Voyage en Italie - Goethe
De Carlsbad au Brenner
J’ai fait plusieurs découvertes pour ma cosmogonie ** mais rien qui soit tout à fait nouveau et inattendu. J’ai aussi beaucoup rêvé au modèle dont je parle depuis si longtemps, par lequel j’aimerais tant à rendre visible ce qui roule dans mon esprit, et que je ne puis produire aux yeux de chacun dans la nature.
** Depuis son arrivée à Weimar, Goethe songe à écrire un « roman sur l’univers » (Roman über das Weltall), un poème didactique qui, comme le De natura rerum de Lucrèce, présenterait sa conception de la nature et notamment les « époques de la formation du monde » (lettre à Charlotte von Stein, 5 octobre 1784). Le poème intitulé « Création du monde » et rebaptisé «Âme du monde » ( Poésies, 2, p. 517) donne sous une forme I condensée les grands thèmes de ce projet.
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Naple et la Sicile
Palerme, samedi 7 avril 1787.
Le singulier aspect que cette vapeur donne aux objets plus éloignés, aux vaisseaux, aux promontoires, est pour l’œil de l’artiste ton effet assez remarquable, en ce qu’il peut distinguer nettement et même mesurer les distances. Aussi, une promenade sur les hauteurs en devient-elle ravissante. On ne voit plus la nature, on ne voit que des objets peints, comme si l’artiste le plus habile les avait détachés les uns des autres par des glacis.
Mais l’impression de ce merveilleux jardin s’était gravée en moi trop profondément ; les flots noirâtres à l’horizon boréal, leur lutte contre les courbures des anses, l’odeur particulière de la mer vaporeuse, tout rappelait à mes sens et à ma mémoire l’île des heureux Phéaciens. Je courus acheter Homère, pour lire ce chant avec une grande édification, et en improviser une traduction à Kniep qui, après un travail opiniâtre de la journée, méritait bien de se reposer en buvant quelques rasades de bon vin.
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De mémoire.
Comme la présence et l’activité d’un artiste habile et mes travaux particuliers, quoique sans suite et de moindre valeur, m’assuraient, en esquisses ou en tableaux terminés, des images durables et bien choisies des plus intéressantes contrées et de leurs diverses parties, je cédai plus facilement au désir qui s’éveillait toujours plus en moi, d’animer par de nobles figures poétiques la magnifique nature qui m’entourait, la mer, les îles et les ports, et de faire de ces beaux lieux le théâtre et le sujet d’une composition d’un ton et d’un caractère tout différents de mes autres ouvrages. La clarté du ciel, le souffle de la mer, les vapeurs par lesquelles les montagnes étaient, pour ainsi dire, fondues avec le ciel et la mer en un seul élément, tout cela nourrissait mes projets, et tandis que je me promenais dans ce beau jardin public, entre les haies fleuries de lauriers-roses, les berceaux de citronniers et d’orangers chargés de fruits, et d’autres arbres et arbrisseaux qui m’étaient inconnus, je sentis de la manière la plus agréable l’influence étrangère.
Correspondance de juillet
Rome, 20 juillet
J’ai fort bien démêlé depuis quelque temps deux de mes défauts capitaux, qui m’ont poursuivi et tourmenté toute ma vie. L’un est que je n’ai jamais voulu apprendre le métier d’une chose que je voulais ou devais pratiquer. De là vient qu’avec ont de dispositions naturelles, j’ai fait si peu. Tantôt une production bien ou mal réussie, selon que le voulaient le hasard et la forme, m’était arrachée par la force de l’esprit ; tantôt je m’appliquais à faire bien et avec réflexion, et j’étais timide, je ne pouvais achever. Mon autre défaut, qui a beaucoup d’affinité avec le premier, c’est que je n’ai jamais voulu consacrer à une affaire ou un travail tout le temps nécessaire. Ayant le bonheur de pouvoir penser et combiner beaucoup en peu de temps, une exécution qui marche pas à pas m’est ennuyeuse et insupportable. Or il me semble que le moment serait venu de me corriger. Je suis dans le pays des arts : je veux en approfondir l’étude, afin d’y trouver de la joie et du repos pour le reste de ma vie et de pouvoir passer à autre chose.
