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vendredi 3 mars 2023

Totalement inconnu – Gaëlle Obiégly

 Totalement inconnu – Gaëlle Obiégly

 

Une chose qui me fascine, c’est la manière dont les êtres humains apprennent à vivre. Comment ils ont découvert ce qui était bon pour eux dans la nature, je ne le sais pas. Pour cela, il me faut utiliser mon imagination, pour me représenter l’humain à son commencement et entrevoir son avancée dans l’environnement où il puise ce qui lui permettra de vivre. Je crois que pour se protéger, pour se défendre, il ne faut pas avoir beaucoup de connaissances, mais pour progresser, pour vivre, oui. Pour accroître la vie. Mais d’où viennent les connaissances sinon de la vie même ? Ça découle de l’expérience. Et des livres, ça dépend de ta pratique.

 

Derrière mon comptoir de réceptionniste, cachés des regards, sont empilés quelques ouvrages de différentes époques. On en a mis aussi dans le vestiaire, j’ai d’ailleurs du mal à fermer mon casier. Les bouquins nous servent à passer le temps mais on en tire aussi un peu de savoir. Au lieu de se demander comment c’est la mort, on se change les idées. On regarde des cartes anciennes du château et domaine de Madame de Montespan ou un herbier, des trucs comme ça qui proviennent de la rue. On a pas mal de manuels, parce que dorénavant les gens apprennent grâce à des tutoriels ou bien ils lisent l’encyclopédie de l’Internet. On a des cartes, comme je l’ai dit, de vieux best-sellers, des guides de voyage. Le temps et Internet ont rendu certains ouvrages inutiles. Avec ma collègue, on ramasse pas mal de livres obsolètes sur les trottoirs. Elle est devenue très calée en chimie grâce à un lot qu’on a trouvé dans une benne à ordures de l’avenue Victor-Hugo. Quant à moi, je potasse le latin, assise derrière mon comptoir, j’ai aussi trouvé le Journal de Kafka dans une vieille édition.

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Dans ces situations exceptionnelles, la mort n’est jamais loin. Et nous avons cheminé frénétiquement jusqu’en paisible Styrie. La beauté du paysage ne joue aucun rôle dans la connaissance du bonheur ni dans le sentiment de bonheur. Il se manifeste dès que la matière se dissout. Un paysage beau ne suffit pas à faire surgir le bonheur dans une personne. Il faut surtout un anéantissement de soi, un passage à l’état gazeux. Un pseudo-trépas. Cet état vous permet de tout embrasser. Sinon, si vous n’y arrivez pas, la musique peut vous aider à flotter. D’une manière générale, je crois que l’art est comme la religion, il masque la réalité afin de la rendre vivable. Il la sublime. S’il altère la réalité, il permet en revanche de connaître le bonheur. Y compris un bonheur qui rend fou de chagrin. Comme ça m’est arrivé dans un train. Faut-il que je raconte ça ? Mais oui. Je ne sais pas d’où vient chez moi, comme chez bien d’autres personnes, le besoin d’une estrade. Non pas pour se faire voir mais hisser haut les actes et les affects clandestins. Il arrive que votre sentiment vous inspire de la fierté. Le chagrin, en particulier. L’exprimer, par des larmes ou n’importe quel langage, a quelque chose d’euphorisant. Comme l’aveu. Avouer est ce qui donne à la vérité son éclat.

 

 

Dans un train fonçant vers Metz, j’ai fermé mon livre pour regarder les paysages et tout à coup j’ai eu la vision des champs de bataille jonchés de corps inertes, boueux, ensanglantés. C’est ainsi que je connais l’Histoire, en réalité, par ce genre de visions. Des visions qui par période provoquent un effondrement intérieur. Car d’abord je vois des personnes qui me sont inconnues et qui pourtant s’adressent à moi pour me dire des choses spécifiques. Et après, le désespoir me pénètre.

