Totalement inconnu – Gaëlle Obiégly
Une chose qui me fascine, c’est la manière dont les êtres humains apprennent à vivre. Comment ils ont découvert ce qui était bon pour eux dans la nature, je ne le sais pas. Pour cela, il me faut utiliser mon imagination, pour me représenter l’humain à son commencement et entrevoir son avancée dans l’environnement où il puise ce qui lui permettra de vivre. Je crois que pour se protéger, pour se défendre, il ne faut pas avoir beaucoup de connaissances, mais pour progresser, pour vivre, oui. Pour accroître la vie. Mais d’où viennent les connaissances sinon de la vie même ? Ça découle de l’expérience. Et des livres, ça dépend de ta pratique.
Derrière mon comptoir de réceptionniste, cachés des regards, sont empilés quelques ouvrages de différentes époques. On en a mis aussi dans le vestiaire, j’ai d’ailleurs du mal à fermer mon casier. Les bouquins nous servent à passer le temps mais on en tire aussi un peu de savoir. Au lieu de se demander comment c’est la mort, on se change les idées. On regarde des cartes anciennes du château et domaine de Madame de Montespan ou un herbier, des trucs comme ça qui proviennent de la rue. On a pas mal de manuels, parce que dorénavant les gens apprennent grâce à des tutoriels ou bien ils lisent l’encyclopédie de l’Internet. On a des cartes, comme je l’ai dit, de vieux best-sellers, des guides de voyage. Le temps et Internet ont rendu certains ouvrages inutiles. Avec ma collègue, on ramasse pas mal de livres obsolètes sur les trottoirs. Elle est devenue très calée en chimie grâce à un lot qu’on a trouvé dans une benne à ordures de l’avenue Victor-Hugo. Quant à moi, je potasse le latin, assise derrière mon comptoir, j’ai aussi trouvé le Journal de Kafka dans une vieille édition.
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Dans ces situations exceptionnelles, la mort n’est jamais loin. Et nous avons cheminé frénétiquement jusqu’en paisible Styrie. La beauté du paysage ne joue aucun rôle dans la connaissance du bonheur ni dans le sentiment de bonheur. Il se manifeste dès que la matière se dissout. Un paysage beau ne suffit pas à faire surgir le bonheur dans une personne. Il faut surtout un anéantissement de soi, un passage à l’état gazeux. Un pseudo-trépas. Cet état vous permet de tout embrasser. Sinon, si vous n’y arrivez pas, la musique peut vous aider à flotter. D’une manière générale, je crois que l’art est comme la religion, il masque la réalité afin de la rendre vivable. Il la sublime. S’il altère la réalité, il permet en revanche de connaître le bonheur. Y compris un bonheur qui rend fou de chagrin. Comme ça m’est arrivé dans un train. Faut-il que je raconte ça ? Mais oui. Je ne sais pas d’où vient chez moi, comme chez bien d’autres personnes, le besoin d’une estrade. Non pas pour se faire voir mais hisser haut les actes et les affects clandestins. Il arrive que votre sentiment vous inspire de la fierté. Le chagrin, en particulier. L’exprimer, par des larmes ou n’importe quel langage, a quelque chose d’euphorisant. Comme l’aveu. Avouer est ce qui donne à la vérité son éclat.
Dans un train fonçant vers Metz, j’ai fermé mon livre pour regarder les paysages et tout à coup j’ai eu la vision des champs de bataille jonchés de corps inertes, boueux, ensanglantés. C’est ainsi que je connais l’Histoire, en réalité, par ce genre de visions. Des visions qui par période provoquent un effondrement intérieur. Car d’abord je vois des personnes qui me sont inconnues et qui pourtant s’adressent à moi pour me dire des choses spécifiques. Et après, le désespoir me pénètre.
