mercredi 5 avril 2023

Les choses superflues de la vie - Ludwig Tieck

Les choses superflues de la vie - Ludwig Tieck

 

Je suis convaincue que si un plus grand nombre de gens mêlaient plus étroitement ces événements nocturnes à leur vie diurne, leur vie dite réelle tiendrait moins du rêve et serait moins alourdie de sommeil. Et puis, tes rêves m’appartiennent; car c’est ton cœur qui s’y épanche, et ton imagination fantasque, et je me sens devenir jalouse d’eux à la pensée qu’un rêve, parfois, peut te séparer de moi quand, retenu dans ses pièges, tu m’oublies des heures durant, ou que, fût-ce en imagination, tu pourrais tomber amoureux d’une autre. N’y a-t-il pas déjà véritable infidélité à ce que l’esprit puisse se laisser prendre à semblables chimères ?

—    Le tout est de savoir, repartit Heinrich, si nos rêves nous appartiennent, et jusqu’à quel point. Qui peut dire dans quelle mesure ils révèlent la conformation secrète de notre être intime. Souvent nous sommes, en rêve, cruels, menteurs, lâches, nous sommes proprement des crapules, nous prenons plaisir à assassiner un enfant innocent, mais nous sommes bien persuadés que tout cela est étranger à notre vraie nature et lui répugne n. Et puis, il y a des espèces fort différentes de rêve. Tandis que certains rêves éthérés semblent atteindre aux limites de la révélation, d’autres sont sans doute provoqués par des lourdeurs d’estomac ou autres indispositions de nos organes. Car ce mélange étrange et compliqué de notre être, fait de matière et d’esprit, tenant de la bête et de l’ange, donne lieu, dans toutes les fonctions, à une variété si infinie de nuances qu’on est bien incapable d’énoncer sur ces choses une idée un tant soit peu générale.

—    Ah ! les généralités ! s’écria-t-elle. Les maximes, les préceptes, et quelque nom qu’on veuille donner à ces sornettes : je ne saurais te dire comme je hais tout ce fatras inintelligible. C’est l’amour qui rend claire cette idée dont nous avons eu la lueur dans notre enfance, l’intuition que l’individuel, c’est l’unique, l’essentiel, le juste, le poétique et le vrai. Le philosophe, qui réduit tout au général, trouve une règle à tout; il peut tout incorporer à son prétendu système, il ne doute jamais, et cette assurance dont il se targue, cette inaptitude au doute dont il s’enorgueillit, ne sont que son inaptitude à vivre authentiquement une expérience. La pensée juste, c’est la pensée vécue, l’idée vraie est celle qui sel développe, vivante, à partir de mille pensées et qui, ayant soudain accédé à l’existence, va en éclairer en retour et en animer mille autres sur le point de naître. Mais voilà que je te raconte mes rêves quand c’est toi, plutôt, qui devais me faire le récit du tien, qui sera plus beau et plus poétique.

— Vraiment, tu me rends confus, dit Heinrich en rougissant, car cette fois, tu surestimes fort mon talent de rêveur. Tu vas t’en convaincre.
 

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