 

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À la retraite, le père de ma mère s’est mis à regarder une émission à la télé : Questions pour un champion. Les gens qui y participaient devaient répondre le plus vite possible à des questions, comme son nom l’indique, en appuyant sur un buzzer. Avec James, on jouait en même temps qu’eux mais au lieu d’appuyer sur un buzzer quand on savait la réponse on cognait sur la table en bois. L’animateur lisait des informations sur sa fiche. Il évoquait une chose qu’il fallait deviner. Pour la géographie française, les fleuves, les rivières, les monuments, les sommets, mon grand-père était fort parce qu’avec ma grand-mère ils faisaient de petits voyages en voiture depuis le milieu des années 1950 avec le guide Vert Michelin. Il connaissait aussi les exploits des navigateurs et les grands noms du vélo. Quant à moi, j’en savais pas mal mais dans des domaines plus nobles, plus scolaires. Mon grand-père m’encourageait à me porter candidate pour le jeu, il disait que je serais prise et que je gagnerais. Mais je trouvais les cadeaux sans attraits. Des encyclopédies, des week-ends gastronomiques, ce genre de trucs. Alors je n’ai jamais postulé. Mon grand-père n’avait aucune envie de postuler. En plus de ça, il savait qu’on ne l’aurait pas pris, il était gros. Sur le tard, il avait énormément grossi parce qu’il était devenu chef alors il se dépensait moins et il mangeait beaucoup au restaurant et pas mal de féculents quand j’y repense et des plats en sauce faits par ma grand-mère. Ça plus l’alcool l’ont métamorphosé lentement. De toute façon, il n’avait pas envie de passer à Questions pour un champion. Moi non plus pour les raisons que j’ai dites. Mais quand même ça m’aurait permis de passer à la télé. J’ai raté le coche.

Que pour changer le monde, il faut passer à la télévision, sur le moment je n’y ai pas pensé. Ç’aurait été malin. J’aurais pu profiter du plateau télé pour appeler les gens à voter communiste d’une manière convaincante. C’était mon truc à l’époque, le communisme. Maintenant j’en ai un peu honte. Comme de tout ce qui a pu m’exalter dans ma jeunesse, le communisme, j’ai bien dit, mais aussi le sexe, les alcools forts, le chagrin d’amour, la philosophie de Kant.

 

Kant m’a excitée bien plus que les écrits du marquis de Sade, ça c’est un peu normal, mais bien plus aussi que les écrits de Georges Bataille, plus étonnant. Je me revois, haletante, en train d’étudier le concept de liberté sans d’abord rien y comprendre. Voilà un livre qui m’a rendue opiniâtre. Cette résistance dont je savais qu’elle finirait par céder aura été la cause de ma jouissance. À un moment, j’ai tout compris d’un paragraphe. Alors on m’a vue dans le dortoir des terminales, tourner sur moi-même, le cou offert, les yeux révulsés, criant peut-être des jurons, c’est le jour où j’ai compris un petit peu Kant. Et après, je n’ai plus parlé que de ça. Ma mère me disait : « Tu parles tout le temps de Kant. » Et moi : « Si ça te dérange, maman, j’arrête tout de suite. » Ma mère savait que ça me passerait. Auparavant, les cheveux avaient été mon sujet principal et encore avant l’Égypte antique, entre les deux il y eut le communisme. Je me suis rendue utile puisque j’ai pu expliquer cette métaphysique aux autres pensionnaires. Bien qu’elles ne fussent pas communistes, et même certaines de droite par fidélité familiale, il n’était pas question de les abandonner. J’ai fait des schémas à la craie sur le tableau de la salle d’études et je leur ai expliqué quelque chose qui aujourd’hui ne me dit plus rien. Mais je vais tout de même essayer de retrouver le chemin de ma jeunesse. Il serait à propos de dire ici quelque chose de la connaissance chez Kant. Mais je ne suis pas sûre d’avoir bien compris cet aspect de son raisonnement. Cela risque d’être déformé par ma pensée, mes expériences. De plus, dans le but d’être écoutée, je privilégierai mon bagout sur la justesse, sachez-le.

