins dans l’air), on pensait alors, donc,
qu’il était peut-être possible de vivre exactement. On nous demandera
aujourd’hui ce que cela veut dire. La réponse serait sans doute que l’on peut
se représenter l’œuvre d’une vie réduite à trois traités, mais aussi bien à
trois poèmes ou à trois actions dans lesquelles le pouvoir personnel de
création serait poussé à son comble. Ce qui voudrait dire à peu près : se taire
quand on n’a rien à dire, ne faire que le strict nécessaire quand on n’a pas de
projets particuliers et, chose essentielle, rester indifférent quand on n’a pas
le sentiment indescriptible d’être emporté, bras grands ouverts, et soulevé par
une vague de la création ! On
remarquera que la plus grande part de notre vie psychique serait dès lors
interrompue, mais peut-être le mal ne serait-il pas si grand. La thèse qui veut
qu’une grande dépense de savon témoigne d’une grande propreté ne sera pas
forcément juste en morale, où se révéleront plus justes au contraire les
théories modernes selon lesquelles l’obsession de l’hygiène serait le symptôme
d’un manque de propreté interne. Ce serait une utile expérience que de limiter
une fois au minimum la dépense morale, de quelque espèce qu’elle soit, qui
accompagne tous nos actes, et de se contenter de n’être moral que dans les cas
exceptionnels où il s’agit vraiment de l’être, en n’accordant à ses actes, dans
tous les autres cas, pas plus de réflexion qu’à la normalisation indispensable
des vis et des crayons. Sans
doute n’en sortirait-il pas beaucoup de bonnes choses, mais quelques-unes de
meilleures ; il ne resterait plus de talents, mais le seul génie ; de l’image
de la vie disparaîtraient les fades épreuves nées de la pâle ressemblance que
les actions ont avec les vertus, et à leur place apparaîtrait l’enivrante unité
de ces dernières au cœur de la sainteté. En un mot, il ne resterait de chaque
quintal de morale qu’un milligramme d’une essence dont un millionième de
milligramme serait encore l’occasion d’une magique béatitude.
Le processus est le même
lorsqu’un chercheur observe une modification dans l’un des éléments d’un phénomène
complexe, et en tire ses conséquences personnelles ; l’utopie est une
expérience dans laquelle on observe la modification possible d’un élément et
les conséquences que cette modification entraînerait dans ce phénomène complexe
que nous appelons la vie.
Telle est
l’utopie de l’exactitude. On se demandera comment cet homme passera ses
journées, puisqu’il ne peut tout de même pas flotter continuellement dans
l’extase créatrice et qu’il aura sacrifié le foyer des sensations modérées à
quelque imaginaire incendie. Mais cet homme exact, notre époque le connaît !
Homme à l’intérieur de l’homme, il vit non seulement dans le chercheur, mais
dans le marchand, l’organisateur, le sportif, le technicien ; encore que ce ne
soit pour le moment que dans ces parties essentielles de la journée qu’ils
n’appellent pas leur vie, mais leur métier. Cet homme, qui se montre si radical et si dépourvu de préjugés envers
toutes choses, ne déteste rien tant que l’idée de se montrer radical envers
soi-même, et on ne peut, hélas ! douter qu’il ne considérerait l’utopie de
soi-même comme une tentative immorale commise sur une personne occupée
d’affaires fort sérieuses.
62. La terre même, mais Ulrich en particulier, rend hommage à l’utopie de l’essayisme.
Considérée comme une attitude humaine, la
précision exige aussi un faire et un être précis. Elle pose à l’être et au
faire des exigences maxima. Mais il faut noter ici une distinction.
En effet, il n’existe pas
seulement une précision imaginaire (qui d’ailleurs, dans la réalité, n’existe
encore nullement), mais une précision pédante, et ces deux espèces de
précisions se distinguent en ceci que l’imaginaire s’en tient aux faits et la
pédante à des créations de l’imagination.
L’image qu’offrait alors
le tribunal était celle même de la vie ; tous les hommes vraiment vivants, qui
jugeraient complètement exclu de se servir d’une voiture vieille de plus de
cinq ans ou de faire soigner une maladie selon des principes qui prévalaient
pourtant dix ans plus tôt ; tous ceux qui, de plus, consacrent tout leur temps,
volontairement et involontairement, à encourager ces nouvelles inventions, et
sont si fiers de rationaliser tout ce qu’ils touchent, ces hommes-là préfèrent
abandonner les questions de beauté, de justice, d’amour et de foi, bref tous
les grands problèmes humains, dans la mesure où leurs intérêts n’y sont pas en
jeu, à leurs femmes, et, quand celles-ci n’y suffisent pas, à une sous-espèce
d’hommes qui évoquent pour eux, dans des tournures millénaires, le calice et le
glaive de la vie, cependant qu’ils les écoutent avec frivolité, scepticisme et
contrariété, sans croire un mot de ce qu’ils disent et sans penser même à la
possibilité qu’il y aurait d’y changer enfin quelque chose. Il existe donc en
réalité deux conceptions qui non seulement se combattent, mais encore
subsistent ordinairement côte à côte, ce qui est pire, sans échanger un mot,
sinon pour s’assurer réciproquement qu’elles sont toutes deux également
souhaitables, chacune dans son rayon. L’une se contente d’être exacte et s’en
tient aux faits ; l’autre ne s’en contente pas, mais considère toujours
l’Ensemble et déduit ses connaissances des prétendues grandes vérités
éternelles. L’une y gagne en réussite, l’autre en ampleur et en dignité. Il est
clair qu’un pessimiste pourrait dire aussi bien que les résultats de l’une n’ont
aucune valeur et que ceux de l’autre sont faux. Que pourra-t-on bien faire en
effet, au jour du Jugement dernier, quand seront pesées les œuvres humaines, de
trois traités sur l’acide formique, ou même de trente, s’il le fallait ?
D’autre part, que peut-on savoir du Jugement dernier si l’on ne sait même pas
tout ce qui peut sortir d’ici là de l’acide formique ?
Le Dr Paul Arnheim avait donc raison lorsqu’il disait à
Ulrich que l’histoire universelle n’autorisait jamais d’événement négatif ;
l’histoire universelle est optimiste : toujours enthousiaste pour prendre un
parti, et ne prenant jamais qu’ensuite le parti contraire !
. La valeur d’une action
ou d’une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre
des circonstances qui les entouraient, des fins qu’elles servaient, en un mot,
de l’ensemble variable dont elles faisaient partie. C’est là, d’ailleurs, la
description tout à fait banale du fait qu’un meurtre peut nous apparaître comme
un crime ou comme un acte d’héroïsme, et l’heure de l’amour comme la plume
tombée de l’aile d’un ange ou de celle d’une oie. Ulrich la généralisait. Tous
les événements moraux avaient lieu à l’intérieur d’un champ de forces dont la
constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un
atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour
ainsi dire, cela même qu’ils devenaient, et de même que le mot « blanc »
définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation
avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événements moraux lui
paraissaient être, dans leur signification, fonction d’autres événements. De la
sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n’eût plus trouvé
une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en
accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux
qualités ; dans ce système, ce qui avait l’apparence de la stabilité devenait
le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait
le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers,
et l’homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l’homme potentiel, le
poème non écrit de la vie s’opposait à l’homme copie, à l’homme réalité, à
l’homme caractère. Au fond, dans cette conception, Ulrich se sentait capable de
toutes les vertus comme de toutes les bassesses ; le fait que les vertus et les
vices, dans une société équilibrée, sont ressentis généralement, quoique
secrètement, comme également fâcheux, était pour lui la preuve de ce qui se
produit partout dans la nature, à savoir que tout système de forces tend peu à
peu à une valeur, à un état moyen, à un compromis et à une pétrification. La
morale au sens ordinaire du mot n’était plus pour Ulrich que la forme sénile
d’un système de forces que l’on ne saurait, sans une réelle perte de force
éthique, confondre avec la véritable morale.
Il n’était pas
philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur
disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système.
Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont
vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de
démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule
philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l’on en peut juger par les
regrets que l’on entend communément exprimer sur ce point. C’est pourquoi la
philosophie au détail est pratiquée aujourd’hui en si terrifiante abondance
qu’il n’est plus guère que les magasins où l’on puisse recevoir quelque chose
sans conception du monde par-dessus le marché, alors qu’il règne à l’égard de
la philosophie en gros une méfiance marquée.
Rien n’est plus étranger
à l’essai que l’irresponsabilité et l’inachèvement des inspirations qui
relèvent de la subjectivité ; pourtant les notions de « vérité » et d’» erreur
», d’» intelligence » ou de « sottise » ne sont pas applicables à ces pensées
soumises à des lois non moins strictes qu’apparemment subtiles et ineffables.
Assez nombreux furent ces essayistes-là, ces maîtres du flottement intérieur de
la vie ; il n’y aurait aucun intérêt à les nommer ; leur domaine se situe entre
la religion et le savoir, entre l’exemple et la doctrine, entre l’amor intellectualis et le poème ; ce sont des saints avec
ou sans religion et parfois aussi, simplement, des hommes égarés dans telle ou
telle aventure.