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Second séjour à Rome de juin 1787 à avril 1788
Vous avez sans doute des jours gris et froids, nous espérons avoir encore un mois entier pour nous promener. Je ne puis dire à quel point les Idées de Herder me réjouissent. Comme je n’ai aucun Messie à attendre, ce livre est pour moi le plus cher des Évangiles. Saluez tout le monde, je suis toujours en pensée avec vous, aimez-moi.
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Souvenirs de novembre
Vers ce temps je reçus de chez nous, dans un paquet, la lettre suivante :
«Monsieur, je ne suis pas étonné que vous ayez de mauvais lecteurs : tant de gens aiment mieux parler que sentir! mais il faut les plaindre et se féliciter de ne pas leur ressembler.
« Oui, Monsieur, je vous dois la meilleure action de ma vie, par conséquent la racine de plusieurs autres, et, pour moi, votre livre est bon. Si j’avais le bonheur d’habiter le même pays que vous, j’irais vous embrasser et vous dire mon secret, mais malheureusement j’en habite un où personne ne croirait au motif qui vient de me déterminer à cette démarche. Soyez satisfait, Monsieur, d’avoir pu, à trois cents lieues de votre demeure, ramener le cœur d’un jeune homme à l’honnêteté et à la vertu. Toute une famille va être tranquille, et mon cœur jouit d’une bonne action. Si j’avais des talents, des lumières ou un rang qui me fit influer sur le sort des hommes, je vous dirais mon nom, mais je ne suis rien et je sais ce que je ne voudrais être. Je souhaite, Monsieur, que vous soyez jeune, que vous ayez le goût d’écrire, que vous soyez l’époux d’une Charlotte qui n'avait point vu de Werther, et vous serez le plus heureux des hommes, car je crois que vous aimez la vertu ! »
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Souvenirs de février
Lorsqu'on est né artiste, et que la contemplation esthétique trouve à se satisfaire de nombreux objets, le tourbillon des folies et des absurdités du carnaval peut aussi être profitable. C était la seconde fois que je le voyais, et je dus bientôt reconnaître que cette fête populaire avait, comme tout autre événement périodique de la vie, son cours déterminé.
J’en fus réconcilié avec ce tumulte, et je le regardai comme un autre phénomène naturel et un événement national considérable ; je m’y intéressai dans ce sens ; j’observai exactement la marche des folies, et comment tout cela se passait pourtant sous une certaine forme et avec une certaine convenance. Là-dessus, je notai de suite les incidents particuliers, et je me servis plus tard de ce travail préparatoire pour rédiger la notice, plus étendue, que je viens d’insérer. Je priai en même temps notre voisin Georg Schütz de dessiner et de colorier à la hâte les différents masques, ce qu’il exécuta avec son obligeance accoutumée.
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Souvenirs de mars
« Mais l'horizon de la faculté active doit être, chez le Génie rotateur, aussi étendu que la Nature elle-même : c’est-à-dire que l'organisation doit être si finement tissée et présenter un nombre si infini de points de contact à la Nature, dont le courant enserre tout, qu’en quelque sorte les bouts les plus extrêmes de toutes les proportions de la Nature en grand, se tenant ici en petit les uns à côté des autres, aient suffisamment d’espace pour ne pas avoir à se déplacer et se repousser les uns les autres.
Si maintenant, dans son développement total, une organisation de ce fin tissu embrasse en une fois, dans le pressentiment obscur de sa faculté active, un Tout qui n’est parvenu ni à ses yeux, ni à son oreille, ni à son imagination, ni à sa pensée, alors, nécessairement, un trouble doit survenir, une disconvenance entre les facultés qui, usuellement, se compensent les unes les autres, jusqu’à ce quelles retrouvent leur équilibre.
Dans une âme dont la faculté simplement active embrasse déjà dans un pressentiment obscur le noble, le grand Tout de la Nature, la faculté de penser, qui est faculté de reconnaissance distincte ; l'imagination exposante, plus vive encore ; et le sens externe, miroir réfléchissant de la façon la plus claire, ne peuvent plus se satisfaire de la considération de l'unité isolée dans l’enchaînement cohérent de la Nature.
