samedi 29 avril 2023

Les choses - Georges Perec

Les choses - Georges Perec

 

 Leurs réveils étaient effroyablement maussades; leurs retours, chaque soir, dans les métros bondés, pleins de rancœurs; il se laissaient tomber, abrutis, sales, sur leur divan, et ne rêvaient plus que de longs week-ends, de journées vides, de grasses matinées.

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Ils étaient stupides – combien de fois se répétèrent-ils qu'ils étaient stupides, qu'ils avaient tort, qu'ils n'avaient, en tout cas, pas plus raison que les autres, ceux qui s'acharnent, ceux qui grimpent – mais ils aimaient leurs longues journées d'inaction, leurs réveils paresseux, leurs matinées au lit, avec un tas de romans policiers et de science-fiction à côté d'eux, leurs promenades dans la nuit, le long des quais, et le sentiment presque exaltant de liberté qu'ils ressentaient certains jours, le sentiment de vacances qui les prenait chaque fois qu'ils revenaient d'une enquête en province.

Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux, que leur liberté n'était qu'un leurre. Leur vie était plus marquée par leurs recherches presque affolées de travail, lorsque, cela était fréquent, une des agences qui les employait faisait faillite ou s'absorbait dans une autre plus grande, par leurs fins de semaine où les cigarettes étaient comptées, par le temps qu'ils perdaient, certains jours, à se faire inviter à dîner. 

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Entre eux se dressait l'argent. C'était un mur, une espèce de butoir qu'ils venaient heurter à chaque instant. C'était quelque chose de pire que la misère : la gêne, l'étroitesse, la minceur. Ils vivaient le monde clos de leur vie close, ans avenir, sans autres ouvertures que des miracles impossibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étouffaient. Ils se sentaient sombrer.

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Mais les amitiés, aussi, s'effilochaient. Certains soirs, dans le champ clos de leurs pièces exiguës, les couples réunis s'affrontaient du regard et de la voix. Certains soirs, ils comprenaient enfin que leur si belle amitié, leur vocabulaire presque initiatique, leurs gags intimes, ce monde commun, ce langage commun, ces gestes communs qu'ils avaient forgés, ne renvoyaient à rien : c'était un univers ratatiné, un monde à bout de souffle qui ne débouchait sur rien. Leur vie n'était pas conquête, elle était effritement, dispersion.
Ils se rendaient compte, alors, à quel point ils étaient condamnés à l'habitude, à l'inertie. Ils s'ennuyaient ensemble, comme si, entre eux, il n'y avait jamais eu que le vide. Longtemps, les jeux de mots, les beuveries, les balades en forêts, les grands repas, les longues discussions autour d'un film, les projets, les racontars leur avaient tenu lieu d'aventure, d'histoire, de vérité. Mais ce n'étaient que des phrases creuses, des gestes vides, sans densité, sans ouverture, sans avenir, des mots mille fois répétés, des mains mille fois serrées, un rituel qui ne protégeait plus.

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Lorsque, le lendemain, la vie, de nouveau, les broyait, lorsque se remettait en marche la grande machine publicitaire dont ils étaient les pions minuscules, il leur semblait qu'ils n'avaient pas tout à fait oublié les merveilles estompées, les secrets dévoilés de leur fervente quête nocturne. Ils s'asseyaient en face de ces gens qui croient aux marques, aux slogans, aux images qui leur sont proposées, et qui mangent de la graisse de bœuf équarri en trouvant délicieux le parfum végétal et l'odeur de noisette (mais eux-mêmes, sans trop savoir pourquoi, avec le sentiment curieux, presque inquiétant, que quelque chose leur échappait, ne trouvaient-ils pas belles certaines affiches, formidables certains slogans, géniaux certains films-annonces ?).

Un homme qui dort - Georges Perec

Un homme qui dort - Georges Perec

 L'indifférence dissout le langage, brouille les signes.

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Marche incessante, inlassable. Tu marches comme un homme qui porterait d'invisibles valises, tu marches comme un homme qui suivrait son ombre.


 

mardi 25 avril 2023

Une bibliothèque idéale - Hermann Hesse

 Une bibliothèque idéale - Hermann Hesse

De la lecture

La majorité des gens ne comprennent rien à la lecture et ne savent pas au juste pourquoi ils lisent. Pour les uns, c’est un chemin d’accès à la «culture», difficile mais indispensable. Avec tout ce qu’ils ont lu* ils sont effectivement très « cultivés ». Pour d'autres, en revanche, la lecture est une distraction facile qui permet de tuer agréablement le temps ; ils sont prêts, au fond, à lire n’importe quoi pour ne pas s’ennuyer.

Ainsi, monsieur Müller se plonge dans l’Egmont de Goethe ou dans les Mémoires de la marquise de Bayreuth pour élargir sa culture et combler l’une des nombreuses lacunes dont souffrent d'après lui ses connaissances. L’angoisse qu’il éprouve à l’égard de ces lacunes et le contrôle qu’il exerce sur elles sont déjà symptomatiques : il prétend parvenir à la culture par l’extérieur et l’envisage comme quelque chose que l’on acquiert à force de travail ; il aura beau étudier, toute culture restera en lui morte et stérile.

Monsieur Meier, lui, lit « pour le plaisir », c’est-à-dire par ennui. Il est rentier ; il a du temps ; il en a même tellement qu’il ne parvient pas à en venir à bout par ses propres moyens, Il doit donc faire appel aux écrivains pour l’aider à remplir ses longues journées. Il lit Balzac comme il fume un havane, et Lenau comme il lit le journal.

Dans d’autres domaines, cependant, messieurs Müller et Meier — comme leur épouse et leurs enfants — se montrent beaucoup plus circons-| pects et autonomes. Ils n’achètent et ne vendent aucune obligation d’État sans une raison précise ; ils ont constaté qu’un dîner lourd est plus difficile à digérer ; ils ne font pas d’efforts physiques, sauf si cela s’avère nécessaire à leur santé. Bon nombre de leurs semblables font même du sport et connaissent les secrets de ce singulier passe-temps qui permet à un homme d’esprit de se divertir, de pouvoir rajeunir et se fortifier.

Monsieur Müller ferait bien de lire comme il fait de la gymnastique ou de l’aviron ! Les heures qu’il consacre à ses lectures devraient être aussi rentables que celles qu’il passe à travailler ; seuls devraient l’impressionner les livres susceptibles de l’enrichir d’une connaissance vécue, d’améliorer légèrement sa santé, de le rajeunir d’une journée. Il ne devrait pas plus se soucier de se cultiver qu’il ne brigue un poste à l’Université ; il devrait éprouver autant de honte à fréquenter des brigands et des souteneurs de roman que de telles crapules en chair et en os.

Les pensées du lecteur sont pourtant loin d’être aussi simples : il peut très bien voir dans le monde de l'imprimé un univers supérieur où le bien et le mal n’existent pas. Mais il peut tout aussi bien le mépriser intérieurement, le considérer comme un monde irréel, inventé par des rêveurs, dans lequel on pénètre uniquement par ennui et que l’on quitte avec pour seule impression le sentiment d’avoir passé quelques heures plus ou moins agréables.

Toutefois, même s’il tient à tort la littérature en piètre estime, monsieur Müller (comme monsieur Meier) lit en général beaucoup trop. Il pourrait très bien employer son temps et son attention à faire tout autre chose, mais il préfère les sacrifier à cette activité qui ne le touche pas profondément. Il pressent donc vaguement que les livres recèlent une certaine richesse, mais il s’obstine à les aborder avec un manque de personnalité qui aurait tôt fait de ruiner ses affaires.

Le lecteur qui cherche à se reposer, à passer le temps, et celui qui veut se cultiver pensent trouver dans les livres des forces capables de vivifier et d’élever l’esprit, bien qu’ils n’en connaissent ni la nature ni la portée. Ils se comportent comme un malade dénué de raison qui, sachant qu’une pharmacie regorge de remèdes efficaces, te mettrait à essayer tous les médicaments, tiroir après tiroir, bocal après bocal. Et pourtant, comme dans une vraie pharmacie, chacun devrait pouvoir trouver dans sa librairie et sa bibliothèque l’herbe qui le guérira ; au lieu de se gaver et de s’empoisonner, il pourrait y puiser de quoi retrouver des forces et de l’énergie.

Pour nous autres écrivains, il est très agréable de constater qu’on lit autant, et il peut sembler paradoxal qu’un auteur pense qu’on lit trop. Mais la joie que procure ce métier finit par se dissiper devant les nombreux abus et malentendus dont il est victime. Même si les droits d’auteurs s’en trouvent diminués, il vaut mieux être lu par une dizaine de bons lecteurs, dont la reconnaissance vous comble de joie, que par des centaines de lecteurs indifférents.

C’est pourquoi j’ose affirmer qu’on lit trop et que cet excès de lecture ne fait pas honneur à la littérature ; il lui est même nuisible. Les livres ne sont pas faits pour rendre les gens dépendants plus dépendants encore, et encore moins pour fournir à bon compte une vie illusoire à ceux qui ne savent pas quoi faire de la leur. Les livres, au contraire, n’ont de valeur que s’ils mènent à la vie, que s’ils sont utiles, au service de l’existence. Si elle n’éveille pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur, toute heure passée à lire est une heure perdue.

D’un point de vue purement extérieur, la lecture invite, oblige à se concentrer, et rien n’est plus inepte que de lire pour se « distraire ».

Celui qui ignore la mélancolie n’a nul besoin de distraction ; il doit, à l’inverse, faire un effort de concentration. En tout lieu et en tout temps, quoi qu’il fasse, pense ou ressente, il lui faut rassembler toutes ses forces pour être là, présent. Un bon livre doit donc avant tout susciter chez le lecteur le sentiment d’une concentration, d’une contraction et d’une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification, un concentré d’émotions humaines, et si je n’ai pas la volonté de les partager, d’y prendre part attentivement, c’est que je suis un bien mauvais lecteur. Le tort que je cause ainsi à un poème ou à un roman peut me laisser de glace. Mais c’est surtout à moi-même que je porte préjudice par une mauvaise lecture. J’emploie mon temps à une activité inutile ; je mobilise ma vue et mon attention pour des choses qui ne m’importent pas et dont je sais à l’avance que j’aurai tôt fait de les oublier ; je me fatigue le cerveau avec des impressions qui ne me servent à rien et que je ne désire nullement assimiler.

Les journaux sont souvent tenus pour responsables du fait que les lecteurs ne savent plus lire correctement. Je ne suis pas du tout de cet avis. On peut très bien lire plusieurs quotidiens avec autant de plaisir que de concentration. On peut même se livrer à un exercice très sain et fort utile en choisissant et combinant rapidement les nouvelles. En revanche, un lecteur soucieux de se cultiver ou de se distraire peut parfaitement , se plonger dans les Affinités électives et ne rien en retirer.