D’ailleurs, rien n’est
plus révélateur que l’expérience involontaire de ces tentatives, érudites et
raisonnables, pour expliquer l’œuvre de ces grands essayistes, pour transformer
leur sens de la vie, tel qu’ils l’exposent, en une théorie de la vie, et pour
trouver un « contenu » à ce mouvement d’esprits émus ; de tout cela, il ne
reste guère plus alors que la délicate architecture de couleurs d’une méduse
après qu’on l’a tirée de l’eau et déposée sur le sable.
Cela créa en lui un
curieux schisme. On ne doit pas oublier que l’attitude exacte est, au fond,
plus religieuse que l’attitude esthétique ; car elle se soumettrait à « Lui »
pour peu qu’Il daignât se montrer à elle dans les conditions qu’elle exige pour
reconnaître Son caractère de fait, alors que nos beaux esprits, s’il se
manifestait, trouveraient seulement que Son talent n’est pas suffisamment
original, Sa vision du monde pas suffisamment intelligible pour qu’ils puissent
Le placer au même niveau que certaines personnalités douées d’un génie
réellement divin.
63. Bonadea a une vision.
Ulrich alluma rapidement
une cigarette et poursuivit : « L’homme n’est pas bon, mais il est toujours bon
; la différence est énorme, tu comprends ? Ces sophismes de l’amour-propre font
sourire, mais la conséquence qu’il en faudrait déduire est que l’homme ne peut
rien faire de mal : il arrive simplement que ses actes aient de mauvais effets.
Admettre cela serait le vrai point de départ d’une morale sociale. »
« Tout homme commence par
réfléchir sur la vie dans son ensemble, expliqua-t-il, mais plus il réfléchit
avec précision, plus son domaine se rétrécit. Quand il a atteint la maturité,
tu as devant toi un homme qui est si ferré sur un certain millimètre carré
qu’il n’y a pas dans le monde entier deux douzaines d’hommes aussi ferrés dans
ce domaine. Il voit fort bien que les autres, moins ferrés que lui, ne disent
que des bêtises sur ses affaires, et pourtant il ne peut bouger, parce que
c’est lui, s’il quitte sa place ne fût-ce que d’un micromillimètre, qui en dira
à son tour. »
66. Entre Ulrich et Arnheim, il y a quelque chose qui cloche.
— Vous vous moquez
toujours, au lieu de vous consacrer à la vie, dit Diotime qui lui en voulait
encore à cause des portefeuilles.
— Ma conviction est
simplement, repartit Ulrich, que la pensée est une institution pour soi, et que
la vie réelle en est une autre. La différence de niveau qui les sépare
présentement est trop grande. Notre cerveau est âgé de quelques milliers
d’années ; supposez qu’il n’ait pensé toutes choses qu’à demi, qu’il ait oublié
l’autre moitié : eh bien ! la réalité serait alors son plus fidèle reflet !
Non, la seule chose à faire est de refuser d’y participer intellectuellement.
?
68. Une digression : les hommes doivent-ils être à l’unisson de leur corps ?
Cela signifie que la
beauté sublime, la beauté humaine du corps, l’instant où la mélodie de l’esprit
s’exhale de l’instrument de la nature, ou celui où le corps est pareil à une
coupe qu’emplit un mystique breuvage, lui étaient restés étrangers toute sa
vie, si l’on excepte les rêves qu’il avait dédiés à la majoresse et qui avaient
anéanti en lui pour très longtemps ces tendances.
esprit, de nos idées, de
nos intuitions et de nos projets, ou celui de nos folies (les charmantes
comprises) ? Qu’Ulrich eût aimé ces folies et qu’il en nourrît encore
quelques-unes ne l’empêchait pas de se sentir mal à l’aise dans le corps
qu’elles lui avaient fait.
72. La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal.
L’étrange est que la
terre se soit montrée si sensible à ce procédé et qu’elle se soit laissé
arracher, depuis cette prise de contact, une telle foison de découvertes, de
commodités et de connaissances qu’on en crierait presque au miracle.
Cette préhistoire
terminée, on serait en droit de penser que nous vivons maintenant dans le miracle
de l’Antéchrist ; car l’image du contact à quoi l’on vient de recourir ne doit
pas être interprétée seulement dans le sens du confort et de la sécurité, mais
aussi dans celui de l’inconvenance et du défendu. En effet, avant que les
intellectuels ne découvrissent la volupté des faits, seuls les guerriers, les
chasseurs et les commerçants, c’est-à-dire précisément les natures rusées et
violentes, l’avaient connue.
On peut rappeler dès
l’abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces
explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu’on
a enlevé le cœur. Ne voir dans la bonté qu’une forme particulière de l’égoïsme
; rapporter les mouvements du cœur à des sécrétions internes ; constater que
l’homme se compose de huit ou neuf dixièmes d’eau ; expliquer la fameuse
liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ;
ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire
la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère
forcé de ce que l’on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir
la parenté de l’extase avec l’aliénation mentale ; mettre sur le même plan la
bouche et l’anus, puisqu’ils sont les extrémités orale et rectale d’une même
chose… : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les
trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient toujours d’une sorte de préjugé
favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C’est sans doute la
vérité qu’on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût
de la désillusion, de la contrainte, de l’inexorable, de la froide intimidation
et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins
l’exhalaison involontaire de sentiments analogues.
En d’autres
termes, la voix de la vérité est toujours accompagnée de parasites assez
suspects, mais ceux qui y sont le plus intéressés n’en veulent rien savoir. Or,
la psychologie moderne connaît un bon nombre de ces « parasites » refoulés et
nous en offre le remède : les faire sortir et les rendre aussi clairs que
possible à la conscience pour annuler leur néfaste influence. Qu’adviendrait-il
donc si l’on se décidait à faire l’expérience et qu’on se sentît tenté de
révéler publiquement ce goût équivoque de l’homme pour la vérité et ses
parasites, misanthropie et satanisme, et qu’on allât même jusqu’à l’introduire
avec confiance dans la vie ? Eh bien ! il en résulterait à peu près ce défaut
d’idéalisme que l’on a déjà décrit sous le nom d’» utopie de la vie exacte »,
mode de pensée fondé sur la possibilité de l’essai et de la rétractation, mais
soumis néanmoins à l’implacable loi martiale qui régit toute conquête
intellectuelle. Cette manière de façonner sa vie n’est nullement faite, il est
vrai, pour préserver ou apaiser celui qui l’adopte ; loin de considérer ce qui
est digne de vie avec un respect absolu, il n’y verrait plus qu’une simple
ligne de démarcation que la lutte pour la vérité intérieure ne cesse de
déplacer. Il douterait du caractère sacré de chaque instant du monde, non point
par scepticisme, mais dans l’esprit du grimpeur qui sait que le pied le plus
sûr est aussi toujours le plus bas placé. Dans le feu de cette Église militante qui hait le dogme pour l’amour de ce
qui demeure encore irrévélé et repousse les lois et la tradition au nom d’un
amour exigeant de sa prochaine figure, le Diable retrouverait le chemin de
Dieu, ou, pour parler plus simplement, la vérité redeviendrait la sœur de la
vertu et ne serait plus tentée de lui jouer ces tours sournois qu’une jeune
nièce réserve à une tante restée vieille fille.
Si donc quelqu’un
s’avisait, poussé mettons par une mentalité végétarienne, de voussoyer une
vache (parfaitement conscient du fait que l’on manque plus facilement d’égards
à un être que l’on tutoie), on le traiterait aussitôt de sot ou même de fou ;
non pas à cause de sa mentalité végétarienne ou zoophile, laquelle est jugée «
profondément humaine », mais bien parce qu’il l’aurait transposée directement
dans le réel. En un mot, il
existe entre l’esprit et la vie un compromis assez complexe aux termes duquel
l’esprit touche tout au plus 0,5 % de ses créances et y gagne le titre de
créancier honoraire.
Si l’esprit, sous la
forme puissante qu’il a fini par revêtir, est lui-même, comme on vient de
l’admettre, un saint tout à fait viril, avec tous les défauts accessoires du
guerrier et du chasseur, il faudrait conclure des circonstances évoquées
ci-dessus que sa secrète tendance à la perversion ne peut s’épanouir nulle part
dans sa totalité (assez grandiose après tout), ni trouver aucune occasion de se
purifier au contact du réel ; on ne pourrait la rencontrer que sur des chemins
tout à fait étranges, incontrôlés, où elle échappe enfin à sa stérile
captivité. Reste à savoir si, jusqu’ici, tout a été jeu illusoire ou non ;
toutefois, on ne peut nier que cette dernière supposition ne soit confirmée à
sa manière. Il règne aujourd’hui chez beaucoup d’hommes un état d’esprit assez
obscur : attente du pire, disposition à la révolte, défiance envers tout ce que
l’on vénère. Il y a des hommes qui déplorent le manque d’idéalisme de la
jeunesse, mais qui, dans le moment où il leur faut agir, se comportent
spontanément comme celui qui, par une très saine défiance des idées, en appuie
la trop courtoise puissance par l’action d’une quelconque matraque. Autrement
dit, est-il un seul but pie qui ne doive se pourvoir d’un rien de corruption et
compter un peu avec les qualités humaines inférieures, s’il veut passer dans ce
monde pour sérieux et sincère ? Des expressions comme : « tenir », « forcer »,
« serrer la vis », « ne pas avoir peur de casser les vitres », « la manière
forte », ont un agréable parfum de sérieux.
