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mercredi 21 avril 2021

Crime et châtiment – Dostoïevski

Crime et châtiment – Dostoïevski

TOME 1

Mais, je bavarde beau-

“Cette entreprise que je veux tenter et, en même temps, j’ai peur de bêtises pareilles ! se dit-il avec un sourire étrange. Hum... oui... tout est entre les mains de l’homme, et tout lui passe quand même sous le nez, et pour une seule raison, c’est qu’il est lâche... ça, c’est un axiome... C’est curieux, de quoi est-ce que les gens ont le plus peur ? D’un nouveau pas, d’une nouvelle parole personnelle, qu’ils ont le plus peur...

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Dehors, il faisait une chaleur pesante, terrifiante, avec, en plus, le manque d’air, la cohue, partout la chaux, les échafaudages, les briques, la poussière, et cette puanteur particulière de l’été que connaissent si bien tous les Pétersbourgeois qui n’ont pas la possibilité de louer une datcha - tout cela en même temps frappa désagréablement les nerfs déjà affaiblis du jeune homme. Quant à la puan­teur insupportable des tavernes, dont cette partie de la ville contient une multitude, et aux ivrognes qu’il rencontrait partout, même si c’était une heure de travail, ils mirent une dernière touche au coloris détestable et triste du tableau. Une sensation de dégoût insondable fusa une seconde dans les traits délicats du jeune homme. A propos, il était d’une beauté remarquable, avec des yeux sombres splendides, les cheveux châtain-blond, une taille plus élevée que la moyenne, mince et droit. Mais, bientôt, il tomba comme dans une rêverie profonde, et même, pour parler plus justement, dans une sorte d’oubli, et se mit à marcher, sans rien remarquer de ce qui l’entourait, et comme s’il ne voulait rien remarquer.

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“O mon Dieu ! comme tout ça est dégoûtant ! El est-ce que vraiment, est-ce que vraiment, je... non. c’est une bêtise, une absurdité ! ajouta-t-il avec résolution. Et est-ce que, vraiment,.une horreur pa­reille a pu me venir en tête ? De quelle saleté, quand même, mon cœur est donc capable ! Surtout, c’est sale, c’est infect, répugnant, répugnant !... Et, pen­dant tout un mois, je...”

Il ne pouvait exprimer son émotion ni par des mots ni par des exclamations. Le sentiment de dé­goût infini qui avait commencé à l’oppresser et à lui retourner le cœur pendant qu’il ne faisait qu’al­ler chez la vieille avait atteint une telle force et s’était dévoilé d’une façon si claire qu’il ne savait plus où se mettre avec cette angoisse qui était la sienne. Il marchait sur le trottoir comme s’il était ivre, sans remarquer les passants et se cognant contre eux, et il ne put reprendre ses esprits que dans la rue suivante.

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— Mon cher monsieur, commença-t-il d’une voix quasiment solennelle, pauvreté n’est pas vice, c’est là une vérité. Je sais aussi qu’ivrognerie n’est pas vertu, et ça, ô combien plus. Mais la misère, mon cher monsieur, la misère - ça, c’est un vice. Dans la pauvreté, vous conservez encore la noblesse de vos sentiments innés, mais, dans la misère, jamais, personne. Dans la misère, quand on vous chasse, ce n’est même pas à coups de bâton, c’est, zou, d’un coup de balai, loin de la compagnie des hommes, pour que l’offense en soit plus forte ; et ce, à juste titre, car, dans la misère, je suis le premier enclin à m’offenser moi-même. Et de là la boisson !

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Au début - cela faisait, du reste, assez longtemps - une question l'avait préoccupé : pourquoi presque tous les crimes étaient-ils découverts et révélés aussi facilement et pourquoi tous les criminels laissaient-ils des traces si évidentes ? Il en était arrivé à de multiples et curieuses conclusions, et, à son avis, la raison essentielle tenait au criminel lui-même : c’est le criminel lui-même, et presque tous les criminels, qui, au moment du crime, se voient soumis à une sorte de chute de la volonté et d’affaiblissement qui sont remplacés, au contraire, par une sorte de phénoménale frivolité enfantine et, ce, au moment précis où la raison et la prudence sont le plus indispensables. Selon sa conviction, cette éclipse de la raison et cette chute de la volonté se saisissent de l’homme comme une maladie, se développent peu à peu et en arrivent à leur point suprême peu de temps avant l’accomplissement du crime ; elles continuent sous le même aspect au moment du crime et encore quelque temps après, selon l’individu ; et puis, elles pas­sent, comme n’importe quelle maladie. Quant à la question : est-ce la maladie qui engendre le crime, ou bien le crime lui-même qui, d’une façon ou d’une autre, par sa nature particulière, s’accom­pagne toujours de quelque chose comme une maladie ? - il ne se sentait pas encore la force de la résoudre.

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Une pensée torturante et ténébreuse se levait en lui, celle qu’il était en pleine folie et qu’à cette minute-là, il n’avait la force ni de raisonner ni de se défendre, qu’il ne fallait pas du tout, peut-être, faire ce qu’il était en train de faire à ce moment-là. “Mon Dieu ! Il faut filer, filer !” et il se précipita dans l’entrée.

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Bon, alors, voilà comment ça se passe : l’homme honnête et sensible, il déverse son cœur, et l'homme d’affaires, lui, il écoute, et il mange et, pour finir, c’est vous qu’il mange.

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Et si cette vieille usurière a été tuée par un de ses emprunteurs, ce devait être sans doute un homme d’une classe assez haute - parce que les paysans ne gagent pas des objets en or - et donc, comment expliquer ce laisser-aller, d’un côté, de la partie civilisée de notre société ?

— Il y a beaucoup de changements économiques, répondit Zossimov.

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— Qu’est-ce que vous croyez ? criait Razoumi- khine, haussant la voix encore plus fort, vous croyez que je leur en veux, pour leurs mensonges ! N’importe quoi ! J’aime ça, moi, les mensonges ! Le mensonge est le seul privilège de l’homme face aux autres organismes. La vérité, elle vient à force de mentir ! Je mens, donc je suis un homme. Jamais on n’a trouvé aucune vérité avant d’avoir menti qua­torze fois et, peut-être même cent quatorze et, ça, c’est honorable dans son genre ; bon, mais, nous, nous ne savons même pas mentir avec notre propre cervelle à nous ! Mens comme tu veux, mais mens à ta façon, et moi je t’embrasse. Un mensonge bien à soi, c’est déjà presque mieux qu’une vérité entièrement à un autre ; dans le premier cas, tu es un homme, dans l’autre, tu es juste un serin ! La vérité ne bougera pas, la vie, on peut la démolir ; il y a eu des exemples.

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En un mot, si vous vous souvenez, vous faites passer une certaine allusion au fait qu’il existerait sur terre, disons, certaines personnes qui peuvent... c’est-à-dire, non pas qui peuvent mais qui ont le droit le plus total de commettre toutes sortes de désordres et de crimes et, soi-disant, elles seraient comme au-dessus de la loi.

