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dimanche 22 janvier 2023

 La nuit de Londres - Henri Thomas


 La nuit de Londres - Henri Thomas

 

Devant Mr. Smith assis dans l’autobus qui l’emmène comme chaque matin à son travail, la même affiche vient d’apparaître trois fois en moins de cinq minutes ; et elle est certainement apparue un bien plus grand nombre de fois sans qu’il y ait fait attention, mais elle passait tout de même en lui. A sa descente de l’autobus, il a oublié depuis longtemps cette observation, car il fait partie des millions d’employés et fonctionnaires ramenés cinq jours sur sept au même endroit, et qui après quelques années de cette existence, ne font plus guère attention qu’à ce qui dérange les routines quotidiennes ; or ces images, loin de gêner ces routines, facilitent leur déclenchement et font diversion à la fatigue, Mêlées à la trame des journées, elles s’en distinguent à peine ; le soir seulement elles prennent une certaine intensité ; mais cela aussi est habituel.

Pourquoi Mr. Smith se méfierait-il de cet allégement qui lui vient avec l’air du soir respiré au sortir du travail ? Mr. Smith n’est pas forcément surmené, mais il est mené du matin au soir par les nécessités d’un travail qui, n’étant qu’un moyen de gagner sa vie, n’en supprime pas moins tout autre intérêt. Cela suffit pour que Mr. Smith, dans la rue, se sente, un instant, profondément délié.

Sur un homme ainsi délié, les procédés de suggestions les plus simples, à condition d’être continuels, agissent d’une façon certaine. Les images de publicité sont presque toutes un peu érotiques ; ce peu, répété indéfiniment, acquiert une présence d’autant plus efficace qu’elle n’est pas ressentie comme obsédante. Sur dix affiches, six au moins associent à l’article célébré (marque de cigarettes, de chocolat, d’ameublement, de produit contre la constipation, etc.) l’image d’une femme évidemment désirable. La publicité est sans doute nécessaire au succès commercial, mais parmi tous les hommes dont le regard se pose dix fois par jour sur une réclame de soutien-gorge ou de bas, ceux qui se préoccupent d’acheter ces articles sont peu nombreux. Ils voient l’image de la femme; ils la reverront dans leurs journaux, sur les écrans, et l’image apparaîtra aussi dans la foule, fugitivement, dans la silhouette des femmes vivantes. Cette image, qui change avec la mode, est comme l’œuvre d’un artiste collectif exprimant selon des recettes éprouvées, un seul thème, celui de la forme féminine communément séduisante. Mais l’image collective, — un secret qui serait commun à la foule — a seulement là ses amorces, car l’artiste en question se borne à l’allusion ; il est un peu dans la situation des anciens peintres commandités par les prélats, excepté que la gloire de Dieu pouvait s’accorder avec la délectation esthétique, alors que celle-ci nuirait à l’intention publicitaire. Une trop belle affiche ferait oublier le produit qu’elle célèbre. Les règles de la publicité, rejoignant la censure de la moralité publique, s’opposent donc à ce que l’intérêt érotique, sûr moyen d’action, dépassé certaines limites. La publicité n’est pas seule a observer cette discrétion ; le cinéma, le théâtre, la mode, toutes les manifestations admises et reconnues dans le texte visible de la vie de cette ville s’établissent au même niveau moyen. Des Saturnales n’ont pas lieu d’être : l’ensemble des images, chacune à peine sensible, distrait suffisamment l’esprit pour que le rêve du scandale tienne indéfiniment lieu de réalité.

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La rame s’immobilisait ; le ventre de la patineuse était à la hauteur des yeux des voyageurs assis. Les gens dans cette ville ne s’esclaffent pas ; les plus libres sourient, d’autres baissent les yeux. Etant donné la multitude qui prend chaque jour le métro, la patineuse rouge s’est certainement multipliée dans des millions de consciences. Voici longtemps déjà qu’elle a disparu des murs concaves du métro, mais elle n'a pas fini de revenir dans la mémoire de la foule. La foule il n'a aucun souvenir distinct ; les images du moment n’innovent guère sur les précédentes, de sorte que la même impression persiste, et que ce qui serait souvenir dans une conscience personnelle est ici seulement à l’état de revenez-y, d’aimantation générale. Cela suffit pour que Mr. Smith, plongé dans la foule, soit très différent de ce qu’il est parmi ses collègues et dans sa famille. Il se promène, et son humeur change ; la petite allégresse du début fait place à une sorte d’irritation sans objet, vraiment inexprimable : elle fait partie de ces choses que le langage ne rencontre jamais, si bien quelles ne comptent pas dans les échanges avec autrui. Elles forment une zone obscure, un cerne où l’attention ne se fixe pas. Mais il se passe quelque chose là. Mr. Smith est cerné d’une zone de forces dont sa conscience n’est informée que par des images publicitaires, par des photos truquées, par un jeu de couleurs, de lignes et de sons a la fois mécanique et fortuit, et que d ailleurs Mr. Smith remarque à peine.

