dimanche 20 décembre 2015

Poisson soluble – André Breton



Poisson soluble – André Breton

N’est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des poissons et l’homme est soluble dans sa pensée

Est-ce que ça signifie que l’homme comme conscience et volonté disparaît au cours du « fonctionnement réel de la pensée », que lorsqu’il laisse s’exprimer cet « autre » présent dans le « je », il se dissout dans « la grande inconscience vive et sonore » que célébrera Nadja. La formule se prêterait même à la manifestation du rêve de fluidité totale – échapper aux limitations de la forme, de la substance – qui habite tous ces textes.

Les petits pois sont verts … les petits poissons rouges

Scènes de la vie d’un faune- Arno Schmidt



Scènes de la vie d’un faune- Arno Schmidt

La lune crâne rasé de Mongol s'est rapprochée de moi. (Les discussions ne servent qu'à vous faire trouver après coup les bons arguments.)

Finalement, ceux qui commandent c'est toujours les pires, c'est-à-dire : les supérieurs, les chefs, les directeurs, les présidents, les généraux, les ministres, les chanceliers. Un type bien aurait honte d'être un supérieur !

Les gens se comportaient comme des drapeaux : les lèvres soufflaient le vent, les mains claquaient.


« Les renards emportent les poules. Les faucons emportent les poules. » (les hommes emportent les poules ! - : les guerres emportent les hommes ; les épidémies emportent les hommes ; la mort emporte tous les hommes ! – ça finit par aller trop loin ; j’arrête de penser à tout ça !)

lundi 14 décembre 2015

La grève des électeurs - Octave Mirbeau

La grève des électeurs - Octave Mirbeau

Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner.

samedi 28 novembre 2015

La fête de l’insignifiance – Milan Kundera



La fête de l’insignifiance – Milan Kundera

Plus que l'inutilité. La nocivité. Quand un type brillant essaie de séduire une femme, celle-ci a l'impression d'entrer en compétition. Elle se sent obligée de briller elle aussi. De ne pas se donner sans résistance. Alors que l'insignifiance la libère. L'affranchit des précautions. N'exige aucune présence d'esprit. La rend insouciante et, partant, plus facilement accessible.


Bien sûr », dit Charles et il reposa le livre sur la table : « Car personne autour de lui ne savait plus ce que c'est qu'une blague. Et c'est par cela, à mes yeux, qu'une nouvelle grande période de l'Histoire annonçait sa venue. »



les morts deviennent des vieux morts, personne ne se souvient plus d'eux et ils disparaissent dans le néant


Ils sont devenus célèbres grâce à leurs ambitions, leur vanité, leurs mensonges, leur cruauté. Kalinine est le seul dont le nom restera dans la mémoire en souvenir d'une souffrance que chaque être humain a connue, en souvenir d'un combat désespéré qui n'a causé de malheur à personne sauf à lui-même. »


Je me répète ? Je commence ce chapitre par les mêmes mots que j'ai employés au tout début de ce roman? Je le sais. Mais même si j'ai déjà parlé de la passion d'Alain pour l'énigme du nombril, je ne veux pas cacher que cette énigme le préoccupe toujours, comme vous êtes vous aussi préoccupés pendant des mois, sinon des années, par les mêmes problèmes (certainement beaucoup plus nuls que celui qui obsède Alain).


Quand elle est sortie de la voiture, l'avenir n'existait plus. Elle n'avait rien à cacher. Tandis que maintenant, soudain, il faut tout cacher.


Celui qui a voulu lui imposer la vie est mort noyé. Et celui qu'elle voulait tuer dans son ventre reste vivant. L'idée du suicide est radiée à jamais.


Se sentir ou ne pas se sentir coupable. Je pense que tout est là. La vie est une lutte de tous contre tous. C'est connu. Mais comment cette lutte se déroule-t-elle dans une société plus ou moins civilisée? Les gens ne peuvent pas se ruer les uns sur les autres dès qu'ils s'aperçoivent. Au lieu de cela, ils essaient de jeter sur autrui l'opprobre de la culpabilité. Gagnera qui réussira à rendre l'autre coupable. Perdra qui avouera sa faute. Tu vas dans la rue, plongé dans tes pensées. Venant vers toi, une fille, comme si elle était seule au monde, sans regarder ni à gauche ni à droite, marche droit devant elle. Vous vous bousculez. Et voilà le moment de vérité. Qui va engueuler l'autre, et qui va s'excuser ? C'est une situation modèle : en réalité, chacun des deux est à la fois le bousculé et le bousculant.


Il est aussi recommandable, pour le naturel de la parole, d'imaginer derrière ces sons absurdes une construction grammaticale et de savoir quel mot est un verbe et lequel est un substantif.


: « L'être humain n'est que solitude.
—  Oh, comme c'est juste! s'écria la jeune D'Ardelo.
—  Une solitude entourée de solitudes », ajouta La Franck



Nous avons compris depuis longtemps qu'il n'était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d'arrêter sa malheureuse course en avant. Il n'y avait qu'une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux. Mais je constate que nos blagues ont perdu leur pouvoir.


Kalinine n'en sait rien. Ainsi, selon sa vieille habitude, rasé par leur ignorance, Staline répond lui-même :
« L'idée la plus importante de Kant, camarades, c'est la "chose en soi", ce qui se dit en allemand : "Ding an sich". Kant pensait que derrière nos représentations se trouve une chose objective, un "Ding", que nous ne pouvons pas connaître mais qui, pourtant, est réelle. Mais cette idée est fausse. Il n'y a rien de réel derrière nos représentations, aucune "chose en soi", aucun "Ding an sich". »


« La grande idée de Schopenhauer, camarades, c'est que le monde n'est que représentation et volonté. Cela veut dire que derrière le monde tel que nous le voyons il n'y a rien d'objectif, aucun "Ding an sich", et que, pour faire exister cette représentation, pour la rendre réelle, il doit y avoir une volonté ; une volonté énorme qui l'imposera. »

Timidement, Jdanov proteste : « Josef, le monde comme représentation! Toute ta vie tu nous as obligés à affirmer que c'était un mensonge de la philosophie idéaliste de la classe bourgeoise ! »
Staline : « Quelle est, camarade Jdanov, la première propriété d'une volonté? »
Jdanov se tait et Staline répond : « Sa liberté. Elle peut affirmer ce qu'elle veut. Passons. La vraie question est celle-ci : Il y a autant de représentations du monde qu'il y a de personnes sur la planète ; cela crée inévitablement du chaos ; comment mettre de l'ordre dans ce chaos? La réponse est claire : En imposant à tout le monde une seule représentation. Et l'on ne peut l'imposer que par une seule volonté, une seule immense volonté, une volonté au-dessus de toutes les volontés. Ce que j'ai fait, autant que mes forces me l'ont permis. Et je vous assure que sous l'emprise d'une grande volonté les gens finissent par croire n'importe quoi ! Oh, camarades, n'importe quoi ! » Et Staline rit, avec du bonheur dans la voix.