Le fait est là
aujourd’hui que la deuxième pensée, quand ce n’est pas la première, de tout
homme qui se trouve confronté à quelque phénomène imposant, fût-ce simplement
par sa beauté, est inévitablement celle-ci : « Tu ne vas pas me la faire, je
finirai bien par t’avoir ! » Et cette rage de tout abaisser, caractéristique
d’une époque qui n’est pas seulement persécutée, mais persécutrice, ne peut
plus être simplement confondue avec la distinction naturelle que la vie établit
entre le sublime et le grossier ; c’est bien plutôt, dans notre esprit, un
trait de masochisme, l’inexprimable joie de voir le bien humilié et même
détruit avec une si merveilleuse aisance. On croirait à un désir passionné de
se démentir, et peut-être n’est-il pas si désolant, après tout, de faire
confiance à une époque qui est venue au monde par les pieds, et ne demande plus
qu’à être remise à l’endroit par son Créateur.
Un sourire
d’homme peut donc exprimer beaucoup de choses de cet ordre, même s’il échappe
au contrôle de qui sourit ou s’il n’a pas encore effleuré sa conscience ; telle
était la nature du sourire avec lequel la plupart des illustres spécialistes
invités se résignaient au louable zèle de Diotime.
73. Gerda Fischel.
Un beau jour, elle
découvrit le cercle de jeunes germano-chrétiens auquel Hans Sepp appartenait,
et du coup crut avoir trouvé sa véritable patrie. Il serait difficile de dire à
quoi ces jeunes gens croyaient ; ils formaient une de ces innombrables petites
sectes libres et mal définies qui se sont mises à pulluler parmi la jeunesse
allemande après l’écroulement de l’idéal humaniste. Ils n’étaient pas des
antisémites racistes, mais des adversaires de la « mentalité juive », par quoi
ils entendaient le capitalisme, le socialisme, le rationalisme, l’autorité et
les prétentions des parents, le calcul, la psychologie et le scepticisme. Leur
grand dogme était le « symbole » : pour autant qu’Ulrich pouvait suivre, et il
avait quelque intelligence de ces choses, ils appelaient symboles les grandes
créations de la Grâce, par quoi tout ce qu’il y a de confus et de ramifié dans
la vie, disait Hans Sepp, se clarifiait et grandissait, par quoi le bruit des
sens était étouffé et le front baigné dans les fleuves du surnaturel. Le
retable d’Isenheim, les pyramides d’Égypte et Novalis étaient des symboles ;
Beethoven et Stefan George étaient tolérés en tant qu’ébauches ; mais ce
qu’était un symbole en termes prosaïques, ils ne le disaient pas, premièrement
parce que les symboles ne peuvent être traduits en langage prosaïque,
deuxièmement parce que les Aryens n’ont pas le droit d’être prosaïques (c’est
pourquoi ils n’ont réussi à produire, au siècle dernier, que des ébauches de
symboles), et troisièmement parce qu’il est des siècles qui ne suscitent
qu’exceptionnellement, dans l’homme profondément solitaire, l’instant
profondément solitaire de la Grâce.
74. Le IVe siècle av. J.-C. contre l’an 1797. Ulrich reçoit une nouvelle lettre de son père.
Donc, un acte voulu est
toujours un acte commandé par la réflexion, et non pas instinctif. Dans la
mesure où l’homme est maître de sa volonté, il est libre ; s’il a des désirs
humains, c’est-à-dire des désirs relevant de son organisation sensuelle, et que
sa pensée en est par conséquent troublée, il n’est pas libre. Le vouloir n’est
pas un phénomène arbitraire, c’est une détermination qui découle nécessairement
de notre moi ; la volonté est donc déterminée dans l’acte de penser.
76. Le comte Leinsdorf se montre réservé.
— Vous avez eu là un mot merveilleux !
répondit son ami. C’est le mystère de la vie puissante. L’intelligence seule ne
permet ni la morale, ni la politique. L’intelligence ne suffit pas, l’essentiel
s’accomplit au-delà. Les hommes qui ont atteint à la grandeur ont toujours aimé
la musique, la poésie, la forme, la discipline, la religion et la chevalerie.
J’irais même jusqu’à prétendre que seuls ces hommes-là ont de la chance ! Ce
sont ces prétendus impondérables qui font le seigneur, qui font l’homme ; et ce
qu’on sent vibrer dans l’admiration du peuple pour l’acteur en est un souvenir
mal interprété. Mais, pour en revenir à votre cousin : on ne peut pas dire
simplement qu’on commence à devenir conservateur quand on se sent trop
paresseux pour les excès ; un beau jour, quoique nous soyons tous nés
révolutionnaires, on s’aperçoit qu’un homme simplement brave, quelle que soit
la valeur de son intelligence, un homme gai, courageux, fidèle, sur lequel on
peut compter, est non seulement pour nous l’occasion d’une extraordinaire
jouissance, mais encore l’humus même de la vie. C’est là, j’en conviens, une
sagesse ancestrale, mais elle marque le passage décisif du goût du jeune homme,
naturellement tourné vers l’exotisme, au goût de l’homme mûr. J’admire à maints
égards votre cousin, ou tout au moins, si c’est aller un peu loin, car il est
peu de choses dans ce qu’il dit que l’on puisse assumer, je dirais presque que
je l’aime : à côté de
beaucoup de raideur et d’extravagance, il y a en lui quelque chose
d’extraordinairement libre et indépendant. C’est peut-être justement ce mélange
de liberté et de raideur intérieure qui fait son charme. Mais c’est un homme
dangereux, avec cet exotisme moral infantile et cette intelligence trop bien
entraînée, toujours à chercher l’aventure sans même savoir ce qui l’y incite. »
77. Arnheim en ami des journalistes.
. C’est pourquoi l’on
passe son temps à chercher des hommes pour les épithètes. La « puissante
plénitude » de Shakespeare, I’» universalité » de Goethe, la « profondeur
psychologique » de Dostoïevski et toutes les autres images qu’une longue
évolution littéraire nous a léguées flottent par centaines dans la tête de ceux
qui écrivent, et s’ils écrivent aujourd’hui d’un stratège du tennis qu’il est «
insondable », ou d’un poète à la mode qu’il est « grand », c’est simplement
pour écouler ces stocks. On comprend donc qu’ils soient reconnaissants
lorsqu’ils peuvent placer sans perte chez quelqu’un les mots de leur assortiment.
81. Le comte Leinsdorf se prononce sur la politique réaliste. Ulrich fonde des sociétés.
Le système sténographique
Oehl, expliqua-t-il, était une invention autrichienne ; il n’avait donc pas
besoin d’ajouter qu’il n’avait trouvé ni diffusion ni encouragement d’aucune
sorte. Il demanda au secrétaire s’il était sténographe ; comme celui-ci
répondait que non, les avantages intellectuels de la sténographie lui furent
exposés tout au long. Économie de temps, économie d’énergie intellectuelle ;
pouvait-il imaginer l’incroyable quantité de productivité cérébrale gaspillée
quotidiennement dans ces crochets, ces redondances, ces imprécisions, ces
déroutantes répétitions de fragments identiques, cette confusion d’éléments
réellement expressifs et significatifs et d’éléments purement rhétoriques et
arbitraires ? Ulrich, non sans étonnement, faisait la connaissance d’un homme
qui poursuivait l’écriture ordinaire, si inoffensive apparemment, d’une haine
implacable.
82. Clarisse réclame une « Année Ulrich ».
— Tu m’as traité, horriblement, de passif.
Mais il y a deux espèces de passivité. Une passivité passive, celle de Walter ;
et une passivité active !
— Qu’est-ce que c’est que
ça, une passivité active ? demanda Clarisse avec curiosité.
— L’état d’un prisonnier
qui attend l’occasion de s’évader.
— Bah ! dit Clarisse. Des
échappatoires !
— Eh oui ! avoua-t-il,
peut-être. »
« Je vais donc te
raconter pourquoi je ne fais rien », commença-t-il ; puis il se tut.
Clarisse, qui avait
retrouvé son état normal dès qu’il l’avait touchée, l’encouragea.
« On ne peut rien faire,
parce que… mais tu ne comprendras quand même pas », dit-il en voulant commencer
par le commencement. Il tira une cigarette et s’occupa de l’allumer.
83. Toujours la même histoire, ou : Pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire ?
Car une pensée sans but
pratique est sans doute une occupation clandestine pas très convenable. Cette
espèce de pensées, surtout, qui, marchant sur des échasses, n’a qu’un minuscule
point de contact avec l’expérience, est suspecte de naissance irrégulière. Sans
doute parlait-on jadis du « vol des pensées » ; au temps de Schiller, un homme
dont la poitrine eût abrité de si sublimes problèmes eût été très considéré.
Aujourd’hui, en revanche, on aurait l’impression que cet homme est un peu
détraqué, à moins que la pensée ne se trouve être par hasard sa profession et
sa source de revenus.
. Quelle drôle d’histoire
que l’Histoire ! On pouvait affirmer avec certitude de tel ou tel événement
qu’il avait trouvé, ou trouverait certainement sa place en elle ; mais que cet
événement eût véritablement eu lieu, cela n’était pas sûr
Maintenant qu’il se
trouvait dans un plus vaste réceptacle, la ville, son malaise se dissipait, la
sérénité lui revenait. Quelle folle idée avait eue la petite Clarisse de
vouloir faire une Année de l’Esprit ! Il concentra son attention sur ce point.