Raskolnikov sourit à cette déformation souli­gnée et voulue de son idée.

                Quoi ? Comment ? Le droit au crime ? Mais pas à cause de “l’influence du milieu”, quand même ? s’enquit Razoumikhine avec, presque, un certain effroi.

                Non, non, pas tout à fait à cause de ça, répondit Porphiri. Tout le problème est que l’article de Monsieur fait comme une distinction entre les gens “ordinaires” et les gens “extraordinaires”. Les gens ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit d’enfreindre la loi, pour cette raison que, voyez-vous, ce sont des gens ordinaires. Par contre, les gens extraordinaires, ils ont le droit de commettre tous les crimes possibles et d’enfreindre la loi comme ça leur chante, justement parce qu’ils sont extraordinaires. C’est bien cela que vous dites, ou bien est-ce que je me trompe ?

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Vous dites que mon article n’est pas assez clair ; je suis prêt à vous le rendre plus clair, autant que possible. Je ne me tromperai pas, peut-être, en supposant que, semble-t-il, c’est ce que vous voulez ; je vous en prie. A mon avis, si les découvertes de Kepler et de Newton, suite à je ne sais quelles combinaisons, n’avaient eu aucun moyen de parvenir aux hommes sans le sacrifice d’une vie, de dix, de cent, etc., qui auraient empêché leur découverte ou qui se seraient dressées comme un obstacle sur leur voie, Newton aurait eu le droit... il aurait même eu le devoir... d’écarter ces dix ou bien ces cent personnes, pour faire connaître ses découvertes à toute l’humanité. Cela ne signifie absolument pas, du reste, que Newton aurait eu le droit de tuer qui il aurait voulu, les premiers venus, ou de voler tous les jours au mar­ché. Ensuite, si je me souviens bien, je développe dans mon article l’idée selon laquelle tous les... enfin, disons, tous les législateurs, les fondateurs de l’humanité, à commencer par les plus anciens, et en continuant par les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., que, tous, du premier au dernier, ils étaient criminels, par le seul fait, déjà, qu’en donnant une nouvelle loi, ils enfreignaient l’ancienne que la société considérait comme sacrée, et qui leur venait de leurs pères, et que, bien sûr, ils ne reculaient pas devant le sang (un sang parfois tout à fait innocent et que leurs adversaires versaient avec courage pour conserver la loi ancienne), si seulement le sang pouvait les aider. Ce qui est remarquable, même, c’est que la plus grande partie de ces bienfaiteurs et de ces fondateurs de l’humanité a toute versé des torrents de sang incroyables. Bref, je conclus que tous, je ne dis pas seulement les grands hommes, mais tous les hommes qui sortent un tant soit peu de l’ornière, c’est-à-dire tous ceux qui sont capables de dire ne serait-ce qu’une seule petite parole nouvelle, doivent, par nature, obligatoirement, être des criminels - plus ou moins, à l’évidence. Sinon, ils ont du mal à sortir de l’ornière, or, bien sûr, rester dans l’ornière, c’est une chose qu’ils ne peuvent pas accepter, là encore, de par leur nature et, à mon avis, qu’ils ont même le devoir de ne pas accepter. Bref, vous voyez que jusqu’à présent, il n’y a rien là de bien nouveau. Ça a été publié et lu un bon millier de fois. Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je veux bien, elle est quelque peu arbitraire, mais vous comprenez que je n’insiste pas sur les chiffres exacts. Je crois seulement en mon idée essentielle. C’est justement en cela qu’elle consiste, que les hommes, par une loi de la nature, sont divisés en général en deux catégories : l’une, inférieure (les hommes ordinaires), c’est-à-dire, com­ment dire, un matériau, qui sert uniquement à faire naître du semblable à soi et, l’autre, à proprement parler des hommes, c’est-à-dire ceux qui ont le don ou le talent de dire dans leur milieu une parole nouvelle. Les subdivisions là-dedans sont, bien sûr, infinies, mais les traits distinctifs des deux caté­gories sont assez nets : la première, c’est-à-dire le matériau, ce sont, d’une manière générale, des gens de nature conservatrice, respectueux de l’ordre, qui vivent dans l’obéissance et oui aiment obéir.

TOME 2

 

— Que faire ? Briser ce qu’il faut, une fois pour toutes, un point c’est tout : et, la souffrance, la prendre sur soi ! Quoi ? Tu ne comprends pas ? Tu comprendras plus tard... La liberté et le pouvoir, et surtout le pouvoir ! Sur toutes ces créatures tremblantes, sur toute la fourmilière !... Voilà le but ! Souviens-toi de ça ! Ce que je te dis en viatique ! Peut-être, c’est la dernière fois que je te parle. Si je ne viens pas demain, tu apprendras tout par toi- même et, à ce moment-là, souviens-toi bien de ce que je te dis. Et, un jour, plus tard, dans des années, avec la vie, peut-être, tu comprendras ce que ça voulait dire. Mais si je viens demain, je te dirai qui a tué Lizavéta. Adieu !

Sonia eut un tressaillement de peur.

                Parce que vous savez qui l’a tuée ? demanda- t-elle, glacée d’effroi, lançant vers lui un regard frénétique.

                Je le sais et je le dirai... A toi, à toi seule ! Je t’ai choisie. Ce n’est pas le pardon que je viendrai te demander, je te le dirai, juste. Je t’ai choisie depuis longtemps, pour te le dire, du temps encore où ton père me parlait de toi, et quand Lizavéta était encore vivante, je m’étais dit ça. Adieu. Ne me donne pas la main. Demain !

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— Oui, n’est-ce pas, il y a eu un cas presque pareil, psychologique, dans notre pratique, n’est-ce pas, judiciaire, un cas, n’est-ce pas, de maladie, poursuivait, à toute vitesse, Porphiri. Lui aussi, de lui-même, il s’accusait d’un meurtre, et encore, comment il s’accusait : il nous a fait toute une hal­lucination, il a montré les faits, il a raconté les circonstances, il a embrouillé, trompé tout le monde, et quoi ? Lui-même, mais sans aucune prémédita­tion, il était en partie un prétexte du meurtre, mais seulement en partie et, dès qu’il avait appris qu’il avait donné un prétexte aux assassins, il a eu une angoisse, il s’est embrumé les esprits, il a eu des visions, il s’est complètement dérangé, et il s’est mis à se persuader que c’était lui, l’assassin !