La vie est courte et personne dans l’au-delà ne viendra s’enquérir du nombre de livres dont on est venu à bout. C’est pourquoi il est stupide et préjudiciable de passer son temps à lire inutilement. Je ne pense pas ici aux mauvais livres, mais plutôt à la qualité de la lecture elle-même. Dans la vie, chaque pas, chaque respiration est essentielle. Aussi la lecture doit-elle également nous apporter quelque chose ; il faut fournir un  effort qui nous rendra plus fort encore ; il faut se perdre pour se retrouver avec une conscience accrue. Il est vain de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume joie, consolation, force ou sérénité. Lire d’un œil distrait, sans réfléchir, revient à se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Il ne faut pas lire non plus pour s’oublier et oublier la vie de tous les jours. Non, la lecture doit nous permettre de reprendre solidement en mains notre propre destin avec davantage de conscience et de maturité. On ne doit pas aborder les livres comme un élève timide tremblant devant un professeur glacial ou comme un propre à rien attablé devant une bouteille de schnaps ; il faut plutôt se mettre dans la peau d’un alpiniste prêt à escalader les Alpes, d’un combattant entrant dans l’arsenal ; on ne doit pas les aborder comme un fuyard et un mécontent qui subit la vie, mais  comme un homme de bonne volonté qui rend visite à des amis ou à des personnes de bon conseil.

S’il en était vraiment ainsi, on ne lirait plus que le dixième de ce qui est lu aujourd’hui et l’on s’en trouverait dix fois plus heureux et plus riche. Si cela devait nous mener, nous autres auteurs, à ne plus vendre un seul livre et à écrire dix fois moins, personne ne s’en plaindrait. Car l’écriture, à vrai dire, ne se porte pas mieux que la lecture.

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De la lecture de livres

Notre esprit a un besoin inné d’établir des types pour classifier l’humanité. Les Caractères de Théophraste, les quatre humeurs de nos ancêtres et même la psychologie la plus moderne témoignent de ce penchant taxinomique. Tout un chacun, inconsciemment, divise son entourage en différentes catégories, selon que ces individus ressemblent ou non aux caractères qui ont marqué son enfance. Pour autant que ces divisions se révèlent stimulantes et significatives — il importe peu de savoir si elles émanent d’une expérience purement personnelle ou si elles tendent vers une classification scientifique —, il est parfois bon et fécond d’opérer une autre coupe dans le domaine de l’expérience, de constater que chaque personne porte en elle les traits de chaque type, et que les caractères et les tempéraments se succèdent au sein d’une même personnalité.

Dans la suite de cet exposé, je vais déterminer trois types, ou plutôt trois ordres de lecteurs. Je  ne veux pas dire par là que leur univers se divise en trois et quun lecteur rentre dans telle catégorie et un autre dans telle autre. Non, chacun de nous appartient tantôt à ce groupe-ci, tantôt à ce groupe-là.

Il y a d’abord le lecteur naïf. Nous le sommes tous un jour ou l’autre. Il lit un livre comme on engloutit un plat ; il prend sans rien donner ; il mange et boit à satiété : c’est le jeune garçon qui se gave d’histoires d’indiens, la soubrette qui ingurgite des romans de comtesses, l’étudiant qui dévore Schopenhauer. La relation que ce lecteur entretient avec le livre n’est pas un rapport de personne à personne ; elle ressemble plutôt au lien qui unit le cheval à sa mangeoire ou l’attelage à son cocher : le livre conduit, le lecteur suit. Pour lui, la substance d’un texte est une réalité objective. Mais la substance n’est pas tout !

Certains lecteurs d’un raffinement et d’une culture extrêmes - ceux notamment qui apprécient la belle littérature - font partie intégrante de la classe des naïfs. Ils ne sont pas suspendus à l’histoire, certes, pas plus qu’ils ne goûtent un roman en fonction du nombre de morts ou de mariages qu’il relate, mais ils prennent l’écrivain lui-même, l'esthétique du livre, comme des données totalement objectives. Ils sentent avec ravissement leur cœur battre avec celui de l’auteur ; ils adoptent aveuglement ses prises de position ; ils avaient toutes les explications qu’il fournit sur ses propres créations. Le sujet, le milieu et l'intrigue pour les âmes simples ce que l'art, la langue, la culture et lu spiritualité de l'écrivain sont pour ces lecteurs lettrés : c’est à leurs yeux quelque chose d'objectif, l’ultime, la suprême valeur d'une œuvre littéraire. Ils sont comme le jeune lecteur de Karl May qui envisage les exploits d’Oid Shatterhand comme des valeurs réelles, comme la réalité.

Dans sa relation il la lecture, le lecteur naïf n’a aucune personnalité ; il n'est pas lui-même.

II    apprécie les événements d'un roman d'après leur intérêt, leur dangerosité, leur érotisme, leur éclat ou leur misère. Quand il porte au contraire un jugement sur l’écrivain, c’est en mesurant son travail à l’aune d’une esthétique qui, finalement, demeure toujours une convention. Pour lui, un livre doit être jugé sur sa forme et son contenu. Il doit faire l’objet d’une lecture fidèle et attentive, purement et simplement (comme un pain est fait pour être mangé et un lit pour dormir).

Mais on peut aussi adopter un tout autre regard sur les choses et les livres. Dès que l’homme obéit à sa nature et oublie sa culture, il retombe en enfance et se met à jouer avec les objets qui l’entourent : le pain devient une montagne dans laquelle on creuse un tunnel, le lit se transforme en caverne, en jardin, en champ de neige. On retrouve un peu de cette innocence, de ce génie ludique chez le deuxième type de lecteur. Selon lui, l’essentiel dans un livre ne réside pas dans la forme et le fond. Comme les enfants, ce lecteur sait bien que chaque chose peut avoir des dizaines, des centaines de significations. Il est capable, par exemple, de voir les efforts déployés par un poète ou un philosophe pour se persuader du sens, de la valeur qu’il donne aux choses et essayer d’en persuader son public ; il peut en sourire et constater que l’arbitraire et la liberté de l’auteur ne sont en réalité que contraintes et passivité.

Ce genre de lecteur sait déjà ce qui échappe souvent totalement aux professeurs de lettres et aux critiques littéraires: la matière et la forme ne résultent pas d’un libre choix. Lorsqu’un historien de la littérature affirme que Schiller a choisi en telle année de traiter tel sujet en pentamètres ïambiques, ce lecteur-là sait que le mètre et la matière de ce poème ne dépendent pas d’un choix de son auteur. Son plaisir consiste à voir que le poète né s’empare pas de son sujet, mais qu’il est contraint par son sujet. De ce point de vue, les prétendues valeurs esthétiques ne sont pas loin de s’effondrer et c’est là, précisément, que les écarts et les incertitudes peuvent présenter un charme exquis, une valeur extraordinaire. Ce lecteur, en effet, ne suit pas l’auteur comme un cheval, son cocher, mais comme le chasseur suit une piste. Un rapide coup d’œil sur les contraintes et la passivité de l’écrivain (situées au-delà de son apparente liberté) peut le ravir davantage que toutes les beautés d’une bonne technique et d’une langue recherchée.

Nous arrivons enfin à l’ultime étape de notre chemin, au troisième et dernier type de lecteur. Encore une fois, chacun n’est pas nécessairement et définitivement cantonné dans l’une de ces catégories : on peut tout à fait appartenir aujourd’hui à la deuxième, demain à la troisième, et après-demain à la première. Arrêtons-nous sur cet individu qui se trouve apparemment aux antipodes de ce que l’on appelle d’habitude un « bon » lecteur. Ce troisième personnage possède une telle personnalité, il est tellement lui-même qu’il est entièrement libre de ses lectures. Il ne cherche ni à se cultiver, ni à se divertir. Il se sert du livre comme de n’importe quel autre objet ; ce n’est pour lui qu’un point de départ, une incitation. Au fond, peu lui importe ce qu’il lit. Il ne s’intéresse pas à un philosophe pour le croire, embrasser ses vues, les critiquer ou les combattre. Il ne lit pas un poète pour avoir une interprétation du monde ; il a la sienne.

On peut le considérer, si l’on veut, comme un véritable enfant. Il joue avec tout et n’importe quoi — et dans un sens rien n’est plus fécond, plus productif. Face à une belle formule, un aphorisme ou une pensée pleine de sagesse, il essayera d’abord de les retourner. Il sait depuis longtemps que le contraire de toute vérité est aussi vrai que cette vérité elle-même. Il sait depuis longtemps que tout point de vue intellectuel est un pôle auquel s’oppose un autre pôle tout aussi valable. C’est un enfant dans la mesure où il fait grand cas de la pensée associative, mais pas de manière exclusive. Dès l’instant où il accède à ce stade, ce lecteur - ou plutôt chacun d’entre nous - peut donc lire ce qui lui chante : un roman, une grammaire, un horaire, des épreuves.

À partir du moment où notre imagination et notre faculté d’association sont à leur apogée, nous ne lisons plus le papier que nous avons sous les yeux : nous nageons dans le flot des suggestions et des idées suscitées par ce qui s’y trouve écrit. Elles peuvent être éveillées par le texte, comme par la seule présentation typographique. Une annonce de journal peut devenir une révélation. La pensée la plus réjouissante, la plus positive, peut naître d’un mot parfaitement insignifiant que l’on retourne, dont on s’amuse à déplacer les lettres comme on joue avec une mosaïque. Dans ces conditions, Le Petit Chaperon rouge peut se lire comme une cosmogonie, une philosophie, ou un texte d’un érotisme torride. L’inscription Colorado maduro figurant sur une boîte à cigares peut aussi nous inviter à jouer avec les mots, les lettres ou les sonorités, et nous faire ainsi voyager dans notre for intérieur à travers les cent royaumes du savoir, du souvenir et de la pensée.

Mais, me dira-t-on, tout cela relève-t-il encore de la lecture ? Peut-on encore passer pour un lecteur lorsqu’on aborde une page de Goethe comme une annonce ou un imbroglio de lettres sans se préoccuper des intentions et des opinions de son auteur ? Ce troisième et dernier ordre de lecteurs, comme tu l’appelles, ne serait-il pas en réalité l’ordre le plus bas, le plus infantile, le plus barbare ? Où sont passées pour eux la musique de Hôlderlin, la passion de Lenau, la volonté de Stendhal, l’abondance de Shakespeare ? C’est une objection légitime. Il n’y a plus de lecteurs dans cette troisième catégorie. Celui qui en ferait constamment partie finirait vite par ne plus rien lire du tout. Car le motif d’un tapis ou l’agencement des pierres dans un mur auraient pour lui autant de valeur que la page ordonnée avec le plus grand soin. Son seul livre serait une feuille de papier portant les lettres de l’alphabet.

C’est ainsi : ce lecteur n’en est plus un. Il se moque de Goethe. Il n’a nul besoin de Shakespeare. Il ne lit plus rien. Des livres ? Pour quoi faire ? Ne porte-t-il pas en lui l’univers tout entier ?