« Mais qu'est-ce que l'humanité ? Ce n'est rien d'objectif, ce n'est que ma représentation subjective, à savoir : c'est ce que j'ai pu voir autour de moi de mes propres yeux. Et qu'est-ce que j'ai vu tout le temps de mes propres yeux, camarades? Je vous ai vus, vous! »


Alain continua : « Chacun de ces quatre lieux d'or représente un message érotique. Et je me demande quel est le message érotique dont nous parle le nombril. » Après une pause : « Une chose est évidente : contrairement aux cuisses, aux fesses, aux seins, le nombril ne dit rien de la femme qui le porte, il parle de quelque chose qui n'est pas cette femme.



vendredi 20 novembre 2015

L’amour liquide - Zygmunt Bauman



L’amour liquide - Zygmunt Bauman


Avant propos


Ulrich, le héros du grand roman de Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, était conforme à ce qu'indiquait le titre de l’œuvre : un « homme sans qualités ». Dépourvu de qualités propres - héritées ou acquises une bonne fois pour toutes, sans qu’on puisse les lui ôter -, il devait constituer par ses propres efforts celles dont il souhaitait disposer, y employer ses méninges et son flair; rien ne garantissait cependant qu'aucune de ses qualités durerait à jamais dans un monde plein de signaux déroutants, enclins à changer rapidement et de façon tout à fait imprévue.
Le héros du présent ouvrage est Der Mann ohne Verwandrschaften - « l’homme sans liens », et surtout, pas aussi fixes que l'étaient les liens de parenté du temps d’Ulrich. Dépourvu de liens indestructibles et attachés pour toujours, ce héros — habitant de notre société moderne liquide -, comme sa successeurs, doit aujourd'hui nouer par sa propres efforts ceux qu’il souhaite utiliser pour s’engager auprès du reste de l’humanité, à l’aide de sa propres capacités, de sou propre dévouement. Non reliés, les gens doivent se connecter... Rien ne certifie néanmoins qu’aucun des liais qui viennent combler le vide laissé par les liens absents ou moisis ne durera. En tout état de cane, ils doivent rester flottants afin qu’on puisse se détacha à nouveau,  sans délai, au premier changement de décor - et une chose est sûre : dans la modernité liquide, le décor change sans cesse.
La troublante fragilité des liens entre la hommes, le sentiment d’insécurité qu’elle inspire, ainsi que la désirs contradictoires que ce sentiment provoque pour resserrer — mais pas trop — la liens, c'est ce que le présent ouvrage va tenter d’éclaircir, de raconta et de comprendre.
Mon œil étant moins exercé que celui de Musil, ma moins riche en couleurs, et mon coup de pinceau moins  - toutes ces qualités qui firent de Der Mann ohne Eigenschaften portrait ultime de l’homme moderne -, je dois me contenter d’esquisser une série de croquis grossiers et partiels plutôt que de m’essayer à un portrait en pied, sans parler de ressemblance. Le mieux que je puisse espérer, c'est une photo d’identité, une image composite qui contiendra autant de vides et de blancs que de sections complétées. Cela dit, cet assemblage final constituera lui aussi une tâche inachevée, qu'il appartiendra au lecteur de terminer.
Le héros principal du présent ouvrage, c’est la relation humaine. Les personnages importants en sont les hommes et les femmes, nos contemporains, désespérés de ne devoir compter que sur leurs seules méninges, éprouvant un sentiment d’inutilité flagrante, recherchant ardemment la sécurité de l’unité ainsi qu une main charitable à laquelle se fier en cas de besoin, ils languissent d « établir des rapports avec autrui » ; et pourtant, l’état d’« être en rapport » les fait hésiter, en particulier celui du rapport « pour de bon », sans parler de « pour toujours », dans la mesure où ils craignent que cela leur impose des charges et leur cause des pressions qu’ils ne se sentent ni aptes ni disposés à supporter et qui, dès lors, peuvent sérieusement limiter la liberté dont ils ont besoin - oui, vous l’avez deviné - pour établir des rapports...
Dans notre monde d’« individualisation » luxuriante, les relations sont à double tranchant. Elles hésitent entre le rêve agréable et le cauchemar, sans que l’on puisse prévoir à quel moment l’un deviendra autre. La plupart du temps, ces deux avatars cohabitent - à des niveaux de conscience différents, toutefois. Dans un cadre de vie moderne liquide, les relations constituent peut-être les incarnations les plus communes de l’ambivalence, les plus vives, les plus pénibles, celles que l’on ressent le plus profondément. C’est, pourrait-on dire, la raison pour laquelle elles sont bien ancrées au cœur de l’attention des individus-par-décret modernes liquides, sur la première ligne de leur ordre du jour personnel.
Les « relations » sont devenues le sujet de conversation le plus discuté, le seul jeu qui vaille la peine d’être joué, en dépit de ses risques reconnus. Certains sociologues, habitués à former des théoriques à partir de statistiques et des croyances pleines de bon sens que ces statistiques rapportent, s’empressent de conclure que leurs contemporains sont avides d’amitiés, de liens, d’unité, de communauté. Le fait est cependant que l’attention des hommes (comme si elle suivait la règle d’Heidegger selon laquelle les choses ne se révèlent à la conscience que par la frustration qu’elles engendrent - faisant faillite, disparaissant, agissant en contradiction avec leur caractère ou trahissant leur nature) tend de nos jours à se concentrer sur les satisfactions qu’ils espèrent recueillir de ces relations précisément parce que, d’une certaine manière, ils ne les ont pas trouvées pleinement et réellement satisfaisantes ; et, lorsqu’elles le sont vraiment, le prix quelles demandent est souvent jugé excessif et inacceptable. Dans leur fameuse expérience, Miller et Dollard constatèrent que les rats de laboratoire atteignaient un pic d’excitation et d’agitation lorsque « l’adiance égalait l’abiance » - c’est- à-dire quand la menace d’une décharge électrique et la promesse
d’un aliment alléchant étaient bien équilibrées...
On ne s’étonnera donc pas que les « relations » forment un des principaux moteurs du « boom des conseillers » actuel. Les tâches qu’affrontent les individus sont trop complexes et trop têtues, trop difficiles à analyser ou débrouiller pour qu’ils puissent s’en occuper tout seuls. L’agitation que manifestaient les rats de Miller et Dollard débouchait par trop souvent sur une paralysie d’action. L’incapacité à choisir entre attirance et répulsion, entre espoirs et craintes, rejaillissait en incapacité à agir. Contrairement aux rats, en pareilles circonstances, les hommes peuvent s’adresser aux conseillers experts qui leur proposent leurs services, moyennant salaire. Ce qu’ils espèrent apprendre, c’est comment faire la quadrature du cercle : avoir le beurre et l’argent du beurre, écrémer les délices de la relation sans en conserver l’amertume et les désagréments, savoir contraindre la relation à leur donner du pouvoir sans leur en faire perdre, des moyens sans les handicaper, des satisfactions sans les accabler...
Les experts ne demandent qu'à rendre service, certains sont de ne jamais voir leur clientèle se tarir puisque aucun conseil ne parviendra jamais à faire perdre sa circularité à un cercle et ainsi le rapprocher des formes du carré... Leurs conseils abondent bien que, en règle générale, ils ne fassent qu'élever la pratique commune au rang de connaissance commune et celle-ci, à son tour, au rang supérieur de théorie érudite, digne de foi. Les bénéficiaires de ces conseils parcourent les colonnes « relations » des mensuels et hebdomadaires de luxe, ignorant en silence leur contraire, le désengagement, le « réseau » représente une matrice de connexions et déconnexions simultanées; impossible d'imaginer un réseau qui ne permette pas à la fois ces deux opérations. Au sein d un réseau, connexion et déconnexion forment des choix aussi légitimes l'un que l'autre, jouissent du même statut et véhiculent la même importance. Rien ne sert de demander laquelle des deux activités constitue « l'essence » du réseau ! Un « réseau » suggère que les moments où l’on « est en contact » sont parsemés de périodes de vagabondage. Dans un réseau, on s'engage dans une connexion à la demande, connexion que l’on peut rompre à volonté. Une relation « indésirable quoique indestructible » est la possibilité même qui rend l’action d’« établir des rapports » aussi perfide quelle est ressentie. Cependant, une « connexion indésirable » constitue un oxymore : les connexions peuvent être, et le sont, rompues bien avant que l’on commence à les détester.
Les connexions sont des « relations virtuelles ». À la différence des relations à l’ancienne (sans parler des relations « engagées » et encore moins des engagements à long terme), elles semblent faites à la mesure d’un cadre de vie moderne liquide dans lequel les « possibilités romantiques » (et pas seulement les romantiques) sont censées espère-t-on, aller et venir à une allure toujours plus folle, au sein de foules jamais décroissantes, se rejetant les unes les autres en coulisses et criant à qui mieux la promesse « d’être plus satisfaisantes
et plus épanouissantes ». Contrairement aux « relations réelles », il est simple de s’engager dans une « relation virtuelle » et d’en sortir. D'une apparence chic et soignée, elles semblent faciles à utiliser, faites pour l’utilisateur, comparées aux « choses sérieuses », lourdes, lentes à se mouvoir, inertes et confuses. Interrogé sur le succès fulgurant des prises de rendez-vous par ordinateur aux dépens des bars pour célibataires et des petites annonces de rencontres, un jeune Homme de vingt-huit ans, originaire de Bath, évoqua un avantage décisif des relations électroniques : « On peut toujours appuyer sur Ia la touche “supprimer”. »
Comme si elles obéissaient à la loi de Gresham, les relations virtuelles (rebaptisées « connexions ») établissent le modèle qui élimine toutes les autres. Cela ne rend pas heureux les hommes et les femmes qui cèdent à la pression ; à peine plus que la pratique des relations pré-virtuelles. On gagne d’un côté, on perd de l’autre.
Ralph Waldo Emerson le faisait remarquer : pour survivre sur une fine couche de glace, il faut patiner vite. Quand la qualité nous fait faux bond, nous avons tendance à chercher la rédemption dans la quantité. Lorsque les « engagements sont dénués de sens » et que les relations cessent d’être dignes de confiance et n’ont que peu de            chances de durer, on est enclin à échanger les partenariats contre des réseaux. Mais alors, se fixer se révèle encore plus difficile qu'auparavant - il nous manque à présent les aptitudes qui rendraient l’opération réalisable, ou le pourraient. Être en mouvement était jadis un privilège, une œuvre accomplie, c’est désormais indispensable.
Maintenir sa vitesse constituait autrefois une aventure grisante, c'est aujourd’hui une épuisante corvée. Enfin, point capital, la vicieuse incertitude et la confusion vexante, que la vitesse était censée chasser, refusent de s’en aller. La facilité de désengagement et la résiliation-à- la-demande ne réduisent pas les risques ; elles ne font que les distribuer, de même que les angoisses qu’ils exhalent, d’une autre façon. Le présent ouvrage est consacré aux risques et angoisses qu’il y a à vivre à deux, et séparément, dans notre monde moderne liquide.