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À la retraite, le père de ma mère s’est mis à regarder une émission à la télé : Questions pour un champion. Les gens qui y participaient devaient répondre le plus vite possible à des questions, comme son nom l’indique, en appuyant sur un buzzer. Avec James, on jouait en même temps qu’eux mais au lieu d’appuyer sur un buzzer quand on savait la réponse on cognait sur la table en bois. L’animateur lisait des informations sur sa fiche. Il évoquait une chose qu’il fallait deviner. Pour la géographie française, les fleuves, les rivières, les monuments, les sommets, mon grand-père était fort parce qu’avec ma grand-mère ils faisaient de petits voyages en voiture depuis le milieu des années 1950 avec le guide Vert Michelin. Il connaissait aussi les exploits des navigateurs et les grands noms du vélo. Quant à moi, j’en savais pas mal mais dans des domaines plus nobles, plus scolaires. Mon grand-père m’encourageait à me porter candidate pour le jeu, il disait que je serais prise et que je gagnerais. Mais je trouvais les cadeaux sans attraits. Des encyclopédies, des week-ends gastronomiques, ce genre de trucs. Alors je n’ai jamais postulé. Mon grand-père n’avait aucune envie de postuler. En plus de ça, il savait qu’on ne l’aurait pas pris, il était gros. Sur le tard, il avait énormément grossi parce qu’il était devenu chef alors il se dépensait moins et il mangeait beaucoup au restaurant et pas mal de féculents quand j’y repense et des plats en sauce faits par ma grand-mère. Ça plus l’alcool l’ont métamorphosé lentement. De toute façon, il n’avait pas envie de passer à Questions pour un champion. Moi non plus pour les raisons que j’ai dites. Mais quand même ça m’aurait permis de passer à la télé. J’ai raté le coche.
Que pour changer le monde, il faut passer à la télévision, sur le moment je n’y ai pas pensé. Ç’aurait été malin. J’aurais pu profiter du plateau télé pour appeler les gens à voter communiste d’une manière convaincante. C’était mon truc à l’époque, le communisme. Maintenant j’en ai un peu honte. Comme de tout ce qui a pu m’exalter dans ma jeunesse, le communisme, j’ai bien dit, mais aussi le sexe, les alcools forts, le chagrin d’amour, la philosophie de Kant.
Kant m’a excitée bien plus que les écrits du marquis de Sade, ça c’est un peu normal, mais bien plus aussi que les écrits de Georges Bataille, plus étonnant. Je me revois, haletante, en train d’étudier le concept de liberté sans d’abord rien y comprendre. Voilà un livre qui m’a rendue opiniâtre. Cette résistance dont je savais qu’elle finirait par céder aura été la cause de ma jouissance. À un moment, j’ai tout compris d’un paragraphe. Alors on m’a vue dans le dortoir des terminales, tourner sur moi-même, le cou offert, les yeux révulsés, criant peut-être des jurons, c’est le jour où j’ai compris un petit peu Kant. Et après, je n’ai plus parlé que de ça. Ma mère me disait : « Tu parles tout le temps de Kant. » Et moi : « Si ça te dérange, maman, j’arrête tout de suite. » Ma mère savait que ça me passerait. Auparavant, les cheveux avaient été mon sujet principal et encore avant l’Égypte antique, entre les deux il y eut le communisme. Je me suis rendue utile puisque j’ai pu expliquer cette métaphysique aux autres pensionnaires. Bien qu’elles ne fussent pas communistes, et même certaines de droite par fidélité familiale, il n’était pas question de les abandonner. J’ai fait des schémas à la craie sur le tableau de la salle d’études et je leur ai expliqué quelque chose qui aujourd’hui ne me dit plus rien. Mais je vais tout de même essayer de retrouver le chemin de ma jeunesse. Il serait à propos de dire ici quelque chose de la connaissance chez Kant. Mais je ne suis pas sûre d’avoir bien compris cet aspect de son raisonnement. Cela risque d’être déformé par ma pensée, mes expériences. De plus, dans le but d’être écoutée, je privilégierai mon bagout sur la justesse, sachez-le.
