L’adieu à l’automne - Witkiewicz
— Le phénoménologisme dans ses derniers développements ne diffère pas beaucoup dans ses principes de la plus récente version du psychologisme, comme nous le voyons en comparant la Systématique Transcendentale de Cornélius avec la « philosophie phénoménologique » de Husserl. Ce premier livre est une psychologie éidétique et rien de plus, pour utiliser la terminologie phénoménologique.
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« L’amour, et l’autre mot insondable : la mort » — cette phrase des Ténèbres des Etoiles de Micinski passa dans sa mémoire en une vision de mots imprimés.
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Mais ça ne l’intéressait aucunement de savoir qui les appelait ainsi et pourquoi. Le psychologisme de Mach et Cornélius n’avait pas plus de prise sur sa cervelle que l’eau sur un cuir graissé. C’était un étrange anachronisme dans la biologie, face à l’orgie du vitalisme qui commençait et dont même l’Abbé Chicken- Nood et son élève Athanase étaient secrètement adeptes. Au surplus, Krotyniel était un excellent biologiste (sans admettre l’existence de la vie), créateur des théories du micro et mégalosplanchnisme et de la détermination du caractère psychologique de l’individu par la prépondérance du système nerveux sympathique ou vague. Il divisait toute l’humanité (et également les nations) en deux parties incommensurables et inconciliables, d’après ces propriétés. Il était petit, avait un visage glabre surmonté d’une énorme crinière grisonnante.
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Krotyniel parlait :—... l’art ne remplit pas ses obligations sociales. Les artistes sont devenus des parasites qui vivent aux dépens d’une certaine classe sociale en pleine décomposition. Un faux esthétisme les a éloignés de la vie. De nouvelles classes créeront le nouvel art social. Il influera sur le caractère des formations collectives...
Athanase. — Aucune classe ne créera rien. La bagarre sociale elle-même créera peut-être quelque chose, mais ça ne durera pas. L’art deviendra utilitaire, il cessera tout à fait d’être de l’art, il retournera d’où il est venu et disparaîtra petit à petit. Essayer de persuader les paysans et les ouvriers qu’ils doivent créer un art, ça ne sert à rien, car l’évolution ultérieure de ces classes, sous la forme de coopératives, de syndicats ou du communisme d’état, tuera l’individu en tant que tel — et il n’y a d’ailleurs rien à regretter.
Krotyniel. — L’art est éternel comme la vie humaine — c’est- à dire éternel autant que le sont les planètes...
Chicken-Nood. — C’est une banalité. Les arts naissent et meurent, et l’art en général peut également mourir. Tazio a raison. Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, monsieur le Professeur : pour vous, il n’y a tout de même rien d’autre que des cellules, réduites à des processus chimiques, en premier lieu, et ensuite quelques concepts en vigueur à un moment donné de l’évolution de la physique. Vous admettez cela comme définitif, comme si cela exprimait la réalité tout entière. L’abîme insondable entre les propriétés et les mouvements des étendues par définition dépourvues de propriétés, vous le franchissez artificiellement...
Krotyniel. — Nous pensons et nous parlons par raccourcis : dans le concept de vie et dans ceux qui en sont dérivés, nous enfermons en des raccourcis économiques toute la masse des phénomènes physiques — et nous procédons de la même façon dans toutes les autres généralisations.
Chicken-Nood. — Quelle histoire absurde ! C’est tout le contraire : toute la physique peut être exprimée en termes psychologiques. Les concepts de la physique, à commencer par celui d’objet inanimé en général, sont des abréviations qui servent précisément à désigner des ensembles assez petits de créatures vivantes...
Krotyniel. — Aberration de la métaphysique vitaliste...
Chicken-Nood. — Un moment !! Les lois de la physique sont valables et exactes avec une grande approximation pour des phénomènes d’autres ordres de grandeur que le notre, aussi bien dans la petitesse que dans la grandeur : en astronomie et en chimie, dans la théorie de la structure de la matière. Mais même si les électrons existent effectivement — il existe effectivement des complexes d’êtres minuscules, ainsi que des systèmes stellaires — cela ne prouve encore rien. Ces systèmes peuvent être les éléments d’une matière fictivement inanimée formée de créatures très grandes pour nous. Les uns comme les autres doivent être des ensembles d’êtres vivants. Le monde n’est pas continu — c’est une certitude.