1.      Tomber amoureux ou en dehors

« Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier. »
Voilà l’avis que fait Charles Baudelaire aux lecteurs de son Spleen de Paris. Et c’est bien regrettable. Se fût-il abstenu, j’aurais souhaité moi-même composer semblable préambule — ou approchant - à ce qui va suivre. Mais il ne s’abstint pas, et je ne peux que le citer. Naturellement, Walter Benjamin retirerait la restriction de la phrase précédente. Moi aussi, maintenant que j’y repense.
« Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. » C’est le cas des fragments qui s’écoulent de la plume de Baudelaire ; le sera-ce aussi pour les bribes de pensée qui vont suivre, ce n’est pas à moi mais au lecteur de le décider.
Dans la famille des pensées, il y a quantité de nains. C’est pourquoi on inventa la logique et la méthode et qu’une fois découvertes, les penseurs de pensées les embrassèrent avec gratitude. Les nabots peuvent dissimuler et, au final, oublier leur faiblesse dans l'impressionnante splendeur des colonnes en marche et des ordres de bataille. Une fois les rangs formés, qui remarquera combien les soldats sont minuscules ? On peut former une armée des plus impressionnantes en alignant en ordre de bataille rangée sur rangée de Pygmées...
Peut-être aurais-je dû agir ainsi avec ces fragments hachés, ne serait-ce que pour faire plaisir aux inconditionnels de la méthodologie. Mais je ne dispose plus d’assez de temps pour mener cette tâche à son terme, alors il serait stupide de ma part de penser à l’ordre des rangs avant même d’avoir battu le rappel...
À bien y réfléchir : peut-être le temps me semble-t-il trop court non pas en raison de mon grand âge, mais parce que plus on vieillit mieux on comprend qu’une pensée a beau sembler grande, elle ne l’est jamais assez pour embrasser - et encore moins conserver - la généreuse prodigalité de l’expérience humaine. Ce que nous savons, souhaitons savoir, nous efforçons de savoir, devons essayer de savoir au sujet de l’amour ou du rejet, être seul ou à deux puis mourir ensemble ou seul - tout cela peut-il être rationalisé, mis en ordre, arrangé conformément aux critères de consistance, de cohésion et d’exhaustivité établis pour les affaires de moindre importance ? Peut-être bien - mais dans l’infinitude du temps alors.
N’est-il pas vrai que lorsque tout est dit quant aux affaires qui importent le plus à la vie des hommes, les choses les plus importantes demeurent inexprimées ?
L’amour et la mort, les deux personnages principaux de notre histoire, en l’absence d’une intrigue ou d’un dénouement, mais condensant la majeure partie de la fureur et du bruit de la vie, admettent ce genre de songerie/écriture/lecture plus que tout autre.
Ivan Klima nous dit : peu de choses se rapprochent autant de la mon que l’amour accompli. Chaque apparition des deux est unique mais aussi définitive, elle n’admet pas la répétition, n’autorise aucun appel et ne promet aucun sursis. Chacun doit, et le fait, seul». Chacun naît pour la première fois, ou renaît, dès qu'il entre, surgissant toujours de nulle part, des ténèbres du non-être sans passé ni futur. Chaque fois, chacun commence du début, mettant à nu le superflu des intrigues passées et la vanité de toutes celles à venir.
Pas plus dans l’amour que dans la mort on ne peut s’engage deux fois ; encore moins que dans le fleuve d’Héraclite. Ils sont, en  effet, leurs propres tête et queue, faisant preuve de dédain et de négligence à l’égard de toute autre.
Bronislaw Malinowski se moquait, non sans mépris, des diffusionnismes qui confondaient, selon lui, les collections des musées avec les généalogies ; ayant vu de rudimentaires outils en silex mis sous verre avant de plus raffinés, ils parlaient des « outils de l'histoire ». C’était, ricanait Malinowski, comme si une hache en pierre en engendrait une autre de la même manière que, disons, l'hipparion donna naissance, en temps et lieu, à l'equus caballus. On peut faire remonter les origines du cheval à d’autres chevaux, mais les outils ne sont ni ancêtres ni descendants d’autres outils. À la différence des chevaux, les outils n’ont aucune histoire propre. On pourrait dire qu’ils ponctuent les biographies humaines individuelles et les histoires collectives ; ils sont des effusions ou des sédiments de telles biographies et histoires.
On peut avancer plus ou moins la même chose quant à l’amour et la mort. Les liens causaux, d’affinités ou de parenté sont tous des traits de l’individualité et/ou de l’unité humaine. L’amour et la mort n’ont pas d’histoire propre. Ce sont des événements au sein du temps humain — chacun est un événement distinct, non connecté (et encore moins connecté de façon causale) à d’autres événements « similaires », sauf dans des compositions humaines désireuses après coup de désigner — d’inventer — les connexions et de comprendre l’incompréhensible.
Ainsi ne peut-on apprendre à aimer ; ni à mourir. Et l’on ne peut apprendre l’art insaisissable — non existant, quoique vivement désiré - qui consiste à échapper à leur emprise et ne pas croiser leur route. L'amour et la mort frappent, en temps et en heure ; sauf que l’on ne peut savoir quand cela se produira. Quelle que soit cette date, elle prendra à l’improviste. Au cœur même de vos préoccupations quotidiennes, l’amour et la mort surgissent ab nihilo — à partir de rien. Bien entendu, il est fort probable que nous nous penchions arrière pour en tirer les leçons après coup ; nous essaierons de retracer les cours des antécédents, déploierons le principe infaillible d’un post hoc étant sans doute le propter hoc, tenterons de dresser la carte d’un lignage « sensé » de l’événement, et, le plus  souvent, nous y parviendrons. Ce succès nous est nécessaire pour le bien-être qu’il apporte : il ressuscite — de façon indirecte, certes — la foi en la régularité du monde et en la prévisibilité des événements, indispensable à la santé mentale. Il convoque également une illusion de sagesse acquise et, par-dessus tout, une sagesse que l'on peut apprendre comme on apprend à utiliser les lois de l’induction de J. S. Mill, à conduire une voiture, à manger avec des baguettes au lieu d’une fourchette, ou encore à faire bonne impression à un enquêteur.
Pour ce qui est de la mort, il faut bien reconnaître que l’apprentissage se limite à l’expérience des autres, aussi n’est-il qu’une illusion in extremis. L’expérience d’autrui ne peut être réellement acquise comme une expérience ; dans le résultat qui consiste à apprendre l’objet, on ne peut jamais séparer L'Erlebnis de la contribution créative des pouvoirs inventifs du sujet. L’expérience d’autrui ne peut être connue qu’en tant qu’histoire transformée, interprétée, de ce qu’autrui a vécu. Peut-être certains chats disposent-ils, comme le Tom du dessin animé Tom & Jerry, de neuf vies ou plus, et peut-être certains convertis peuvent-ils être amenés à penser qu’ils sont nés de nouveau — mais le fait est que la mort, comme la vie, ne se produit qu’une fois ; on ne peut apprendre à « faire correctement la prochaine fois » un événement que l’on ne revivra plus.