Mais personne ne reste éternellement à ce stade où l’on ne lit plus. Toutefois, celui qui n’en a jamais fait l’expérience est un mauvais lecteur, un lecteur immature. Il ne sait pas qu’il possède en lui-même toute la littérature et toute la philosophie du monde. Il ne soupçonne pas que les plus grands écrivains eux-mêmes ont puisé à cette source que nous portons tous au fond de nous. Consacre donc ne serait-ce qu’une heure, un jour de ta vie à cette troisième étape où toute lecture est abolie. Il est si facile d’en revenir ! Tu liras, écouteras et interpréteras d’autant mieux tout ce qui est écrit. Arrête-toi, ne serait-ce qu’une seule fois, en ce lieu où la pierre qui borde le chemin a autant de signification pour toi qu’elle en a eu pour Goethe et Tolstoï. Tu tireras de leur lecture et de celle des autres auteurs infiniment plus de profit, de sève et de miel. Tu seras alors en accord avec la vie et avec toi-même comme tu ne l’as jamais été. Car les œuvres de Goethe ne sont pas Goethe, les volumes de Dostoïevski ne sont pas Dostoïevski. Ce ne sont que des tentatives sans fin et incertaines pour conjurer un monde aux voix et aux sens multiples, un monde dont ils ont été le centre.

Essaie au moins une fois de noter quelques idées, comme celles qui te viennent en te promenant, ou tente de consigner le simple rêve que tu as fait cette nuit, ça paraît plus facile ! Tu as rêvé qu’un homme te menaçait avec un bâton pour te décerner ensuite une médaille. Mais qui était cet homme ? Tu te souviens ; tu retrouves chez lui des traits de ton ami, de ton père. Mais il avait aussi autre chose, quelque chose de féminin qui te rappelle inconsciemment une sœur ou une amante. Son bâton était muni d’une poignée qui te fait penser à la canne que tu avais lors de ta première sortie scolaire. Voilà alors que des centaines de milliers de souvenirs font irruption, et si tu veux conserver et noter le contenu de ce simple rêve (ne serait-ce qu en sténo et par mots-clés), tu peux déjà avoir écrit un, deux ou dix livres avant d’en arriver à la remise de la médaille. Car le rêve ouvre sur le contenu de ton âme, et ce contenu n’est autre que le monde, ni plus ni moins ; le monde entier, de ta naissance à aujourd’hui, de Homère à Heinrich Mann, du Japon à Gibraltar, de Sirius à la Terre, de Bergson au Petit Chaperon . En tentant de coucher ton rêve sur le papier, tu entretiens avec l’univers qui l’embrasse un rapport identique à celui qui unit l’œuvre d’un auteur à ce qu’il a voulu dire.

Pendant près d’un siècle, des spécialistes et des amateurs se sont penchés sur le second Faust de Goethe pour en donner les interprétations les plus profondes et les plus banales, les plus belles et les plus bêtes. Mais même si elle se trouve masquée, cachée sous la surface, il existe dans toute œuvre littéraire une obscure ambiguïté, une « surdétermination des symboles », pour reprendre les termes de la psychologie moderne. Si tu ne l’as pas entrevue ne serait-ce qu’un instant dans sa plénitude infinie, son mystère inexplicable, tu te sentiras complètement dépassé devant n’importe quel penseur, n’importe quel écrivain ; tu prendras la partie pour le tout et tu te fieras à des interprétations superficielles.

Quel que soit son domaine, tout un chacun peut vivre tes métamorphoses que connaît le lecteur lorsqu’il passe d’un ordre à l’autre. Cela va dé soi. Tu peux en faire l’expérience en occupant les innombrables niveaux que présentent ces tfofe stades, aussi bien en peinture, en architecture, en histoire ou en zoologie. Ce sera partout la troisième étape — celle où tu t’arrêtes le plus — qui te privera de ton public, qui dissoudra l’art, la littérature, l’histoire universelle. Mais si tu n’en soupçonnes pas l’existence, tu continueras à aborder les livres, les sciences et les arts comme un écolier lit une grammaire.








Voyage en Italie - Goethe

 Voyage en Italie - Goethe


De Carlsbad au Brenner

J’ai fait plusieurs découvertes pour ma cosmogonie ** mais rien qui soit tout à fait nouveau et inattendu. J’ai aussi beaucoup rêvé au modèle dont je parle depuis si longtemps, par lequel j’aimerais tant à rendre visible ce qui roule dans mon esprit, et que je ne puis produire aux yeux de chacun dans la nature.

** Depuis son arrivée à Weimar, Goethe songe à écrire un « roman sur l’univers » (Roman über das Weltall), un poème didactique qui, comme le De natura rerum de Lucrèce, présenterait sa conception de la nature et notamment les « époques de la formation du monde » (lettre à Charlotte von Stein, 5 octobre 1784). Le poème intitulé « Création du monde » et rebaptisé «Âme du monde » ( Poésies, 2, p. 517) donne sous une forme I condensée les grands thèmes de ce projet.

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Naple et la Sicile

Palerme, samedi 7 avril 1787.

Le singulier aspect que cette vapeur donne aux objets plus éloignés, aux vaisseaux, aux promontoires, est pour l’œil de l’artiste ton effet assez remarquable, en ce qu’il peut distinguer nettement et même mesurer les distances. Aussi, une promenade sur les hauteurs en devient-elle ravissante. On ne voit plus la nature, on ne voit que des objets peints, comme si l’artiste le plus habile les avait détachés les uns des autres par des glacis.

Mais l’impression de ce merveilleux jardin s’était gravée en moi trop profondément ; les flots noirâtres à l’horizon boréal, leur lutte contre les courbures des anses, l’odeur particulière de la mer vaporeuse, tout rappelait à mes sens et à ma mémoire l’île des heureux Phéaciens. Je courus acheter Homère, pour lire ce chant avec une grande édification, et en improviser une traduction à Kniep qui, après un travail opiniâtre de la journée, méritait bien de se reposer en buvant quelques rasades de bon vin.

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De mémoire.

Comme la présence et l’activité d’un artiste habile et mes travaux particuliers, quoique sans suite et de moindre valeur, m’assuraient, en esquisses ou en tableaux terminés, des images durables et bien choisies des plus intéressantes contrées et de leurs diverses parties, je cédai plus facilement au désir qui s’éveillait toujours plus en moi, d’animer par de nobles figures poétiques la magnifique nature qui m’entourait, la mer, les îles et les ports, et de faire de ces beaux lieux le théâtre et le sujet d’une composition d’un ton et d’un caractère tout différents de mes autres ouvrages. La clarté du ciel, le souffle de la mer, les vapeurs par lesquelles les montagnes étaient, pour ainsi dire, fondues avec le ciel et la mer en un seul élément, tout cela nourrissait mes projets, et tandis que je me promenais dans ce beau jardin public, entre les haies fleuries de lauriers-roses, les berceaux de citronniers et d’orangers chargés de fruits, et d’autres arbres et arbrisseaux qui m’étaient inconnus, je sentis de la manière la plus agréable l’influence étrangère.

Correspondance de juillet

Rome, 20 juillet

J’ai fort bien démêlé depuis quelque temps deux de mes défauts capitaux, qui m’ont poursuivi et tourmenté toute ma vie. L’un est que je n’ai jamais voulu apprendre le métier d’une chose que je voulais ou devais pratiquer. De là vient qu’avec ont de dispositions naturelles, j’ai fait si peu. Tantôt une production bien ou mal réussie, selon que le voulaient le hasard et la forme, m’était arrachée par la force de l’esprit ; tantôt je m’appliquais à faire bien et avec réflexion, et j’étais timide, je ne pouvais achever. Mon autre défaut, qui a beaucoup d’affinité avec le premier, c’est que je n’ai jamais voulu consacrer à une affaire ou un travail tout le temps nécessaire. Ayant le bonheur de pouvoir penser et combiner beaucoup en peu de temps, une exécution qui marche pas à pas m’est ennuyeuse et insupportable. Or il me semble que le moment serait venu de me corriger. Je suis dans le pays des arts : je veux en approfondir l’étude, afin d’y trouver de la joie et du repos pour le reste de ma vie et de pouvoir passer à autre chose.

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Second séjour à Rome de juin 1787 à avril 1788

Vous avez sans doute des jours gris et froids, nous espérons avoir encore un mois entier pour nous promener. Je ne puis dire à quel point les Idées de Herder me réjouissent. Comme je n’ai aucun Messie à attendre, ce livre est pour moi le plus cher des Évangiles. Saluez tout le monde, je suis toujours en pensée avec vous, aimez-moi.

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Souvenirs de novembre

Vers ce temps je reçus de chez nous, dans un paquet, la lettre suivante :

«Monsieur, je ne suis pas étonné que vous ayez de mauvais lecteurs : tant de gens aiment mieux parler que sentir! mais il faut les plaindre et se féliciter de ne pas leur ressembler.

« Oui, Monsieur, je vous dois la meilleure action de ma vie, par conséquent la racine de plusieurs autres, et, pour moi, votre livre est bon. Si j’avais le bonheur d’habiter le même pays que vous, j’irais vous embrasser et vous dire mon secret, mais malheureusement j’en habite un où personne ne croirait au motif qui vient de me déterminer à cette démarche. Soyez satisfait, Monsieur, d’avoir pu, à trois cents lieues de votre demeure, ramener le cœur d’un jeune homme à l’honnêteté et à la vertu. Toute une famille va être tranquille, et mon cœur jouit d’une bonne action. Si j’avais des talents, des lumières ou un rang qui me fit influer sur le sort des hommes, je vous dirais mon nom, mais je ne suis rien et je sais ce que je ne voudrais être. Je souhaite, Monsieur, que vous soyez jeune, que vous ayez le goût d’écrire, que vous soyez l’époux d’une Charlotte qui n'avait point vu de Werther, et vous serez le plus heureux des hommes, car je crois que vous aimez la vertu ! »


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Souvenirs de février

Lorsqu'on est né artiste, et que la contemplation esthétique trouve à se satisfaire de nombreux objets, le tourbillon des folies et des absurdités du carnaval peut aussi être profitable. C était la seconde fois que je le voyais, et je dus bientôt reconnaître que cette fête populaire avait, comme tout autre événement périodique de la vie, son cours déterminé.

J’en fus réconcilié avec ce tumulte, et je le regardai comme un autre phénomène naturel et un événement national considérable ; je m’y intéressai dans ce sens ; j’observai exactement la marche des folies, et comment tout cela se passait pourtant sous une certaine forme et avec une certaine convenance. Là-dessus, je notai de suite les incidents particuliers, et je me servis plus tard de ce travail préparatoire pour rédiger la notice, plus étendue, que je viens d’insérer. Je priai en même temps notre voisin Georg Schütz de dessiner et de colorier à la hâte les différents masques, ce qu’il exécuta avec son obligeance accoutumée.

