Affichage des articles dont le libellé est Littérature. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature. Afficher tous les articles

vendredi 12 septembre 2025

Journal littéraire - choix de pages - Paul Léautaud

Journal littéraire - choix de pages - Paul Léautaud

18 mai 1899

 

Affreux de revenir vivre dans un endroit où on a vécu. Affreux et horrible. Un vrai supplice moral. On a qu'une idée : fuir.

 

2 juillet 1899

La phrase doit être entière, d'une seule ligne, je veux dire non coupée par des points et virgule, ponctuation qui ne correspondent à rien : autant commencer une autre phrase.

S'appliquer aux phrases longues, qui permettent seules l'harmonie. Cela, d'ailleurs, m'est plutôt aisé.

 

16 décembre 1902

C'est une meilleure méthode, en ce sens qu'on se trouve moins porté à faire de la rhétorique. Il faut s'apprendre à écrire en silence, se force à se taire.

--

Je rêvais d’écrire des poèmes définitifs : La Couronne, Danseuses, Hôpital, Le Poème, et quelques autres, deux cents vers au plus, mais des vers ! ! !; Il y a eu comme cela une crise élégiaque (17 à 20 ans), - la crise poétique (et un peu romans et nouvelles) (20 à 25 ans), - la crise philosophique (Taine, Renan, Barrès) (25 à 28 ou 29 ans), - puis j’ai commencé à être un peu moi-même (article sur Tinan), la besogne des Poètes d’aujourd’hui m’a nettoyé, la lecture assidue et amoureuse de Stendhal, une lecture plus profonde, plus studieuse qu’autrefois, m’a éclairé, de longues réflexions.

 

6 mai 1903

Je relisais ce matin dans la Vie de Henri Brulard le passage du « moment du génie. »

25 août 1903

Qu’elle est jolie quand elle est heureuse ! (Non, non elle n’était pas jolie. Toujours la même histoire : l’effet de l’illusion amoureuse. ON n’est pas jolie quand on est aussi sotte. La beauté sans esprit n’est pas la beauté. Mieux vaut une laide avec de l’esprit. Même dans certaine occupation, l’esprit a son intérêt. Lamour dans la bêtise est un piètre amour.)

5 janvier 1904

Combien j’aime mieux la chambre simple et même pas ornée de l’amateur qui note ses idées, selon qu’elles lui viennent, sans souci de faire des phrases, et qui n’a que quelques livres mais qu’il a lus. Homme de lettres : ce n’est pas loin aujourd’hui d’homme de peine.

--

Ce n’est pas qu’on soit très tard, non, c’est bien ce que je dis, il faut beaucoup de temps avant de se décider à se montrer tel qu’on est, délivré du souci de ce qui est admiré et qu’avant on cherchait naïvement à imiter, se forçant à le trouver bien, malgré la secrète différence que l’on en sentait avec soi.

16 avril 1904

Il faut avoir le goût de ses idées, mêmes fausses ou déplaisantes.

--

Je venais de lire tout Stendhal, je venais de réfléchir intensément sur mes lectures, je commençais à me trouver, un goût me venait pour mes idées, un j’m’en fichisme pour les idées d’autrui, je perdais la paralysie qu’est l’admiration, etc., etc.

17 juin 1904

La facilité avec laquelle je les ai quittés, l’absolu néant de leur influence sui moi, encore que je ne croie à l’influence d’aucuns livres, et toute cette ressemblance entre le moi d’aujourd’hui et le moi d’alors, prouvent bien qu’ils ne furent que cela, des passe-temps, des essais, etc.

11 septembre 1904

Avec le caractère, les goûts et les idées que j’ai, et ma nervosité excessive, c’est encore la solitude qui me convient le mieux. Seulement, il y faut bien quelques plaisirs. Or, je commence à chercher les miens. Ecrire ? J’ai dit souvent ce qu’il en est. Lire ? à part dix ou quinze livres, le reste m’assomme.

20 mai 1905

On n’est soi vraiment que dans les moments de sentiments vifs. En individus, en sentiments et en œuvres, il n’y a que l’excessif qui compte.

 

31 mai 1905

Etre l’homme de son cœur, disait Chamfort. Etre l’homme de son esprit, dirais-je aussi. Les deux n’en font qu’un, peut-être. Chamfort ! Il a des mots, des expressions qui sont toutes modernes. Il est tout à fait à la mesure de notre sensibilité actuelle. Epongez la vie, comme c’est bien. Il y a du Chamfort chez quelques écrivains actuels, des jeunes.