 

Ainsi donc, quatre longues années après les cours d’arts plastiques de Mme Vouet, un autre moment heureux est venu parachever mon parcours scolaire ; c’est quand j’ai compris quelque chose à Emmanuel Kant. C’est-à-dire quand j’ai pris part à sa pensée. Pour cela, ma méthode aura été de m’éloigner de ses phrases et de tourner sur moi-même. Ensuite, j’ai pris une craie et j’ai tracé des espèces de chemins sur le tableau de la salle d’études où nous terminions nos journées avant de passer au réfectoire puis au dortoir. L’objet qu’il m’importait de connaître était la connaissance même. Qu’est-ce que la connaissance ? Est-ce que c’est pareil que le savoir ? Et Kant explique de sa drôle de façon que la question qu’il faut se poser, c’est comment je peux connaître quelque chose. Quel chemin je vais prendre pour atteindre la chose, n’importe quelle chose. La chose elle-même n’en vaut pas toujours la peine. Ce n’est pas le problème. Ce qui compte, c’est la réflexion qu’elle suscite, le mouvement qu’elle déclenche en moi. Cela me met en chemin. Je dis « moi » pour dire « n’importe qui ». Je pourrais dire « on » mais ce n’est pas naturel. « On » me contient, il m’est inconnu pourtant. Comment m’y prendre pour le connaître ? Kant dit que la philosophie n’a pas de domaine ni d’objets qui lui sont propres. Ainsi, le monde n’est pas plus un objet de la philosophie que, par exemple, une souris, le téléphone, mon chat, la menuiserie, le soldat inconnu. Dieu n’est pas plus intéressant que « on ». Ou quoi d’autre ? La liberté n’a pas plus de valeur comme objet que le sommeil, du moment qu’on y réfléchit. La science a un domaine. La philosophie n’en a pas. La physique a comme domaine la nature inanimée. La théologie se penche sur Dieu. La biologie a un domaine, c’est celui du vivant. Mais la philosophie, elle se mêle de tout. Elle n’a pas de savoir. Elle nous invite, tous, à trouver un chemin vers ce qu’il nous faut savoir. Pour ça, notre expérience est déterminante, qu’elle soit corporelle ou mentale. Je suis un instrument de connaissance, comme n’importe qui. Grâce à mes dessins à la craie, à mes contorsions, à mes mouvements oculaires j’ai compris que Kant dit, mais d’une manière compliquée, que nous ne pouvons pas avoir un accès à ce qui est au-delà de la nature. Il dit qu’il y a ce que je peux connaître et il y a le soldat inconnu. Le soldat inconnu, c’est la métaphysique qui pourrait s’en occuper. Car la métaphysique s’intéresse à ce qui dépasse les conditions de l’expérience. La métaphysique s’occupe de ce qui dépasse l’expérience. Dieu, l’âme, l’art, le soldat inconnu, le monde, la mort…

 

Quand j’ai compris Emmanuel Kant, j’ai eu la sensation qu’il me comprenait aussi. C’est ça qui m’a rendue heureuse. Écoutez les pleurs d’un petit humain et faites-lui savoir que vous le comprenez, ses larmes deviendront des larmes de joie.

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Ses phrases font un poème. Ce que j’appelle un poème, c’est un entrelacs sacré, une parole qui procure une émotion mystérieuse, une parole qui vient en toi, qui fait trembler la peau.

 

Tu m’abandonneras. À qui dit-elle ça ? Je ne peux le savoir qu’en me mettant à sa place ou en m’adressant à elle qui est dans l’au-delà et je le fais là, devant tout le monde, c’est impudique, je le fais tant pis.

 

« À qui tu parles quand tu dis tu ?