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Souvenirs de mars

« Mais l'horizon de la faculté active doit être, chez le Génie rotateur, aussi étendu que la Nature elle-même : c’est-à-dire que l'organisation doit être si finement tissée et présenter un nombre si infini de points de contact à la Nature, dont le courant enserre tout, qu’en quelque sorte les bouts les plus extrêmes de toutes les proportions de la Nature en grand, se tenant ici en petit les uns à côté des autres, aient suffisamment d’espace pour ne pas avoir à se déplacer et se repousser les uns les autres.

Si maintenant, dans son développement total, une organisation de ce fin tissu embrasse en une fois, dans le pressentiment obscur de sa faculté active, un Tout qui n’est parvenu ni à ses yeux, ni à son oreille, ni à son imagination, ni à sa pensée, alors, nécessairement, un trouble doit survenir, une disconvenance entre les facultés qui, usuellement, se compensent les unes les autres, jusqu’à ce quelles retrouvent leur équilibre.

Dans une âme dont la faculté simplement active embrasse déjà dans un pressentiment obscur le noble, le grand Tout de la Nature, la faculté de penser, qui est faculté de reconnaissance distincte ; l'imagination exposante, plus vive encore ; et le sens externe, miroir réfléchissant de la façon la plus claire, ne peuvent plus se satisfaire de la considération de l'unité isolée dans l’enchaînement cohérent de la Nature.

Toutes les relations proportionnées de ce grand Tout, lesquelles ne sont qu’obscurément pressenties par la faculté active, doivent nécessairement devenir en quelque manière visibles, audibles, ou saisissables par l' imagination : et pour cela, la faculté active, dans laquelle sommeillent ces relations, doit les former d’après soi-même et à partir de soi-même. — Elle doit embrasser toutes ces relations du grand Tout, et, dans ces relations, saisir le beau suprême en un foyer, comme aux pointes de son rayonnement. - Depuis ce foyer, une image du beau, délicate mais fidèle, doit, selon une amplitude mesurée par l’œil, s’arrondir, qui embrasse dans son petit contour, avec autant de vérité et de justesse qu’elle en possède elle-même, les proportions les plus parfaites du grand Tout de la Nature.

Or, puisque cette empreinte du beau suprême doit nécessairement s’attacher à quelque chose, la faculté formatrice choisit, déterminé par l' individualité de cette faculté, quelque objet visible, audible ou saisissable par l’imagination, objet sur lequel elle transpose, à une échelle réduite, l’éclat du beau suprême. - Et puisque derechef, s’il était effectivement ce qu’il présente à travers sa formation en un Tout consistant pour soi, cet objet ne pourrait plus consister avec l’enchaînement cohérent de la Nature, laquelle Nature ne souffre, hors d’elle, aucun Tout ayant une puissance propre, nous sommes conduits au point où nous étions déjà : que, chaque fois, l’essence intérieure devrait d’abord se changer en apparaître, avant de pouvoir être formée par l'art en un Tout consistant pour soi, et de pouvoir refléter sans entraves les proportions du grand Tout de la Nature, dans leur contour entier.

Or, comme ces grandes proportions (dans le contour entier desquelles réside le beau lui-même) ne tombent pas dans le domaine de la faculté de penser ; il s’ensuit que le concept vivant de l’imitation formatrice du beau ne peut trouver sa place dans le sentiment de la faculté active produisant le beau, au premier instant du surgissement, là où l’oeuvre, achevée déjà, traversant tous les degrés de son devenir progressif, dans un pressentiment obscur s’avance d’un seul coup vers l’âme et, dans ce moment de la première production, existe et se tient là, pour ainsi dire devant son existence effective ; c’est par là que surgit dès lors cet attrait indicible que le génie créateur pousse à la formation qui dure à jamais.

Par notre réflexion sur l’imitation formatrice du beau, unie à la pure jouissance des belles œuvres d’art elles-mêmes, peut assurément surgir en nous quelque chose approchant ce concept vivant qui rehausse pour nous la jouissance de la belle œuvre d’art. — C’est seulement parce que notre plus haute jouissance du beau ne peut, cependant, aucunement embrasser en soi le devenir du beau à partir de notre propre force ou faculté ,que la plus haute jouissance du beau reste toujours celle du génie créateur lui-même, lequel produit le beau ; et le beau, dès lors, a déjà atteint sa fin la plus haute dans son propre surgissement, dans son devenir : notre jouissance, qui vient après, n’est qu’une conséquence de son existence, et le génie formateur, dans le grand plan de la Nature, existe donc d’abord pour lui-même, ensuite seulement pour nous ; car il y a quand même encore en dehors de lui des êtres qui ne créent, ni ne forment eux-mêmes, mais peuvent pourtant, avec leur imagination, embrasser le Formé, une fois que celui-ci a été produit.

La nature du beau consiste bien en ceci que son essence intime se tient hors des limites de la faculté de penser, et réside dans son surgissement, dans son propre devenir. "C'est beau", parce que la faculté de penser, rencontrant le beau, ne peut même plus demander : pourquoi est-ce beau? - Car la pensée manque bien de tout point de comparaison d’après lequel elle pourrait juger et considérer le beau. Quel point de comparaison reste-t-il pour le beau authentique, sinon le concept d’ensemble de toutes les proportions de ce grand Tout de la Nature qu’aucune faculté de penser ne peut embrasser ? À dire vrai, tout le beau isolé, dispersé çà et là dans la Nature, est beau dans la mesure seule où ce tableau, saisissant toutes les proportions de ce grand Tout, se manifeste peu ou prou en elle. — Ce beau isolé et dispersé ne peut donc jamais servir de point de comparaison pour le beau des arts formateurs, pas plus qu’il ne peut servir d’image-modèle à la véritable imitation du beau ; car le beau suprême trouvé dans l’isolé qui appartient à la Nature n’est jamais assez beau pour la fière imitation des nobles et majestueuses proportions de ce grand Tout de la Nature. - Par conséquent, le beau ne peut être reconnu, il doit être produit — ou ressenti.

En effet, le manque intégral de point de comparaison entraînant ceci que le beau ne peut alors jamais être un objet de notre pensée, nous devrions donc également, dans la mesure où nous ne pouvons le produire nous-mêmes, nous priver totalement de sa jouissance — attendu que nous ne pourrions jamais nous orienter à quelque chose dont le beau approcherait plus que le moins beau -, si quelque chose n’occupait en nous la place de la faculté productrice, et ne s’en approchait autant qu’il est possible, sans être pourtant cette faculté elle-même ; or, ce quelque chose est ce que nous appelons goût ou aptitude à ressentir le beau : cette aptitude, si elle reste dans ses limites, peut, à travers le calme non troublé de la tranquille contemplation, remplacer le manque de cette jouissance suprême attachée à la production du beau. Si, en effet, l’organe n’est pas tissé suffisamment fin pour présenter au Tout de la Nature qui s’écoule autant de points de contact nécessaires pour qu’il reflète complètement toutes ses relations et proportions, et qu’un seul point manque encore pour fermer le cercle total, alors, au lieu de la faculté de formation, nous ne pouvons avoir que l’aptitude à ressentir le beau : chaque tentative pour l’exposer derechef hors de nous nous verrait échouer et nous rendrait d’autant plus mécontents de nous-mêmes que notre faculté de ressentir le beau confinerait au pouvoir de formation qui nous manque.

Puisqu’en effet l’essence du beau consiste dans son achèvement en soi-même, le dernier point manquant lui nuira autant que le manque de mille points de contact, car le dernier point manquant déplace tous les points restants du lieu auquel ils appartiennent. - Et si ce point d'achèvement vient à manquer, alors une oeuvre d’an ne vaut pas la peine de commencer et de devenir dans le temps ; elle retombe plus bas que le mauvais, jusqu’à l’inutile, et son existence doit à nouveau, nécessairement, se dépasser à travers l’oubli dans lequel elle s’enfonce.

De même, le dernier point manquant pour compléter le pouvoir de formation inachevé implanté dans le tissu plus fin de l’organisation nuit à ce pouvoir autant que mille points manquants. La plus haute valeur que ce tissu pourrait avoir comme pouvoir de ressentir n’entrerait pas en considération pour lui, regardé comme pouvoir de formation. Au point où le pouvoir de ressentir outrepasse ses limites, il doit nécessairement s’enfoncer au-dessous de soi-même, se dépasser, et s’anéantir.

Plus le pouvoir de ressentir une certaine espèce de beau est parfait, et plus il est en danger de se tromper, de se prendre soi-même pour une faculté de formation, et, de cette manière, à travers mille tentatives qui échouent, de troubler sa paix avec soi-même.

Par exemple, lorsqu’on jouit du beau dans une oeuvre d’art, cette faculté de ressentir regarde en même temps à travers le devenir de cette œuvre, jusqu’à traverser et pénétrer la faculté formatrice qui créa ce devenir du beau ; de plus, ayant le sentiment de la faculté qui fut assez puissante pour produire le beau à partir d’elle-même, la faculté de ressentir a l’obscur pressentiment du degré supérieur de jouissance que fait éprouver le beau lui-même.

Alors, dans le but de se procurer ce degré supérieur de jouissance qu’elle ne peut jamais atteindre auprès d’une œuvre qui existe déjà, la sensation, émue trop vivement, s’efforce en vain de produire à partir d’elle-même quelque chose de semblable ; elle est en haine de sa propre œuvre, la rejette et se dégoûte en même temps de la jouissance de tout le beau qui existe déjà en dehors d’elle, et dont elle ne retire désormais aucune joie, pour la raison même qu’il existe sans son entremise.

Son unique souhait, son unique effort, c’est de devenir partie prenante de cette jouissance plus haute refusée, qu’elle pressent seulement obscurément : c’est donc de se refléter soi-même dans le miroir d’une belle œuvre d’art qui lui devrait son existence, avec la conscience d’une faculté de formation qui lui serait propre.

Mais son souhait ne sera jamais exaucé, car le souci intéressé de ce qui lui est proprement utile l’a entraînée ; le beau se laisse saisir seulement pour lui-même de la main de l’artiste, et alors il se laisse volontiers et docilement former par elle.

Cependant, dès lors qu’à la volonté de créer de la pulsion de formation se mêle la représentation d’une jouissance du beau que le beau achevé doit exaucer ; dès lors qu’en outre, cette représentation devient la première et la plus forte impulsion de notre faculté active — laquelle ne se sent point poussée en et par soi-même vers ce qu’elle initie —, assurément il en découle que la pulsion de formation n’est pas pure : le foyer ou point d’achèvement du beau tombe à l’extérieur, pardessus l’œuvre, dans l'effet de l’œuvre ; les rayons vont se séparant ; l’œuvre ne peut s’arrondir en soi-même.

Se penser si proche de la suprême jouissance du beau, laquelle se produit à partir de lui-même, et renoncer pourtant à cette jouissance, cela semble en vérité un dur combat - mais cela même devient extrêmement facile si, de cette pulsion de formation que nous nous flattons de posséder, nous effaçons encore toute trace d’intérêt que nous pouvons y trouver, afin d’ennoblir son essence ; et si, par le sentiment de notre propre faculté, nous cherchons, autant que possible, à en bannir toute représentation de la jouissance que le beau, du moins s’il vient à être, devrait nous accorder, à nous qui voulons le produire : de sorte que, même si nous ne pouvions l'achever qu’en rendant notre dernier souffle, nous nous efforcerions encore de l’achever.