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Il avait entendu dire, comme tout le monde, qu’il existait, surtout à Pétersbourg, de mystérieux progressistes, des nihilistes, des accusateurs, etc., mais, comme beaucoup, il exagérait et déformait jusqu’à l’absurde le sens et la portée de ces dénominations. Ce qui lui faisait le plus peur, et depuis déjà quelques années, c’était les accusations, et c’était là l’une des bases principales de son inquiétude constante et exagérée, surtout quand il songeait à transférer ses activités à Pétersbourg. De ce point de vue, comme on dit, il était traumatisé, comme parfois, peuvent être traumatisés les petits enfants. Quelques années auparavant, en province, alors qu’il commençait encore juste à asseoir sa carrière, il avait rencontré deux cas d’accusations cruelles de personnes assez haut placées dans la province, personnes auxquelles, jusqu’alors, il s’était accroché, et qui le protégeaient. Le premier cas s’était terminé d’une façon particulièrement scandaleuse pour la personne mise en accusation et, quant à l’autre, elle avait été à deux doigts de finir par des soucis assez, et même tout à fait, capitaux. Voilà pourquoi Piotr Pétrovitch avait décidé, dès qu’il arriverait à Pétersbourg, de faire une enquête immédiate sur le sujet et, au cas où, de prendre les devants pour se lier d’amitié avec “ces jeunes géné­rations qui sont les nôtres”. De ce point de vue-là, il avait bon espoir en Andréï Sémionovitch et, en rendant visite, par exemple, à Raskolnikov, il avait déjà appris à arrondir certaines phrases qu’il avait entendues chez d’autres...

Bien sûr, il avait su très vite voir en Andréï Sémionovitch un petit homme simplet et d’une banalité totale. Mais cela ne ragaillardit ni ne fit changer d’avis en rien Piotr Pétrovitch. Quand bien même il se serait persuadé que tous les progressistes étaient des idiots du même genre, même à ce moment-là, son inquiétude ne se serait pas apaisée. Au fond, toutes les doctrines, les pensées, les systèmes (avec lesquels Andréï Sémionovitch s’était littéralement jeté sur lui), il s’en fichait comme de l’an quarante. Il avait son propre but à lui. Il ne voulait qu’une chose, savoir le plus vite possible, immédiatement : ici, que se passait-il, comment cela se passait-il ? Ces gens-là étaient-ils une force ou pas une force ? Lui-même, personnellement, avait-il quelque chose à craindre, oui ou non ? Lui- même, oui ou non, se ferait-il accuser, s’il se mettait, là, maintenant, à entreprendre quelque chose ? Et, s’il se faisait accuser, de quoi l’accuserait-on précisément, de quoi accusait-on par les temps d’aujourd’hui ? Bien plus : n’y avait-il pas moyen de s’acoquiner avec eux, de les flatter un peu si, réellement, ils étaient forts ? Cela, était-ce bien nécessaire, oui ou non ? N’y avait-il pas moyen, par exemple, de faire un peu avancer sa carrière justement grâce à eux ? Bref, des centaines de questions demeuraient en suspens.

Cet Andréï Sémionovitch était un homme cachectique et scrofuleux, de petite taille, fonction­naire quelque part, si blond que c’en était étrange, portant des favoris genre boulettes de viande dont il était très fier. De plus, il avait presque toujours mal aux yeux. Il avait le cœur assez doux, mais le verbe tout à fait péremptoire, et même, parfois, extrêmement arrogant - ce qui, avec sa petite silhouette, faisait presque toujours comique. Chez Amalia Ivanovna, il passait, du reste, pour un locataire assez digne, dans le sens où il ne se soûlait pas, et payait son loyer régulièrement. Malgré toutes ces qualités, Andréï Sémionovitch était, de fait, assez stupide. S’il avait adhéré au progrès et à ces “jeunes générations qui sont les nôtres”, c’était par passion. Il appartenait à cette légion innombrable et bigarrée d’êtres vulgaires, de petits avortons crevés et de crétins à demi instruits qui se collent en un clin d’œil au premier lieu commun en vogue, pour le rendre encore plus vulgaire et caricaturer en un instant ce à quoi, quelquefois, ils se dévouent le plus sincèrement du monde.

Du reste, Lébéziatnikov, même s’il était vraiment bien gentil, commençait, lui aussi, un petit peu, à ne plus supporter son colocataire et ancien tuteur Piotr Pétrovitch. Cela s’était fait des deux côtés comme par hasard et mutuellement. Si simple que pût être Andréï Sémionovitch, il avait tout de même commencé à voir petit à petit que Piotr Pétrovitch était en train de le rouler, qu’il le mépri­sait en secret et qu’il “n’était pas du tout ça, cet homme-là”. Il avait essayé de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Piotr Pétrovitch, surtout ces derniers temps, s’était mis à écou­ter d’une façon comme vraiment trop sarcastique, et, dans les tout derniers temps, il se permettait même de l’injurier. Le fait est que, lui-même, à son tour, par instinct, avait commencé à comprendre que Lébéziatnikov n’était pas seulement un petit homme banal et pas futé, mais qu’il était, si ça se trouvait, un petit menteur et, même, qu’il n’avait aucune relation un petit peu importante, fût-ce dans son cercle à lui, que c’était juste quelque chose qu’il redisait de troisième main ; bien plus : même son travail à lui, celui de la propagande, en fait, il ne le connaissait pas comme il fallait, parce qu’il s’embrouillait vraiment trop, et il avait du chemin à faire avant d’être un accusateur ! A propos, nous noterons en passant que Piotr Pétrovitch, durant cette semaine et demie (et surtout au début), avait reçu très volontiers les louanges d’Andréï Sémionovitch, et des louanges, même, tout à fait étranges, c’est-à-dire qu’il ne répliquait pas, par exemple, et préférait se taire quand Andréï Sémionovitch lui attribuait le désir de contribuer à l’établissement prochain et, pour ainsi dire, immédiat d’une nouvelle commune quelque part dans la rue aux Marchands ; ou, par exemple, celui de ne pas déranger Douniétchka si celle-ci, dès le premier mois de son mariage, se mettait en tête de se trouver un amant ; ou de ne pas baptiser ses enfants à venir, etc. - des choses dans ce genre-là. Piotr Pétrovitch, selon son habitude, ne répliquait pas à ces qualités qui lui étaient attribuées et admettait qu’on le flatte même ainsi - tant il aimait le compliment.

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— Pas du tout ! Pas du tout ! Comme c’est grossier, comme c’est bête, même - pardonnez-moi -, votre conception du développement ! Vous ne comprenez rien du tout ! Oh, mon Dieu, comme vous n’êtes encore... pas prêt ! Nous, nous cherchons la liberté de la femme et, vous, vous ne pensez qu’à une chose... Sans parler du tout de la question de la chasteté et de la pudeur féminine comme de choses en soi complètement inutiles et même pleines de préjugés, j’accepte pleinement, oui, pleinement, sa pudeur avec moi, parce que c’est là toute sa liberté, tout son droit. Il va de soi que, si elle me disait elle-même : “Je veux t’avoir”, moi, je prendrais ça pour une grande chance, parce que, de fait, cette jeune fille est loin de me déplaire ; mais, maintenant du moins, ça va de soi, personne, jamais ne s’est adressé à elle avec plus de politesse et de déférence que moi, avec plus de respect pour ses mérites... j’attends et j’espère, un point c’est tout !

                Vous feriez mieux de lui offrir quelque chose. Ma main au feu que, ça, vous n’y avez pas encore pensé.