— Je parle à la vie. »

 

En un instant, on est chassé du monde pour rejoindre ce peuple immense de ceux que la vie a abandonnés. J’ai fait cette expérience une fois à cause d’un excès de drogue et d’alcool. J’ai glissé soudain dans un espace sombre, labyrinthique, beaucoup peuplé. Il y avait des gens que je connaissais. Probablement le soldat inconnu aussi. Je ne peux pas le garantir car j’étais dans un piteux état. Nous n’étions plus en vie, on avait été lâchés de ce côté-là mais on était très vivants, voire agités. C’est une expérience de la mort, brève, extrêmement brève, comme un rêve. J’y repense quand je me promène dans les cimetières. Ils sont beaucoup peuplés, pourtant il n’y a personne.

 

Qu’est-ce qu’on fait ?, demande-t-elle quand elle pressent la mort.

 

« Est-ce que tu es en train de te demander ce qu’on fait de notre vie ?

— Oui. »

samedi 30 janvier 2021

N’être personne - Obiégly

N’être personne - Obiégly

 

 

On croyait être à jamais débarrassée de ce que prétend la bourgeoisie. Mais chercher la reconnaissance des misérables, des paumés, des voyous, c’est encore de l’idolâtrie. C’est le même besoin d’assentiment des masses. Pour se valoriser, on écrit un roman selon de vieilles recettes, on s’incline devant l’académie. On décline, du même coup. Même si on en tire une renommée internationale. Qui prendrait aujourd’hui le risque de s’adresser, comme Montaigne, comme Nietzsche, à ses seuls amis ?

 

 

N'importe quelle personne maniant la langue peut exercer son pouvoir sur les esprits crédules. Et puis, nous aimons croire. J'aime croire, pour ma part. Mais ça finit toujours par rendre triste, parce que nous nous trouvons vite à la merci de l’extérieur, à la merci du narrateur, à la merci d’une autorité toute-puissante. Tout repose sur la rhétorique, pour que soit maintenue la hiérarchie, pour que chacun demeure aux ordres du seigneur, quel qu’il soit. C’est le langage qui produit le miracle, et la réalité nous offre de l’inhabituel.

Internet, je crois, est en train de changer le monde en volutes. Ce tourbillon va peut-être l’emporter, le monde. Chacun se jette dans ce gouffre qui l’avale, et qui le régurgite au hasard. Deux trois fois sur Internet je me suis vue associée à des photos, des gens, des business problématiques mais ce n’est peut-être pas moi, juste mon nom, pas ma personne. Juste le nom qui est postillonné au hasard ou selon des formules qui m’échappent.

 

 

 

J’ai utilisé le mot dispositif pour décrire le parcours imposé au touriste qui vient regarder des fresques, ce mot, souvent, il est employé par les professionnels de l’an, c’est un mot qui me fait surtout penser à la sécurité. Dans la ville de Padoue, un samedi, autour de la place du marché, les policiers avaient installé des stands. Ils distribuaient des tracts. Et quand personne ne les prenait, ils se distribuaient les tracts entre eux. Ce sont des hommes surtout, il y a juste quelques femmes en uniforme. Ils vantaient leur profession. Et ils crânaient dans leur virilité, leurs uniformes. Les hommes comme les femmes. Leurs uniformes sont bleu marine. Les affiches, les tracts montrent la nature et la civilisation: une rivière et un clocher.