Si le beau dont nous avons le pressentiment garde ensuite, dans sa production, encore assez d’attrait rien qu’en et pour lui-même, pour émouvoir notre faculté active, alors nous devons suivre en confiance notre pulsion de formation, car elle est pure et authentique.

Mais si, tandis qu’on éloigne de sa pensée la jouissance a l’effet de l’œuvre, l’attrait se perd également - alors, il n’est plus besoin d’aucun combat — la paix ressort en nous - et le pouvoir de ressentir, rentré maintenant dans ses droits, en récompense de son modeste retour dans ses limites, s’ouvre à la plus pure jouissance de tout le beau, laquelle peut consister avec l’essence du beau.

En vérité, le point où la (acuité de formation et la faculté de ressentir se séparent l’une de l’autre peut être cependant manqué et outrepassé avec une facilité si extrême qu’il ne faut nullement s’étonner si, à travers la fausse pulsion de formation, mille empreintes fausses et présomptueuses du beau suprême surgissent toujours dans les œuvres d’art, contre une empreinte authentique.

En effet, puisque l’authentique faculté de formation, dès que surgit son œuvre, porte déjà aussi en elle-même la jouissance première, la suprême jouissance de cette œuvre, comme sa récompense la plus sûre ; et qu’elle se distingue de la fausse pulsion de formation par ceci uniquement qu’elle reçoit u elle-même le tout premier moment de son ébranlement, et non par le pressentiment de la jouissance de son œuvre ; et puisqu’à ce moment de passion la faculté de pensée même ne peut émettre aucun jugement correct, il est alors presque impossible, sans un certain nombre de tentatives qui échouent, d’échapper à cette illusion que l’on se fait sur soi-même.

Et ces tentatives qui échouent ne sont elles-mêmes pas encore une preuve qu’on manque de faculté de formation, parce que cette faculté, quand elle est authentique, prend souvent une direction entièrement fausse, en tant qu’elle veut placer devant son imagination ce qui doit, par appartenance, être mis devant ses yeux, ou placer devant ses yeux ce qui doit revenir à son oreille.

Afin même que le beau authentique reste chose rare, la Nature ne laisse pas toujours la faculté de formation qui habite en nous parvenir à pleine maturité, au complet développement ; ou bien, elle la laisse emprunter une fausse route, sur laquelle jamais elle ne pourra se développer. Et afin même que le beau et noble authentique se sépare du commun et du mauvais par sa valeur rare, la Nature laisse également le commun et le mauvais surgir de la prétendue pulsion de formation, puisque, à travers leur pluralité, la rareté du beau authentique peut scintiller de façon d’autant plus éclatante, sans s’en trouver totalement déplacée, supplantée, submergée.

Dans le pouvoir de ressentir ou d’éprouver reste donc constamment la lacune, qui est seulement comblée par le résultat de la faculté de formation. — Pouvoir de formation et capacité de ressentir se rapportent l’un à l’autre comme l'homme et la femme. Car la faculté de formation est aussi en même temps, lors du premier surgissement de son œuvre, au moment de la plus haute jouissance, capacité de ressentir, et, comme la Nature, elle produit à partir de soi-même l’empreinte de son essence.

Aptitude à ressentir aussi bien que faculté de formation ont donc leur fondement dans le tissu plus fin de l’organisation, dans la mesure où celle-ci, en tous ses points de contact, est une empreinte complète, ou pour ainsi dire complète, des relations et proportions du grand Tout de la Nature.

Faculté de ressentir aussi bien que faculté de formation embrassent davantage que la faculté de pensée, et la faculté active, dans laquelle les deux se fondent, embrasse en même temps également tout ce que saisit la faculté de pensée, car elle porte en soi les premiers motifs de tous les concepts que nous pouvons jamais avoir, filant constamment leur trame à partir d’elle-même.

Mais, dans la mesure où cette faculté active saisit en soi, le    produisant, tout ce qui ne tombe pas sous l’empire de la

faculté de pensée, elle s’appellera faculté de formation et, dans la mesure où elle conçoit en elle ce qui, inclinant à la production, se trouve hors des limites de la faculté de pensée, elle s’appellera faculté de ressentir.

La faculté de formation ne peut intervenir, pour soi seule, sans aucune sensation ni faculté active et, au contraire, la simple faculté active peut trouver place pour elle seule, sans facultés propres de sensation et de formation, dont elle est simplement le fondement.
Or, dans la mesure où cette simple faculté active a, de même, son fondement dans le tissu plus fin de l’organisme, il faut que l’organe soit en général, en tous ses points de contact, une simple empreinte des proportions du grand Tout, sans qu’il soit requis pourtant le même degré de perfection que présupposent la faculté de ressentir et la faculté de formation.

Parmi les proportions du grand Tout qui nous entoure, tant de proportions se rencontrent en effet toujours en tous les points de contact de notre organe, qu’assurément nous sentons en nous ce grand Tout sans être pour autant ce Tout lui-même : ses proportions, tramées en nous, s’efforcent encore une fois de s’étendre de tous côtés ; l’organe souhaite se prolonger de toutes parts jusqu’à l’Infini. Il veut non seulement refléter en lui le Tout qui l’entoure, mais, aussi loin qu’il le peut, être lui-même ce Tout environnant.

Il s’ensuit que chaque organisation plus haute se saisit, d’après sa nature, de l’organisation qui lui est subordonnée, et la transporte dans son être. La plante transforme la matière inorganisée, par le simple devenir et la simple croissance ; la bête transforme la plante par le devenir, la croissance et la jouissance ; l’homme ne transforme pas seulement la bête et la plante par le devenir, la croissance et la jouissance de son être intérieur, mais, à travers la surface entre toutes la plus brillante, polie et réfléchissante de son être, il saisit en même temps tout ce qui se subordonne à son organisation dans l’espace embrassé par son existence, et il l’expose quand son organe, se formant, s’achève en soi, et s’embellit derechef à l’extérieur.

Autrement, il doit, par la destruction, attirer dans l’espace embrassé par son existence effective ce qui se trouve là autour et, dévastant autour de lui, avoir une emprise aussi étendue que possible ; car jamais la pure et innocente contemplation ne pourra remplacer sa soif d’une existence effectivement étendue.





Anton Reiser - Karl Philipp Moritz

 Anton Reiser - Karl Philipp Moritz


Première Partie

Ce roman psychologique pourrait à la rigueur s'intituler aussi "Biographie", car les faits qu'il relate sont puisés pour la plupart dans l'existence réelle. Ceux qui savent comment vont les choses de la vie ont souvent remarqué qu'un détail d'abord jugé mineur et insignifiant peut par la suite acquérir une importance capitale : ils ne seront donc pas choqués par le caractère en apparence futile de certains faits rapportés ici. On ne s'attendra pas non plus à trouver, dans un livre destiné à présenter l'histoire d'une âme humaine, une grand variété de personnages, car il n'a pas pour but de distraire l’imagination, mais au contraire, de l'amener à se concentrer, afin de rendre plus pénétrant le regard que le lecteur jettera ensuite sur sa propre âme. Certes, la tâche n'est pas facile et toute tentative dans ce sens n'est pas forcément couronné de succès. Et pourtant, du point de vue pédagogique surtout, attirer davantage l'attention de l'homme sur l'homme et rendre plus importante à ses yeux son existence individuelle ne saurait être une entreprise totalement vaine.

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La maisonnée entière, jusqu'au plus humble serviteur, se composait de personnes dont tous les efforts n'avaient (ou semblaient n'avoir) qu'un but unique : la prise de conscience de leur propre néant (pour parler comme Mme Guyon), le renoncement à toute passion, l'effacement de tout caractère individuel.

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La notion de lieu est si puissante que nous y rattachons toutes nos autres représentions. Les différentes rues et les maison qu'Anton revoyait quotidiennement constituaient la partie immuable de ses représentations; les événements successifs de sa vie venaient s'y rattacher et alors seulement ils acquéraient un sens cohérent, une réalité, lui permettant de distinguer s'il les avaient vraiment vécus ou seulement rêvés.

Il est d'un nécessité primordiale que dans l'enfance toutes les autres idées se rattachent à l'idée de lieu, car elles n'ont pour ainsi dire pas encore assez de consistance propre et ne peuvent pas substituer si elle n'ont pas d'appui en dehors d'elles.

C'est pourquoi aussi il est difficile à l'enfant de faire la distinction entre l'état de veille et de sommeil et je me souviens que l'un de nos plus grande philosophe actuels m'a conté une fort étrange observation ayant trait à sa propre enfance.

A cause d’une mauvaise habitude, fort répandue chez les enfants, on l’avait fréquemment corrigé à coups de verges. Mais lui, comme c’est souvent le cas, avait toujours fait le même rêve très clair : debout contre un mur, il... Or, lorsque dans la journée il lui arrivait de se mettre effectivement contre un mur à cette fin, il se rappelait la dure correction tant de fois reçue, et à maintes reprises il hésitait longuement avant d’oser satisfaire un besoin naturel : il craignait en effet d’être en train de rêver et d’encourir, s’il se laissait aller, un douloureux châtiment. Il lui fallait alors observer soigneusement le lieu où il se trouvait, calculer ensuite à quel moment du jour ou de la nuit on était pour se convaincre enfin sans crainte d’erreur qu’il ne rêvait pas.

Il est courant aussi qu’au réveil on soit encore à demi plongé dans un rêve ; on passe peu à peu à l’état de veille en commençant par s’orienter et c’est seulement quand on a pris conscience de la clarté tombant d’une fenêtre que les choses retrouvent d’elles-mêmes leur place.

C’est pourquoi il était fort naturel qu’après avoir passé quelques semaines à B... dans la maison de L..., Anton s’imaginât à chaque aube rêver encore, bien qu’en réalité il ne dormît plus : le lieu où il renouait chaque matin au réveil avec ses pensées du jour précédent et de toutes les journées vécues jusque-là (et c’est alors seulement qu’elles acquéraient cohérence et réalité) avait changé : ce lieu ne correspondait plus à l’idée qu’il en avait.

Il ne faut donc pas nous étonner si un changement de lieu contribue souvent à nous faire oublier, comme s’ils étaient des rêves, les événements dont nous voudrions bien nier la réalité.


Deuxième partie

Quiconque commence à réfléchir à sa vie passée croit souvent n’y découvrir d’abord qu’impression d’inutilité, fils déchirés, confusion, ténèbres et obscurité; mais plus son regard se fait attentif, plus l’obscurité se dissipe, l’impression d’inutilité s’efface progressivement, les fils déchirés se renouent entre eux, ce qui paraissait désordonné et confus s’ordonne et les sons discordants se résolvent insensiblement en harmonies et en un chant agréable à l’oreille.