                Vous ne comprenez rien à rien, je vous ai dit ! Bien sûr, elle est dans cette situation, mais c’est une autre question ! oui, une question tout autre ! Vous, vous la méprisez, tout simplement. Vous voyez un fait que, par erreur, vous jugez digne de mépris, et vous refusez à un être humain le droit à un regard humain. Vous ne savez pas encore ce que c’est, comme nature ! Ce qui me fait beaucoup de peine, seulement, c’est que, ces derniers temps, je ne sais pas, elle a complètement cessé de lire, elle ne m’emprunte plus de livres. Avant, elle le faisait. Dommage aussi qu’avec toute son énergie et sa résolution à protester - qu’elle a déjà prouvées une fois - c’est comme si elle avait encore très peu d’autonomie, pour ainsi dire, d’indépendance, trop peu de négation, pour s’extirper complètement de certains préjugés et de certaines... bêtises. Pour­tant, il y a certaines questions qu’elle comprend parfaitement. Elle a compris, par exemple, d’une façon formidable, la question du baisemain, c’est- à-dire que l’homme humilie la femme par l’inéga­lité quand il lui baise la main. Cette question, nous l’avons débattue chez nous et, moi, je l’ai mise au courant tout de suite. Les associations des ouvriers en France, ça aussi, elle a écouté très attentivement. En ce moment, je lui explique la question de l’entrée libre dans les chambres dans la société future.

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Ma mère m’aurait envoyé de quoi payer les droits d’entrée, et les souliers, les habits, le pain, j’aurais pu les gagner moi-même ; sûr ! Il y avait des leçons ; on m’en proposait à cinquante kopecks. Il travaille bien, Razoumikhine ! Mais je me suis mis en rage, j’ai refusé. Oui, mis en rage (c’est bien, comme expression !). A ce moment-là, comme une araignée, je me suis renfoncé dans mon coin. Tu es venue, toi, dans mon terrier, tu as vu... Et tu le sais, Sonia, les plafonds bas et les chambres étroites, comme ça oppresse l’âme et la raison ! Oh, je le détestais, ce terrier ! Et, quand même, je n’avais pas envie d’en sortir. Exprès, je ne voulais pas ! Je ne sortais pas pendant des jours, je ne voulais pas travailler, et je ne voulais même pas manger, je res­tais couché tout le temps. Nastassia m’apportait quelque chose - je mangeais, elle ne m’apportait rien, le jour passait comme ça ; exprès, par rage, je ne demandais pas ! la nuit, je n’avais pas de lumière, je restais couché dans le noir, je ne voulais pas gagner de quoi me payer une bougie. J’aurais dû étudier, j’ai vendu tous mes livres ; sur ma table, sur mes carnets, mes cahiers, même en ce moment, il y a un doigt de poussière. Moi, je préférais rester couché, penser... Je pensais tout le temps... Et tous ces rêves que j’avais, des rêves étranges, plein de rêves différents, pas la peine de dire quoi ! Mais, c’est à ce moment-là, que ça a commencé à m’apparaître, de loin, que... Non, ce n’est pas ça ! Tu vois, il y a toujours une question que je me posais : pourquoi est-ce que je suis bête au point que, si les autres sont bêtes et que je sais à coup sûr qu’ils sont bêtes, moi, je n’ai pas envie d’être plus intelligent ? Après, j’ai appris, Sonia, que s’il fal­lait attendre que tout le monde devienne intelligent, on n’aurait pas fini d’attendre... Après, ce que j’ai appris, c’est que ça n’arrivera jamais, que les gens changent, et qu’il n’y a personne pour les changer, le jeu n’en vaut pas la chandelle ! Oui, c’est comme ça !... C’est ça, leur loi... La loi, Sonia ! C’est comme ça !... Et maintenant, je sais, Sonia, que celui qui règne sur eux, c’est celui qui est solide, c’est celui qui est fort dans sa tête, dans son esprit ! Celui qui a raison, c’est celui qui ose beaucoup. Celui qui sait renoncer au plus de choses, c’est lui qui leur dicte les lois, et celui qui peut oser le plus, c’est celui-là qui a raison le plus ! Ça s’est toujours passé comme ça, ça sera toujours pareil ! Il faut être aveugle pour ne pas le voir !

Raskolnikov, en parlant, regardait, certes, Sonia, mais ne se souciait plus de savoir si elle allait ou non comprendre. La fièvre l’avait saisi complète­ment. Il se trouvait dans une espèce d’exaltation lugubre. (De fait, cela faisait trop longtemps qu’il n’avait plus parlé avec personne !) Sonia comprit que ce catéchisme lugubre était devenu sa croyance et sa loi.

— J’ai deviné à ce moment-là, Sonia, poursuivait- il avec exaltation, que le pouvoir n’était donné qu’à celui qui oserait se pencher et le prendre. Il n’y a qu’une seule chose, une seule chose : il suffit d’oser ! Il y a une pensée qui s’est pensée en moi à ce moment-là, la première fois de ma vie, une pen­sée que personne n’avait jamais pensée avant ! Personne ! Ça m’est apparu, d’un coup, clair comme le jour que, comment se faisait-il que personne jusqu’à présent n’avait encore osé, que personne n’osait encore, en passant devant toute cette absur­dité, le prendre, tout ça, simplement, par la queue, et tout balancer au diable ! Je... j’ai voulu avoir l’audace et j’ai tué... c’est juste avoir l’audace que j’ai voulu, Sonia, voilà toute la raison !

                Oh, taisez-vous, taisez-vous ! s’écria Sonia, avec un geste d’impuissance. Vous vous êtes écarté de Dieu, et Dieu vous a frappé, Il vous a livré au diable !...

                J’y pense, Sonia, quand j’étais couché dans le noir, et ces visions qui me venaient, là, c’était le diable qui me troublait, hein ?

                Taisez-vous ! Ne riez pas, blasphémateur, vous ne comprenez rien, mais rien de rien ! Oh mon Dieu ! Mais il ne comprendra donc rien, non, rien de rien !

Tais-toi, Sonia, je ne ris pas du tout, et je le sais bien moi-même que c’est le diable qui me tirait par la manche. Tais-toi, Sonia, tais-toi ! répéta- t-il d’une voix lugubre et insistante. Je sais tout. Tout ça, je l’ai pensé, je me le suis murmuré dans tous les sens quand j’étais couché dans le noir... Tout ça, je l’ai déjà débattu, moi-même, jusqu’au dernier petit détail, je sais tout, tout ! Et que j’en ai eu assez, mais assez, à ce moment-là, de tout ce bavardage !

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Un gamin frivole, rien de plus ; il donnait même quelques espoirs ; eh bien, regardez-la, notre brillante jeunesse ! Un examen, ou quoi, qu’il veut passer, mais chez nous, c’est juste des mots, on fanfaronne et voilà tout l’examen. N’est- ce pas, ce n’est pas comme vous, par exemple, ou votre ami, M. Razoumikhine ! Votre carrière, c’est le domaine scientifique, vous, les revers ne vous détourneront jamais ! Pour vous, toutes ces beau­tés de la vie, on peut le dire, c’est nihil, vous êtes un ascète, un moine, un ermite !... Vous, c’est le livre, la plume derrière l’oreille, les recherches scientifiques - c’est là que plane votre esprit ! Moi-même, de loin... vous avez lu les carnets de Livingstone ?