 

 

 

En discutant avec ma collègue beatrix, je me suis rendu compte qu'on ne jouit pas des lieux, on ne peut pas jouir des lieux. Ils nous échappent, toujours. Un paysage, la mer, une chambre d hôtel, un appartement somptueux, on n'en jouit pas. On en jouit, de l' appartement, si on est plusieurs, ça doit être la raison pour laquelle on invite chez soi. Pour ma part, c'est en le coulant dans le verbe que je jouis d un lieu. Cela consiste à le confier à ce qui ne s y trouve pas, aux mots donc. J'envoie des cartes postales, y compris de ma chambre faute d'y faire entrer personne. Les gens prennent des photos des lieux où ils vont, des lieux qu ils aiment. Ils tirent un bénéfice, ils espèrent disposer davantage du lieu s'il est enregistré sur la pellicule. Ils pourront le montrer au moins. Est-ce que c’est une façon de jouir que de montrer ce qui nous fait jouir? Il y a des gens qui font des aquarelles, ils se tiennent debout, ou ils sont assis dans un lieu qu’ils aiment. Ils jouissent en de représenter ce qui les fait jouir. Ils le tiennent au bout du pinceau. On ne peut pas embrasser un paysage, on ne peut pas embrasser la mer, on ne peut pas embrasser un lieu, on ne peut pas embrasser une chambre d’hôtel. Littéralement, on ne peut pas.

 

 

Désœuvrée comme je l’étais, démunie dans ces WC de ma boite, chez moi encore j’aurai peut-être pu lire quelque vieux magazines, Art Press ou un Piscsou, désemparée même, je n’avais plus qu’une chose à faire, c’était me titiller la chair.

 

 

 

Ce qui me semble à l’origine du langage, c’est l’empathie. Ou bien on la sollicite ou bien on l’éprouve. Un échange linguistique se fonde là-dessus. C’est le partage muet, c’est l’expérience, c’est la condition humaine, c’est l’expérience de toute condition humaine, animale et peut-être même végétale, qui soulèvent la chose, qui nous portent à l’expression. Je m’utilise comme si j’étais un instrument. Je suis moi et l’autre. Il y a diverses possibilités d’être au monde si l’on s’offre à lui, si l’on est affectif. De toute façon, je suis une toute petite partie d’un être immense et souvent je dis des conneries. C’est pour ça que je cherche à être personne. Ça me permet d’en dire moins. Ou plus, mais sans craindre pour ma réputation.

Un 1er mai, je passais en revue mes dires, je ne comprenais pas ce qui me faisait m’exprimer avec tant de préciosité, avec des mots que je n’emploie pas habituellement; tout ça pour exprimer des banalités. Mais ce genre de banalités, c’est comme les publicités, les affiches dans les rues, elles situent les sentiments, les événements dans le temps, dans l’espace, dans la réalité.

 

 

Si je donne la priorité à des banalités, c’est aussi pour retarder le moment de la relation de ce qui m’occupe vraiment, mes sentiments problématiques et qui pourtant me donnent plus de joie que de tristesse.

 

 

Dans le mot «avenir» il y a et «vain » et « rien » . La dyslexie façonne ma vision.

 

 

On fait de ces découvertes grâce aux erreurs, pas seulement moi. Je crois que c’est général. De route ma vie, je ne m’étais jamais demandé si j’aimais. Tandis que la loi gouvernait jusqu’à mes goûts.

 

 

 

A sept ans, je me suis mise à voir la mort comme une issue. Se donner la mort, c’était à ma portée, beaucoup plus que marcher sur les mains ou danser parfaitement les claquettes. Il ne faisait alors pas de doute que j’aurais un jour des enfants qui seraient un peu mieux que des jouets. Et se tuer me sem­blait plus intéressant que jouer. Je voulais sauter d’un pont et finir écrasée comme les chats.