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L’été arrivant sur ces entrefaites, le recteur entreprit un voyage de plusieurs semaines et durant tout ce temps Reiser demeura seul dans la maison de son professeur. Il y passa des jours heureux, car il pouvait se servir de la bibliothèque du recteur ; il y emprunta plusieurs livres et s’enthousiasma entre autres pour les Écrits de Moses Mendelssohn et les Lettres sur la littérature dont il commença dès cette époque à se faire des extraits pour son usage personnel. Il nota en particulier tout ce qui avait trait au théâtre, car ce sujet domina dès ce moment-là toutes ses pensées et on peut dire que tous ses déboires à venir s’y trouvaient en germe.
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Renoncer à cette occupation et lire par exemple une églogue dans le vieux Virgile qu’il possédait encore aurait constitué un vrai début dans l’exercice de la vertu, mais dans sa décision héroïque, il n’avait pas prévu cette hypothèse qui lui semblait trop insignifiante.

Si l’on voulait analyser ce que les gens appellent , on découvrirait peut-être chez la plupart d’entre eux des notions aussi vagues et aussi confuses que chez Reiser. Et à la lumière de cette expérience, on voit à tout le moins combien sont inutiles les sermons traitant de la vertu en général sans faire référence à des exemples précis souvent négligeables en apparence.


Troisième partie

Par la suite, une enfilade de salons illuminés dans une maison étrangère qu’il ne connaissait pas et où il imaginait un certain nombre de familles dont il ignorait la vie et le sort autant qu'elles-mêmes ignoraient les siens a toujours éveillé en lui d’étranges sensations ; elle était pour lui l'image même des limites qui enferment l'individu.
Une vérité lui apparaissait alors : on n’est qu ’une unité parmi les milliers et les milliers d’êtres qui sont et qui furent.

Il souhaitait souvent pouvoir se fondre totalement par la pensée dans l’existence et l’être même d’un autre. Parfois, dans la rue, il marchait tout près d’un homme totalement étranger. L’idée que celui-ci lui était inconnu, qu’ils ignoraient complètement leurs noms et leurs destins respectifs l’envahissait alors avec une telle intensité qu’il s’approchait de cet homme aussi près que les convenances l’y autorisaient pour pénétrer un instant dans son atmosphère et tenter de savoir s’il n’existait pas un moyen de percer le mur qui séparait des siens les souvenirs et les pensées de cet étranger.

Il n’est peut-être pas inopportun de mentionner ici une autre impression remontant à ses années d’enfance. A l’époque, il se demandait parfois ce qui se serait passé s’il avait eu d’autres parents que les siens et si les siens n’avaient eu aucun rapport avec lui et lui avaient été totalement indifférents. Cette pensée lui faisait souvent verser des larmes puériles. On pouvait dire ce qu’on voulait de ses parents, ils n’en demeuraient pas moins les êtres qu’il aimait plus que tous les autres et il ne les aurait pas échangés contre les plus nobles et les plus bienveillants. Mais, dès cette époque, il éprouvait en même temps l’étrange sensation de les savoir perdus dans une foule et il se disait qu’il existait, en dehors d’eux, d’innombrables parents avec des enfants et que les siens disparaissaient dans cette masse.

Par la suite, chaque fois qu’il se retrouvait dans une cohue cette impression précise de petitesse, d’isolement et d’insignifiance toute proche de la non-existence renaissait en lui. Combien y a-t-il ici de cette matière dont je suis fait moi-même ! Quelle quantité de cette masse humaine dont on fait les États et les armées, comme on construit les maisons et les tours avec des troncs d’arbres !

Telles étaient à peu près les pensées qui, à l’époque, provoquaient en lui une émotion confuse, car il n’était pas à même de les traduire en mots et de se les formuler clairement.
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Mais souvent déjà le monde des livres avait été son ultime recours contre le monde réel quand il était réduit à la dernière extrémité et il en fut de même cette fois : le hasard voulut qu’il empruntât justement au bouquiniste la traduction des œuvres de Shakespeare par Wieland. Quel monde nouveau s’ouvrit alors à sa réflexion et à son imagination !

Rien de ce qu’il avait pensé, lu et ressenti jusque-là n’atteignait à l’intensité de ces textes. Il lut Macbeth, Hamlet, Lear et sentit son esprit emporté par un souffle irrésistible. Dans cette période de sa vie, chaque heure consacrée à la lecture de Shakespeare était pour lui un trésor inestimable. Où qu’il se trouvât alors, il vivait, pensait et rêvait dans l’univers de Shakespeare, et son désir le plus cher était de partager avec quelqu’un tous les sentiments qu’il éprouvait en le lisant. Et le premier être à qui il put en faire part et qui était capable de vibrer à l’unisson était son ami Philipp Reiser. Celui-ci habitait dans un quartier éloigné où il s’était aménagé un nouvel atelier : c’est là qu’il construisait des clavecins ; il faisait toujours partie de la chorale, mais il ne chantait pas dans le même groupe qu’Anton.

En dépit de leur amitié, si intime à ses débuts, ils avaient été séparés durant un long moment par les conditions matérielles de leur existence.

Mais à présent qu’il était impossible à Anton Reiser de goûter son Shakespeare tout seul, il ne lui vint pas à l’esprit de meilleur auditeur que son romantique ami, c’est pourquoi il courut droit chez lui.

Lui lire un long passage de Shakespeare en en soulignant avec complaisance tous les sentiments et les traits frappants fut pour Reiser la plus grande joie qu’il eût jamais ressentie jusque-là.

Ils consacrèrent à cette lecture des nuits entières au cours desquelles Philipp Reiser jouait le rôle de l’hôte : à minuit il faisait du café et remettait des bûches sur le feu, puis ils se retrouvaient tous deux assis à une petite table sous la faible lumière de la lampe et Philipp Reiser penchait son long cou vers le livre pendant qu’Anton Reiser poursuivait sa lecture et que montait le flot des passions au fur et à mesure que croissait l’intérêt du drame.

Ces nuit shakespeariennes font partie des meilleurs souvenirs jalonnant la vie d’Anton Reiser.

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Il en résulta que ses plaintes s’exprimèrent sur un ton plus noble qu’auparavant. Dans une certaine mesure déjà, la lecture des Pensées nocturnes de Young avait, il est vrai, produit ce même effet mais Shakespeare supplanta même ces Pensées. Shakespeare vint renouer plus fermement les liens d’amitié qui s’étaient relâchés entre Philipp Reiser et Anton Reiser. Anton Reiser avait besoin d’un être à qui s’ouvrir de toutes ses pensées et de tous ses sentiments et sur qui son choix aurait-il mieux pu tomber sinon sur celui qui avait partagé totalement avec lui son culte pour Shakespeare !
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Philipp Reiser ne lui fît pas de compliments quand il lut ce poème ; et pourtant, pour chaque rime sur laquelle il peinait, Anton Reiser avait escompté des félicitations. Mais son ami était un juge sévère et impartial qui ne laissait pas passer sans les critiquer en termes cinglants une idée exsangue, une rime affectée ou une cheville. Il se gaussa particulièrement d’un passage dans le poème d'Anton Reiser où on lisait :

Ainsi douleur et plaisir alternent tout au long de la vie,

Et la vie elle-même descend dans la tombe froide et

                                                                        [silencieuse

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Mais il ne s'intéressait pas vraiment aux souffrances proprement dites de Werther. Il dut faire effort pour compatir à ses chagrins d’amour et se faire violence pour imaginer cette situation s’il voulait qu'elle l'émût. En effet, un homme qui aime et qui est aimé lui semblait un être étranger, totalement différent de lui, car il tenait pour impossible que lui-même pourrait être un jour objet d’amour pour une femme. Quand Werther parlait de son amour, il se sentait à peu près dans les mêmes dispositions qu’au moment ou Philipp Reiser l'entretenait, souvent durant des heures, des progrès qu'il venait d’accomplir dans les faveurs de son amie.

Mais ce qui parlait surtout au cœur de Reiser, c’étaient les considérations générales sur la vie et l’existence, l’illusion des efforts humains, l’inutilité de se mêler à la cohue en ce bas monde, l’authenticité des scènes de nature que l'auteur avait  su reproduire avec tant de vie sur le papier et ses pensées sur la destinée et les fins de l’homme.

Le passage où Werther compare la vie à un théâtre de marionnettes dont les personnages sont mus par des fils de fer et dans lequel lui-même joue son rôle (ou plutôt on le lui fait jouer), touche la main de son voisin, sent qu’elle est en bois et recule en frissonnant éveillait chez Reiser le souvenir d’une impression analogue, ressentie souvent lorsqu’il donnait à quelqu’un une poignée de mains. L’habitude quotidienne nous fait oublier qu’en fin de compte nous avons un corps soumis à toutes les lois de la décomposition valables pour le monde matériel, ni plus ni moins qu’un morceau de bois que nous scions ou débitons et que les mouvements de ce corps obéissent aux mêmes lois que les machines construites par la main de l’homme. Cette fragilité de notre corps, ces contingences matérielles auxquelles il est soumis ne nous sont révélées qu’à l’occasion de certaines crises. Alors nous prenons peur de nous-même, car nous nous rendons compte brutalement que nous pensions être quelque chose qu’en réalité nous ne sommes pas, mais qu’en revanche nous sommes quelque chose que nous redoutions d’être. Quand nous tendons la main à un homme dont nous ne voyons et ne touchons que le corps sans avoir le moindre soupçon de ce que sont ses pensées, la notion d’existence physique nous frappe davantage que lors de l’observation de notre propre corps ; en effet, nous ne pouvons pas séparer celui-ci de l’idée que nous nous en faisons et finalement cette idée nous le dissimule.
 

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 Et Reiser avait amassé pour cette occasion tant de matières à entretiens mystiques que, durant ce séjour, leurs conversations se prolongèrent souvent tard dans la nuit. Car Reiser s’efforçait d’expliquer en termes de métaphysique toutes les idées mystiques de son père, tirées des écrits de Mme Guyon, sur la multiplicité et l'unité, sur la fusion finale dans l’unité, etc. Ce lui fut une tâche facile, car le mysticisme et la métaphysique ont effectivement un point commun : le premier a dans bien des cas découvert    fortuitement,par l’effet de l'imagination, ce qui

est pour l’autre fruit de l’exercice de la raison. Le père de Reiser, qui n’avait jamais soupçonné l’existence de pareilles pensées chez son fils, se fit, semble-t-il, une haute idée de celui-ci et parut éprouver à son égard un sentiment qui ressemblait fort à du respect.