                Non.

                Moi, si. Remarquez, par les temps qui cou­rent, il y a beaucoup de nihilistes qui se répandent ; mais ça se comprend aussi ; les temps qu’on vit, hein ! Remarquez, je vous parle, comme ça... mais vous, bien sûr, vous n’êtes pas un nihiliste ! Répondez franchement, franchement !

                N-non...

                Non, vous savez, vous pouvez être franc avec moi, ne vous gênez pas, comme si vous étiez seul avec vous-même ! Le service, c’est une chose, et, autre chose... vous pensez que je voulais dire : l’amitié, non, n’est-ce pas, vous pensiez mal ! Pas l’amitié, mais le sentiment de tout citoyen, de tout homme, un sentiment d’humanité et d’amour envers le Tout-Puissant. Je peux être une personne officielle, qui assure son service, mais j’ai le devoir de toujours sentir que je reste un homme et un citoyen, et de rendre compte... Tenez, vous me parlez de Zamiotov. Zamiotov, il vous fait des scandales à la française dans des établissements peu fréquentables, en buvant du champagne ou du vin du Don - voilà ce que c’est, votre Zamiotov ! Et moi, peut-être, pour ainsi dire, je me suis consumé à force de dévouement, de sentiments élevés et, qui plus est, j’ai une destination, un rang, j’occupe une fonction ! Je suis marié et père de famille. Je rem­plis mon devoir d’homme et de citoyen, et, lui, il est qui, si je peux vous poser cette question ? Je vous considère comme un homme ennobli par le savoir. Ou les sages-femmes, maintenant, aussi, il y en a des Quantités.

L’adolescent – Dostoïevski

L’adolescent – Dostoïevski

TOME 1

Il faut être trop ignoblement amoureux de sa propre personne pour écrire sans honte sur soi-même. Je ne me trouve qu’une seule excuse, c’est que je n’écris pas pour ce qui fait écrire tout le monde, à savoir les louanges du lecteur. Si l’idée m’est soudain venue de noter mot pour mot tout ce qui m’est arrivé depuis l’année dernière, elle m’est venue à la suite d’une nécessité intérieure : tellement je suis sidéré par ce qui s’est accompli. Je ne note que les événements, m’écartant à toute force de tout ce qui n’a pas de rapport, et surtout - des beautés littéraires ; le littérateur écrit pendant trente ans et, à la fin, il se demande bien pourquoi il a écrit pendant tellement d’années. Je ne suis pas un littérateur, je ne veux pas être un littérateur et, tramer sur leur marché littéraire l’intérieur de mon âme et la belle description des sentiments, je prendrais ça pour une chose indécente et ignoble. Non sans dépit, je pressens pourtant que, semble-t-il, c’est impossible de se passer complètement de descriptions des sentiments et de réflexions (même, peut-être, vulgaires) : tant est perverse sur l’homme l’influence de toute activité littéraire, quand bien même elle ne serait entreprise que pour soi seul. Ces réflexions, elles, elles peuvent même être très vulgaires parce que ce à quoi vous accordez vous-même beaucoup de prix n’en a peut-être, c’est très possible, aucun aux yeux d’autrui. Mais, tout ça, laissons. N’empêche, voilà une préface ; plus tard, il n’y aura plus rien de ce genre-là. Au travail ; il n’y a rien de plus compliqué que de commencer un travail, n’importe lequel, et même, si ça se trouve, le travail en général.

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Même, ça fait plus de ténèbres. Déjà rien que les dimensions que cet amour a prises alors sont une énigme, parce que la première condition des gens comme Versilov, c’est d’abandonner tout de suite dès que le but est atteint. Mais là, il est arrivé autre chose. Pécher avec une jolie coquette domestique

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Cette convocation d’un homme sec et fier, hautain et insouciant envers moi, et qui, jusqu’à présent, m’ayant fait naître et jeté dans le monde, non seulement ne me connaissait pas du tout, mais, même, ne s’en était jamais repenti (qui sait, peut-être, n’avait-il qu’une idée trouble et peu précise de mon existence, car il s’est avéré par la suite que, l’argent pour ma subsistance à Moscou, ce n’est pas lui qui le versait, mais quelqu’un d’autre), la convocation de cet homme, donc, dis-je, qui s’était si brusquement souvenu de moi et m’avait honoré d’une lettre autographe - cette convocation m’a tenté et a décidé de mon destin.

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Sans les faits, pas moyen de décrire les sentiments. En plus, tout ça, je n’en parlerai que trop le moment venu, et c’est pour ça que j’ai pris la plume. Sinon, écrire comme ça - ça res­semble à un délire ou un nuage.

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’ai compris tout de suite qu’on m’avait trouvé cette place auprès de ce vieillard malade simplement pour le “distraire”, et que c’était là tout mon travail. Bien sûr, ça m’a blessé, et j’ai voulu prendre des mesures tout de suite ; mais, bientôt, ce vieux toqué m’a fait une sorte d’impression inattendue, un genre comme de pitié, et, à la fin du mois, j’étais comme étrangement attaché à lui, du moins avais-je laissé mon intention d’être grossier.

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Nous parlions essentiellement de deux sujets abstraits - de Dieu et de son existence, c’est-à-dire s’il existe ou pas, et des femmes. Le prince était très religieux et très sentimental.

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j’ai vu moi-même toute la nudité de la femme, toute ; c’est depuis ce moment-là que je sens de la répulsion.

                 Sérieux ? Mais, cher enfant*, une femme belle et fraîche, ça sent la pomme - de quelle répulsion est-ce que tu parles ?

                 Dans la petite pension, là, où j’étais avant, chez Touchard, avant le lycée encore, j’avais un camarade, Lambert. Il me battait toujours, parce qu’il avait plus de trois ans de plus que moi, et, moi, j’étais comme son laquais, je lui ôtais ses bottes.

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— Il y a visiblement un malentendu ici, est soudain intervenu Vassine. L’erreur consiste en ceci que, chez Kraft, ce n’est pas seulement une conclusion logique, mais, pour ainsi dire, une conclusion qui s’est changée en sentiment. Toutes les natures ne sont pas identiques : pour beaucoup de gens, la conclusion logique se transforme parfois en un sentiment des plus puissants, qui envahit tout l’être et qu’il devient très difficile de chasser ou de transformer. Pour guérir un homme de ce genre, ce qu’il faut, c’est changer le sentiment lui-même, ce qui n’est possible que si on le remplace par un autre, qui aurait la même force. Cela, c’est toujours difficile, et, parfois, impossible.