Ainsi donc, quatre longues années après les cours d’arts plastiques de Mme Vouet, un autre moment heureux est venu parachever mon parcours scolaire ; c’est quand j’ai compris quelque chose à Emmanuel Kant. C’est-à-dire quand j’ai pris part à sa pensée. Pour cela, ma méthode aura été de m’éloigner de ses phrases et de tourner sur moi-même. Ensuite, j’ai pris une craie et j’ai tracé des espèces de chemins sur le tableau de la salle d’études où nous terminions nos journées avant de passer au réfectoire puis au dortoir. L’objet qu’il m’importait de connaître était la connaissance même. Qu’est-ce que la connaissance ? Est-ce que c’est pareil que le savoir ? Et Kant explique de sa drôle de façon que la question qu’il faut se poser, c’est comment je peux connaître quelque chose. Quel chemin je vais prendre pour atteindre la chose, n’importe quelle chose. La chose elle-même n’en vaut pas toujours la peine. Ce n’est pas le problème. Ce qui compte, c’est la réflexion qu’elle suscite, le mouvement qu’elle déclenche en moi. Cela me met en chemin. Je dis « moi » pour dire « n’importe qui ». Je pourrais dire « on » mais ce n’est pas naturel. « On » me contient, il m’est inconnu pourtant. Comment m’y prendre pour le connaître ? Kant dit que la philosophie n’a pas de domaine ni d’objets qui lui sont propres. Ainsi, le monde n’est pas plus un objet de la philosophie que, par exemple, une souris, le téléphone, mon chat, la menuiserie, le soldat inconnu. Dieu n’est pas plus intéressant que « on ». Ou quoi d’autre ? La liberté n’a pas plus de valeur comme objet que le sommeil, du moment qu’on y réfléchit. La science a un domaine. La philosophie n’en a pas. La physique a comme domaine la nature inanimée. La théologie se penche sur Dieu. La biologie a un domaine, c’est celui du vivant. Mais la philosophie, elle se mêle de tout. Elle n’a pas de savoir. Elle nous invite, tous, à trouver un chemin vers ce qu’il nous faut savoir. Pour ça, notre expérience est déterminante, qu’elle soit corporelle ou mentale. Je suis un instrument de connaissance, comme n’importe qui. Grâce à mes dessins à la craie, à mes contorsions, à mes mouvements oculaires j’ai compris que Kant dit, mais d’une manière compliquée, que nous ne pouvons pas avoir un accès à ce qui est au-delà de la nature. Il dit qu’il y a ce que je peux connaître et il y a le soldat inconnu. Le soldat inconnu, c’est la métaphysique qui pourrait s’en occuper. Car la métaphysique s’intéresse à ce qui dépasse les conditions de l’expérience. La métaphysique s’occupe de ce qui dépasse l’expérience. Dieu, l’âme, l’art, le soldat inconnu, le monde, la mort…
Quand j’ai compris Emmanuel Kant, j’ai eu la sensation qu’il me comprenait aussi. C’est ça qui m’a rendue heureuse. Écoutez les pleurs d’un petit humain et faites-lui savoir que vous le comprenez, ses larmes deviendront des larmes de joie.
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Ses phrases font un poème. Ce que j’appelle un poème, c’est un entrelacs sacré, une parole qui procure une émotion mystérieuse, une parole qui vient en toi, qui fait trembler la peau.
Tu m’abandonneras. À qui dit-elle ça ? Je ne peux le savoir qu’en me mettant à sa place ou en m’adressant à elle qui est dans l’au-delà et je le fais là, devant tout le monde, c’est impudique, je le fais tant pis.
« À qui tu parles quand tu dis tu ?
— Je parle à la vie. »
En un instant, on est chassé du monde pour rejoindre ce peuple immense de ceux que la vie a abandonnés. J’ai fait cette expérience une fois à cause d’un excès de drogue et d’alcool. J’ai glissé soudain dans un espace sombre, labyrinthique, beaucoup peuplé. Il y avait des gens que je connaissais. Probablement le soldat inconnu aussi. Je ne peux pas le garantir car j’étais dans un piteux état. Nous n’étions plus en vie, on avait été lâchés de ce côté-là mais on était très vivants, voire agités. C’est une expérience de la mort, brève, extrêmement brève, comme un rêve. J’y repense quand je me promène dans les cimetières. Ils sont beaucoup peuplés, pourtant il n’y a personne.
Qu’est-ce qu’on fait ?, demande-t-elle quand elle pressent la mort.
« Est-ce que tu es en train de te demander ce qu’on fait de notre vie ?
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