Toutes les relations proportionnées de ce grand Tout, lesquelles ne sont qu’obscurément pressenties par la faculté active, doivent nécessairement devenir en quelque manière visibles, audibles, ou saisissables par l' imagination : et pour cela, la faculté active, dans laquelle sommeillent ces relations, doit les former d’après soi-même et à partir de soi-même. — Elle doit embrasser toutes ces relations du grand Tout, et, dans ces relations, saisir le beau suprême en un foyer, comme aux pointes de son rayonnement. - Depuis ce foyer, une image du beau, délicate mais fidèle, doit, selon une amplitude mesurée par l’œil, s’arrondir, qui embrasse dans son petit contour, avec autant de vérité et de justesse qu’elle en possède elle-même, les proportions les plus parfaites du grand Tout de la Nature.
Or, puisque cette empreinte du beau suprême doit nécessairement s’attacher à quelque chose, la faculté formatrice choisit, déterminé par l' individualité de cette faculté, quelque objet visible, audible ou saisissable par l’imagination, objet sur lequel elle transpose, à une échelle réduite, l’éclat du beau suprême. - Et puisque derechef, s’il était effectivement ce qu’il présente à travers sa formation en un Tout consistant pour soi, cet objet ne pourrait plus consister avec l’enchaînement cohérent de la Nature, laquelle Nature ne souffre, hors d’elle, aucun Tout ayant une puissance propre, nous sommes conduits au point où nous étions déjà : que, chaque fois, l’essence intérieure devrait d’abord se changer en apparaître, avant de pouvoir être formée par l'art en un Tout consistant pour soi, et de pouvoir refléter sans entraves les proportions du grand Tout de la Nature, dans leur contour entier.
Or, comme ces grandes proportions (dans le contour entier desquelles réside le beau lui-même) ne tombent pas dans le domaine de la faculté de penser ; il s’ensuit que le concept vivant de l’imitation formatrice du beau ne peut trouver sa place dans le sentiment de la faculté active produisant le beau, au premier instant du surgissement, là où l’oeuvre, achevée déjà, traversant tous les degrés de son devenir progressif, dans un pressentiment obscur s’avance d’un seul coup vers l’âme et, dans ce moment de la première production, existe et se tient là, pour ainsi dire devant son existence effective ; c’est par là que surgit dès lors cet attrait indicible que le génie créateur pousse à la formation qui dure à jamais.
Par notre réflexion sur l’imitation formatrice du beau, unie à la pure jouissance des belles œuvres d’art elles-mêmes, peut assurément surgir en nous quelque chose approchant ce concept vivant qui rehausse pour nous la jouissance de la belle œuvre d’art. — C’est seulement parce que notre plus haute jouissance du beau ne peut, cependant, aucunement embrasser en soi le devenir du beau à partir de notre propre force ou faculté ,que la plus haute jouissance du beau reste toujours celle du génie créateur lui-même, lequel produit le beau ; et le beau, dès lors, a déjà atteint sa fin la plus haute dans son propre surgissement, dans son devenir : notre jouissance, qui vient après, n’est qu’une conséquence de son existence, et le génie formateur, dans le grand plan de la Nature, existe donc d’abord pour lui-même, ensuite seulement pour nous ; car il y a quand même encore en dehors de lui des êtres qui ne créent, ni ne forment eux-mêmes, mais peuvent pourtant, avec leur imagination, embrasser le Formé, une fois que celui-ci a été produit.
La nature du beau consiste bien en ceci que son essence intime se tient hors des limites de la faculté de penser, et réside dans son surgissement, dans son propre devenir. "C'est beau", parce que la faculté de penser, rencontrant le beau, ne peut même plus demander : pourquoi est-ce beau? - Car la pensée manque bien de tout point de comparaison d’après lequel elle pourrait juger et considérer le beau. Quel point de comparaison reste-t-il pour le beau authentique, sinon le concept d’ensemble de toutes les proportions de ce grand Tout de la Nature qu’aucune faculté de penser ne peut embrasser ? À dire vrai, tout le beau isolé, dispersé çà et là dans la Nature, est beau dans la mesure seule où ce tableau, saisissant toutes les proportions de ce grand Tout, se manifeste peu ou prou en elle. — Ce beau isolé et dispersé ne peut donc jamais servir de point de comparaison pour le beau des arts formateurs, pas plus qu’il ne peut servir d’image-modèle à la véritable imitation du beau ; car le beau suprême trouvé dans l’isolé qui appartient à la Nature n’est jamais assez beau pour la fière imitation des nobles et majestueuses proportions de ce grand Tout de la Nature. - Par conséquent, le beau ne peut être reconnu, il doit être produit — ou ressenti.