Si le désir veut consommer, l’amour veut posséder. Alors que la satisfaction du désir est contemporaine de l’annihilation de son objet, l’amour s’accroît avec ses acquisitions et trouve satisfaction dans leur durabilité. Si le désir s’autodétruit, l’amour, lui, se perpétue de lui-même.
Comme le désir, l’amour est une menace pour son objet. Le désir \ détruit son objet, se détruisant lui-même ce faisant ; par la toile protectrice que l’amour tisse avec soin autour de son objet, il l’asservit. Il fait prisonnier et met le prévenu en détention ; il procède  à une arrestation pour la protection même du prisonnier.



Parler de « désir » revient peut-être à dire un mot de trop. Comme pour les achats : Harvie Ferguson l'a montré, de nos jours, on n’achète pas pour satisfaire un désir mais par souhait. Semer, cultiver et nourrir le désir, cela prend du temps (un temps intolérablement long, d’après les critères d’une culture qui exècre les atermoiements et promeut en lieu et place la « satisfaction instantanée »). La germination, la croissance et le mûrissement du désir demandent du temps. Alors que le « long terme » n’a de cesse de se rétrécir, la vitesse de maturation du désir résiste obstinément à l’accélération ; le temps nécessaire au recouvrement des retours sur investissement dans la culture du désir semble toujours plus long - c’en devient irritant et hors de prix.



Aujourd’hui, on a tendance à concevoir les centres commerciaux en gardant à l’esprit la vitesse d’éveil et la rapidité d’extinction des souhaits, et non la procréation et l’entretien, longs et encombrants,
 des désirs. Le seul désir qui devrait (et c’est souvent le cas) se voir implanté lors d’une visite dans un centre commercial est celui de la répétition, sans cesse renouvelée, du moment merveilleux où on « se laisse aller » et on laisse les souhaits improviser sans contrainte scénaristique. La brièveté de leur espérance de vie est leur bien le plus précieux, celui qui leur donne l’avantage sur les désirs. S'abandonner à un souhait, contrairement au désir que l’on suit, n'est momentané, chacun le sait, accompagné de l’espoir qu’il ne laissera pas de conséquences durables à même de condamner de prochains moments de joyeuse extase. Pour ce qui est des partenariats et, en particulier, des partenariats sexuels, suivre un souhait plutôt qu’un désir signifie laisser la porte ouverte à « d’autres possibilités romantiques » qui, comme le suggère le Dr Lamont et y Médite Catherine Jarvie, « peuvent être plus satisfaisantes et épanouissantes ».





Dans sa version orthodoxe, le désir nécessite de l’entretien, y compris un soin prolongé, un marchandage difficile sans résolution courue d’avance, quelques choix cornéliens et une poignée de compromis douloureux — mais, pire que tout, il occasionne un délai de gratification, ce qui constitue sans doute le sacrifice le plus honni dans notre monde de vitesse et d’accélération. Dans sa réincarnation (radicalisée, effilée et par-dessus tout plus compacte) sous forme de souhait, le désir a perdu la plupart de ces attributs peu engageants, tout en se concentrant avec plus de précision sur sa cible. Comme l’indiquaient les publicités vantant les premières cartes de crédit : on peut désormais « débarrasser la demande de l'attente ».
Quand il se laisse guider par le souhait (« vos regards se croisent dans une salle bondée »), le partenariat suit le modèle des achats et ne demande rien de plus que le savoir-faire d’un consommateur moyen, doté d’une expérience moyenne. Comme d’autres biens de consommation, le partenariat se consomme sur-le-champ (il ne nécessite aucun entraînement supplémentaire ou longue préparation), il est à


S’ils s’avèrent défectueux ou pas « totalement satisfaisant biens peuvent être échangés contre d’autres articles que l’on plus satisfaisants, même si la transaction n’inclut pas le service après-vente et le remboursement garanti. Toutefois, même s’ils tiennent leurs promesses, on n’attend pas d’eux qu’ils restent en usage longtemps ; après tout, on se débarrasse sans grand regret - voire sans l’ombre d’un regret - de voitures en parfait état de marche, ou d’ordinateurs ou encore de téléphones portables, dès l’instant où leur « nouvelle version améliorée » apparaît dans les boutiques et que toute la ville en parle. Pourquoi diable les partenariats devraient-ils faire exception à la règle ?