                 Erreur ! s’est mis à hurler le débatteur, la conclusion logique, en tant que telle, elle dissipe tous les préjugés. C’est la conviction raisonnable qui fait naître le sentiment. La pensée se forme à partir du sentiment et, à son tour, en s’installant dans l’homme, elle formule du nouveau !

Les gens sont très divers : les uns changent facilement leurs sentiments, les autres, pas du tout, a répliqué Vassine, comme s’il ne désirait plus poursuivre le débat ; mais, moi, j’étais exalté par son idée.

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C’est vrai, de quoi avais-je donc peur et que pouvaient-ils bien me faire avec toutes les dialectiques du monde ? J’étais le seul, si ça se trouve, là-bas, à comprendre ce que Vassine voulait dire avec son “idée-sentiment” ! Il ne suffit pas de contredire une idée magnifique, il faut la remplacer par une idée de même force et aussi magnifique ; sinon, moi, parce que je ne veux pour rien au monde me séparer de mon sentiment, je rejetterai au fond du cœur tout argument contraire, ne serait-ce que malgré moi, quoi qu’ils aient pu me dire.

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                 A mon avis, chacun a le droit d’avoir ses sentiments. .. si c’est par conviction... et que personne ne puisse les lui reprocher, ai-je dit, m’adressant à Vassine. J’avais eu beau parler d’une voix alerte, c’était vraiment comme si ce n’était pas moi, comme si c’était la langue de quelqu’un d’autre qui remuait dans ma bouche.

Tie-ens donc ? a repris avec ironie, sur un ton traînant, la même voix qui interrompait Dergatchov et qui avait crié à Kraft qu’il était allemand.

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— Précisément. Un homme d’une intelligence remarquable disait, entre autres, qu’il n’y a rien de plus difficile que de répondre à cette question : “Pourquoi faut-il absolument avoir le cœur noble ?” Voyez-vous, il y a trois .sortes de crapules dans le monde : les crapules naïves, c’est-à-dire celles qui sont convaincues que leur crapulerie est la plus haute des noblesses, les crapules honteuses, c’est-à-dire celles qui ont honte de leur crapulerie, mais qui ont quand même le désir absolu de l’accomplir quoi qu’il arrive, et, enfin, les crapules toutes simples, les crapules cent pour cent. Permettez : j’avais un camarade, Lambert, qui me disait encore, quand il avait seize ans, que, le jour où il serait riche, son plus grand plaisir serait de nourrir les chiens avec du pain et de la viande, pendant que les enfants pauvres seraient en train de crever de faim ; et, quand, eux, ils n’auraient plus rien pour se chauffer, lui, il achè­terait une cour pleine de bois de chauffage, il le mettrait dans un champ, son bois, et il chaufferait le champ, mais, aux pauvres, il ne donnerait pas une bûche. Voilà ce qu’il ressentait !

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— L’époque où nous sommes, a-t-il commencé lui-même après un silence de deux minutes et toujours en regardant quelque part en l’air, l’époque où nous sommes, c’est l’époque du juste milieu et de l’indifférence, de la passion pour l’inculture, la paresse, c’est l’inaptitude au travail et le besoin du tout cuit. Personne ne réfléchit jamais ; c’est rare quand quelqu’un élabore une idée.

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Maria Ivanovna, qui, croyez- moi, m’a révélé beaucoup de choses, m’a dit que vous, et vous seul, vous pourriez me rapporter la vérité sur ce qui s’est passé à Ems, il y a un an et demi, entre Versilov et les Akhmakov. Je vous attendais comme un soleil qui pourrait me donner toute la lumière. Vous ne savez pas dans quelle situation je suis, Kraft. Je vous supplie de me dire toute la vérité. Ce que je veux précisément savoir, c’est ce qu’il est comme homme, et maintenant - maintenant plus que jamais, j’en ai besoin.

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Un an et demi auparavant, Versilov, devenu par l’intermédiaire du prince Sokolski un ami de la maison Akhmakov (à l’époque, ils se trouvaient tous à l’étranger, à Ems), avait produit une impression puissante d’abord sur Akhmakov lui-même, un général qui était loin encore d’être un vieillard, mais qui avait perdu toute la riche dot de sa femme, Entérina Nikolaevna, en trois ans de mariage, aux cartes, et, qui suite à une vie débridée, avait déjà fait une attaque.

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Toujours est-il que la jeune fille avait soudain déclaré à son père qu’elle voulait épouser Versilov. Que cela s’est passé vraiment, tout le monde le confirme - et Kraft, et Andronikov, et Maria Ivanovna, et, même, une fois, c’est Tatiana Pavlovna qui s’est trahie devant moi. On affirmait aussi que non seulement Versilov le voulait lui aussi, mais même qu’il insistait sur ce mariage avec la jeune fille et que l’accord de ces deux êtres si différents, le vieux et la toute jeune, était mutuel. Mais le père avait été effrayé par cette idée ; plus il détestait Katérina Nikolavna, qu’il avait beaucoup aimée auparavant, plus il s’était mis à considérer sa fille comme presque une déesse, surtout après l’attaque qu’il avait faite. Mais l’ennemie la plus acharnée d’un tel mariage avait été Katérina Nikolavna.

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Versilov, soi-disant, avait réussi à persuader, à sa façon, avec finesse, mais sans discussion, la jeune personne que si Katérina Nikolavna refusait ce mariage, c’était parce qu’elle était amoureuse elle-même de lui, et qu’elle le torturait depuis long­temps avec sa jalousie, qu’elle le persécutait, intri­guait, qu’elle s’était déclarée, et, à présent, elle était prête à le brûler vif parce qu’il en aimait une autre ; bref, quelque chose de ce genre-là. Le plus moche était que, soi-disant, il avait “confié” cela aussi au père, mari de l’épouse “infidèle”, expliquant que le prince n’était qu’un simple divertissement.

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Ce qui apparaissait en conclu­sion était l’évidente infamie de Versilov, le mensonge et l’intrigue, quelque chose de noir et de sale, d’autant que, réellement, cela eut une fin tragique : la malheureuse jeune fille enflammée s’était empoisonnée, dit-on, avec des allumettes phosphoriques ; du reste, même aujourd’hui je ne sais pas si ce dernier bruit est exact ; toujours est-il qu’on a tout fait pour étouffer l’affaire. La jeune fille n’est restée malade que deux semaines, après quoi elle est morte.

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Les allumettes sont ainsi restées douteuses, mais Kraft y croyait fermement, à elles aussi. Ensuite, très vite, le père de la jeune fille est mort à son tour, de chagrin, paraît-il, lequel chagrin a entraîné la deuxième attaque, mais pas avant trois mois, cependant. Pourtant, après les funérailles de la jeune fille, dans un parc, le jeune prince Sokolski, qui était revenu à Ems depuis Paris, a publiquement giflé Versilov et ce dernier n’a pas répondu par un duel ; au contraire, le lendemain, il s’est présenté à la pro­menade comme si de rien n’était. C’est là que tous se sont détournés de lui, à Pétersbourg aussi. Versilov continuait bien de fréquenter certaines personnes, mais c’était tout à fait dans un autre cercle. Toutes ses relations mondaines l’ont mis en accusation, même si, du reste, peu de gens connaissaient tous les détails ; on savait juste quelque chose sur la mort romantique de la jeune fille et sur la gifle. Seules deux ou trois personnes détenaient des informations aussi complètes que possible ; celui qui en savait le plus était le défunt Andronikov, qui entretenait depuis déjà longtemps des relations d’affaires avec les Akhmakov, et surtout Katérina Nikolavna, suite à une certaine circonstance. Mais il conservait tous ces secrets même à l’abri de sa propre famille, et n’avait révélé quelque chose qu’à Kraft et Maria Ivanovna, et encore, par nécessité.