Pourquoi donc était-ce si absurde ? On pouvait aussi bien se demander pourquoi
l’Action patriotique de Diotime était absurde.
Réponse numéro un : Parce
que l’Histoire universelle, indubitablement, ne naît pas autrement que les
autres histoires.
Numéro deux : Toutefois,
pour la plus grande part, l’Histoire naît sans auteurs. Elle ne vient pas d’un
centre, mais de la périphérie, suscitée par des causes mineures. Il n’en faut
probablement pas tant qu’on le croit pour faire de l’homme médiéval ou du Grec
classique l’homme civilisé du XXe siècle. L’être humain, en effet, peut aussi
aisément manger de l’homme qu’écrire la Critique de la Raison
pure ; avec les mêmes convictions et les mêmes qualités, si les
circonstances le permettent, il pourra faire l’un et l’autre, et de grandes
différences extérieures en recouvrent de très minimes à l’intérieur.
84. Où l’on prétend que la vie ordinaire elle-même est d’ordre utopique.
. La différence, fit-il
remarquer au préalable, serait moins dans l’événement que dans la signification
qu’on lui donnerait, l’intention qu’on y attacherait et le système où on
l’inclurait. Le système actuellement en usage, celui de la réalité, ressemblait
à une mauvaise pièce de théâtre. Ce n’était pas par hasard qu’on parlait du «
théâtre du monde », car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles, les
mêmes fables et les mêmes péripéties. On aime parce que l’amour existe, et
selon les formes de l’amour existant ; on est fier comme un Indien, un
Espagnol, une vierge ou un lion ; et même l’on assassine, quatre-vingt-dix fois
sur cent, parce que l’assassinat passe pour tragique et grandiose.
Que Walter commençât par
juger l’affirmation banale allait presque de soi. Comme si le monde entier, la
littérature, l’art, la science et la religion n’étaient pas de toute manière du
pressurage et de l’encavage ! Comme s’il y avait un seul homme cultivé qui niât
la valeur des idées et ne poursuivît l’esprit, la beauté et la bonté ! Comme si
l’éducation pouvait être autre chose que l’insertion dans un système de
l’esprit !
Ulrich précisa
sa pensée en faisant remarquer que l’éducation n’était que l’insertion dans un
système provisoirement en vigueur, issu de dispositions arbitraires ; de sorte
que, pour atteindre au rayonnement de l’esprit, il fallait d’abord être bien
persuadé de n’en point avoir ! C’était là, selon lui, une attitude absolument
ouverte qui favorisait l’expérimentation et l’invention morale en grand.
. Pour couper court, il
précisa : « Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais Clarisse a raison : le
théâtre prouve que des expériences individuelles intenses peuvent se mettre au
service d’un but impersonnel, d’un ensemble de significations et d’images qui
les détache à demi de la personne. »
— N’est-ce pas la vie à
laquelle tous les États d’aujourd’hui prétendent aspirer ? rétorqua Ulrich.
— Dans de tels États, les
hommes vivraient donc d’après des émotions et des idées, des systèmes
philosophiques et des romans ? poursuivit Walter. En ce cas, nouvelle question
: vivraient-ils de telle manière qu’il en naîtrait de
grandes œuvres, philosophiques ou poétiques, ou au contraire, que toute leur
vie serait déjà, dans sa chair pour ainsi dire,
poésie et philosophie ? Je sais ce que tu me répondras, car la première
hypothèse aboutirait simplement à ce que l’on entend aujourd’hui par État
civilisé ; puisque c’est à la seconde que tu penses, je crains que tu ne voies
pas que philosophie et poésie, alors, seraient tout à fait superflues. Sans
parler du fait qu’il est absolument impossible de se représenter la vie sur le
modèle de l’art, ou comme tu voudras l’appeler, on s’aperçoit donc qu’elle ne
signifie rien de moins que la fin même de l’art ! » Telle fut sa conclusion ;
c’était pour Clarisse qu’il avait gardé cet atout.
Il ne manqua pas son
effet. Ulrich lui-même fut un moment à se ressaisir. Mais, quand ce fut fait,
il éclata de rire et dit :
« Ignores-tu
donc que toute vie parfaite serait la fin de l’art ? Je me suis laissé dire que
tu étais toi-même sur le point de sacrifier l’art à la perfection de ta vie ! »
Ulrich continua : « Il y
a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne
tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer. Cela conduit à des
décisions impossibles à prendre ; on ne peut que peindre ces vies. Que
trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres ? La
négation, sans doute partielle, mais nourrie d’expérience et répartie sur une
infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur
quoi est bâtie la société dont ces œuvres font les délices ! Le poème, avec son mystère, tranche tous
les fils qui rattachaient le sens du monde au vocabulaire quotidien : et le
voilà qui s’envole tel un ballon ! Si on veut appeler cela, comme il est
d’usage, la beauté, alors, celle-ci devrait être un bouleversement infiniment
plus brutal et plus cruel qu’aucune révolution politique ne l’a jamais été ! »
Walter avait blêmi
jusqu’aux lèvres. Cette conception de l’art négation de la vie, ennemi de la
vie, lui était odieuse. À ses yeux, c’était de la bohème, le dernier sursaut
d’un désir désuet d’épater le bourgeois. Que la beauté n’eût plus de place dans
un monde parfait parce qu’elle y serait superflue, il remarquait bien cette
évidence pleine d’ironie ; mais la question que son ami avait tue, il ne
l’entendit pas. Ulrich lui-même voyait bien ce qu’il y avait de partial dans
son affirmation. Au lieu de prétendre que l’art était négation, il eût pu
affirmer aussi bien le contraire, car l’art est amour ; il embellit ce qu’il
aime, et peut-être n’est-il pas au monde d’autre moyen de rendre une chose ou
un être beau que de l’aimer. Et si la beauté tient de la gradation et du
contraste, c’est uniquement parce que notre amour, lui aussi, est fait de
pièces et de morceaux.
Ainsi, elle disposerait à
l’avenir d’un nouveau slogan : cette « passivité active dont on devait être
capable au moment voulu » sentait son « Homme sans qualités » ; se
confiait-elle à lui, et l’encourageait-il, en fin de compte, dans sa
singularité ?
Très souvent aussi, nous
avons une idée qui nous fait agir pendant un bout de temps, mais bientôt
l’habitude, l’inertie, l’égoïsme, telle insinuation prennent sa place, parce
qu’il ne peut en aller autrement. Peut-être ai-je donc décrit un état auquel il
est impossible d’accéder définitivement ; mais il faut lui reconnaître une qualité
: c’est qu’il n’est autre que l’état même dans lequel nous vivons. »
. « Prétendre d’une chose
qu’elle est impossible mais réelle est assez ton genre. »
85. Les efforts du général Stumm pour mettre de l’ordre dans l’esprit civil.
Ce qui tracassait de la
sorte le général Stumm n’était pas une bagatelle, et ce n’est pas seulement au
Ministère de la Guerre qu’on eût dû transmettre ce problème (on pourrait
montrer, il est vrai, que ce problème n’est pas sans rapports, sans très bons
rapports avec la guerre…). L’époque contemporaine a été dotée d’un très grand
nombre d’idées, et avec chaque idée, par une attention spéciale du Destin, de
l’idée contraire. De sorte que l’individualisme et le collectivisme, le
nationalisme et l’internationalisme, le socialisme et le capitalisme,
l’impérialisme et le pacifisme, le rationalisme et la superstition, à quoi
s’associent encore les déchets inutilisés d’innombrables autres contradictions
plus ou moins actuelles, s’y trouvent tous également à l’aise. Déjà ce fait
nous paraît aussi naturel que l’existence du jour et de la nuit, du chaud et du
froid, de l’amour et de la haine et, dans le corps humain, de muscles
fléchisseurs répondant à leurs contraires les extenseurs ; le général Stumm
n’eût pas songé davantage qu’un autre à y voir quoi que ce fût
d’extraordinaire, si son amour pour Diotime n’avait précipité son ambition dans
cette aventure. Car l’amour ne se contente pas de voir l’unité de la nature
fondée sur le contraste ; soucieux d’une pensée tendre, il veut une unité sans
contradictions, et c’est ainsi que le général Stumm avait tout tenté pour
instaurer cette unité.
— Mon cher Stumm,
poursuivit Ulrich imperturbable, beaucoup d’hommes reprochent à la science
d’être une mécanique sans âme et de rendre tel tout ce qu’elle touche.
