Deleuze ne définit pas l’empirisme par sa formule canonique, « la connaissance provient de l’expérience », mais par trois thèses qui s’enchaînent : le pluralisme de la nature, la constitution du sujet dans le donné, la différence réelle entre la nature et le sujet.
Chez Deleuze, le dualisme est expressionniste ou il n’est pas. Cela signifie qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les formes de pensée, parce que leur dualité renvoie au double mouvement de l’expression : la science parcourt une moitié de l’absolu, le mouvement d’explication dans la matière (Nature), et invente les fonctions qui le déterminent ; l’art et la philosophie parcourent l’autre moitié, le mouvement de complication dans l’esprit (Pensée), et fabriquent les images et les concepts qui expriment l’Idée en tant que telle. Science, art et philosophie pensent donc la même chose, la même réalité, mais sous deux faces différentes. Et toujours, c’est la notion de signe qui est au cœur de leur rapport. Le signe a en effet un double aspect qui correspond au double mouvement de l’expression : expression phénoménale de l’Idée, il est à cheval sur les deux côtés de l’absolu, ayant une moitié actuelle qui effectue la puissance d’exister en tant qu’il s’étend dans la matière, et une moitié virtuelle qui participe de la puissance de penser en tant qu’il contracte la différence – nature et pensée. Il faut donc dire deux choses à la fois : d’une part, que la science, l’art et la philosophie peuvent avoir des problèmes communs en tant qu’ils participent à la dialectique des Idées (d’où la possibilité d’une résonance entre problèmes scientifiques, artistiques et philosophiques) ; d’autre part, qu’ils s’y disjoignent en tant qu’ils expriment cette dialectique dans des signes spécifiques (d’où l’impossibilité de les hiérarchiser).
Quel est alors l’objet de l’œuvre ? D’une part, il
s’agit de produire des signes sensibles qui forcent à penser, qui
mettent la pensée en mouvement. Et pour qu’ils y parviennent, il est
nécessaire que ces signes soient indiscernables
de leur différence constitutive, condition de leur répétition. C’est
élever la chose à l’état de simulacre intensif, où elle ne se distingue
plus de l’Idée qu’elle incarne et présente directement la différence ou
le temps à l’état pur, vouée ainsi à l’éternel retour. D’autre part, il
s’agit de trouver un mode de relation entre ces signes qui conjure la
formation d’une nouvelle unité et permette à
chacun de s’exprimer dans sa différence même. C’est donner à l’œuvre une
« cohérence supérieure », que Deleuze nomme « chao-errance » ou
« chaosmos ». Pour cela, il ne suffit pas que l’œuvre compose plusieurs
perspectives et autorise plusieurs interprétations, il faut encore qu’à
chaque point de vue ou interprétation corresponde une œuvre autonome,
« comprise dans le chaos d’une grande-œuvre ». Ainsi le Livre de Mallarmé, Finnegans Wake de Joyce, les Fictions
de Borges sont des « œuvres par nature problématiques », parce que
l’identité de la chose lue se dissout dans des perspectives
incompatibles, autant que l’identité du sujet lisant se dissout dans les
multiples lectures possibles (DR, p. 94-95). Sous ces deux aspects, l’œuvre doit s’élever à la
différence ou au temps à l’état pur, point d’indiscernabilité de l’Idée
dialectique et du signe esthétique, mouvement dramatique de la pensée.
On sait que l’histoire de la philosophie a longtemps été dominée par la logique aristotélicienne et le modèle de la proposition attributive ou prédicative (S est P) : dans ce modèle, l’attribution d’un prédicat à un sujet repose sur la distinction substance-accident et opère au moyen d’une copule (« l’arbre est vert »).
I. – L’auto-répression du désir (L’Anti-Œdipe)
Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari affirment : « le problème fondamental de la philosophie politique reste celui que Spinoza sut poser (et que Reich a redécouvert) : “Pourquoi les hommes combattent-ils pour
leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? ” Comment
arrive-t-on à crier : encore plus d’impôts ! moins de pain ! Comme dit
Reich, l’étonnant n’est pas que des gens volent, que d’autres fassent
grève, mais plutôt que les affamés ne volent pas toujours et que les
exploités ne fassent pas toujours grève :
pourquoi des hommes supportent-ils depuis des siècles l’exploitation,
l’humiliation, l’esclavage, au point de les vouloir non seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes ? » (AŒ,
p. 39). En Allemagne au début des années 1930, les théoriciens de
l’École de Francfort demandaient : comment expliquer l’échec de la
révolution prolétarienne et le ralliement des ouvriers aux sirènes
du national-socialisme ? En France au début des années 1970, Deleuze et
Guattari demandent à leur tour : comment expliquer l’échec de 1968 et
le tournant réactionnaire qui l’accompagne ? Encore et toujours, « c’est
cela qu’il faut expliquer, cette perversion du désir grégaire » (AŒ, p. 39).