En effet, le manque intégral de point de comparaison entraînant ceci que le beau ne peut alors jamais être un objet de notre pensée, nous devrions donc également, dans la mesure où nous ne pouvons le produire nous-mêmes, nous priver totalement de sa jouissance — attendu que nous ne pourrions jamais nous orienter à quelque chose dont le beau approcherait plus que le moins beau -, si quelque chose n’occupait en nous la place de la faculté productrice, et ne s’en approchait autant qu’il est possible, sans être pourtant cette faculté elle-même ; or, ce quelque chose est ce que nous appelons goût ou aptitude à ressentir le beau : cette aptitude, si elle reste dans ses limites, peut, à travers le calme non troublé de la tranquille contemplation, remplacer le manque de cette jouissance suprême attachée à la production du beau. Si, en effet, l’organe n’est pas tissé suffisamment fin pour présenter au Tout de la Nature qui s’écoule autant de points de contact nécessaires pour qu’il reflète complètement toutes ses relations et proportions, et qu’un seul point manque encore pour fermer le cercle total, alors, au lieu de la faculté de formation, nous ne pouvons avoir que l’aptitude à ressentir le beau : chaque tentative pour l’exposer derechef hors de nous nous verrait échouer et nous rendrait d’autant plus mécontents de nous-mêmes que notre faculté de ressentir le beau confinerait au pouvoir de formation qui nous manque.
Puisqu’en effet l’essence du beau consiste dans son achèvement en soi-même, le dernier point manquant lui nuira autant que le manque de mille points de contact, car le dernier point manquant déplace tous les points restants du lieu auquel ils appartiennent. - Et si ce point d'achèvement vient à manquer, alors une oeuvre d’an ne vaut pas la peine de commencer et de devenir dans le temps ; elle retombe plus bas que le mauvais, jusqu’à l’inutile, et son existence doit à nouveau, nécessairement, se dépasser à travers l’oubli dans lequel elle s’enfonce.
De même, le dernier point manquant pour compléter le pouvoir de formation inachevé implanté dans le tissu plus fin de l’organisation nuit à ce pouvoir autant que mille points manquants. La plus haute valeur que ce tissu pourrait avoir comme pouvoir de ressentir n’entrerait pas en considération pour lui, regardé comme pouvoir de formation. Au point où le pouvoir de ressentir outrepasse ses limites, il doit nécessairement s’enfoncer au-dessous de soi-même, se dépasser, et s’anéantir.
Plus le pouvoir de ressentir une certaine espèce de beau est parfait, et plus il est en danger de se tromper, de se prendre soi-même pour une faculté de formation, et, de cette manière, à travers mille tentatives qui échouent, de troubler sa paix avec soi-même.
Par exemple, lorsqu’on jouit du beau dans une oeuvre d’art, cette faculté de ressentir regarde en même temps à travers le devenir de cette œuvre, jusqu’à traverser et pénétrer la faculté formatrice qui créa ce devenir du beau ; de plus, ayant le sentiment de la faculté qui fut assez puissante pour produire le beau à partir d’elle-même, la faculté de ressentir a l’obscur pressentiment du degré supérieur de jouissance que fait éprouver le beau lui-même.
Alors, dans le but de se procurer ce degré supérieur de jouissance qu’elle ne peut jamais atteindre auprès d’une œuvre qui existe déjà, la sensation, émue trop vivement, s’efforce en vain de produire à partir d’elle-même quelque chose de semblable ; elle est en haine de sa propre œuvre, la rejette et se dégoûte en même temps de la jouissance de tout le beau qui existe déjà en dehors d’elle, et dont elle ne retire désormais aucune joie, pour la raison même qu’il existe sans son entremise.