Les promesses d’engagement, écrit Adrienne Burgess, « sont insignifiantes sur le long terme ».
Et l’auteur de poursuivre : « L’engagement est un sous-produit d’autres choses : quelle satisfaction tirons-nous de notre relation, en percevons-nous une alternative viable ; et perdrions-nous un investissement important (temps, argent, propriété en commun, enfants) en cas de départ. » Néanmoins, « ces facteurs croissent et décroissent, ainsi que les sentiments d’engagement qu’éprouvent les gens », selon Caryl Rusbult, « expert en relations » à l’université de Caroline du Nord.
Un authentique dilemme : nous hésitons à faire la part du feu, mais l’idée de dépenser de l’argent pour rien nous répugne. Une relation, vous dira l’expert, est un investissement comme un autre : vous placez du temps, de l’argent et des efforts que vous auriez pu affecter à d’autres buts si vous ne vous étiez abstenu, espérant avoir fait le bon choix et que ce que vous avez perdu ou vous êtes retenu d’apprécier vous serait remboursé le moment venu — avec des intérêts. Vous achetez des actions et les conservez tant qu’elles annoncent un accroissement de valeur, puis vous les vendez à la hâte dès que les profits se mettent à baisser ou quand d’autres actions annoncent un revenu supérieur (le tout est de ne pas rater le moment où cela se produit). Si vous investissez dans une relation, le profit à en attendre est avant tout la sécurité, dans tous les sens du terme : proximité d’une main charitable en cas de pépin, d’une aide à vos malheurs, d’une compagnie à votre solitude, d’une caution en cas d’emprisonnement, d’un réconfort dans la défaite et d’acclamations dans la victoire ; mais aussi au sens de gratification qui arrive sans délai dans le sillage d’un besoin. Méfiez-vous cependant : une fois qu’on y est engagé, les promesses d’engagement envers la relation sont « insignifiantes sur le long terme ».
De fait, oui ; les relations sont des investissements comme les autres, mais vous viendrait-il jamais à l’esprit de jurer loyauté aux actions que vous venez d’acheter à un courtier ? De promettre de rester semper fidelis, dans la joie comme dans le malheur, dans la richesse comme dans la pauvreté, « jusqu’à ce que la mort vous sépare »? De ne jamais regarder en douce là où (qui sait ?) des prix plus importants pourraient vous faire signe ?
Les actionnaires (« détenteurs d’actions » serait plus juste, tant ils ne font que détenir les actions... or, ce que l’on détient, on peut s’en délester) dignes de ce nom consultent les pages boursières de leurs journaux à la première heure pour y apprendre si le moment de se délester est venu. Il en va de même pour l’autre genre d’actions : les relations. Sauf que dans ce dernier cas, il n’existe pas de Bourse, et personne ne se charge de soupeser et d’évaluer les risques à votre place (à moins d’embaucher un conseiller expert de la même façon que l’on engage un conseiller en Bourse ou un comptable agréé, encore que, pour ce qui est des relations, les innombrables émissions de débat-parlotte et les « téléfilms inspirés de la réalité » s’efforcent de remplacer les experts). Alors c’est à vous de le faire, jour après jour, par vos propres moyens. Si vous vous trompez, vous n’aurez même pas le réconfort de pouvoir mettre votre erreur sur le compte d’un renseignement incorrect. Il faut être sans cesse sur le qui-vive. Malheur à celui qui fait une sieste ou baisse la garde. « Être dans une relation » est synonyme de nombreuses

L’échec d’une relation est le plus souvent un échec de communication.
Comme l'observait Knud Logstrup - dans un premier temps évangéliste modéré de la paroisse de Fionie, puis philosophe éthique claironnant de l’université d’Aarhus -, le communicateur non averti ou étourdi doit se méfier de l’embuscade que lui tendent « deux perversions divergentes ». L’une est « le genre d’association, qui, de par l’oisiveté et la peur des gens ou une propension aux relations confortables, consiste simplement à tenter de se satisfaire l’un l’autre en éludant toujours le problème. A la possible exception d’une cause commune contre un tiers, rien ne promeut autant une relation confortable que les éloges mutuels ». L’autre tient à « notre volonté de changer autrui. Nous avons des certitudes quant à ce que devraient être les choses et les gens. Opinions qui manquent de compréhension car, plus elles sont définitives, plus il devient nécessaire que nous ne soyons pas dérangés par une trop grande compréhension de ceux qui doivent changer. »
Le problème, c’est que ces deux perversions naissent en général de l’amour. La première résulte peut-être de mon désir de paix et de confort, comme semble l’indiquer Logstrup. Mais elle peut aussi, et c’est souvent le cas, être le produit de mon respect affectueux de l’autre : je t’aime et donc je te laisse être telle que tu es, telle que tu exiges d’être, quels que puissent être mes doutes quant à la pertinence de ton choix. En dépit de tout le mal que ton obstination peut te faire, je n’oserais pas te contredire, de peur que tu en sois forcée de choisir entre ta liberté et mon amour. Tu peux compter sur mon approbation, quoi qu’il arrive... Et, comme l’amour ne peut être que possessif, mon affectueuse générosité est mue par l’espoir : ce chèque en blanc est un présent de mon amour, cadeau précieux qui ne se trouve nulle part ailleurs. Mon amour est ce havre paisible que tu recherchais, et dont tu avais besoin même si tu ne le cherchais pas. Maintenant tu peux te reposer, ta quête est terminée...
Voilà la possessivité de l’amour à l’œuvre ; mais une possessivité qui recherche son épanouissement dans la retenue.


La seconde perversion provient de ce que la possessivité de l'amour est laissée en liberté, déchaînée. L’amour est l’une des réponses palliatives au bienfait/fléau de l’individualité humaine, attributs est la solitude que doit porter en elle la condition de  séparation (comme le suggère Erich Fromm, les êtres humains de tous âges et de toutes cultures se heurtent à la même question : celle de savoir comment vaincre la séparation, comment établir l’union, comment transcender sa propre vie individuelle et trouver l’état d’« unité à deux »). Tout amour est mêlé d’une soif anthropophage. Tous les amoureux veulent étouffer, extirper et curer l’altérité ennuyeuse et irritante qui les l'être aimé ; séparation qui constitue la pire crainte de l'amoureux, et ils seraient nombreux à ne reculer devant rien pour le spectre des adieux définitifs. Quel meilleur moyen d’y parvenir qu'en faisant de l’être aimé une partie indissociable de l'amoureux ? Où que j’aille, tu iras ; quoi que je fasse, tu le feras ; j’accepte, tu accepteras ; si je refuse, tu refuseras. Si tu n’es pas et ne peux pas être ma sœur siamoise, sois donc mon clone !
Cette seconde perversion a une autre racine — enfouie dans l’adoration de l’amoureux pour son aimée. Dans leur introduction à un recueil de textes parus sous le titre Philosophies of Love, David L. Norton et Mary F. Kille racontent l’histoire d’un homme qui avait invité ses amis à dîner pour leur présenter « la parfaite incarnation de la Beauté, de  la Vertu, de la Sagesse et de la Grâce, en résumé, la femme la plus adorable du monde » ; le rendez-vous arrivé, lesdits amis « s’efforcèrent de cacher leur étonnement » : était-ce là « la créature dont b beauté éclipsait celle de Vénus, Hélène de Troie et Lady Hamilton »? Il est parfois difficile de distinguer l’adoration de l’être aimé de l’adoration de soi ; on peut deviner la trace d’un ego chaleureux quoique tourmenté, désespéré de confirmer ses mérites incertains par son reflet dans le miroir ou, encore mieux, par un portrait flatteur, laborieusement retouché.


