jeudi 9 janvier 2020

Oeuvres pré-posthumes - Robert Musil

Œuvres pré-posthumes  - Robert Musil



 II


Une âme familière des énigmes s’interrogea : Si c'était une peinture, on aurait là un exemple idéal de kitsch. Si c’était un « tableau vivant », on aurait sous les yeux la sentimentalité surannée d’un jeu de société naguère florissant, c’est-à-dire un spectacle qui serait pour moitié kitsch, et pour l’autre moitié mélancolique comme un carillon évanoui. Mais comme il ne s’agit que d’un tableau vivant chantant, qu’est-ce donc ? S’il y a bien, sur ces divertissements des bons émigrés russes comme un vernis de sucre glace, on se contente d'en sourire avec indulgence, alors que devant une chromo analogue, on s'arracherait les cheveux : se pourrait-il que le kitsch, accru d'une, puis de deux dimensions, devînt plus supportable et toujours moins kitsch ?
 IV


La vie, c’est la vie. À qui ne la connaît, on ne peut la décrire. C’est à la fois l’amitié et l’inimitié, l’enthousiasme et la désillusion, l’indigestion et l’idéologie. Entre autres fonctions, la pensée est chargée d’y établir les aménagements de l’esprit. Et aussi d’en détruire. D’un grand nombre de phénomènes vivants, le concept en fait un seul ; aussi bien, un seul phénomène vivant tire d’un concept beaucoup de concepts nouveaux. Comme chacun sait, nos écrivains ont décidé de ne plus penser, depuis qu’ils ont entendu dire aux philosophes que l’on doit, non pas penser les pensées, mais les vivre.
Tout cela, c’est la faute à la vie.
Mais, pour l’amour du ciel, qu’est-ce que vivre ?
 V


Nous obtenons donc deux syllogismes :
L’art détache le kitsch de la vie.
Le kitsch détache la vie des concepts.


Ces monuments autoritaires existent ; il en existe aussi qui sont l’expression d’une pensée ou d’un sentiment vivants ; mais le but de la plupart des monuments ordinaires est bien de susciter plutôt une réflexion, de fixer l’attention ou de donner aux sentiments une couleur pieuse, parce que l’on suppose qu’ils en ont besoin ; et ce but principal, les monuments le manquent… immanquablement. Ils effarouchent précisément ce qu’ils sont censés attirer. On ne devrait pas dire que nous ne les remarquons pas ; plutôt qu’ils se « démarquent », qu’ils se dérobent à nos sens : qualité, chez eux, tout active, encline presque aux voies de fait !

Un autre avantage de la peinture est de supposer une technique. Tout le monde peut écrire. Il est possible que tout le monde puisse peindre, mais on le sait moins. On a inventé des techniques et des styles pour le cacher. Car peindre comme un autre, tout le monde ne le peut pas : il faut avoir étudié. Les enfants des écoles, dont on admire tant de nos jours, à juste titre, les dessins, échoueraient certainement aux Beaux-Arts ; mais l’élève des Beaux-Arts qui change de méthode d’études doit lui aussi se donner beaucoup de mal pour apprendre à remplacer sa convention par le dessin enfantin. En fin de compte, c’est une erreur historique de croire que ce sont les maîtres, non les écoliers, qui font école.


Mon ami sourit de nouveau. C’était alors un homme plein de charme, sur lequel tout le monde jetait des regards complaisants. Personne ne pensait sérieusement qu’il pût devenir quelqu’un. Il suffisait de le voir : dès qu’il parlait, chaque membre de son corps adoptait une position différente ; les yeux se détournaient ; l’épaule, le bras et la main prenaient des directions opposées, et une jambe au moins, à l’angle du genou, mimait le pèse-lettres. Comme je l’ai dit, c’était alors un homme charmant, modeste, timide, respectueux ; quelquefois aussi le contraire de tout cela, ce qui n’empêchait pas qu’on lui gardât, fût-ce par simple curiosité, sa sympathie.

Devenus étudiants, les deux amis se prirent d’enthousiasme pour un matérialisme qui, négligeant l’âme et Dieu, considère l’homme comme une simple machine physiologique ou économique (ce qu’il est d’ailleurs, peut-être, en réalité) ; mais de cela, ils ne se souciaient guère : le charme de ces systèmes ne résidant pas dans leur vérité, mais dans leur côté démonique, pessimiste et férocement cérébral. Alors déjà, leurs relations avaient pris le caractère d’une amitié d’enfance : A-deux était étudiant en agronomie et parlait de partir pour l’étranger, Russie ou Asie, comme ingénieur-forestier, à peine ses études achevées ; son ami s’était choisi de moins puérils enthousiasmes et militait dans les rangs du mouvement ouvrier alors en pleine expansion.

Noces - Robert Musil

Noces - Robert Musil

L'ACCOMPLISSEMENT DE L'AMOUR

Le temps, qui court dans le monde tel un fil qui n'aurait jamais fini d'étinceler, paraissait passer par cette chambre, par ces êtres, et soudain s'arrêter, se figer, toujours plus immobile, toujours plus étincelant... et les objets se rapprochèrent un peu les uns des autres.

LA TENTATION DE VERONIQUE LA TRANQUILLE

Les enfants morts n'ont pas d'âme. Mais l'âme des vivants, c'est ce qui les empêche d'aimer quand ils le veulent encore, ce qui, dans tout amour, retient un reste. Véronique sentit que ce qui ne parvient pas à se prodiguer même à travers le plus grand amour, c'est ce qui éloigne tous les sentiments de ce qui s'attache trop anxieusement à eux, ce qui donne à tous les sentiments quelque chose que l'être le mieux aimé ne peut atteindre, quelque chose de tout prêt à la conversion; quelque chose, même quand ces sentiments sont dirigés vers lui, qui semble regarder en arrière avec un sourire perfide.

Trois femmes - Robert Musil

Trois femmes - Robert Musil

GRIGIA

Pour tout homme, à une certaine période, la vie ralentit visiblement, comme si elle hésitait à continuer  ou songeait à changer de direction. C'est dans cette période-là, peut-être, que les accidents arrivent le plus facilement.

LA PORTUGAISE

Suivirent deux jours où se renouvela, s'aggrava même ce qui s'était produit auparavant : de lentes et frêles randonnées dans le grenier où on le soignait; un sourire distrait des pattes cherchant à s'emparer d'une boulette de papier qu'on faisait danser devant lui; de temps en temps, un léger chancellement de faiblesse, malgré son assiette de quadrupède; et deux jours après, il lui arrivait même de tomber sur le flanc. Chez un homme, on n'eût rien trouvé d’extraordinaire à un tel évanouissement; chez une bête, c'était comme une métamorphose en homme.

TONKA

Il se rappelait avec la précision ridicule que gardent toujours et pour toujours les bêtises commises, le pédantisme puéril de ses développements sur ce thème : comme quoi, s'ils devaient en venir là, c'était qu'il n'y avait pas d'autres moyens pour un homme et une femme de s'ouvrir vraiment l'un à l'autre; ainsi avaient-ils été ballottés entre la théorie et le sentiment.