Cependant, chose étrange, ils ne remarquent pas qu’il règne dans les affaires
du sentiment une régularité bien pire que dans celles de la raison ! Quand donc
un sentiment est-il vraiment simple et naturel ? Quand on peut s’attendre à le
voir apparaître quasi automatiquement chez tous les hommes dans une situation
identique ! Comment pourrait-on exiger la vertu de tous les hommes si l’action
vertueuse n’était pas telle qu’elle pût se reproduire aussi souvent qu’on le
désire ? Je pourrais te citer encore bien des exemples ; et si, fuyant cette
aride régularité, tu te réfugies au plus profond de ta nature, où règnent les
mouvements incontrôlés, dans cet humide abîme qui permet que nous ne nous
évaporions pas à la chaleur sèche de la raison, que trouves-tu ? Des excitants
et des voies réflexes, l’induction des habitudes et des aptitudes, la
répétition, la fixation, le frayage, la série et l’ennui ! Voilà les uniformes,
la caserne, les règlements, mon cher Stumm, et l’âme civile a de curieuses
affinités avec l’armée ! On pourrait dire qu’elle s’accroche où elle peut à ce
modèle qu’elle n’arrive jamais à égaler. Quand elle ne le peut pas, elle est
comme un enfant laissé seul. Pour exemple, prenons simplement la beauté d’une
femme : ce qui t’étonne et te fascine en cette beauté, ce dont tu crois que tu
l’aperçois pour la première fois de ta vie, il y a longtemps qu’intérieurement
tu le cherchais et le connaissais, tu en avais toujours eu un reflet anticipé
dans tes yeux : simplement, cette lueur est devenue maintenant plein jour ; au
contraire, quand il s’agit vraiment du coup de foudre et vraiment de la beauté
jamais vue, tu te trouves ne plus savoir qu’en faire, comment la prendre ; cet
événement n’a jamais été précédé par un événement semblable, tu n’as pas de nom
pour le nommer, tu n’as pas de sentiment pour y répondre, tu es simplement
infiniment troublé, ébloui, saisi d’une stupeur aveugle, d’une hébétude
confinant à l’idiotie, et qui semble n’avoir que peu de traits communs avec le
bonheur… »
« Ma parole, ta
description est éminemment juste ! Quand je me laisse absorber complètement par
mon admiration pour ta cousine, tout se dissout en moi dans le néant. Et quand
je me concentre de toutes mes forces pour qu’il me vienne enfin une idée qui
puisse lui être utile, c’est en effet un vide extrêmement désagréable qui se
fait en moi ; je n’irais pas jusqu’à parler d’idiotie, mais nous n’en sommes
sûrement pas éloignés. Ainsi donc, tu es d’avis, si j’ai bien compris, que nous
autres militaires sommes de très convenables penseurs (que nous devions servir
de modèles à l’intelligence civile, je ne l’admettrai pas, c’est encore une de
tes plaisanteries !).
— Sauf qu’on n’est pas
aussi pressé que toi de chercher une synthèse, poursuivit Ulrich. Après cette
période d’efforts, nous sommes tombés dans une période de régression. Tu n’as
qu’à te représenter ce qui se produit de nos jours ; lorsqu’un homme important
met une idée au monde, elle est aussitôt ta proie d’un processus de division,
fait de sympathie et d’antipathie ; les admirateurs, d’abord, en arrachent de
grands morceaux à leur convenance et déchiquètent leur maître comme des renards
une charogne ; ensuite, les adversaires anéantissent les passages faibles, et
il ne reste plus bientôt de quelque œuvre que ce soit qu’une provision
d’aphorismes où amis et ennemis puisent à leur gré. Il s’ensuit une ambiguïté
générale. Il n’est pas de Oui qui n’entraîne son Non. Accomplis l’acte que tu
voudras, tu trouveras toujours vingt nobles idées pour le défendre et, si cela
te chante, vingt autres non moins nobles pour l’attaquer. On serait assez tenté
de croire qu’il en va comme de l’amour, de la haine et de la faim, où les goûts
doivent être différents pour que chacun puisse avoir son compte.
86. Le roi-marchand et la fusion d’intérêts âme-commerce. Ou encore : tous les chemins de l’esprit partent de l’âme, mais aucun n’y ramène.
Toutes sortes
d’événements ébranlaient alors le monde, et l’homme bien informé, vers la fin
de l’année 1913, savait qu’il avait sous les yeux un volcan en pleine
ébullition, même si les paisibles travaux des hommes répandaient un peu partout
l’illusion qu’une nouvelle éruption était exclue.
Il constata d’abord avec
inquiétude que ses intérêts internationaux se fanaient comme une fleur privée
de sa racine, alors que d’insignifiantes impressions quotidiennes, jusqu’à un
moineau sur la fenêtre ou l’amical sourire d’un garçon de restaurant, se
mettaient au contraire à fleurir. Considérant ensuite ses notions morales qui,
d’ordinaire, constituaient un vaste système, auquel rien n’échappait, pour
avoir en toutes circonstances raison, il observa qu’elles perdaient de leur
étendue et prenaient quelque chose de physique. On pouvait appeler cela du
dévouement, mais là encore c’était un mot qui avait d’ordinaire un sens
beaucoup plus large, en tout cas différent. Sans le dévouement, en effet, on ne
se tire d’affaire nulle part ; compris comme une vertu virile, le dévouement à
une cause, à un supérieur ou à un maître, le dévouement aussi bien à la vie
elle-même, dans sa richesse et sa diversité, avait toujours été pour Arnheim la
quintessence d’une attitude morale pleine de fierté, très ouverte sans doute,
mais comprenant néanmoins plus de réserve que d’abandon. On pouvait dire la
même chose de la fidélité qui, limitée à une femme, sent un peu la mesquinerie
; de l’esprit chevaleresque et de la douceur de cœur, du désintéressement et de
la délicatesse, toutes vertus qui, pour être ordinairement inséparables de
l’idée de femme, n’en perdent pas moins dans cette association le plus clair de
leur valeur ; de sorte qu’il est difficile de dire si l’expérience de l’amour
elle-même s’écoule simplement vers la femme comme l’eau tend toujours au point
le plus bas (et rarement le plus irréprochable), ou si cette expérience est le
lieu volcanique dont la chaleur fait vivre tout ce qui fleurit à la surface du
globe.
: les velléités d’Arnheim
n’avaient pas plus de corps que ces fantômes, de sorte qu’il n’aurait pas eu
lieu de s’en émouvoir (et de les aggraver considérablement par cette émotion),
si ces régressions infantiles n’avaient été assez fortes pour le persuader que
sa vie psychique était encombrée de préparations morales éventées.
Maintenant, si
parfaitement ronde et si diverse que sa vie se présentât, il lui semblait que
ce qui avait le plus profondément agi sur lui fût justement ce qu’il avait
d’abord tenu pour le moins réel : c’est-à-dire ces moments de pressentiment
romantique qui lui avaient suggéré qu’il n’appartenait pas seulement au monde
de l’agitation, mais encore à un autre monde, flottant en l’autre comme un
souffle qu’on retient.
Était-ce là une illusion,
ou l’ombre d’une réalité que nous ne comprendrons jamais entièrement ? La seule
réponse que l’on puisse faire est que toutes les religions, à un certain stade
de leur évolution, l’ont tenu pour une réalité, de même que tous les amants,
tous les romantiques et tous les hommes qui ont une tendresse particulière pour
la lune, le printemps et la radieuse agonie des premiers jours d’automne. Mais
ce sentiment se perd avec le temps ; on ne peut dire s’il s’évapore ou s’il
s’assèche, mais on constate un beau jour qu’il y a autre chose à la place, et
on l’oublie aussi rapidement que l’on oublie les événements irréels, les rêves
et les rêveries. Comme cette expérience d’un amour cosmique originel se confond
presque toujours avec le premier amour, on croit également savoir par la suite,
non sans soulagement, quelle valeur il faut lui donner, et on la met au nombre
des folies qu’il n’est permis de faire qu’avant l’obtention du droit de vote.
. Par cette subtile
interdépendance de toutes les formes de la vie, que seul un aveugle orgueil
d’idéologue peut oublier, Arnheim en vint à voir dans le « Roi-marchand » la
synthèse de la révolution et de la tradition, de la puissance et de la
civilisation bourgeoise, de l’audace téméraire et de la force de caractère,
mais, plus profondément, le symbole même de la future démocratie. Par un
travail sévère et incessant sur sa propre personnalité, par l’organisation
intellectuelle des problèmes économiques et sociaux qui lui étaient accessibles
et par la réflexion sur la conduite et l’édification de l’État, il voulait
aider à instaurer une ère nouvelle où les forces sociales, que la nature et le
destin font inégales, recevraient une organisation juste et féconde, et où
l’idéal, loin de se briser sur les inévitables limitations du réel, s’en
trouverait à la fois purifié et affermi. Pour exprimer cela en termes
techniques, disons qu’il avait réalisé la fusion d’intérêts Âme-affaires sous
le couvert de la notion de « Roi-marchand ». Le sentiment de l’amour que lui
avait fait éprouver autrefois l’unité profonde de toutes choses formait
maintenant le noyau de sa foi en l’harmonie de la culture et des intérêts
humains.
88. De l’association avec les Grandes Choses.
Il y a déjà longtemps que nous aurions dû
faire mention d’une circonstance effleurée par nous en plus d’une occasion, et
qui pourrait se traduire par cette formule : il n’est rien de plus dangereux
pour l’esprit que son association avec les Grandes Choses.
Un homme se promène dans
une forêt, gravit une montagne et voit le monde étendu à ses pieds ; ou il considère
son enfant qu’on lui a donné à tenir pour la première fois, ou encore il
savoure le bonheur d’obtenir une situation enviée. Nous demandons ce qui se
passe en lui. Sans aucun doute, lui semble-t-il, beaucoup de choses, profondes
et graves ; le malheur est qu’il n’a pas la présence d’esprit de les prendre
pour ainsi dire au mot. Tout ce qu’il y a d’admirable devant lui, hors de lui,
et qui l’enferme comme l’habitacle d’une boussole, tire ses pensées hors de
lui. Ses regards s’attachent à mille détails, mais il a le sentiment secret
d’avoir épuisé ses munitions. Dehors, la grande heure, l’heure profonde,
imprégnée d’âme, imprégnée de soleil, recouvre le monde entier, jusqu’en ses
moindres feuilles et veinules, d’une couche d’argent galvanique ; mais à l’autre
extrémité, à l’extrémité personnelle du monde se fait bientôt sentir un certain
manque intime de substance, on dirait qu’il s’y forme un immense O rond et
vide. Ce phénomène est le symptôme classique du contact avec les Grandes Choses
Éternelles et du séjour dans les hauts lieux de la Nature et de l’Humanité.