Krotyniel. — Non, ça ne va pas, révérend professeur, vous faites un tel saut par-dessus...
ChickenrNood. — Je fais seulement un raccourci. Vous êtes assez intelligent pour me comprendre du premier coup. La physique est une fiction — nécessaire, je l’admets. Mais tout peut être déformé, la preuve c’est que vous, professeur, vous considérez la physique comme une réalité plus haute que la réalité immédiatement donnée, plus haute que l’existence individuelle, même la vôtre.
Krotyniel. — Ce dernier concept, c’est également un raccourci, tout comme le concept de couleur rouge, mais je voulais parler d’autre chose. J’entends perpétuellement les artistes se plaindre qu'ils sont devenus étrangers à la société. La seule raison, c’est qu'ils se sont détournés eux-mêmes des affaires sociales en raison d’un aristocratisme artificiel.
Athanase. — Mais on ne peut pas reprocher délibérément aux artistes les thèmes qu’ils choisissent. L’art est en décadence par suite de la socialisation généralisée. Les causes sont plus générales je dirais même cosmiques, dans le sens donné à ce mot par Spengler.
Krotyniel. — Un art qui nie le contenu se dégrade au point de devenir une simple satisfaction sensorielle.
Athanase. — Ça, c’est l’erreur fondamentale de ceux qui ne voient pas que l’art exprime toujours le même contenu : la sensation de l’unité de la personnalité dans des constructions formelles qui agissent directement.
Smorski. — Mais ça aussi, ça prendra fin un jour. Je le vois dans mon propre cas. Les conceptions qui satisfont les artistes deviendront irréalisables et tout à fait incompréhensibles. Vous voyez, moi, parfois je prends le taureau par les cornes... et puis soudain ce sont des cornes de gélatine...
Krotyniel. — L’essence de l’art est un contenu donné sous une certaine forme.
Athanase. — Ici nous en arrivons aux principes fondamentaux.
Je ne vous convaincrai jamais par la dialectique du fait que la forme est l’essence de l’art. Ma solution est quand même la plus vraisemblable. Les œuvres d’art, si différentes entre elles, ont un trait commun : la forme, la prédominance de la forme ! C’est par là qu'elles se distinguent des autres phénomènes et objets, malgré les différences tellement grandes qu’elles ont entre elles. L’état de choses parle en ma faveur. L’art existe depuis toujours comme une chose bien distincte. Tout l’art n’est pas de trouver des traits communs entre l’art et autre chose, mais de définir en quoi ils diffèrent. En faisant comme vous, professeur, on peut prouver qu’entre deux choses, n’importe lesquelles, il n’y a pas de différence essentielle : chacune peut avoir une forme et un contenu et personne ne distinguera le fait de coudre une bottine de celui d’écrire une symphonie. La proportion des données décide ici de...
Lohoyski. — Tout est relatif. A mon avis, ça ne vaut pas la peine d’en parler. Chwistek lui-même tend à considérer la vérité comme relative, à travers la théorie des types...
Purcel. — Mais bien sûr. Moi, j’ai introduit la théorie de la pluralité des réalités comme sujet obligatoire à l’Ecole Supérieure de Cavalerie...
Athanase. — Ni l’un ni l’autre vous ne comprenez rien à Chwistek...
Purcel (criant). — Il n’y a aucun critère pour juger si le règlement de la cavalerie française est le meilleur, ou celui de la cavalerie russe...
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Athanase. — Oui, c’est précisément le principe de l'accidentalité de telle chose et non d’une autre. Ça s’applique également à l’existence individuelle. Quelque part et à un moment donné, j’ai dû exister en tant que nécessité — n est-ce pas égal comment ? Ah — je ne sais pas comment exprimer ça...
Chicken-Nood. — Personne n’y arrive. J’ai appelé ça jadis le principe de l’Identité Particulière Effective, en opposition aux vérités étemelles et à Dieu, qui est leur source. Mais ce concept n’a pas été généralement adopté. La constatation de cette loi est également une vérité absolue.