 

vendredi 22 juillet 2022

De profundis Americae : Carnets américains, 1958-1960 - Henri Thomas

De profundis Americae : Carnets américains, 1958-1960 - Henri Thomas

8 octobre 1958

On ne méprisera jamais assez la religion du dollar et de la technique. Si les autos sont nécessaires comme ils le disent ( « La vie est impossible sans une voiture»), alors l’abrutissement par le bruit est nécessaire aussi, — la multiplication des voitures, utilisées pour faire cent mètres, rendent concentration d’esprit et repos impossibles dans les maisons voisines d’une chaussée, c’est-à-dire presque partout dans une ville.

Mais ils n’ont pas l’air d’en souffrir, ils semblent même aimer cela. Le roulement des moteurs ne suffit pas. Ils ajoutent le glapissement de la radio télévision. Le débit accéléré du parleur d’un poste de Boston suggère que l’important est de prononcer le plus vite possible le plus de mots

distincts : la réclame d’une marque de moutarde et l'annonce d'une bataille ou d'un miracle passent à la même allure record.

1er janvier 1959

Je croirai toujours que les «belles relations» cachent la réalité ( sociale, matériellele ) — la belle relation étant fragile, presque nulle, par rapport aux forces du désert social, par rapport a la vision totale.

Mes rapports avec mon passé ne m intéressent que littérairement, — c’est à dire profondément (ou esthétiquement).

Seuls quelques enfants patinent sur une traînée de glace dans le terrain de jeux. Pas un promeneur dans les rues, dans la forêt. Comme les Américains ne lisent pas, ce doit être la TV qui les occupe, ou les comics. Beaucoup de ménagés sont occupés aussi à s’engueuler mornement.

Le continuel passage des voitures qui se courent après sur toutes les routes commence a moins me gêner; j’ai déjà la petite dose d insensibilité de l’ouïe qui convient.

19 janvier 1959

L américain moyen ne lit jamais un livre,

Il regarde sept magazines par semaine, L'américain moyen fait cent pas à grand peine, C est en voiture seulement qu’il se sent vivre.

1er février 1999

Que ne suis-je resté dans l’état poétique, Personne n’y comprenait rien,

Mais le monde était là, si profond, si magique, Et moi, le seul magicien !

4 février 1959

Écris toujours — le chemin n’est pas marque, les mots ne sont pas donnés, par où passer, essaie l’un, l’autre, essaie une autre pensée.

2 mars 1959

Écrire, c est balayer le temps.

25 mars 1959

La littérature perd le contact de la société, cela signifie que la société ne se communique plus, ne s'exprime plus, s enferme sur soi, se boucle techniquement

20 mai 1959

L homme en auto a moins d’idées que l’homme qui marche. La marche a un rythme qui exprime l’homme, la voiture impose une immobilité propice à la torpeur, non à la rêverie (qui est le propre du «promeneur solitaire»).

Ce que j’écris là n’a aucun sens pour un américain; c’est d’ailleurs pourquoi je l’écris.

La pleine lune éclaire des pans de toiture, les murs, les arbres, — éclaire et assombrit. Elle est l'esprit, que le promeneur maintient clair en lui-même, qu’il oppose de très haut à l’anxiété de  nuit, à l’angoisse familière.

21 mai 1959

Ce que nous avons de commun avec les gens qui sont morts, c’est qu’ils ont connu cette station de l’être où nous sommes pour l’instant, — le «présent». Le seul mode d’apparition de l’être à soi-même, et de qui que ce soit à sa conscience   

le présent. Je ne devrais pas dire qu'ils «ont connu» le présent, — car il n’y a pas de temps passé hors de la perspective du présent : je peux seulement dire que je les considère dans le passé, moi, présent.

Écrire, une manière de chercher qui je suis, où j’en suis, — d’explorer l'état de choses d’un site physique et moral, — où pas un terme physique qui ne porte moralement — c’est, au moins par la connaissance et par la figure tracée, avec ses dimensions objectives.

12 décembre 1959

La réalité me vient par le langage, ou plus exactement par l’écriture.

Que les mots parlés, la parole, soient la même chose que les mots écrits, que l’écriture, cela paraît aller de soi, et c’est aussi étrange que l’identité de l’âme et du corps.

17 janvier 1960

En Amérique la publicité dégrade le langage, même lorsqu’elle s’en sert correctement, — de même qu’elle dégrade l’art, en montrant par exemple des Piranèse pour lancer une marque de macaronis.

Il n’y aurait d’opposition, il n’y aurait un esprit public, que le jour où quelqu’un protesterait perceptiblement contre cette toute puissance de la publicité, — et mettrait sérieusement en question ce pauvre « enrichissez-vous » qui donne à la société américaine quelque chose de si lourdement attardé par rapport à la vieille civilisation européenne et soviétique.