 

 

 

Les professeurs ont réussi à dégoûter les enfants de tout ont réussi à transformer Racine et Rimbaud en fabricants de textes. Les gens disent souvent ça, que l'école les a dégoûtés des livres. Au collège. Mais vice versa, les élèves ont réussi à dégoûter les professeurs d’un métier génial. À un moment, j’ai interpellé un des professeurs par son prénom et tout le monde s’est mis à rire, même le prof. Entendre le prénom du professeur, c’est comme le voir en maillot de bain. J’ai Fait une gaffe une fois de plus. Le professeur m’a tendu des feutres bleu rouge vert pour écrire sur le tableau en plastique blanc ce que je n’avais jamais eu l’occasion de faire avant ce jour. Seulement, au moment où j’allais poser une phrase, ils m ont appelée, madame, s’il vous plaît, vous pouvez venir voir. Les enfants m’ont attirée vers eux, individuellement, pour me confier qu’ils ne pouvaient pas écrire, qu’ils n’y arriveraient jamais, que c’est un truc qui leur est imposé, que c’est comme quand on les oblige à faire du saut en hauteur, à danser avec des cerceaux. Alors, n’écrivez pas. C’est ce que je leur ai dit, qu’ils n’étaient pas obligés. Mais ils voulaient quand même écrire. Ils sentaient, sauf quelques-uns, qu’ils voulaient écrire quelque chose. Tout à coup la moitié de la classe a couru vers les fenêtres. Et moi aussi. C’était magnifique, deux équipes de handball traversaient une prairie entourée d’immeubles tristes. Le soleil les attendait sur le terrain où ils allaient s’affronter. Les enfants étaient retenus aux fenêtres par la beauté sportive. Et après ça certains ont raconté une métamorphose et d’autres ont parlé sans ouvrir la bouche et un a dit : je vais faire un poème sur l’endroit où je suis né. Des enfants de quatorze ans, c’est tragique comme des orphelins.

 

 

 

Quand on lit un livre, on ne voit rien, on voit des mots, des lettres, des points, des virgules, des vides, et c’est bien parce qu’on ne voit rien que l’on est transporté dans le réel brûlant, dans soi-même, dans l’inconnu.

 

 

La seule façon de comprendre la vision humaine du monde, c’est de saisir ce que les gens en font, comment ils restituent le monde. Chacun fait quelque chose du monde, chacun l’incorpore à sa vie. La vie de chacun est une restitution du monde. Il y en a, c’est en roulant des joints d’herbe pour les fumer en écoutant de la musique, d’autres font de la course à pied, ou conduisent leur voiture à n’en plus finir.

 

 

Quand j’ai vu l’exposition sur le romantisme, je me suis trouvée dans cet état de prostration magnifique. En chemin, mes réflexions avaient porté sur l’amour. A partir de mon cas personnel j’étais arrivée à des conclusions générales et l’inverse aussi. J’évaluais ma situation à l’aune de ce qui vaut pour tous. Pour tous, sauf pour moi. Non, mais il faut le dire, je ne comprends rien à l’amour, j’en avais le cerveau cramé à force d’y réfléchir. Dans le métro, les gens se retournaient sur moi, probablement à cause d’une odeur de brûlé, qui c’est qui sent cette odeur. Je n’avais rien à voir là-dedans malgré mes tics qui me donnent des fois l’air de clignoter, c’est quand je n’arrive pas à me calmer. C’était davantage qu’une sortie culturelle, le dernier jour du romantisme, j’en attendais beaucoup mais je ne peux pas dire quoi.

 

 

Donc ce sera un livre autobiographique. Les gens aiment bien savoir. Il y en a qui ne jurent que par ça, l’autobiographique ou je ne sais quoi, et d’autres ça les indispose.

 

 

Enfin peut-être que tout le monde est dans le même genre de dispositions, je ne sais pas, je n’ai jamais demandé. Parce qu’avec les amis, on est plutôt sur la politique ou des fois des livres. Des films. Les problèmes de fric, ça s’est un peu tassé. On en discute moins. Il faut dire qu’on se répétait beaucoup et moi, ça je ne supporte pas. On ne parle plus trop de l’amour, non plus. La politique, oui, et de livres, des films, surtout ceux qu’on déteste mais qu’on a beaucoup de plaisir à voir. Tandis qu’il y en a qui sont d’un ennui, mais on les encense. Parce qu’on les aime. Vraiment.