Or le pouvoir est coextensif à tout le champ social, parce qu’il n’est
pas l’attribut d’une classe qui le détiendrait mais une relation
qui passe par les dominés autant que par les dominants ; de plus, il a
une fonction positive, parce qu’il produit du réel et du vrai avant de
réprimer et d’idéologiser.
2. Les machines désirantes. – Le célèbre incipit de L’Anti-Œdipe
nous plonge d’emblée dans la machinerie du désir : « Ça fonctionne
partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe,
ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement » (AŒ, p. 9). La théorie des machines désirantes est une nouvelle
variante des thèses constitutives de l’empirisme. Cependant la théorie
est cette fois dirigée contre la représentation psychanalytique de
l’inconscient. Pour Deleuze et Guattari, les machines désirantes sont
des multiplicités définissables suivant les trois moments d’un cycle de
production : synthèse connective de production, synthèse disjonctive
d’enregistrement et synthèse conjonctive de
consommation. Ces trois synthèses constituent le régime schizophrénique
de la production désirante, son essence ou son processus primaire.
Pour leur part, Deleuze et Guattari ne croient pas que le capitalisme
se nie lui-même. L’histoire n’est pas dialectique, car le capitalisme
ne se critique lui-même que « jusqu’à un certain point ». Comme l’a
montré Marx, les crises à répétition du capitalisme ne sont pas les
symptômes Ces deux directions, territorialité et déterritorialisation, renvoient
au parallélisme des puissances de l’absolu chez Spinoza, la puissance
d’agir et d’exister d’un côté, qui consiste à produire des effets dans
la nature et qui s’effectue également dans tous les attributs, et la
puissance de connaître et de penser de l’autre, qui consiste pour un
mode à exprimer sa cause ou sa condition (SPE, chap. VII).
Or du point de vue de l’effectuation de la puissance de penser, de même
qu’il y a un privilège de l’attribut pensée sur tous les autres
attributs chez Spinoza, il y a chez Deleuze et Guattari un privilège de
l’expression sur le contenu. de sa tendance autodestructrice, mais ceux de sa propension à
repousser sans cesse sa limite immanente (le capital), sans pourtant
jamais la rencontrer. Les forces nécessaires à la
réalisation de la critique ne sont donc pas données dans la dynamique
capitaliste elle-même, elles doivent être un « splendide cadeau de
l’extériorité » (NPh, p. 180). Il faut les
former, les dresser, les créer. Aussi faut-il emballer la machine,
schizophréniser le désir, accélérer le processus jusqu’à percer le mur
de la représentation, car « on n’ira jamais assez loin dans le sens de
la déterritorialisation » (AŒ,
p. 387). Mais de quelle nature sont ces forces et comment les former ?
Et surtout, comment éviter que la déterritorialisation absolue ne
coïncide avec la destruction pure et simple de l’existence politique ?
Comment rendre la schizophrénisation du désir vivable ?
L’Anti-Œdipe s’achève sur l’exigence d’un renversement critique. Telles sont les tâches positives de la schizo-analyse : faire
repartir les machines désirantes auparavant soumises à la production
sociale ; dresser les forces révolutionnaires de l’inconscient capables
de faire passer la production sociale sous le régime de la production
désirante. Ce sont ces deux tâches que prendra en charge Mille Plateaux.
L’agencement se définit par quatre aspects : contenu et expression,
territorialité et déterritorialisation. Le premier axe renvoie aux deux
séries hétérogènes dans lesquelles s’actualise l’Idée, les états de
choses et les propositions.
La machine abstraite se définit par le quatrième aspect de l’agencement,
par les pointes de décodage et de déterritorialisation. La machine
abstraite trace ces pointes, coïncide avec des devenirs qui ouvrent
l’agencement territorial « sur autre chose, sur des agencements d’un
autre type, sur le moléculaire, sur le cosmique » (MP, p. 637).
Ces deux directions, territorialité et déterritorialisation, renvoient au parallélisme des puissances de l’absolu chez Spinoza, la puissance d’agir et d’exister d’un côté, qui consiste à produire des effets dans la nature et qui s’effectue également dans tous les attributs, et la puissance de connaître et de penser de l’autre, qui consiste pour un mode à exprimer sa cause ou sa condition (SPE, chap. VII). Or du point de vue de l’effectuation de la puissance de penser, de même qu’il y a un privilège de l’attribut pensée sur tous les autres attributs chez Spinoza, il y a chez Deleuze et Guattari un privilège de l’expression sur le contenu.
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