 

30 août 1905

Je disais à Gourmont que ces écrits sont selon moi est de surprendre des gestes, des morts, des traits, d’apprendre des histoires sur les gens, des choses cachées, en notant tout ce qu’on voir, entend ou apprend et en le racontant ensuite, qu’il y a là selon moi une grande jouissance d’esprit, on voit le don vrai des individus, que si j’étais riche et libre j’aurais passé ma vie à cela…

19 septembre 1905

Je lui ai avoué que je n’en sais rien, et que, d’autre part, comme j’aime à écrire, il me faut bien écrire sur des choses vraies, incapables que je suis de rien inventer, que je n’aime au reste que les choses vraies. Cela nous a amené à parler de l’éducation et de ses résultats : il y a ceux qui en gardent la marque parce qu’ils n’ont aucune existence propre et qui subissent cela comme il auraient subi autre chose, ceux qui en gardent la marque avec hypocrisie, gardant leur vraie nature mais la dissimulant, enfin ceux sur qui l’éducation ne fait rien, parce qu’ils ont une individualité très forte. Nous concluons que l’éducation a, en général, peu d’effet, qu’on reste l’individu qu’on est et que s’il y a une influence qui compte, c’est bien plutôt celle du milieu dans lequel on vit. Encore n’en suis-je pas du tout sûr pour ma part. Une personnalité fortement marquée peut continuer à être réfractaire à tout, jusqu’au bout.

 

4 avril 1906

Je n’ai vécu que pour écrire. Je n’ai senti, vu, entendu les choses, les sentiments, les gens, que pour écrire. J’ai préféré cela au bonheur matériel, aux réputations faciles. J’ay ai même souvent sacrifié mon plaisir du moment, mes plus secrets bonheurs et affections, même le bonheur de quelques êtres, devant le chagrin desquels je n’ai pas reculé, pour écrire ce qui me faisait plaisir à écrire. Je garde tout cela un profond bonheur.

 

20 janvier 1908

A ce sujet, je me demande quel est exactement mon genre d’esprit ? L’esprit de mots ? Ou un certain don de raconter en amusant, avec naturel et franchise ? Un peu le premier.

9 juin 1908

En réalité, Gourmont est comme nous tous. Il fait la critique de ses idées avec les idées des autres. Il apporte même en plus une grande facilité à les modifier quelquefois du tout au tout.

11 aout 1913

Je pense, depuis quelques jours, que Rousseau et après lui Chateaubriand ont fait beaucoup de mal à la littérature. C’est d’eux que nous viennent tous nos phraseurs. Ils ont ôté le naturel dans le style comme dans les sentiments. Ils ont créé une pose, une attitude aussi bien de forme, d’expression, que d’esprit. Il est peut-être vrai qu’ils ont créé certains sentiments, certains « états d’âme », comme disent les beaux parleurs.

20 juin 1922

C’est un écrivain de marque, Gide, qui a un ton, un style, une façon de sentir et de voir à lui, et des sujets à lui et qui le tiennent de près, semblables au possible à son esprit et à sa personne. Ce petit volume de morceaux choisis est excellent pour le connaître et le faire apprécier. N’importe. J’ai beau le trouver fort bien. Ce n’est pas mon genre, ni comme fond ni comme forme. Il me faut plus de vivacité et de spontanéité, plus d’extérieur, il me semble que je pourrais résumer en disant : moins d’art. Ce qui ne n’empêche pas de penser que la littérature de Gide est plus rare et peut-être supérieure à ce que je préfère.

23 juillet 1922

Cette différence qu’on voit souvent chez un même auteur entre le style de ses lettres, le style de son Journal, s’il en tient un, et le style de ses articles, de ses livres, est tout de même une chose curieuse. On ne peut nier que le premier est supérieur au second, avec tout l’intérêt du naturel, du vrai et de la spontanéité. On ne peut nier que dès que nous écrivons un article, un livre, pour le public, en un mot, nous faisons tous plus ou moins de la rhétorique, nous avons tous quelque chose d’apprêté, même ceux de nous qui sont les plus simples

24 septembre 1926

Quand je dis : beauté morale (mots qui me déplaisent souverainement), j’entends maque d’hypocrisie, franchise, indépendance d’esprit, désintéressement du jugement d’autrui, tout ce que les sots appellent cynisme et perversion.

 

5 août 1944

 

On vérifie son intelligence, son savoir, sur la bêtise, les erreurs d’autrui

 

11 février 1948

Qu’est-ce que la littérature ? qu’est-ce qu’écrire ? qu’il s’agisse de vers, de prose. Une maladie, une folie, une divagation, un délire – sans compter une prétention !!! Un homme sain, à l’esprit sain, solidement posé, solide dans sa vie, n’écrit pas, ne penserait même pas à écrire. À y regarder d’encore plus près, la littérature, écrire, sont de purs enfantillages. Il n’y a qu’un genre de vie humaine qui se tienne, s’explique, se justifie, vaille et rime à quelque chose: la vie paysanne.