Son unique souhait, son unique effort, c’est de devenir partie prenante de cette jouissance plus haute refusée, qu’elle pressent seulement obscurément : c’est donc de se refléter soi-même dans le miroir d’une belle œuvre d’art qui lui devrait son existence, avec la conscience d’une faculté de formation qui lui serait propre.
Mais son souhait ne sera jamais exaucé, car le souci intéressé de ce qui lui est proprement utile l’a entraînée ; le beau se laisse saisir seulement pour lui-même de la main de l’artiste, et alors il se laisse volontiers et docilement former par elle.
Cependant, dès lors qu’à la volonté de créer de la pulsion de formation se mêle la représentation d’une jouissance du beau que le beau achevé doit exaucer ; dès lors qu’en outre, cette représentation devient la première et la plus forte impulsion de notre faculté active — laquelle ne se sent point poussée en et par soi-même vers ce qu’elle initie —, assurément il en découle que la pulsion de formation n’est pas pure : le foyer ou point d’achèvement du beau tombe à l’extérieur, pardessus l’œuvre, dans l'effet de l’œuvre ; les rayons vont se séparant ; l’œuvre ne peut s’arrondir en soi-même.
Se penser si proche de la suprême jouissance du beau, laquelle se produit à partir de lui-même, et renoncer pourtant à cette jouissance, cela semble en vérité un dur combat - mais cela même devient extrêmement facile si, de cette pulsion de formation que nous nous flattons de posséder, nous effaçons encore toute trace d’intérêt que nous pouvons y trouver, afin d’ennoblir son essence ; et si, par le sentiment de notre propre faculté, nous cherchons, autant que possible, à en bannir toute représentation de la jouissance que le beau, du moins s’il vient à être, devrait nous accorder, à nous qui voulons le produire : de sorte que, même si nous ne pouvions l'achever qu’en rendant notre dernier souffle, nous nous efforcerions encore de l’achever.
Si le beau dont nous avons le pressentiment garde ensuite, dans sa production, encore assez d’attrait rien qu’en et pour lui-même, pour émouvoir notre faculté active, alors nous devons suivre en confiance notre pulsion de formation, car elle est pure et authentique.
Mais si, tandis qu’on éloigne de sa pensée la jouissance a l’effet de l’œuvre, l’attrait se perd également - alors, il n’est plus besoin d’aucun combat — la paix ressort en nous - et le pouvoir de ressentir, rentré maintenant dans ses droits, en récompense de son modeste retour dans ses limites, s’ouvre à la plus pure jouissance de tout le beau, laquelle peut consister avec l’essence du beau.
En vérité, le point où la (acuité de formation et la faculté de ressentir se séparent l’une de l’autre peut être cependant manqué et outrepassé avec une facilité si extrême qu’il ne faut nullement s’étonner si, à travers la fausse pulsion de formation, mille empreintes fausses et présomptueuses du beau suprême surgissent toujours dans les œuvres d’art, contre une empreinte authentique.
En effet, puisque l’authentique faculté de formation, dès que surgit son œuvre, porte déjà aussi en elle-même la jouissance première, la suprême jouissance de cette œuvre, comme sa récompense la plus sûre ; et qu’elle se distingue de la fausse pulsion de formation par ceci uniquement qu’elle reçoit u elle-même le tout premier moment de son ébranlement, et non par le pressentiment de la jouissance de son œuvre ; et puisqu’à ce moment de passion la faculté de pensée même ne peut émettre aucun jugement correct, il est alors presque impossible, sans un certain nombre de tentatives qui échouent, d’échapper à cette illusion que l’on se fait sur soi-même.
Et ces tentatives qui échouent ne sont elles-mêmes pas encore une preuve qu’on manque de faculté de formation, parce que cette faculté, quand elle est authentique, prend souvent une direction entièrement fausse, en tant qu’elle veut placer devant son imagination ce qui doit, par appartenance, être mis devant ses yeux, ou placer devant ses yeux ce qui doit revenir à son oreille.