L’amour, quand on l’a compris, il n’est déjà plus là. Ou juste dans les mots, parce qu’on adore toujours en parler, raconter les débuts et les moments forts. Mais quand on a compris tout à l’amour, il n’y a plus d’amour, on peut retour­ner se coucher avec une tasse de thé, un livre, la clope.

 

D’où viennent nos affects vis-à-vis d’inconnus, je ne dis pas de tous mais de quelques-uns ? Si ce n’est pas une posture, un amour théorique, ces affects sont les rejets d’un amour qui n’a pas pris. On l’a négligé. On l’a meurtri. On a masqué son amour. On a perdu les personnes dont on se préservait. L’amour demeure intact. Ceux qui n’en ont pas joui le lèguent a des inconnus.

 

 

 

Ce sont des souliers pleins de sentiments, comme le mot soulier. Il est possible que ces souliers n’aient pas été achetés mais gagnés à une tombola, et le jeune couple soupire parce qu’ils n’ont pas la pointure qu’il faudrait.

 

 

 

Dans ma main je tenais L’Idiot. Au cours de ma première lecture, j’avais remarqué l’importance de l’argent dans ce roman. A quoi il sert et surtout comment ne pas s’en servir. Le prince Mychkine est au-delà de l’économie. Quand on lui demande le but de sa visite, il repond qu’il n'y en a pas.

Il ne cherche pas la rentabilé, à aucun moment. La dépense, oui. Il ignore les causes qui l’ont mis là parmi ces gens qu’il vient voir. Ce qu’ils ont en commun, dit-il, c’est presque rien. L’argent et le sens sont des valeurs qu’il ignore. Il se trouve au monde comme l’enfant, sans s’y épargner.

 

 

C’est une drôle d’opération que celle qui consiste à faire Sortir de soi, de son corps, ce qui les constitue, ces sortes de pensées pour les coucher sur du papier. Mon patron m’appelle le scribe parce qu’il me voit toujours écrire dans mon cahier. Il ne pense pas à Bartleby mais moi oui.

Je fais semblant de ne pas savoir écrire des nouvelles. En réalité, je saurais, mais je n’ai pas envie de changer la vie en une histoire qui finit. Ça, finir, j’ai du mal. C’est trop triste. Capturer me plaît plus, saisir des poissons et les rendre au flux qui les garde vifs.

 

 

Ecrire sur, ça écrase. Ecrire entre, c’est mieux. On n’ajoute rien.

 

Un 9 janvier, on aura découvert que promettre c'est mentir. Cela peut-être nous rendra la vie plus légère.

La musique, jadis qui vaporisait nos « unes, sera un fléau et nous la combattrons en dansant dans des étendues silencieuses.

La beauté nous ennuiera après nous avoir divertis.

Dans le cerveau, nous aurons des puces grâce auxquelles nous nous souviendrons d’autrefois d’une manière précise et objective. Au début nous résisterons, nous boycotterons les puces. Et puis nous ferons des réserves. Nous ne pourrons plus nous passer de nos puces, sans elles nous ne serons plus rien. Parfois, nous échangerons, temporairement, notre puce avec celle d’un autre. Un autre sera je.

Ne plus se contenter de soi, ne plus être soi seulement, ne plus résider dans soi - ce sera le progrès. La délocalisation ne sera plus industrielle, plus seulement, elle sera domestique, intellectuelle, intime. Je sera nous, c’est-à-dire plusieurs. Nous serons partout.

Nous serons parvenus à l’état divin sans pour autant être des dieux. Et puis il n’y aura plus d’humains. Dans ces conditions, à quoi serviraient des dieux?