 

lundi 8 septembre 2025

la traversée des apparences - Virginia Woolf

la traversée des apparences - Virginia Woolf

 

ch1

. Cependant, par une sorte de magie, cet homme et cette femme demeuraient inaccessibles à la malveillance publique. Pour l’homme, ses lèvres mobiles laissaient deviner que cette magie, c’était la pensée ; pour la femme, son regard fixé droit devant elle et comme pétrifié au-dessus du niveau normal montrait que c’était le chagrin. Seul le mépris de tout ce qui se trouvait sur son passage lui permettait de retenir ses larmes ; être effleurée par les gens qui la dépassaient lui était manifestement une souffrance. 

ch3

 

De son côté, Willoughby avait employé ces quelques minutes à esquisser devant les Dalloway les personnes qu’ils allaient rencontrer. Il les comptait sur ses doigts :

« D’abord mon beau-frère Ambrose, l’érudit que vous connaissez sans doute de nom ; sa femme ; mon vieil ami Pepper qui ne fait pas grand bruit, mais à qui, paraît-il, nul n’a rien à apprendre. Et c’est tout. Nous sommes en petit comité. Je dois les débarquer sur la côte. »

Mrs. Dalloway, penchant un peu la tête de côté, essayait de se rappeler Ambrose – (était-ce un pseudonyme ?) – et n’y parvenait pas. Ce qu’elle venait d’entendre lui causait plutôt des appréhensions. Elle savait qu’un savant épouse en général la première venue, une fille qu’il a rencontrée au fond de la campagne, pendant une tournée de conférences, ou bien une petite banlieusarde qui dira d’un air pointu : « C’est mon mari qui vous intéresse, ce n’est pas moi, je le sais bien ! »

Mais à ce moment Helen parut et Mrs. Dalloway constata avec soulagement que, malgré son allure un tantinet excentrique, elle n’avait rien de négligé, se tenait correctement et parlait sur un ton modéré, ce qui, pour elle, était la caractéristique d’une femme du monde. Mr. Pepper n’avait pas pris la peine d’échanger contre un autre son complet net et disgracieux.

 

ch4

« Jane Austen ? Je n’aime pas Jane Austen, dit Rachel.

— Monstre ! s’écria Clarissa, c’est tout juste si je vous pardonne ! Et pourquoi, dites ?

— Elle est tellement… tellement… enfin, elle est comme une natte trop serrée, pataugeait Rachel.

 ch5

— La convalescence, comme je dis toujours, comprend trois stades, intervint la voix cordiale de Willoughby : le stade du lait, le stade de la tartine et le stade du rosbif. Vous devez en être au stade de la tartine, si je ne me trompe ! (Il lui tendit le plat.) Avec cela, je vous conseillerais une tasse de thé bien fort, puis un petit tour rapide sur le pont. Après quoi, vers l’heure du dîner, vous réclamerez à grands cris du rosbif. Qu’en dites-vous ? »

  ch6

— Naturellement », acquiesça Helen. Puis elle ajouta : « Il ne te reste plus qu’à te lancer et à devenir quelqu’un pour ton propre compte. »

L’image de sa personnalité propre, de soi-même comme entité réelle, perpétuelle, différente de toutes les autres, irrépressible autant que la mer ou le vent, se projeta en éclair dans l’esprit de Rachel et l’idée de vivre la bouleversa profondément.

 

ch7

De loin, l’Euphrosyne paraissait très petite. En la regardant du haut des grands transatlantiques avec des lunettes d’approche on la prenait pour un caboteur, pour un cargo ordinaire ou même pour un de ces misérables petits transports où les passagers roulent sur le pont pêle-mêle avec le bétail. Pareilles à des insectes, les silhouettes des Dalloway, des Ambrose et des Vinrace prêtaient à rire, elles aussi, en raison de leur extrême petitesse. 

ch9

« Qu’est-ce que tu oubliais de me dire ?

— Es-tu sûr de ne pas sous-estimer l’importance des sentiments ? » demanda Mr. Hewet, oubliant de nouveau ce qu’il avait voulu dire d’abord.

Après avoir contemplé d’un regard intense son Gibbon immaculé, Mr. Hirst répondit par un sourire à la question de son ami. Il mit le livre de côté et médita quelque temps encore, pour observer à la fin :

« Tu as un esprit que je tiens pour singulièrement confus… Les sentiments ? N’est-ce pas là ce à quoi nous attachons le plus d’importance ? Nous plaçons l’amour tout là-haut et le reste quelque part tout en bas. »

ch15

. Après des années de vie conjugale, les gens cessent de sentir la présence corporelle l’un de l’autre, de sorte que chacun se comporte comme s’il était seul, prononce des paroles auxquelles il n’attend pas de réponse et produit, en général, l’impression de goûter l’agrément de la solitude, sans en supporter l’ennui. 

ch22

Elle demanda au lieu de répondre :

« Et pourquoi donc les gens ne décrivent-ils pas les choses qu’ils sentent réellement ?

— Ah ! c’est là la difficulté, soupira-t-il en rejetant le livre. Mais dites : comment sera-ce quand nous serons mariés ? Quelles sont les choses que les gens sentent réellement ? »

Elle paraissait hésiter.