Smorski. — Il n’y a que l’art qui puisse exprimer ça — je suis d’accord avec Athanase. Le symbole de ceci est la constructivité et l’unité de chaque œuvre, ou plutôt son unicité : chacune est telle et non autre, comme nous tous dans cette identité particulière, comme vous dites, monsieur l’Abbé, et toutes expriment la même chose, ce je ne sais quoi ... Jadis je lui aurais donné un nom, aujourd’hui mon cerveau se... bah ! ça ne vaut pas la peine. Je suis heureux d'être un artiste.
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On peut envisager une révolution, comme toute autre chose du reste, sous deux angles : le point de vue normal, psychologico- social et les divers points de vue de toutes les sciences, qui en sont dérivés, ou bien encore le point de vue métaphysique, c’est-à-dire qu’on considère la chose comme la conséquence de lois absolues qui gouvernent tout ensemble de créatures possible. Certains événements, comme l’affirme justement Bronislaw Malinowski dans son étude Les Croyances Primitives, semblent plus que d’autres prédisposer à éveiller cet état spécifique de plus en plus rare à l’époque actuelle : la sensation directe de l’étrangeté de la vie et de l’être en général. Mais il n’est pas exact du tout que n’importe quel état de forte tension des sentiments est apte à se transformer en un sentiment entièrement nouveau, religieux, comme si ce dernier était créé à partir de rien. Le caractère pseudoscientifique de cette affirmation, la prétention de ne rien dire en dehors de la description d’états existants véritablement (la faim, le désir sexuel, la peur, etc.) fausse toute la situation à la base, en ne permettant pas de pénétrer jusqu’au noyau des choses, par le fait qu’on exclut d’avance la possibilité d’existence d’états spécifiques, et non nécessairement dérivés d’autres sentiments ordinaires.
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— Oui, tu aimerais regarder la révolution d’une loge de parterre comme un spectacle — et ce serait encore mieux si elle était mise en scène par un de ces nouveaux artistes soi-disant sociaux, qui veulent faire de tout une espèce de cabaret pseudo-artistique — de tout : d’un meeting, d’une assemblée, d’une bagarre de rue ou même du travail ! L’idiotie de cette idée saute aux yeux, et malgré tout, certaines personnes sérieuses réfléchissent encore à cette possibilité. Ah ! Je les ai en horreur, nos artistes — les uns comme les autres, tous des vers dans une charogne pourrie. Seulement, maintenant qu’ils se sont bien rendu compte qu’ils peuvent crever de faim dans leur tour d’ivoire en toc, car la société les apprécie enfin à leur valeur, ils daignent descendre jusqu’à la société, en lui offrant leur habileté constructiviste. Pfff ! je n’ai rien à voir avec ceux-là.
L’art doit être au service d’une idée, il doit en être l'humble serviteur. C’est le rôle le plus important qu’il ait encore : exprimer humblement le contenu qu’on lui indique, comme une bête de somme bien dressée.
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Si c’est nécessaire, je ferai même semblant d’être nivelliste.