Réseaux de parenté semblent fragiles et menacés. Leurs frontières, brouillées et disputées, se dissolvent en un terrain dénué de titres de propriété et de tenures héréditaires bien nets - un pays frontalier ; parfois champ de bataille, parfois objet de batailles juridiques non moins amères. Les réseaux de parenté ne peuvent être sûrs de leurs chances de survie, et encore moins calculer leur espérance de vie. Cette vulnérabilité les rend d'autant plus précieux. Ils sont à présent fragiles, subtils et délicats ; ils engendrent des sentiments protecteurs ; ils vous donnent envie de caresser et de cajoler ; Ils languissent d'être traités avec un amour bienveillant. Et ils n'ont plus l’arrogance et l’impudence qu’ils affichaient quand nos ancêtres fulminaient et se rebellaient contre la rigueur et la raideur de l’étreinte familiale. Ils ne sont plus sûrs d’eux-mêmes, ayant au lieu de cela conscience des conséquences fatales qu’un seul faux pas pourrait avoir sur leur survie. Œillères et boules Quies ne sont plus en vogue - les familles écoutent et regardent avec attention, bien décidées à corriger leurs habitudes et prêtes à rembourser les soins et l’amour dans la même monnaie.
Paradoxalement, ou peut-être pas tant que cela, les pouvoirs d’attraction et de maintien de la parenté montent en flèche alors que les pouvoirs magnétiques et porteurs de l’affinité décroissent...
Nous nous retrouvons donc là, à vaciller et manœuvrer avec peine entre deux mondes connus pour être éloignés et complètement différents l’un de l’autre, tout en demeurant désirables et désirés - et nous ne disposons pas de passages clairement balisés, sans parler de sentiers battus entre ces deux univers.
Il y a trente ans de cela, Richard Sennett observait l’avènement d’« une idéologie de l’intimité » qui « transforme des catégories politiques en catégories psychologiques ».
Résultat particulièrement prodigieux de cette nouvelle idéologie, le remplacement des « intérêts partagés » par l'« identité partagée ». La fraternité fondée sur l’identité devait devenir — nous prévenait Sennett -, « l’union d’un groupe sélectif qui rejette tous ceux qui ne font pas partie de lui ». « Les étrangers, les marginaux, les outsiders doivent être rejetés. »
Quelques années plus tard, Benedict Anderson créa l’expression « communauté imaginée » pour rendre compte du mystère de l’identification de soi à une vaste catégorie d’étrangers inconnus avec lesquels on croit partager quelque chose de suffisamment important pour qu’on parle d’eux en termes de « nous » dont je, celui qui parle, fais partie. Le fait qu’Anderson ait vu pareille identification à une population dispersée de personnes inconnues comme un mystère demandant à être éclairci constituait une confirmation indirecte - en fait, un hommage - des pressentiments de Sennett. À l’époque où Anderson développait son modèle de « communauté imaginée », la désintégration des liens impersonnels (et, avec eux, comme le noterait Sennett, l’art de la « civilité »-de « porter le masque » qui protège et permet simultanément de profiter de la compagnie) avait atteint un état avancé. Dès lors, les petites cajoleries, les rapprochements, l’intimité, la « sincérité », la « mise à nu de soi », le fait de ne rien garder secret, les confessions compulsives et obligatoires devenaient rapidement les seules défenses humaines contre la solitude, et le seul fil disponible avec lequel tisser l’unité tant désirée. On ne peut concevoir des totalités plus vastes que le cercle de confessions mutuelles qu’en tant qu'un « nous » gonflé et élargi ; une similitude nommée par erreur « identité », poussée à l’extrême. Le seul moyen d’inclure des « étrangers » dans un « nous » était de les cataloguer en aspirants partenaires de rituels de confession, qui devaient révéler un « intérieur » similaire (et donc familier) quand on leur demandait de partager leurs sincérités intimes.
La communion des moi internes fondée sur des révélations de soi mutuellement encouragées peut constituer le noyau de la relation d’amour. Elle peut prendre racine, germer, se développer au sein de l’île, autarcique ou peu s’en faut, des biographies partagées Mais, tout comme le parti moral d’un couple — qui, chaque fois qu’on l’agrandit pour inclure un Tiers, et ainsi le mettre face à face avec la « sphère publique », juge ses intuitions et impulsions insuffisantes pour affronter et s’attaquer aux questions de justice impersonnelle qu’engendre la sphère publique —, la communion d’amour est prise au dépourvu par le monde extérieur, pas encore prête à se débrouiller, ignorante des aptitudes que cela nécessite.
À l'intérieur d’une communion d’amour, il n’est que naturel de considérer les frictions et désaccords comme une irritation éphémère qui disparaîtra bien vite ; mais aussi de les considérer comme une demande de mesures de redressement qui hâteront sa disparition. Un parfait alliage de moi semble alors une perspective réaliste, avec suffisamment de patience et d’application — qualités que  l’amour est certain de fournir à profusion. Même si la similitude ; spirituelle des amants reste à quelque distance, il ne s’agit certainement pas d’un vain rêve ou d’une illusion fantaisiste. On peut l’atteindre, c’est une certitude — et ce avec des ressources dont les  amants disposent déjà, en leur capacité d’amants.
Mais essayez un peu d’étendre les attentes légitimes de l’amour assez loin pour dompter, domestiquer et désintoxiquer l’ahurissant pot-pourri de sons et de visions qui remplit le monde au-delà de l’île de l’amour... Les stratagèmes de l’amour, testés et éprouvés, ne vous seront pas d’un grand secours. Sur l’île de l’amour, l’harmonie, la I compréhension et l’unité de deux rêvée ne sont jamais hors de portée, mais cela n’est pas vrai pour le monde extérieur infini (à moins  qu’un coup de baguette ne le transforme en le colloque chercheur de consensus de Jürgen Habermas). Les outils de l’unité de type Je-Tu, pour parfaitement maîtrisés et impeccablement maniés qu’ils soient, s’avéreront impuissants face au désaccord, à la disparité et à la discorde qui séparent tous les « Tu » potentiels les uns des autres, et les maintiennent sur le pied de guerre : d’humeur à se battre plutôt qu’à parler. La maîtrise de techniques tout à fait différentes est requise quand il s’agit de dissiper au plus vite cet inconfort passager qu’est le désaccord, et quand la discorde (annonçant la détermination à l’affirmation de soi) s’installe pour une durée indéterminée. L’espoir d’un consentement rassemble les gens et les incite à plus d'efforts. L'incrédulité en l'unité, qui nourrit - et se nourrit d'elle - l'insuffisance flagrante des outils à disposition, détourne les gens les autres et engendre la soif de s'échapper.
La première conséquence de l’incrédulité croissante en la possibilité de l’unité est la division de la carte du Lebenswek, le monde de la vie, en deux continents incapables de communiquer entre eux. L’un est celui où l’on recherche le consensus à tout prix (la plupart  du temps, cependant, avec les aptitudes acquises et apprises sous l’aile de l’intimité) — mais où, surtout, on présume qu’il est déjà « là », prédéterminé par l’identité partagée, n’attendant que d’être éveillé et de se réaffirmer. L’autre continent est celui où l’espoir  d’une unité spirituelle, et par là même tout effort visant à la meure  au jour ou à la construire de zéro, a été abandonné a priori, de sotte que le seul échange ébauché est celui des missiles, et non des mots.
De nos jours, toutefois, cette dualité de postures (théorisée pour l’usage privé en la division de l'humanité) semble passer peu à peu à l’arrière-plan de la vie quotidienne — en même temps que les dimensions spatiales de la proximité et de la distance humaines. Tout là-haut dans les vastes étendues du pays frontalier global, aussi bien qu’au niveau du sol, dans le domaine de la politique de vie, le cadre de l’action est un récipient rempli d’amis et d’ennemis potentiels, dans lequel on s’attend à ce que coalitions fluctuantes et hostilités à la dérive se figent un instant, pour se dissoudre de nouveau et laisser la place à d’autres condensations. Les « communautés de similitudes », prédéterminées mais en attente d’être révélées et emplies de substance, cèdent le pas aux « communautés de circonstance », censées se composer elles-mêmes autour d’événements, d’idoles, de paniques ou de modes : des plus diverses comme points de convergence, elles ont néanmoins en commun une espérance de vie brève, toujours plus brève. Elles ne durent pas plus que les émotions qui les maintiennent au centre de l’attention et provoquent l’union d’intérêts — fugaces, mais pas moins intenses pour autant — qui se regroupent et adhèrent « à la cause ».