Chez les personnes qui recherchent la société des Grandes Choses (au nombre
desquelles il faut évidemment compter aussi les grandes âmes, pour qui nulle
chose ne peut être petite), l’intériorité se voit involontairement déployée en
une vaste superficialité.
Il était difficile de
prédire ce qu’il en adviendrait, parce qu’on ne reconnaît ordinairement le
danger de l’association avec les Grandes Choses que lorsque la Grandeur de ces
Choses est déjà à demi détrônée. Rien n’est plus aisé que de sourire de
l’huissier qui, au nom de Sa Majesté, a traité avec condescendance les parties
comparues ; mais si l’homme qui, au nom du Lendemain, traite avec respect
l’Aujourd’hui, est un huissier ou non, on ne le sait d’ordinaire que le surlendemain.
Le danger de l’association avec les Grandes Choses présente cette particularité
désagréable que si les choses changent, le danger, lui, demeure le même.
89. Il faut vivre avec son temps.
Ils prônaient « l’accélérisme », c’est-à-dire l’intensification maximum de
la vitesse de l’expérience vécue fondée sur la bio-mécanique du sport et la précision
du trapéziste !
La régénération
photogénique par le cinéma.
Alors quelqu’un avait dit
que, l’homme étant un mystérieux espace intérieur, il fallait le rattacher au
cosmos par le cône, la sphère, le cylindre et le cube. Mais le contraire, à
savoir que la conception individualiste de l’art sur laquelle se fondait cette
opinion était en passe de disparaître, fut proclamé à son tour : il fallait
donner à l’homme à venir, par une architecture et des résidences
communautaires, un nouveau sens de l’habitation.
Des artistes qui ne
semblaient pas manquer de santé exigèrent que l’artiste cessât de se donner
trop d’importance ; qu’il renonçât à sa propre apothéose, qu’il souffrît de la
faim, qu’il devînt un être social, tel était leur programme ! Quelqu’un dit que
la vie était la plus grande, la seule véritable œuvre d’art. Une voix
autoritaire objecta que ce n’était pas l’art, mais la faim qui unissait les
hommes ! Une voix de compromis rappela que le meilleur moyen d’éviter qu’un
artiste ne se surestimât était de donner à son art une solide base artisanale.
Sur cette intervention conciliante, quelqu’un profita de la pause due à
l’épuisement ou au dégoût mutuel pour demander calmement si l’on croyait
vraiment pouvoir faire quoi que ce fût avant que fût rétabli le contact entre
l’homme et l’espace. Ce fut le signal qu’attendaient sans doute le «
technicisme », « l’accélérisme » et les autres « ismes » pour demander à
nouveau la parole, et les débats se poursuivirent encore longtemps en zigzag.
On finit cependant par tomber d’accord, parce qu’on voulait rentrer chez soi et
aboutir quand même à un résultat. On s’accorda donc sur une affirmation qui se
présentait à peu près de la sorte : que les temps actuels étaient une période
d’attente, d’impatience, de révolte et de malheur ; mais que le Messie qu’ils
espéraient et attendaient n’était pas encore en vue.
90. L’idéocratie détrônée.
Ainsi donc, il y avait
quand même là quelque chose qui clochait, réfléchit Arnheim en reprenant
courage. Il est vrai qu’il faut vivre pleinement avec son temps, ajouta-t-il en
homme vigilant : rien ne lui était plus naturel en effet que d’appliquer ce
vieux principe industriel à la fabrication de la vie.
91. Spéculations à la baisse et à la hausse sur le marché de l’esprit.
« Je
vous ai fait remarquer à regret que l’esprit et le bien ne peuvent avoir
d’existence durable sans la collaboration de la matière et du mal, et vous me
répondez à peu près que plus il y a d’esprit, plus il faut de prudence. Disons
donc ceci : si l’on traite l’homme comme un type quelconque, on peut presque
tout lui faire faire. C’est pourquoi nous hésitons toujours entre ces deux
méthodes, ou nous les mêlons : tout est là. Il me semble que je puis me
féliciter d’une entente beaucoup plus profonde avec vous que vous ne voulez
l’admettre. »
97. Mystérieuses tâches, mystérieux pouvoirs de Clarisse.
« Homme sans qualités », ces mots lui
rappelaient par exemple le piano, c’est-à-dire ces mélancolies, ces sauts de
joie, ces accès de colère que l’on traverse en toute hâte sans que ce soient
des passions tout à fait réelles. Autant de choses qui lui étaient familières.
Puis, sans le moindre détour, elle en vint à cette affirmation que l’on devait
s’interdire de faire tout ce en quoi l’âme n’est pas tout entière engagée :
avec ces mots, elle fut transportée au beau milieu de la réalité profonde et
chaotique de son mariage. Un
Homme sans qualités ne dit pas « Non ! » à la vie, mais « Pas encore ! » Il
s’économise ; elle avait compris cela de tout son corps.
99. De la demi-intelligence et de sa fertile seconde moitié ; de l’analogie de deux époques, de l’aimable nature de tante Jane et de ce monstre qu’on appelle les Temps nouveaux.
Ce n’est pourtant pas
tout. On était alors généralement tourné vers le monde et vers l’actualité,
dans un mouvement de l’intérieur à l’extérieur ; mais le mouvement contraire,
de l’extérieur à l’intérieur, existait déjà ; déjà l’intellectualisme et
l’individualisme passaient pour égocentriques et démodés, l’amour, une fois de
plus, avait le dessous, et l’on était en passe de redécouvrir l’heureuse
influence du kitsch [15] sur les masses, quand elle s’exerce sur l’âme
purifiée des hommes d’action. « Ce qu’on est » change aussi vite, semble-t-il,
que « ce qu’on porte » ; dans un cas comme dans l’autre, personne, même pas
sans doute les commerçants intéressés à la mode, ne connaît le véritable secret
de cet « on ».
105. Le pur amour n’est pas une plaisanterie.
Pour lui, tout acte, et
même l’acte charnel, était lourd de responsabilité. Dans un temps comme le
nôtre, où l’on prend si rarement la responsabilité de ses actes et de ses
paroles,
C’est ainsi qu’ Arnheim
et Diotime eurent à plusieurs reprises une conversation très profonde sur
l’adultère dans la littérature contemporaine : Diotime estima que ce problème
était traité sans aucun égard aux grands sentiments de discipline, de
renoncement et d’ascèse héroïque qu’il supposait, mais d’une manière purement
sensualiste ; c’était aussi, malheureusement, l’avis d’Arnheim, de sorte qu’il
ne lui resta plus rien à ajouter, sinon que le sens du profond mystère moral de
la personne humaine s’était aujourd’hui presque universellement perdu. Ce
mystère consiste en ceci que l’on ne peut pas tout se permettre. Les époques où
tout est permis ont toujours fait le malheur de ceux qui y ont vécu. La
discipline, la chasteté, la chevalerie, la musique, la coutume, le poème, la
forme, les interdits, tout cela n’a pas de justification plus profonde que de
donner à la vie une figure définie et limitée. Il n’y a pas de bonheur sans
limites. Il n’y a pas de grand bonheur sans grands interdits. Même dans les
affaires, on ne doit pas courir après n’importe quel avantage, sinon l’on
n’arrive à rien. La limite est le secret du non-phénoménal, le secret de la
force, du bonheur, de la foi et de ce devoir que nous avons, nous autres
misérables hommes, de nous affirmer au sein de l’univers. Telle fut
l’explication d’Arnheim, et Diotime ne put que l’approuver.
Les désirs et les vanités
qui avaient jusqu’alors rempli leur existence étaient maintenant au-dessous
d’eux comme des maisons et des fermes de jeu de construction au fond de la
vallée, englouties par le silence avec leurs caquètements, leurs aboiements et
leur tumulte. Il ne restait plus que le silence, la profondeur, le vide.
106. Quel est l’objet de la foi de l’homme moderne : Dieu, ou le Directeur de la firme Univers ? Arnheim hésite à répondre.
Sans doute, Arnheim ne
pensait-il pas exactement que la culture et la religion fussent les
conséquences naturelles du capital ; il admettait cependant que le capital en
faisait un véritable devoir. Mais que les pouvoirs spirituels ne comprissent
pas toujours suffisamment bien les pouvoirs actifs de l’Être et fussent presque
toujours entachés de quelque mépris de la vie, il aimait à le relever ; et lui,
l’homme des vues d’ensemble, aboutissait sur ce point à de tout autres
découvertes. Car toute
pesée, tout calcul, toute mesure présupposent que l’objet à mesurer ne se
modifie pas durant la réflexion ; quand la chose néanmoins se produit, il faut
mettre toute son acuité d’esprit à trouver jusque dans le changement quelque
chose d’inaltérable. Ainsi l’argent,
par sa nature, est apparenté à toutes les forces spirituelles, et c’est sur son
modèle que les savants divisent le monde en atomes, lois, hypothèses et signes
bizarres ; et, à partir de ces fictions, les techniciens recréent un monde
d’objets nouveaux. Pour ce propriétaire d’énormes industries si parfaitement
renseigné sur les forces mises à son service, ces remarques étaient aussi
familières qu’à un Allemand moyen lecteur de romans les représentations morales
de la Bible.