 

 

Mes collègues n’ont jamais entendu parler d’Antonin Artaud ni ne l’ont jamais entendu parler lui. C’est sans doute pour ça que leur vie se déroule ainsi. La plupart d’entre eux ne lisent que les journaux, les best-sellers traduits, ils se rendent à la FIAC. On me dit bonjour, on me demande si ça va, c’est la teneur de nos échanges quotidiens. En russe, la réponse standard à cette question est: normalement. Si vous dites: ça va bien, votre interlocuteur sera aussi gêné que si vous lui annonciez que ça va mal et il aura envie d’en savoir plus.

 

 

Vous devrez maintenir l'ordre, le calme. Vous serez à tout instant l’agent de l’harmonie capitaliste. Vous ne lirez pas le journal à découvert. Vous ne mâcherez pas de chewing-gum ostensiblement. Vous ne déplierez pas le journal. Vous pourrez, en revanche, le lire sur le réseau Internet. Vous ne ferez pas de bulle avec votre chewing-gum. Les images qui illustrent le journal vous permettront de faire une distinction claire entre les individus. Vous repérerez plus faci­lement les individus suspects. En présence d’un visiteur, vous aplatissez la gomme que vous mâchiez sur la face externe de la gencive. Vous devrez transmettre les consignes à vos collègues et à toute personne qui serait amenée à vous remplacer. Vous prendrez vos congés en deux temps maximum, à Noël et pendant la période estivale. Vos collègues ayant des enfants seront prioritaires en ce qui concerne les congés, lis auront le choix, pas vous. À côté des motifs familiaux, vos crises existentielles, vos prétentions littéraires, c’est de l’urine. Et il y a les asiles pour ça. Les asiles d’aliénés. L’individu suspect s’exprimera avec difficulté. Vous devrez lui ôter les mots de la bouche. Vous parlerez à sa place. Vous lui direz ce qu’il doit faire. Vous lui direz qu’il faut qu’il parte. Qu’il parte maintenant. Vous lui direz qu’il ne peut pas rester là. Vous lui dire qu’il serait mieux chez lui.

 

 

Les personnes qui vivent le moins sont celles qui veulent rentabiliser leur vie, car le souci de la rentabilité anéantit le désir. La vie ne va nulle part, en fait. Il faut que je m’en souvienne.

 

 

 

Un 15 août, j’ai fini de lire tous les livres de ce Marcel Proust dont on m’avait tant parlé. A présent, il est mien.

Comment un tracas, ce qui à première vue peut être considéré comme un parasite pour l’esprit, comment cela disparaît? Comment passe-t-on de l’obsession au détachement? Le téléphone a sonné. J’ai répondu. La baignoire a débordé. Il 2 fallu éponger. Mon repas qui mijotait a brûlé. J’ai dû récurer la marmite. Un brin de paille de fer s’est introduit dans ma chair. J’ai cherché la pince à épiler. Dans la salle de bains, je suis tombée sur un stock de préservatifs dans la trousse de Philibert. L’obsession m’a reprise. Mon doigt s’est infecté en deux jours.

La souffrance qu’on inflige aux autres dépend aussi d’eux. Tout le monde souffre, tout le monde fait souffrir, la différence, c’est l’intensité. On a eu une explication avec Philibert au sujet des préservatifs. Son silence m’a mise mal à l’aise. Il dit qu’il n’aime pas faire souffrir les autres.

 

 

Ne pas vouloir souffrir n’atténue pas la souf­france, de même qu’on n’échappe pas à la mort en souhaitant devenir immortel. Notre intervention se limite à s’efforcer d’être honnête. Il l’est, Philibert. Il s’est creusé chez moi un gouffre à l’endroit où était l’amour. La place qu’il occupait s’est changée en trou. La souffrance est vite venue le combler. Souffrir, c’est encore aimer. Une sorte d’amour pour soi, d’amour replié. Il ne concerne plus l’autre.

 

 

On a besoin des artistes pour voir ce qu'on rate. Il y en a un qui a le sourire léger et des yeux énigmatiques. Les autres, peut-être qu’ils sont identiques, mais je les ai représentés de dos.