Tous ces rassemblements et séparations permettent de suivre simultanément le besoin de liberté et la soif d’appartenance - et de dissimuler les échecs de ces deux aspirations (voire d’y contribuer pleinement).
Ces deux besoins se fondent et se mélangent dans la tâche éreintante et dévotante consistant à « se faire un réseau » et « surfer sur L'idéal de l’« état où l’on est connecté » lutte pour saisir les dialectiques difficiles, délicates, de ces deux incompatibles. Il promet une navigation tranquille (ou pour le moins non fatale) entre les récifs de  solitude et de l’engagement, le fléau de l’exclusion et la main de fer des liens trop serrés, un détachement irrémédiable et un attachement irrévocable.
Nous bavardons et nous avons des « copains » de bavardage. Les copains, tous les accros du bavardage le savent, vont et viennent -  mais on en trouve toujours qui ont hâte de noyer le silence dans les «messages». Dans une relation de type « deux bons copains », ce ne sont pas les messages en tant que tels, mais le va-et-vient de messages, la circulation des messages, qui est le message - peu importe le contenu. Nous appartenons au flot régulier des mots et des phrases inachevées (certainement abrégées, tronquées pour accélérer la circulation). Nous appartenons aux paroles, et non à cédons on parle.
Il ne faudrait pas confondre l’obsession actuelle avec les confessions compulsives et les étalages de confidences dont Sennett s’inquiétait il y a trente ans. Les sons émis et les messages tapés n’ont plus pour but de soumettre les entrailles de l’âme à l’inspection et à l'approbation du partenaire. Les mots que l’on prononce ou que l’on tape ne cherchent plus à raconter le voyage de la découverte spirituelle. Pour reprendre la formulation admirable de Chris Moss (dans le Guardian Weekend ), au sein de et à travers « nos bavardages sur Internet, par téléphone portable, et messageries », «l’introspection se voit remplacée par une interaction frénétique et frivole exposant nos secrets les plus intimes en même temps que la liste des commissions ». Un commentaire s’impose : cette « interaction », bien que frénétique, ne semble peut-être pas si frivole que cela, après tout, une fois qu’on a compris et intégré le fait que le but - son seul but - est d’entretenir le bavardage. Les fournisseur d’accès à Internet ne sont pas des prêtres sanctifiant l’inviolabilité des unions. Ces unions ne reposent sur rien d’autre que nos bavardages et nos messages ; elle ne va pas plus loin que les paroles et la messages. Cessez de parler — vous voilà exclu. Silence égal exclusion. Il n’y a rien en dehors du texte, en effet — et pas seulement comme le pensait Derrida...


Comme par anticipation du modèle qui devait prévaloir à notre époque, Erich Fromm tenta d’expliquer l’attirance du « sexe en tant que tel » (le sexe « indépendamment », pratiqué sans égard pour ses fonctions orthodoxes) et évoqua sa qualité de réponse (trompeuse) au « désir ardent de fusion totale » - trop humaine — par le biais d’une « illusion d’union ».
Union, parce que c’est exactement ce que recherchent avec impatience les hommes et les femmes quand ils désespèrent d’échapper à la solitude dont ils souffrent déjà ou à la peur à venir. Illusion, parce que l’union atteinte lors du bref instant de l'apogée orgasmique « laisse les personnes aussi étrangères, aussi isolées qu’auparavant de sorte qu’« elles ressentent leur distance avec plus d’acuité encore qu’au départ ». Dans ce rôle, l’orgasme sexuel « revêt une fonction



qui ne [le] différencie guère de l’alcoolisme et de la toxicomanie ». Il est comme eux, intense — mais « transitoire et périodique  ».
L'union est illusoire et l’expérience risque de se révéler frustrante au final, nous apprend Fromm, du fait que l’union est séparée de l’amour (je m'explique : elle est séparée de la relation de type fürsein ; d’un engagement durable et indéfini - de façon intentionnelle - envers le bien- être du partenaire). Selon Fromm, le sexe ne peut être un instrument de fusion authentique - au lieu d’une impression de fusion éphémère, fourbe et, au final, autodestructrice - que grâce à sa conjonction avec l’amour. Quelle que soit la capacité à générer des unions dont est doté le sexe, il la puise dans son association avec l’amour.
Depuis les écrits de Fromm, l’isolement du sexe des autres domaines de la vie est allé encore plus avant.
Aujourd’hui, le sexe est la quintessence même, peut-être l’archétype muet/secret, de cette « relation pure » (un oxymore, à n’en pas douter : les relations humaines tendent à remplir, infester et modifier les moindres recoins, pour distants qu’ils soient, du Lebenswelt, aussi peuvent-elles être tout sauf « pures ») qui, selon Anthony Giddens, est devenue le modèle cible/idéal dominant du partenariat humain. Le sexe doit désormais être autonome et autosuffisant, il doit « tenir debout tout seul », n’être jugé qu’à l’aune de la satisfaction qu’il peut apporter de lui-même (même s’il est bien loin, en règle générale, des attentes grossies par les médias). On ne s’étonnera donc pas de ce que sa capacité à engendrer la frustration et exacerber cette même sensation de séparation qu’on espérait le voir guérir a fortement augmenté. La victoire du sexe dans la grande guerre d’indépendance a été, dans le meilleur des cas, une victoire à la Pyrrhus. Le remède miraculeux semble produire maladies et souffrances en quantités non moins nombreuses et sans doute plus vives que celles qu’il promettait de soigner.



Quand on vole, la légèreté est un délice, l’absence de gouvernail un supplice. Le changement est un bonheur, la versatilité une difficulté. L’insoutenable légèreté du sexe ?
Volkmar Sigusch est un thérapeute praticien ; chaque jour il rencontre les victimes du « sexe pur ». Il enregistre leurs doléances - et la liste des blessures demandant ses interventions expertes s’allonge irrésistiblement. Ses conclusions sont aussi pessimistes que pondérées.
« Toutes les formes de relations intimes actuellement à la mode arborent le même masque de bonheur faux autrefois porté par l’amour marital puis libre (...) [E]n regardant de plus près et en retirant ce masque, nous avons découvert des aspirations inassouvies, des nerfs en loques, des amours déçues, des souffrances, des peurs, de la solitude, de l’hypocrisie, de l’égotisme et des compulsions répétitives (...) Les performances ont remplacé l’extase, la physique est à l’ordre du jour, la métaphysique non (...) Abstinence, monogamie et promiscuité sont toutes trois à mille lieues de l’existence libre de la sensualité qu’aucun de nous ne connaît. »



Quand le sexe représente un événement physiologique à l’intérieur du corps et lorsque la « sensualité » n’invoque que peu de choses hormis une sensation physique agréable, alors le sexe n’est pas libéré de charges surnuméraires, superflues, inutiles, encombrantes et gênantes. Il est, au contraire, surchargé. Il déborde d’espérances qui dépassent sa capacité d’action.
Les rapports intimes du sexe avec l’amour, la sécurité, la permanence, l’immortalité-par-la-continuation-de-la-parenté, n’étaient après tout pas aussi inutiles et contraignants qu’on le croyait, le ressentait ou qu’on les accusait d’être. Les compagnons, vieux et soi- disant démodés, du sexe en étaient peut-être les supports nécessaires (nécessaires non pas pour la perfection technique de sa performance, mais pour son potentiel de satisfaction). Peut-être les contradictions dont la sexualité regorge de façon endémique n’ont- elles pas plus de chances d’être résolues (atténuées, désamorcées, neutralisées) en l’absence de « toutes conditions » qu’en leur présence. Peut-être ces conditions étaient-elles le fait de l’ingénuité culturelle plutôt que les signes d’une erreur ou malentendu culturel.
La rationalité moderne liquide recommande les manteaux légers et réprouve les revêtements en acier.
Dans les engagements durables, la raison moderne liquide reconnaît l’oppression ; dans l’engagement durable, elle voit la dépendance invalidante. Cette raison nie les droits aux liens et attachements, spatiaux ou temporels. La rationalité moderne liquide des consommateurs ne saurait justifier leur nécessité ou leur utilité. Liens et attachements rendent les relations humaines « impures » — comme ils le feraient de tout autre acte de consommation qui suppose la satisfaction instantanée et l’obsolescence tout aussi instantanée de l’objet consommé. Les avocats de la défense des « relations impures » auraient bien du mal à convaincre les jurés et les ranger à leur avis.


Le consumérisme ne concerne pas l'accumulation de biens (qui en amasse doit également supporter lourdes valises et maisons en désordre), mais leur utilisation et les moyens de s’en débarrasser après usage pour faire place à d’autres biens et à leurs utilisations.
La vie du consommateur privilégie légèreté et vitesse ; ainsi que la nouveauté et la variété qu’on espère les voir favoriser et hâter. C'est le roulement, et non le volume, des achats qui mesurent le succès dans la vie de l'Homo consument.