Mais même dans cette situation, le penchant à l’hypocondrie demeura constamment dominant chez Reiser. Il était sur le pas de la porte avec sa mère quand ils virent passer l’enterrement de l’enfant d’un voisin. Le père, plongé dans le chagrin, les cheveux pendants et les yeux noyés de larmes, suivait le cercueil. Si seulement ils m’emportaient moi aussi ! dit la mère de Reiser, qui n’avait certes pas connu beaucoup de joies durant son existence. Et son fils, à qui pourtant la vie pouvait encore réserver bien du bonheur, reprit ce souhait à son compte du fond du cœur avec autant de ferveur que s’il avait souffert du plus douloureux chagrin d’amour.
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C’est pourquoi il interprétait les marques d’amitié que d’autres lui témoignaient comme des gestes de condescendance ; du fait, simplement, qu’il se croyait susceptible de provoquer le , on le méprisait, et il voyait souvent du mépris là où un autre, plus sûr de lui, n’en aurait pas décelé. Il semble bien que tel est le rapport des forces spirituelles : lorsqu’une volonté ne trouve pas en face d’elle une volonté antagoniste, elle se précipite dans la brèche qui s’ouvre devant sa poussée et détruit tout en semant la dévastation autour d’elle, semblable à un fleuve dont les digues se sont rompues. Sans cesse, le Moi le plus fort dévore le plus faible cependant qu’il se moque de lui, le méprise et le couvre de ridicule. Se sentir ridicule revient en quelque sorte à se sentir anéanti et rendre quelqu’un ridicule équivaut presque à porter à son Moi une atteinte mortelle qu’aucune autre offense ne saurait égaler. En revanche, être haï de tous excepté de soi-même est un état souhaitable, voire désirable. Une telle détestation générale n’entraînerait pas la mort du Moi, au contraire : elle l’emplirait d’un sentiment de bravade qui lui permettrait de survivre des siècles durant et de clamer sa colère face à un monde de haine. Mais n’avoir pas d’ami ni même d’ennemi, voilà l’enfer véritable dans lequel un être pensant éprouve les tourments de l’anéantissement progressif sous toutes leurs formes.

Telles étaient précisément les souffrances infernales de Reiser chaque fois que, par manque de confiance en son Moi, il estimait mériter dérision et mépris ; son seul plaisir alors était de se retrouver seul et d’éclater d’un rire sarcastique à ses propre dépens, achevant pour ainsi dire dans sa personne même le mal que d'autres avaient commencé à lui faire.


Si ces êtres plus forts et plus parfaits que moi 

M’accablent de leurs traits cruels et destructeurs, 

Pourquoi prêter l’oreille aux voix de la pitié?

Quoi ? Pleurer sur moi-même ? Est-il honte plus grande ?

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Quatrième partie

Un tel état d’âme l’incitait toujours à désirer l’arrivée de la nuit, le sommeil profond et l’oubli total de soi. Il avait l’impression que le temps se traînait lamentablement, et il ne pouvait s’expliquer pourquoi il était vivant en cet instant précis.

Au début de son séjour à Erfurt, de tels moments étaient fort rares. Sa vision de l’existence se faisait de plus en plus globale, son changement de lieu était encore récent, les petits événements qui se reproduisent régulièrement n’avaient pas encore entamé sa puissance de rêve.

Ce retour immuable des mêmes faits et des mêmes situations semble bien être ce qui bride le plus sûrement les élans des hommes et maintient leurs ambitions dans un espace restreint. Peu à peu on se sent irrésistiblement envoûté par l’uniformité du cercle dans lequel on se meut, on se prend d’amour pour les choses qui ont toujours été là et on fuit les nouveautés. Quitter cet environnement qui a l'air d'être devenu un second corps dans lequel le premier s’est niché semblerait sacrilège.

Le logement de Reiser dans le quartier de la Kirschlache semblait précisément fait pour fournir à ses rêves un aliment nouveau.

En effet, la vue du couvent des chartreux par-delà les jardins avait un caractère romantique qui l'attirait irrésistiblement ; ses regards ne pouvaient se détacher de cette retraite silencieuse vers laquelle une secrète nostalgie l’entraînait.

Tout l’édifice de ses chimères s'était effondré et il n'avait réussi à jouer ni dans la vie réelle ni au théâtre l’un de ces drames pleins de bruit dont le monde a le secret ; c’est pourquoi il tomba, la chose est fort commune, avec toutes les ressources de sa sensibilité dans l’autre extrême.

Une existence totalement coupée du monde, sans contact avec les hommes, baignée de silence et d'isolement, présentait pour lui des charmes indicibles — et ce choix de la retraite avait à ses yeux une valeur d’autant plus grande qu’il représentait un lourd sacrifice. Car il renonçait par là à ses désirs les plus chers, à ceux qui semblaient constituer la trame même de son existence.

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Il en était pour lui comme pour le vicaire de Wakefield ‘ qui réussit un coup de dés extraordinaire en jouant pour quelques sous avec un ami peu de temps avant d’apprendre la banqueroute du marchand à qui il avait confié toute sa fortune.

Le sort tint encore en réserve un petit moment les avanies qu’il destinait à Reiser et le laissa jouir en paix du plaisir que lui procura la deuxième représentation théâtrale où on lui avait attribué trois rôles.

Son vœu le plus ardent était donc exaucé dans une certaine mesure, encore qu’il n’eût pas l’occasion de briller dans un rôle tragique. Qui plus est, on avait une sorte de confiance dans son jugement en matière de théâtre, on lui demandait conseil ; sa participation à la comédie et la publication de ses poésies augmentèrent sa popularité parmi les étudiants ; ils se conduisaient fort civilement envers lui, ce qui le changeait agréablement de la manière dont on l’avait traité à l’école de H...

Durant tout ce temps, il fréquenta assidûment la bibliothèque de l’université où il se plongea avec un plaisir particulier dans l’étude de la Description de la Chine par Duhalde, ce qui lui fit perdre beaucoup de temps. C’est juste à cette époque aussi que parut Siegwart, roman qui a pour cadre un couvent. Avec son ami N..., il le lut à plusieurs reprises de la première à la dernière page, et en dépit de l’affreux ennui qui s’en dégageait, ils s’imposèrent, dans le feu de l’émotion qui s’était emparée d’eux aux premières pages, la lecture des trois volumes.

Pour finir, Reiser ne rêvait de rien de moins que de composer avec le contenu de ce roman un drame historique ; il rédigea effectivement quantité d’ébauches à cette fin, gaspillant ainsi un temps précieux.

Quand ses efforts n’aboutissaient pas selon ses vœux, il connaissait après chaque tentative avortée les heures les plus sombres et les plus découragées qu’on puisse imaginer. La nature entière et ses propres idées perdaient alors tout leur attrait pour lui, chaque instant de vie lui pesait et l’existence lui était au plein sens du terme un tourment.


Les souffrances infligées par la poésie peuvent donc à bon droit constituer à elles seules un chapitre particulier dans la douloureuse histoire de Reiser. Ce récit a pour but de décrire ses états d’âme autant que sa situation matérielle à tous les moments de son existence et de mettre ainsi en évidence des vérités que beaucoup d’hommes portent durant toute leur vie au plus obscur d’eux-mêmes sans en être conscients, car ils n’osent pas aller jusqu’au fond, jusqu’à l’origine de leurs sensations pénibles.

Ces souffrances secrètes, Reiser dut les affronter depuis sa petite enfance ou presque.

Quand le désir de composer un poème s’emparait de lui, sa première réaction était un sentiment de nostalgie ; il s’imaginait une œuvre dans laquelle il se fondait tout entier avec tout ce qu’il avait jamais pu entendre, lire ou penser et qui, s’il réussissait à lui donner une forme concrète, lui procurerait une joie indicible, telle qu’il n’en avait pas connu jusque-là.

Mais il n’apparaissait pas encore si ce serait une tragédie, une romance ou une élégie ; toutefois il faudrait qu’elle provoque chez le lecteur la totalité de la sensation dont le poète n’avait éprouvé en quelque sorte que les prémices.

Dans cet état prémonitoire où l’âme baigne dans la félicité, la langue ne pouvait que balbutier des sons isolés, semblables à ceux qu’on trouve par exemple dans certaines odes de Klop-stock et dont des points de suspension remplissent les intervalles.

Mais ces sons isolés n’exprimaient chaque fois que le sens général de notions telles que : grand, élevé, larmes de joie, etc.

Cet état d’âme durait jusqu’à ce que la sensation qui en était l’origine retombât d’elle-même, mais sans avoir donné naissance ne fût-ce qu’à quelques lignes cohérentes qui auraient constitué le début d’un texte précis.

Cette crise n’avait donc pas abouti à la création d’une chose belle en soi à laquelle, par la suite, l’âme aurait pu se reporter, et du même coup toutes les œuvres déjà existantes ne méritaient plus qu’on leur accordât le moindre regard. Tout se passait comme si l’âme avait pris vaguement conscience d’un état dont l’accès lui était interdit, mais dont la seule existence la rabaissait à un rang méprisable.


Il existe en effet un signe infaillible auquel on reconnaît qu’un homme n’a pas la vocation de poète : c'est seulement une sensation diffuse qui l’incite à écrire des vers, mais le sujet précis qu ’il va traiter ne s’impose pas à lui avant cette sensation ou à tout le moins en même temps qu ’elle. Bref, celui qui, au moment où il éprouve une sensation, ne domine pas la totalité de son sujet jusque dans les détails, n’a que cette sensation, mais non le don poétique.

Et il est certain qu’il n’y a rien de plus dangereux que de se laisser aller à un penchant fallacieux de cette espèce ; la voix de la prudence n’incitera jamais trop tôt le jeune homme à s’examiner soigneusement et à se demander si ses désirs ne lui tiennent pas lieu d’aptitude ; dans l’affirmative, un tourment incessant serait la punition de celui qui voudrait jouir d’un bonheur interdit.

Tel était le cas de Reiser, qui gâta les plus belles heures de sa vie dans des tentatives avortées, dans la vaine poursuite d’un mirage qui planait sans cesse devant son esprit, mais se dissolvait brutalement en fumée quand il croyait l’atteindre.

S’il est un homme chez qui le goût pour la poésie était en contradiction avec sa vie et son destin, c’est bien Reiser : depuis l’enfance, il s’était trouvé dans un milieu qui l’humiliait au dernier degré et dans lequel, pour accéder au monde de la poésie, il lui fallait à chacune de ses tentatives sauter un échelon de l’évolution qui conduit à l’épanouissement de l’homme, sans savoir s’il pourrait se maintenir sur l’échelon suivant.

Il en était ainsi, à cette date, pour ce qui concerne sa situation matérielle ; il n’avait en fait pas de chambre à lui et, la saison devenant de plus en plus froide, il lui fallait se tenir dans la pièce commune, dont les occupants devaient sortir chaque fois qu’on la balayait.

La famille entière vivait là, avec Reiser et un autre étudiant encore ; chacun y recevait la visite de personnes venues de l’extérieur ; on y bavardait, les enfants menaient grand tapage, chantaient, se querellaient et criaient ; tel était le cadre dans lequel Reiser s’efforçait d’écrire son essai philosophique sur le sentimentalisme et de mettre sur le papier ses visions poétiques.