— L’essentiel, ici, maintenant, c’est un docu­ment, a conclu Kraft, dont Mme Akhmakova a très peur.

Et voilà aussi ce qu’il m’a révélé sur ce sujet.

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Quant à elle, devenue veuve, elle restait, par la grâce de son joueur de mari, sans aucun revenu et ne pouvait compter, justement, que sur son père : elle espérait pleinement recevoir de lui une seconde dot, aussi riche que la première !

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Mon idée, c’est devenir Rothschild. J’invite le lecteur au calme et au sérieux.

Je répète : mon idée, c’est devenir Rothschild, devenir aussi riche que Rothschild ; pas simplement riche, mais riche précisément comme Rothschild. Pourquoi, à quoi bon, quels sont précisément les buts que je poursuis - cela, plus tard. D’abord, je me contenterai de prouver que mon succès est garanti par les mathématiques.

L’affaire est toute simple, tout le secret tient en deux mots : constance et continuité.

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— Vous m’assurez que vous connaissez, et, pourtant, vous ne connaissez rien. Certes, il y a une chose où vous avez raison : si j’ai dit que c’est une chose “très simple”, j’ai oublié d’ajouter que c’est aussi la plus compliquée. Toutes les religions et les morales du monde se résument à une chose : “Aimer la vertu et fuir les vices.” Quoi de plus simple, pourrait-on croire ? Bah, tiens, essayez donc de faire quelque chose de vertueux et de fuir ne serait-ce qu’un seul de vos vices, hein ? Pareil ici.

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De là, deux conclusions directes : la première est que la constance dans T accumulation, même de kopecks, finit avec le temps par donner des résultats énormes (le temps, là, n’a aucune importance), et, la deuxième, c’est que la forme d’accumulation la plus simplette, mais continue, a un succès garanti mathématiquement.

Pourtant, il y a peut-être beaucoup de gens respectables, intelligents et pondérés, mais qui (malgré tous leurs efforts) n’ont ni trois mille ni cinq mille roubles, et qui, n’empêche, ont une envie terrible de les avoir. Pourquoi ? La réponse est claire : parce que personne d’entre eux, malgré toute leur envie, ne les désire quand même assez pour devenir, par exemple, un mendiant, s’il n’y avait pas d’autre moyen de les avoir ; ils ne sont pas assez constants pour, quand bien même ils se seraient faits mendiants, ne pas dépenser les premiers kopecks qu’ils auraient obtenus pour un bout de pain de plus, pour eux ou leur famille. N’empêche, avec ce moyen d’accumula­tion, je parle de la mendicité, pour épargner une telle somme, pour se nourrir, il faut manger juste du pain et du sel, rien d’autre ; du moins, c’est comme ça que je le comprends.

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L’isolement—voilà l’essentiel : j’ai détesté terriblement, jusqu’à la toute dernière minute, toutes les relations et les associations avec les gens ; parlant en général, pour commencer “l’idée”, j’avais décidé d’être absolument seul. Cela, c’est sine qua non. Les gens me pèsent, ils m’occuperaient l’esprit, et l’inquiétude nuirait au but. Et puis, en général, jusqu’à présent, de toute ma vie, dans toutes mes songeries sur la façon dont j’allais me comporter avec les gens - cela donnait toujours des choses très intelligentes ; sitôt que je passais à l’action - c’était toujours très bête. Je l’avoue avec indignation et sincérité, je me suis toujours trahi par les paroles, et je me suis précipité, et c’est pourquoi j’avais décidé de supprimer les gens. Bénéfice : indépendance, sérénité, clarté du but.

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Apprenez la vérité : la continuité et la constance dans le gain, et, surtout, dans l’accumulation sont plus forts que les bénéfices momentanés, quand bien même ces bénéfices seraient du cent pour cent !

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Oui, je suis sombre, je me renferme sans cesse. J’ai souvent le désir de sortir de la société. Peut-être que je ferai du bien aux gens, mais, souvent, je ne vois pas la moindre raison de leur faire du bien. Et les gens sont loin d’être si beaux qu’il faille à ce point se soucier d’eux.

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Oui, j’ai eu soif de puissance toute ma vie, de puissance et de solitude. J’en rêvais déjà même a un âge où réellement n’importe qui m’aurait ri au nez s’il avait distingué ce que j’avais sous le crâne.

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Mon idée, ce n’est pas ça. Moi, l’argent, je n’en ai pas peur ; il ne m’écrasera pas et ne m’obligera pas à écraser les autres.

Je n’ai pas besoin d’argent, ou, mieux, ce n’est pas de l’argent dont j’ai besoin ; pas même de la puis­sance ; ce dont j’ai besoin, c’est de ce qui s’acquiert par la puissance, ce qui ne peut absolument pas s’acquérir sans la puissance : c’est la conscience solitaire et tranquille de sa force ! Voilà la définition la plus complète de la liberté, celle que le monde entier se tue à découvrir ! La liberté ! J’ai enfin tracé ce mot immense... Oui, la conscience solitaire de sa force, elle est envoûtante et splendide. Je possède la force, et je suis tranquille. Jupiter, il tient le ton­nerre entre ses mains, et quoi : il est tranquille ; est- ce si souvent qu’il le fera tonner ? L’imbécile croira qu’il dort. Mais mettez à la place de Jupiter un homme de lettres ou une bécasse, une commère de village - ce tonnerre, tout ce tonnerre que ça fera !

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J’ai fini “l’idée”. Si ce que j’ai décrit paraît vulgaire, superficiel, c’est ma faute à moi, pas celle de “l’idée”. J’ai déjà prévenu que les choses les plus simples, parfois, sont les plus difficiles à comprendre ; maintenant, j’ajouterai que ce sont aussi celles qu’on a le plus de mal à exposer, d’autant que j’ai décrit “l’idée” dans l’aspect qu’elle avait avant. Il y a aussi une loi a contrario pour les idées : les idées vulgaires, rapides - elles sont comprises incroyablement vite, et tou­jours par la foule, toujours par toute la rue ; bien plus, elles sont considérées comme les plus grandes et les plus géniales, mais - juste le jour de leur apparition. Ce qui n’est pas cher ne dure pas. Une compréhension rapide n’est que le signe de la vulgarité de l’objet à comprendre. L’idée de Bismarck est devenue géniale en une seconde, et Bismarck lui-même, un génie ; mais, justement, ce qui est suspect, c’est cette rapidité : j’attends Bismarck d’ici dix ans, et nous verrons à ce moment-là ce qui sera resté de son idée, voire, peut-être, de M. le chancelier lui-même.