Afin même que le beau authentique reste chose rare, la Nature ne laisse pas toujours la faculté de formation qui habite en nous parvenir à pleine maturité, au complet développement ; ou bien, elle la laisse emprunter une fausse route, sur laquelle jamais elle ne pourra se développer. Et afin même que le beau et noble authentique se sépare du commun et du mauvais par sa valeur rare, la Nature laisse également le commun et le mauvais surgir de la prétendue pulsion de formation, puisque, à travers leur pluralité, la rareté du beau authentique peut scintiller de façon d’autant plus éclatante, sans s’en trouver totalement déplacée, supplantée, submergée.
Dans le pouvoir de ressentir ou d’éprouver reste donc constamment la lacune, qui est seulement comblée par le résultat de la faculté de formation. — Pouvoir de formation et capacité de ressentir se rapportent l’un à l’autre comme l'homme et la femme. Car la faculté de formation est aussi en même temps, lors du premier surgissement de son œuvre, au moment de la plus haute jouissance, capacité de ressentir, et, comme la Nature, elle produit à partir de soi-même l’empreinte de son essence.
Aptitude à ressentir aussi bien que faculté de formation ont donc leur fondement dans le tissu plus fin de l’organisation, dans la mesure où celle-ci, en tous ses points de contact, est une empreinte complète, ou pour ainsi dire complète, des relations et proportions du grand Tout de la Nature.
Faculté de ressentir aussi bien que faculté de formation embrassent davantage que la faculté de pensée, et la faculté active, dans laquelle les deux se fondent, embrasse en même temps également tout ce que saisit la faculté de pensée, car elle porte en soi les premiers motifs de tous les concepts que nous pouvons jamais avoir, filant constamment leur trame à partir d’elle-même.
Mais, dans la mesure où cette faculté active saisit en soi, le produisant, tout ce qui ne tombe pas sous l’empire de la
faculté de pensée, elle s’appellera faculté de formation et, dans la mesure où elle conçoit en elle ce qui, inclinant à la production, se trouve hors des limites de la faculté de pensée, elle s’appellera faculté de ressentir.
La faculté de formation ne peut intervenir, pour soi seule, sans aucune sensation ni faculté active et, au contraire, la simple faculté active peut trouver place pour elle seule, sans facultés propres de sensation et de formation, dont elle est simplement le fondement.
Or, dans la mesure où cette simple faculté active a, de même, son fondement dans le tissu plus fin de l’organisme, il faut que l’organe soit en général, en tous ses points de contact, une simple empreinte des proportions du grand Tout, sans qu’il soit requis pourtant le même degré de perfection que présupposent la faculté de ressentir et la faculté de formation.
Parmi les proportions du grand Tout qui nous entoure, tant de proportions se rencontrent en effet toujours en tous les points de contact de notre organe, qu’assurément nous sentons en nous ce grand Tout sans être pour autant ce Tout lui-même : ses proportions, tramées en nous, s’efforcent encore une fois de s’étendre de tous côtés ; l’organe souhaite se prolonger de toutes parts jusqu’à l’Infini. Il veut non seulement refléter en lui le Tout qui l’entoure, mais, aussi loin qu’il le peut, être lui-même ce Tout environnant.
Il s’ensuit que chaque organisation plus haute se saisit, d’après sa nature, de l’organisation qui lui est subordonnée, et la transporte dans son être. La plante transforme la matière inorganisée, par le simple devenir et la simple croissance ; la bête transforme la plante par le devenir, la croissance et la jouissance ; l’homme ne transforme pas seulement la bête et la plante par le devenir, la croissance et la jouissance de son être intérieur, mais, à travers la surface entre toutes la plus brillante, polie et réfléchissante de son être, il saisit en même temps tout ce qui se subordonne à son organisation dans l’espace embrassé par son existence, et il l’expose quand son organe, se formant, s’achève en soi, et s’embellit derechef à l’extérieur.
Autrement, il doit, par la destruction, attirer dans l’espace embrassé par son existence effective ce qui se trouve là autour et, dévastant autour de lui, avoir une emprise aussi étendue que possible ; car jamais la pure et innocente contemplation ne pourra remplacer sa soif d’une existence effectivement étendue.
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