C’était donc là que devait naître la tragédie Siegwart qui débutait par l’arrivée du héros chez l’ermite, idée qui avait toujours plu à Reiser et qui a les faveurs de la plupart des jeunes gens convaincus d’avoir une vocation poétique.

Quoi de plus naturel ? L’état d’ermite n’est-il pas en quelque sorte tout baigné de poésie ? Ainsi le poète trouve-t-il son sujet presque traité à l’avance.

Mais quand un écrivain commence à choisir cette sorte de thème, c’est presque toujours le signe qu’il n’a pas la veine poétique : il cherche en effet la poésie dans la matière à traiter alors qu’il devrait la posséder en lui-même pour en revêtir tout motif qui se présenterait à son esprit.

Pour la même raison, le choix de l’horrible est également un mauvais signe, si le génie poétique supposé donne dès ses débuts d’écrivain dans ce type d’inspiration ; car il est bien évident qu’alors le contenu poétique préexiste à l’œuvre et les éléments extérieurs doivent intervenir pour dissimuler le manque d’idées et la stérilité de l’imagination.

Le cas s’était déjà présenté pour Reiser à l’école de H... où il avait tenté d’accumuler faux serment, inceste et parricide dans une tragédie qui devait s’intituler le Parjure ; en la composant, il pensait sans cesse au jour où elle serait représentée et à l' effet qu’elle produirait sur les spectateurs.

Ce second critère devrait aussi constituer une sérieuse mise en garde pour tous ceux qui s’interrogent attentivement sur leur vocation d’écrivain. Car le vrai poète et l’artiste en général ne cherche ni ne trouve sa récompense dans l’effet que son œuvre produira ; c’est dans son élaboration qu’est la source de son plaisir et il ne la jugerait pas inutile même si personne ne devait en connaître l’existence. Son œuvre exerce sur lui une fascination dont il n’est pas conscient ; il puise en lui-même la force qui le fait aller de l’avant et les honneurs ne sont pour lui qu’une incitation à mieux faire.

La soif de célébrité peut certes inspirer à elle seule le désir de se lancer dans un ouvrage d’envergure, mais elle ne saurait donner la force de l’achever à celui qui ne la possède pas avant même de se mettre à la tâche, avant même que le goût du succès lui soit venu.

Il faut mentionner encore un troisième signe de mauvais augure : c’est le cas où de jeunes auteurs choisissent de préférence pour cadre des lieux lointains et peu connus ; ils se servent d’ingrédients empruntés à l’imagination ; ils montrent alors des scènes qui se déroulent en Orient ou dans d’autres pays semblables, où tout est différent de la vie quotidienne que mènent les gens ordinaires et où par conséquent le sujet traité est    déjà poétique par lui-même.

Reiser entrait précisément dans cette catégorie ; depuis longtemps il portait en lui les éléments d’un poème sur la Création, sujet le transportant, il faut bien le dire, aussi loin que son imagination pouvait remonter et dans lequel il voyait non pas les détails, qui le faisaient reculer, mais ces grandes masses dont la représentation est considérée comme la tâche poétique par excellence, celle que les jeunes poètes ignorants choisissent toujours, plutôt que de traiter des sujets plus terre à terre ; car leur génie doit conférer à ceux-ci une noblesse qui n’y est pas et qu’ils s’imaginent trouver dans celles-là.

Durant cette période, la situation matérielle de Reiser ne cessa de se dégrader ; en effet les subsides qu’on devait lui envoyer de H... n’arrivaient pas et ses logeurs le regardaient de plus en plus de travers au fur et à mesure qu’ils se rendaient compte qu’il n’avait pas d’argent et ne devait pas s’attendre à en recevoir. Il n’était plus à même de payer le petit déjeuner et le dîner qu’il prenait chez eux et on lui fit sentir sans ambages qu’on n’avait pas l’intention de lui faire crédit plus longtemps ; comme on ne pouvait plus tirer de bénéfice de sa présence et que de surcroît il était un triste compagnon de table, on en vint naturellement à souhaiter se débarrasser de lui et on lui signifia son congé.

Quelque peu étonnant que fût ce dénouement, Reiser le prit au tragique. La pensée qu’il était indésirable, que les gens parmi lesquels il vivait le toléraient tout juste, lui rendit odieuse, par contrecoup, sa propre existence. Tous les souvenirs de sa jeunesse et de son enfance lui revinrent en foule. Lui-même entassa sur sa tête tous les motifs de honte ; dans son désespoir, il était prêt à accepter une fois de plus tous les coups d’un destin aveugle.



dimanche 23 avril 2023

Le voyageur et le clair de lune - Antal Szerb

 Le voyageur et le clair de lune - Antal Szerb

- Mais dis-moi, Mihaly... C'est difficile à imaginer... Durant des années, vous étiez tout le temps ensemble et il n'y a pas eu le moindre flirt innocent entre toi et Eva Ulpius ?

- Non, rien.

- Comment est-ce possible ?

- Comment ? ... Effectivement .... Sans doute parce que nous étions si intimes que nous pouvions pas flirter et être amoureux. L'amour nécessite une distance, afin que les amoureux puissent la parcourir en d'approchant l'un de l'autre. Le rapprochement n'est bien sûr qu'illusoire, car en réalité, l'amour éloigne. L'amour est une polarité - les deux amoureux se retrouvent à deux pôles opposés du monde. 


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- Vous n'avez rien de grave, dit le docteur, mais vous êtes terriblement épuisé. Qu'avez-vous donc fait pour être si fatigué?

- Moi ? demanda Mihaly, pensif. Rien. J'ai vécu.

Ecrits - Erik Satie

Ecrits - Erik Satie 

 

Une librairie n'est-elle pas, un peu, un temple de la Flânerie? et he crois qu'un "ensemble" de livres dispose à pratiquer cette "section" de l'Inconscience - facilite l'éclosion de celle-ci, tout du mons.

Etrange séduction! Ne flâne-t-on pas deevant les étalages des bouquinistes par les plus mauvais temps, debout, pieds dans l'eau, vent dans l'oeil?

Qu'importe! des livres sont devenus devant nous; ils nous invitent à nous reposer en les caressant du doigt et du regard - à nous oublier en eux, béatement - à mépriser les bas liens qui nous retiennent à la si vieille Misère humaine.


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Il y a plusieurs manières de lire : ... pour soi seul; pour les autres - ou, au moins pour un autre.

la lecture "pour soi seul" est intérieure - tout ce qu'il y a de plus intérieur; alors que la lecture "pour les autres" - ou pour un autre - se pratiquent à haute voix (généralementà, est extérieure - tout ce qu'il y a de plus extérieure.

Lire pour soi seul est un jeu : aucun art ne s'y déploie. Par contre, combien difficile est la lecture à haute voix.

Opium - Jean Cocteau

Opium - Jean Cocteau

 

J'ai parlé d'une similitude entre Roussel et Proust. C'est une similitude sociale et physique de silouhettes, de voix, d'habitudes nerveuses prises dans un même milieu où il s vécurent leur jeunesse. Mais la différence de l’œuvre est absolue. Proust voyait beaucoup de monde. Il menait une vie nocturne très complexe. il puisait dehors les matériaux de ses grandes horlogeries. Roussel ne voit personne. Il ne puise qu'en lui-même. Il invente jusqu'aux anecdotes historiques. il machine ses automates sans le moindre secours extérieur.


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Proust, Swann, Gilberte, Balbec, me font toujours penser à Souann, d'IMPRESSIONS D'AFRIQUE, l’ancêtre des Talou, et à la phrase de LOCUS SOLUS : Gilbert agite sur les ruines de Balbek le fameux sistre impair du grand poète Missir.


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le style de Roussel est un moyen, non une fin. C'est un moyen devenu fin sous les espèces du génie, car la beauté de son style est faite de ce qu'il s'applique à dire avec exactitude des choses difficiles, ne relevant que de sa propre autorité, de ne laisser aucune ombre intrigante autour de lui. Mais comme il est une énigme et qu'il n'a rien autour de lui, cet éclairage intrigue encore beaucoup plus.


mercredi 5 avril 2023

Les choses superflues de la vie - Ludwig Tieck

Les choses superflues de la vie - Ludwig Tieck

 

Je suis convaincue que si un plus grand nombre de gens mêlaient plus étroitement ces événements nocturnes à leur vie diurne, leur vie dite réelle tiendrait moins du rêve et serait moins alourdie de sommeil. Et puis, tes rêves m’appartiennent; car c’est ton cœur qui s’y épanche, et ton imagination fantasque, et je me sens devenir jalouse d’eux à la pensée qu’un rêve, parfois, peut te séparer de moi quand, retenu dans ses pièges, tu m’oublies des heures durant, ou que, fût-ce en imagination, tu pourrais tomber amoureux d’une autre. N’y a-t-il pas déjà véritable infidélité à ce que l’esprit puisse se laisser prendre à semblables chimères ?

—    Le tout est de savoir, repartit Heinrich, si nos rêves nous appartiennent, et jusqu’à quel point. Qui peut dire dans quelle mesure ils révèlent la conformation secrète de notre être intime. Souvent nous sommes, en rêve, cruels, menteurs, lâches, nous sommes proprement des crapules, nous prenons plaisir à assassiner un enfant innocent, mais nous sommes bien persuadés que tout cela est étranger à notre vraie nature et lui répugne n. Et puis, il y a des espèces fort différentes de rêve. Tandis que certains rêves éthérés semblent atteindre aux limites de la révélation, d’autres sont sans doute provoqués par des lourdeurs d’estomac ou autres indispositions de nos organes. Car ce mélange étrange et compliqué de notre être, fait de matière et d’esprit, tenant de la bête et de l’ange, donne lieu, dans toutes les fonctions, à une variété si infinie de nuances qu’on est bien incapable d’énoncer sur ces choses une idée un tant soit peu générale.

—    Ah ! les généralités ! s’écria-t-elle. Les maximes, les préceptes, et quelque nom qu’on veuille donner à ces sornettes : je ne saurais te dire comme je hais tout ce fatras inintelligible. C’est l’amour qui rend claire cette idée dont nous avons eu la lueur dans notre enfance, l’intuition que l’individuel, c’est l’unique, l’essentiel, le juste, le poétique et le vrai. Le philosophe, qui réduit tout au général, trouve une règle à tout; il peut tout incorporer à son prétendu système, il ne doute jamais, et cette assurance dont il se targue, cette inaptitude au doute dont il s’enorgueillit, ne sont que son inaptitude à vivre authentiquement une expérience. La pensée juste, c’est la pensée vécue, l’idée vraie est celle qui sel développe, vivante, à partir de mille pensées et qui, ayant soudain accédé à l’existence, va en éclairer en retour et en animer mille autres sur le point de naître. Mais voilà que je te raconte mes rêves quand c’est toi, plutôt, qui devais me faire le récit du tien, qui sera plus beau et plus poétique.

— Vraiment, tu me rends confus, dit Heinrich en rougissant, car cette fois, tu surestimes fort mon talent de rêveur. Tu vas t’en convaincre.