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C’est étonnant comme je suis rapide et changeant dans ce genre de situations : il suffit d’un petit grain de sable, d’un cheveu, pour chasser le bien et le remplacer par le mal.

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Maman, si vous ne voulez plus rester avec votre mari, qui en épousera une autre demain, souvenez-vous que vous avez encore un fils qui vous promet d’être à jamais un fils respec­tueux, souvenez-vous et partons, mais seulement à une condition : “lui ou moi”, vous acceptez ? Je ne vous demande pas de réponse maintenant : je sais qu’à des questions pareilles, on ne peut pas répondre à la seconde...

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Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. A mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette huma­nité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

 

TOME 2

Chaque être humain, n’importe qui, sans doute, conserve un souvenir de quelque chose qui lui est arrivé et qu’il considère, ou qu’il a tendance à considérer, comme fantastique, extraordinaire, quelque chose qui sort du rang, presque de merveilleux, que ce soit un rêve, une rencontre, une pré­diction, un pressentiment ou quelque chose de ce genre.

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Je lui ai répliqué avec fougue, insistant sur l’égoïsme de ces gens qui abandonnent le monde et l'utilité qu’ils auraient pu apporter à l’humanité, pour la seule idée égoïste de leur salut. Au début, il ne m’a pas compris, et je soupçonne même qu’il ne m’a pas compris du tout ; mais, le désert, il l’a défendu très fort : “Au début, on se plaint soi- même, bien sûr (c’est-à-dire quand on s’installe dans le désert), bon, et après, de jour en jour, on se réjouit, bon, et, après, on voit Dieu.” Là, je lui ai développé le tableau complet de l’activité utile du savant, du médecin et, en général, de l’ami de l’humanité dans le monde et je l’ai réellement enthou­siasmé, parce que, moi-même, je parlais avec chaleur ; il m’approuvait à tout instant : “Oui, mon gentil, oui, que le bon Dieu te bénisse, tu penses en vérité” ; mais quand j’ai eu fini, lui, malgré tout, il n’était pas entièrement d’accord : “Oui, bien sûr, c’est vrai, a-t-il soupiré profondément, mais, quoi, il y en a beaucoup qui pourront tenir et ne se dis­trairont pas ? L’argent, ce n’est pas Dieu, bon, mais c’est un demi-dieu - une grande tentation ; et puis le sexe féminin ; puis l’amour-propre, et puis la jalousie. Et donc, la grande chose, ils l’oublient et ils se lancent dans les petites. Le désert, c’est autre chose ! Dans le désert, l’homme, il s’endurcit lui- même pour les plus grands exploits. Ami ! Et qu’est-ce qu’il y a dans le monde ? s’est-il exclamé avec une émotion intense. Ce n’est donc pas rien qu’un rêve ? Prends un peu de sable, sème-le sur du caillou ; le jour où ton sable jaune, sur ton caillou, il lèvera, ce jour-là, ton rêve dans le monde s’accomplira - voilà ce qu’on dit chez nous.' C’est autre chose, le Christ : «Va et donne ta richesse, sois le serviteur de tous.» Et tu seras plus riche qu’avant, incalculablement ; car ton bonheur, il ne sera pas fait de pain seul, ou d’habits précieux, ou d’orgueil ou de jalousie, mais d’un amour multiplié à l’infini. Et ce n’est pas une petite richesse, cent mille, un million, mais le monde tout entier que tu auras gagné ! Aujourd’hui, nous amassons sans satiété, nous dépensons avec folie, et, là, il n’y aura plus ni orphelins, ni mendiants, car ils sont tous des miens, tous de ma famille, je les ai tous gagnés, je les ai tous achetés jusqu’au dernier ! Aujourd’hui, ce n’est pas rare que le plus riche et le plus haut placé, il reste indifférent au nombre de ses jours, il ne sait plus lui- même quel amusement s’inventer ; là, tes jours et tes heures, ils seront multipliés comme un millier de fois, car tu ne voudras plus perdre une seule minute, et chaque minute, tu la ressentiras dans la gaieté du cœur. Et la sagesse, tu ne la gagneras pas non dans les livres seulement, et tu seras en face de Dieu, regard contre regard ; et la terre luira autant et plus que le soleil, et il n’y aura plus ni tristesse ni soupirs, mais juste seulement un paradis inestimable...”

C’étaient ces élans exaltés qu’adorait, je crois bien, Versilov. Cette fois-là, il était avec nous, dans la pièce.

— Makar Ivanovitch ! l’ai-je soudain interrompu, m’échauffant moi-même hors de toute mesure (je me souviens de ce soir-là), mais c’est le communisme, le vrai communisme que vous prêchez !

Comme il ne savait résolument rien de la doctrine communiste, et que c’était la première fois qu’il entendait même le mot, je me suis mis à lui exposer tout de suite tout ce que je savais. J’avoue que je m’y connaissais peu, et vaguement, et qu’aujourd’hui encore je ne suis pas tout à fait compétent ; mais, ce que je savais, je l’ai exposé avec une fougue terrible, malgré tout. Jusqu’à pré­sent, je repense avec plaisir à l’impression extraordinaire que j’ai produite sur le vieillard. Ce n’était même pas une impression, presque un bouleversement. En même temps, il s’intéressait terriblement aux détails historiques : “Où ? Quand ? Qui a fondé ? Qui a dit ?” A propos, j’ai remarqué - et c’est, en général, une caractéristique du simple peuple - qu’ils ne se satisfont pas d’une idée générale, s’ils s’intéressent beaucoup, ils commencent absolument à exiger les détails les plus précis et les plus fermes. Moi, dans ces détails, je m’embrouillais un peu, et, comme Versilov écoutait, et que j’avais honte devant lui, je m’échauffais encore plus. A la fin, Makar Ivanovitch, sous l’effet de l’attendrissement, ne faisait que répéter “oui, oui”, pour chaque mot, mais, visiblement, il ne comprenait plus et il avait perdu le fil. Je me suis senti pris de dépit, mais Versilov a soudain coupé court à la conversa­tion, il s’est levé et a déclaré qu’il était l’heure d’aller au lit. Nous étions tous rassemblés à ce moment-là, et il était déjà tard. Quand il est passé me voir dans ma chambre quelques minutes plus tard, je lui ai tout de suite demandé comment il considérait Makar Ivanovitch en général et ce qu’il pensait de lui. Versilov m’a fait un sourire ironique et gai (mais pas du tout pour mes erreurs sur le communisme - il ne les a pas mentionnées du tout). Je le répète encore : il s’était comme résolument attaché à Makar Ivanovitch, et je captais souvent sur son visage son sourire si attirant quand il écoutait le vieillard. Du reste, ce sourire n’a pas du tout empêché la critique.