Ce besoin d’évidence, de
réitération, de solidité qui est indispensable au succès de toute pensée et de
tout plan (ainsi continuait à songer Arnheim en considérant la rue) se trouve
toujours satisfait, dans le domaine de l’âme, par une forme ou l’autre de
violence. Celui qui veut, dans l’homme, bâtir sur le roc, ne peut se servir que
de ses qualités et de ses passions les plus basses, car seul ce qui se rattache
étroitement à l’égoïsme a quelque consistance et peut toujours être porté en
compte ; les intentions sublimes sont douteuses, contradictoires et fugaces
comme le vent. L’homme qui savait que l’on devrait tôt ou tard gouverner les
empires comme des usines, regardait au-dessous de lui le grouillement des
uniformes et des visages fiers, pas plus gros qu’un œuf de pou, avec un sourire
où se mêlaient la supériorité et la mélancolie. Il ne pouvait subsister aucun
doute là-dessus : si Dieu revenait de nos jours instaurer parmi nous le Règne
millénaire, il n’y aurait pas un seul homme pratique et expérimenté qui lui
fasse confiance, tant que ne seraient pas prises, à côté du Jugement dernier,
des mesures propres à assurer un régime pénitentiaire, de solides prisons, une
police, une gendarmerie, des forces armées, des articles de loi relatifs à la
haute trahison, des départements d’État et tout ce dont il est encore besoin
pour ramener les insaisissables travaux de l’âme à un fait essentiel : à savoir
que le futur habitant du Ciel ne saurait être amené à faire ce que l’on
exigerait de lui que par l’intimidation, le « serrage de vis » ou la
corruption, en un mot, par la « méthode forte ».
Mais Paul Arnheim
s’avancerait alors et dirait au Seigneur : « Seigneur, à quoi bon ? L’égoïsme
est la plus sûre qualité de la vie humaine. Avec son aide, l’homme politique,
le soldat et le roi ont ordonné ton monde par la ruse et la contrainte. C’est
la mélodie même de l’homme : Toi et moi devons l’avouer. Abolir la contrainte,
ce serait affaiblir l’ordre ; rendre l’homme capable de grandes choses bien
qu’il soit un bâtard, tel est notre premier devoir ! » En disant cela, Arnheim
eût souri modestement à son Seigneur, dans une attitude pleine de calme, afin
que l’on n’oubliât pas combien il est important pour tout homme de reconnaître
avec humilité les grands mystères. Puis, il aurait poursuivi son discours : «
Mais l’argent n’est-il pas un moyen de traiter les relations humaines aussi sûr
que la violence, et ne nous permet-il pas de renoncer au trop naïf usage de
celle-ci ? Il est de la violence spiritualisée ; une forme particulière,
souple, raffinée, créatrice, de la violence. Les affaires ne se fondent-elles
pas sur la duperie et l’exploitation, la ruse et la contrainte, mais
civilisées, transférées entièrement à l’intérieur de l’homme, travesties en
liberté ? Le capitalisme, en tant qu’organisation de l’égoïsme selon la
hiérarchie des capacités de s’enrichir est l’ordre le plus parfait et cependant
le plus humain que nous ayons pu constituer à Ta gloire ; l’activité humaine ne
comporte pas de mesure plus précise ! » Et Arnheim aurait conseillé au Seigneur
d’organiser le Règne millénaire sur des principes commerciaux et d’en confier
l’administration à un grand homme d’affaires, à condition, bien entendu, qu’il
disposât d’une vaste culture philosophique. Pour ce qui est enfin de la
religiosité pure, il faut avouer qu’elle a toujours eu à souffrir et qu’une
direction commerciale, si l’on songe à l’incertitude des années héroïques, lui
offrirait toujours de grands avantages.
Tandis que nos
contemporains manient le marteau et la règle à calcul pendant les heures de
travail et se conduisent en dehors d’elles comme une horde de gamins entraînés
d’une extravagance dans l’autre sous la pression du « Et maintenant, qu’est-ce
qu’on fait ? » qui n’est au fond que l’expression d’un amer dégoût, ils ne
peuvent se délivrer d’une voix persistante et secrète qui les exhorte à la
conversion.
107. Le comte Leinsdorf obtient un succès politique inattendu.
À la surprise infinie de
tous ceux qui y ont pris part, la possibilité devient brusquement réalité ; il
semble que tout ce qui, dans cette opération extrêmement désordonnée, tombe,
cloche, se révèle superflu ou peu satisfaisant pour l’esprit, compose alors et
dilue dans l’atmosphère, pour la faire vibrer d’un être à l’autre, cette haine
si caractéristique de la civilisation contemporaine qui remplace la satisfaction
que l’on n’a pas obtenue dans son travail par l’insatisfaction, plus aisée à
obtenir, de celui des autres.
En perdant
Dieu, le monde a aussi perdu le Diable. De même qu’il transfère le mal sur des
« têtes de Turc », il transfère le bien sur des sortes d’idoles qu’il ne vénère
que parce qu’elles font ce qu’on se juge incapable de faire soi-même. On laisse
d’autres gens transpirer tandis qu’on reste assis à les regarder : c’est le
sport. On laisse des gens se lancer
dans les discours les plus extravagants et les plus partiaux : c’est
l’idéalisme. On secoue le mal, et ceux qui en sont éclaboussés deviennent des «
têtes de Turc ». Ainsi, toutes choses en ce monde trouvent leur place et leur
ordre ; mais cette technique du culte des saints et de l’engraissement des
boucs émissaires par l’aliénation n’est pas sans danger, car elle emplit le
monde de la tension provoquée par cette multitude de combats intérieurs
inachevés.
109. Bonadea, la Cacanie : systèmes de bonheur et d’équilibre.
Sans doute peut-on même
affirmer, inversement, que nombre d’hommes joyeux ne sont pas du tout plus
heureux que les tristes, parce que le bonheur est un effort comme le malheur ;
ces deux états correspondent à peu près aux deux principes du plus lourd et du
plus léger que l’air. Mais une autre objection vient tout naturellement à
l’esprit : les riches n’auraient-ils pas raison, de qui l’immémoriale sagesse
veut que les pauvres n’aient rien à leur envier, puisque l’idée que l’argent
des riches les rendrait plus heureux n’est qu’une illusion ?
. Toutes ces choses, en
nous prêtant le pouvoir dont nous leur faisons crédit, servent à situer le
monde dans une lumière qui émane de nous ; et ce n’est pas à une autre fin,
somme toute, que chaque homme adopte son système particulier. Avec un art
divers et considérable, nous fabriquons un aveuglement qui nous permet de vivre
à côté des choses les plus monstrueuses sans en être ébranlés, parce que nous
reconnaissons dans ces grimaces pétrifiées de l’univers ici une chaise, là une
table, ici un cri ou un bras tendu, là une vitesse ou un poulet rôti. Entre l’abîme
du ciel au-dessus de nos têtes et un autre abîme céleste, facile à camoufler,
sous nos pieds, nous parvenons à nous sentir aussi tranquilles sur terre que
dans une chambre fermée. Nous savons que la vie va se perdre aussi bien dans
les étendues inhumaines de l’espace que dans les inhumaines petitesses de
l’atome, mais entre deux, nous ne craignons pas d’appeler « objets » une simple
couche d’illusions, alors qu’il ne s’agit en fait que d’une préférence accordée
aux impressions qui nous viennent d’une certaine distance moyenne.
111. Pour les juristes, il n’y a pas de demi-fous.
En effet, si l’homme est
moralement libre, il faut exercer sur lui, par le moyen de la peine, une
pression pratique à laquelle théoriquement on ne croit pas ; si au contraire on
ne le tient pas pour libre, mais qu’on le considère comme le rendez-vous de
processus naturels aux enchaînements intangibles, alors, bien qu’on puisse
provoquer en lui, par le moyen de la peine, un malaise efficace, on ne peut le
rendre moralement responsable de ce qu’il fait.
112. Arnheim range son père Samuel au nombre des dieux et décide de conquérir Ulrich. Soliman voudrait en savoir davantage sur son royal père.
: « Dans un passage de
son Wilhelm Meister, le grand Goethe expose non sans
passion un précepte de vie juste qui dit : Penser pour agir
; agir pour penser !
L’argent change tout en
concepts, l’argent est désagréablement rationnel. Quand je vois de l’argent, je
pense fatalement, peu importe que tu me comprennes ou non, à des doigts
méfiants, à beaucoup de criailleries et de raisonnements, images qui me sont
toutes également insupportables. »
. Par ce double tour de
passe-passe, il arrangeait assez bien les choses. L’argent devenait une
puissance supra-personnelle, mythique, pour laquelle seuls les êtres vraiment
élémentaires étaient faits.
113. Ulrich, s’entretenant avec Hans Sepp et Gerda, adopte le sabir de la zone frontière entre la surrationalité et la sous-rationalité.