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Il savait que la fin était proche et c’était ici qu’il prenait véritablement congé de la vie. « Et pourtant cette dernière période s’est organisée en une composition presque artistique », pensa-t-il avec un certain contentement La vie absurde, l’existence intrinsèquement cruelle, lugubre et mystérieuse, que nous essayons de dissimuler sous l’importance des occupations quotidiennes, tout aussi absurdes que le reste, lui montrait son visage sans masque — il s’était consumé dans le feu du dernier (vraiment ?) amour. « Peut-être y en a-t-il qui pensent autrement — paix à leur âme — je ne les envie même pas. Jusqu’au dix- huitième siècle encore, tout avait un sens, maintenant plus. Nous passons, sans parfois rien savoir de nous-mêmes ; en pensant que nous avons tout examiné et que nous savons tout, et puis la mort nous attrape par surprise. Ou bien quelquefois, par le hasard étrange d’une coïncidence des données psychiques et d’un système réel, nous apparaît le monstrueux abîme de l’insondable mystère de l’existence limitée, individuelle, sur la toile de fond de l’infini, de ce qui n’a pas de définition et que nous désignons par le mot Etre. Nous passons : c’est tout ce que nous savons et le reste n’est que fiction d’un bétail qui veut s’illusionner. La seule réalité est l’être social, parfaitement mécanisé, car lui au moins est le mensonge sous sa forme la plus parfaite. C’est pour cela que je dois devenir nivelliste » — c’est ainsi qu’Athanase termina cette série de pensées sans issue. Le nivellisme: cette idée maniaque était comme un fleuve 'dans lequel s’écoulaient depuis un certain temps, comme de petites rivières, toutes ses autres pensées. Ce fleuve se jetait dans la mer : dans l’idée d’une société d’automates désindividualisés. S’automatiser au plus vite et cesser de souffrir ! Que faisait Héla en ce moment ? Qui avait pris sa place auprès d’elle ? Peut-être cet affreux sir Alfred, qui ressemblait à une araignée, son ami raté ?
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Tout à coup une sorte de terrible éclair de conscience déchira le cerveau d’Athanase : c’était la foudre de la folie, mais dans son état cela lui parut être une révélation : « Comment ? Moi je serais exactement comme ce malheureux animal ? Donc toute mon extase et tout ce que je pense ne sont qu’une pitoyable cochonnerie de ce genre ? Et comment puis-je savoir si ces pensées ont une valeur quelconque, alors que je ne peux pas les formuler ?» Il ne se rendit pas compte que ce qu’il pensait en cet instant était également conditionné par le même principe : l’état de narcose — c’était un cercle sans issue — il étouffait d’indignation et de honte.
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Il s’assit pour se reposer et il but un gobelet de vodka, sans rien manger comme accompagnement. Une idée démente devenait de plus en plus claire, elle n’en était pas moins démente : « Renverser le processus de mécanisation de l’humanité de façon telle qu’en utilisant l’organisation déjà acquise, on organiserait précisément la conscience collective contre ce processus apparemment impitoyable. Il est évident et clair comme le soleil là devant moi que si, au lieu de propager le matérialisme socialiste, chacun — mais alors absolument chacun, depuis le crétin jusqu’au génie — devient conscient de ce que le système de concepts et d’action sociale, dont nous faisons usage pour le moment, doit conduire à l’idiotisation complète et à l’automatisme, à un bonheur qui ne sera qu’animal et à la perte de toute créativité, de la religion, de l’art et de la philosophie (cette trinité est inévitable) — si ceci devient clair pour chacun, nous pourrons renverser ce processus en réagissant contre lui par la conscience et l’action collectives.
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Peut-être au début, mais les possibilités lointaines sont incalculables — de toute façon, au lieu de l’ennui d’un automatisme certain : quelque chose d’inconnu ! C’est seulement par l’intellect que nous pouvons réaliser cela, et non en nous réfugiant consciemment dans la bêtise, dans une religion grande autrefois mais dégénérée à présent. C’est alors, alors seulement que pourront jaillir de nouvelles sources, et pas maintenant dans cet état de lâcheté semi-mystique. Peut-être qu’alors apparaîtront de nouvelles religions dont nous ne pouvons avoir aucune idée à présent.
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Malheureusement Athanase n’avait personne devant qui faire semblant. Les autres avaient péri autrement, mais aucun vivant ne sait vraiment comment... Le moi — ce « moi » et pas un autre, identique à lui-même une fois dans toute l’éternité, ne peut périr que comme cela et pas autrement. L’esprit de Zosia serra Athanase dans une brûlante étreinte terrestre. Enfin ! Encore un instant et il aurait pu être trop tard. Il n’y avait personne autour de lui excepté elle. Ils se mirent en place.
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u. Oui, il valait mieux que certains fussent déjà morts, et particulièrement Athanase. Vivre sans être apte ni à la vie ni à la mort, avec la conscience de la petitesse et de la misère de ses propres idées, sans aimer personne et sans être aimé de personne, être totalement seul dans un univers infini, dépourvu de sens (le sens est ici une chose subjective), c’est une chose tout simplement atroce.