Le caractère, refus des
métamorphoses. La connaissance d’un être, indifférence à son égard. L’introspection,
inspection. La vérité, tentative réussie pour penser objectivement et
inhumainement. Il y a dans tout cela un goût de meurtre et de gel, un désir de
possession et de rigidité, un mélange d’égoïsme et de désintéressement
objectif, c’est-à-dire lâche, sournois, inauthentique ! « Et quand donc l’amour
lui-même, demanda Hans bien qu’il ne connût que l’innocente Gerda, sera-t-il
autre chose que le désir de possession, ou d’abandon dans l’attente d’une
contrepartie ? »
En écoutant ces phrases
que rien ne semblait pouvoir remplir, Ulrich se demandait comment on pourrait
leur donner un contenu réel ; mais il se contenta de demander froidement à Hans
comment il pensait mettre en pratique « l’ouverture de soi-même » et les autres
points de son programme.
Pour lui répondre, Hans
disposait de mots démesurés : le Moi transcendant remplaçant le Moi sensuel, le
Moi gothique évinçant le Moi naturaliste, le Royaume de l’Essence succédant à
celui des Phénomènes, l’Expérience absolue et autres substantifs puissants dont
il étayait son résumé d’expériences indescriptibles, ainsi que cela ne se
produit que trop souvent dans l’idée d’accroître la dignité de la Cause, et, en
fait, à son plus grand dam. Et parce que l’état qu’il entrevoyait parfois (et
peut-être même souvent) ne se laissait jamais prolonger au-delà de quelques
instants d’anéantissement, il lui fallut encore affirmer que l’Au-delà ne se
révélait plus aujourd’hui que par éclairs, dans une contemplation
supracorporelle évidemment difficile à prolonger, et dont les œuvres d’art
n’étaient au mieux que le précipité.
114. Une crise menace. Arnheim courtise le général Stumm. Diotime prend des mesures pour se rendre dans l’Illimité. Ulrich brode sur la possibilité de vivre comme on lit.
Arnheim jugeait le fait
louable. « Aujourd’hui, tout le monde est écrivain et plus personne ne lit,
poursuivit-il. Vous êtes-vous jamais demandé, mon général, combien de livres on
imprime chaque année ? Je crois me souvenir que l’on compte plus de cent livres
par jour, rien qu’en Allemagne ! Et l’on fonde chaque année plus de mille
périodiques ! Chacun écrit ; chacun se sert des pensées, pour peu qu’elles lui
agréent, comme si elles étaient siennes ; personne ne pense à prendre la
responsabilité de l’ensemble ! Depuis que l’Église a perdu son influence, il
n’y a plus d’autorité suprême dans le chaos où nous vivons. Il n’y a plus ni
modèles, ni principes d’éducation. Dans ces conditions, il est tout naturel que
les sentiments et la morale aillent à la dérive et que l’homme le plus stable
commence à chanceler ! »
La grandeur de l’homme
prend racine dans l’irrationnel. Nous autres commerçants, nous ne calculons pas
comme vous pourriez le croire. Nous apprenons peu à peu (je parle, bien
entendu, des responsables : les petits peuvent toujours compter leurs sous),
nous apprenons à considérer nos inspirations réellement efficaces comme un
mystère au-dessus de tout calcul.
Dans l’angle où se
tenaient Ulrich et Diotime, cependant, la question suivante venait d’être posée
: une femme dans la pénible situation de Diotime devait-elle renoncer, se
laisser entraîner à un adultère ou choisir une via média,
où ladite femme appartiendrait peut-être physiquement à l’un et psychiquement à
l’autre, ou peut-être, encore, n’appartiendrait physiquement à aucun des deux ?
« Il est impossible de
détacher la pensée d’un livre de la page qui l’entoure. Elle nous fait signe
comme le visage d’un homme qui se détache d’une file d’autres visages lorsque
nous passons devant, et qui surgit un instant chargé de sens. Sans doute
exagéré-je à nouveau quelque peu ; mais je vous le demande : que se passe-t-il
d’autre en notre vie que ce que j’ai décrit là ? Je ne parle pas des impressions
précises, définissables et mesurables, mais toutes les autres notions sur
lesquelles nous appuyons notre vie ne sont que des métaphores qu’on a laissé
geler.
— Naturellement : c’est
justement ce qui nous sépare. Il voudrait donner un sens au fait qu’il mange,
qu’il boit, qu’il dort, qu’il est le grand Arnheim et
qu’il ne sait s’il doit vous épouser ou non. C’est dans ce dessein qu’il a
toujours collectionné les trésors de l’esprit. » Ulrich fit soudain une pause
qui se changea en silence.
116. Les deux arbres de la vie. Ulrich réclame la création d’un Secrétariat général de l’Ame et de la Précision.
Aujourd’hui, en effet, on
ment moins par faiblesse que parce qu’on est convaincu qu’un homme qui maîtrise
la vie doit pouvoir mentir. On est violent parce que le caractère univoque de
la violence, après de longs palabres inefficaces, fait l’effet d’une
délivrance.
118. Eh bien ! tue-le donc !
! La « philosophie et la
poésie appliquées » de la plupart des êtres qui ne sont ni capables de créer ni
tout à fait incapables de sentir, sont faites de cette miroitante fusion d’une
petite altération personnelle avec une grande pensée étrangère.
Entre-temps, Walter
s’était levé et s’approchait de Clarisse. Il était résolu à rester avec elle et
à laisser tomber la manifestation. Tout en s’approchant, il la voyait debout
contre le mur, hostile. Malheureusement, ce geste, consciencieusement joué, de
la femme qui recule devant un homme, loin de lui communiquer son aversion,
éveilla les images viriles qui auraient dû en être la cause. Un homme doit être
en mesure de commander et d’imposer sa volonté à qui lui résiste. Tout d’un
coup, ce besoin de se comporter en homme se confondit pour Walter avec le désir
de lutter contre les restes épars de ces superstitions de jeunesse qui lui
avaient fait croire qu’on doit être autrement que les autres. « On doit être
comme les autres ! » se dit-il comme par défi. Ne pas admettre cela lui
semblait lâche. « Tous, nous avons nos excès, pensa-t-il dédaigneusement. Nous
avons en nous maladie, épouvante, solitude, méchanceté ; chacun de nous
pourrait faire quelque chose dont il serait seul capable : mais cela ne
signifie rien ! »
Walter bouleversé par le
Beau et le Bon, et Ulrich secouant la tête. Ces impressions-là ne s’effacent
pas. Si Walter était parvenu à lire le passage à propos duquel il se battait
maintenant avec Clarisse, il n’aurait certainement pas vu dans cette
description d’une désagrégation qui transfère la volonté de vivre de l’ensemble
aux détails, la critique de ses propres tâtonnements artistiques, ainsi que le
faisait Clarisse. Il aurait été persuadé que c’était là tout le portrait de son
ami Ulrich, à commencer par la surestimation des détails qui caractérise la
superstition de l’empirisme moderne, pour aboutir à la progression de cette
barbare décadence à l’intérieur du Moi, qu’il avait traduite par la formule «
Homme sans qualités » ou « Qualités sans homme », formule qu’Ulrich, mégalomane
comme il l’était, avait encore osé approuver. C’était tout cela que le mot de «
génie », dans l’invective de Walter, signifiait. Si quelqu’un avait le droit de
se considérer comme une personnalité solitaire, il jugeait que c’était bien
lui. Néanmoins, il y avait renoncé pour revenir aux travaux naturels de l’homme
et, en cela, il se croyait toute une génération d’avance sur son ami. Tandis
que Clarisse se taisait sans relever l’insulte, il songea : « Maintenant,
qu’elle me dise un seul mot en faveur d’Ulrich, je ne le supporterai pas ! » La
haine le secouait comme l’eût pu faire le propre bras d’Ulrich.
122. Le retour.
La plupart des
hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs. Ils
n’aiment pas la poésie, ou seulement par moments. Même si quelques « parce que » et « pour que » se
mêlent ici et là au fil de la vie, ils n’en ont pas moins en horreur toute
réflexion qui tente d’aller au-delà. Ils aiment la succession bien réglée des
faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression
que leur vie suit un « cours » est pour eux comme un abri dans le chaos. Ulrich
s’apercevait maintenant qu’il avait perdu le sens de cette narration primitive
à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie
publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale
sur une surface subtilement entretissée.
123. Le tournant.
. Là réapparaissait une de ses idées
favorites : que la vie est un problème de théâtre.
. « C’est une autre
attitude. Je change, et, de ce fait, ce qui est en relation avec moi change
aussi ! » pensa Ulrich qui croyait bien s’observer. On aurait pu dire aussi que
sa solitude (condition qui ne se trouvait pas seulement en lui, mais aussi bien
autour de lui, unissant ainsi des deux parts), on aurait pu dire, donc, et il
le sentait lui-même, que cette solitude devenait toujours plus dense ou
toujours plus grande. Elle franchissait les murs, elle gagnait la ville, sans
réellement s’étendre, elle gagnait le monde. « Quel monde ? pensa-t-il. Il n’y
a pas de monde ! » Il lui semblait que cette notion n’avait plus aucun sens.
Mais il avait constamment gardé assez de sang-froid pour que cette phrase trop
exaltée l’affectât aussitôt désagréablement. Il ne chercha plus d’autres mots,
mais au contraire rejoignit peu à peu l’état de veille et, quelques secondes
après, se leva. Le jour commençait à paraître et mêlait sa pâleur cendreuse à
la clarté de la lumière artificielle qui rapidement se fanait.
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