Grâce à un habile stratagème de publicité, le sens vernaculaire du « sexe sans danger » a récemment été réduit à l’usage du préservatif. Ce slogan ne serait pas une telle réussite commerciale s’il ne touchait une corde sensible chez les millions de personnes qui souhaitent assurer leurs exploits sexuels contre les conséquences indésirables (puisque incontrôlables).



Dépouillé de son ancierang social et de ses significations endossées socialement, le sexe incarna l’incertitude pénible et alarmante qui devait devenir le fléau majeur de l’existence moderne liquide.
Les droits des partenaires sexuels sont devenus le lieu principal de l’anxiété. Quel genre d’engagement l’union des corps entraîne-t-elle ? De quelle façon cela lie-t-il l’avenir des partenaires ? La rencontre sexuelle peut-elle être isolée des autres activités de la vie ou bien va-t-elle se déverser (y aura-t-elle tendance, le lui permettra-t-on ?) sur elles, les saturer et les transformer ?
En soi, l’union sexuelle est éphémère ; c’est un épisode dans la vie des partenaires. Comme le fait remarquer Milan Kundera, un épisode n’est « pas une conséquence nécessaire de ce qui le précède et ne [produit] aucun effet ». Cette immaculée conception qui fait office de stérilité, caractère non contagieux essentiel, constitue la beauté d'un épisode - et donc, pourrait-on ajouter, la beauté d’une rencontre sexuelle tant quelle demeure un épisode. L’ennui, cependant, c'est que « personne en effet ne peut garantir qu’un accident épisodique ne contienne pas une potentialité causale, susceptible de se réveiller un jour et de mettre en branle, inopinément, un cortège de conséquences ». En résumé : « Aucun épisode n’est a priori condamné à rester à jamais épisodique. » Aucun épisode n’est à l’abri de ses  conséquences. L’insécurité qui s’ensuit est éternelle. L’incertitude ne se dissipera jamais complètement et de façon irrévocable. On ne pourra que l’interrompre pendant un laps de temps inconnu - mais le maintien de cette interruption, lui-même, est imprégné de doutes et en devient également source d’ennuyeuse insécurité.




Sauraient-elles alors défendre l'Homo sexualis contre lui-même (ou elle-même) ? Une visite au club suffirait-elle à oublier ces aspirations | inassouvies, ces frustrations de l’amour, ces peurs d’être seul ou de (souffrir, cette hypocrisie et cette culpabilité ? Y trouverait-on proximité, joie, tendresse, affection et fierté ? En toute conscience, le visiteur dira : « C’est du sexe, crétin - rien à voir avec tout ça. » Mais, s’il ou elle a raison, le sexe lui-même a-t-il une quelconque importance ? Ou plutôt, pour reprendre les mots de Sigusch, si la substance de l'activité sexuelle est la dérivation d’un plaisir instantané, « alors ce qui compte n'est plus ce qui est fait mais que cela se passe ».


La communitas à vendre

Quand la qualité fait défaut, on cherche le salut dans la quantité. En l’absence de durée, c’est la vitesse de changement qui risque de vous sauver.
Si vous vous sentez mal à l’aise dans la fluidité de ce monde, et si vous êtes perdu dans la profusion de panneaux routiers contradictoires qui semblent montés sur roulettes, allez donc rendre visite à ces conseillers experts dont les services n’ont jamais été aussi sollicités et dont il n’y a jamais eu pareille quantité.
Voyants et astrologues du passé annonçaient à leurs clients ce que serait leur destin, décidé à l’avance, inflexible et implacable, indépendamment de ce qu’ils pourraient faire ou se retenir de faire ; les experts de notre époque moderne fluide refileraient sans doute cette responsabilité à leurs clients, déconcertés et perplexes.


Les conseillers préconiseraient une , plus grande appréciation de soi, un plus grand souci du moi, plus d’attention à la capacité interne des clients au plaisir et à la satisfaction — ainsi que moins de « dépendance » vis-à-vis des autres et une moins grande attention à leurs demandes d’attention et de soins; plus de distance et de pondération dans l’estimation de l'équilibre entre espoirs raisonnables de profits et perspectives réalistes de pertes.


Votre téléphone portable sonne tout le temps (c’est du moins ce que vous espérez).
Les messages défilent les uns à la suite des autres sur l’écran. Vos doigts s’agitent sans cesse : vous pressez les touches, vous composez de nouveaux numéros pour répondre aux appels ou rédiger vos propres messages. Vous resta connecté- bien que toujours en mouvement au même titre que les expéditeurs et destinataires invisibles de ces appels et messages, chacun suivant sa propoe trajectoire. Les téléphones portables sont faits pour les gens en mouvement.


Connexions qui demeurent intactes bien que ceux que les connexions connectent se déplacent. Les connexions sont des rochers au milieu des sables mouvants. On peut compter sur elles — et comme on a confiance en leur solidité, on peut cesser de se soucier du sol bourbeux et perfide que l'on foule au moment où l'on envoie ou reçoit un appel ou un message.


Ceux qui restent à distance, les portables leur permettent d’entrer en contact. Ceux qui entrent en contact, Us leur permettent de rester à distance...
Comme l’observe John Urry, « les relations de co-présence impliquent toujours proximité et éloignement, solidité et imagination ». Certes ; mais l'omniprésence continue du tiers — de la « proximité virtuelle » disponible universellement et en permanence grâce au réseau électronique - fait pencher la balance du côté de l’éloignement et de l'imagination. Elle présage (annonce ?) la séparation finale entre le «physiquement éloigné » et le « spirituellement lointain ». Le premier n’est plus une condition du second. Le second dispose désormais de sa propre « base matérielle » de pointe, infiniment plus généreuse, flexible, variée, séduisante et porteuse d’aventure que tout arrangement de corps matériels. La proximité physique, de son côté, a encore moins de chances de jamais affecter l’éloignement spirituel...




L'avènement de la proximité virtuelle rend les connexions humaines à la fois plus fréquentes et plus futiles, plus intenses et plus brèves. Elles tendent à être trop futiles et brèves pour se condenser en liens. Concentrées sur les affaires en cours, elles sont protégées contre tout débordement et engagement des partenaires au-delà du temps et du sujet du message composé et lu - contrairement à ce que les relations humaines, d'une propagation et voracité notoires, sont connues pour perpétrer. Les contacts demandent moins de temps et d’efforts pour s’y engager, moins de temps et d'efforts pour les briser. La distance ne fait pas obstacle au contact - mais entrer en contact ne fait pas obstacle à l'éloignement. Les accès de proximité virtuelle prennent fin, dans l’idéal, sans vestiges ou sédiments durables. On peut mettre fin à la proximité virtuelle, du point de vue substantiel et métaphorique, rien qu’en appuyant sur un bouton.



Puisque l'on brise les obstacles artificiels au libre-échange les uns après les autres, et que l'on éradique et détruit les naturels, l’expansion horizontale/approfondie de l’économie de marché semble en voie d’achèvement. Mais son homologue vertical/intensif est loin d’être complet, et on se demande si son achèvement est probable - voire même concevable.
C’est grâce à la soupape de sûreté de l’« économie morale » que les tensions générées par l’économie de marché n’ont pas pris des proportions explosives. C’est grâce au coussin de l’« économie morale » que les pertes humaines générées par l'économie de marché ne sont pas devenues ingérables. Sans l’intervention correctrice, apaisante, adoucissante et compensatoire de l’« économie morale », l’économie de marché exposerait sa pulsion autodestructrice. Le miracle quotidien du sauvetage/résurrection de l’économie de marché provient de son échec à suivre cette pulsion jusqu’à son terme.
N’admettre que l'Homo œconomicus et l'Homo consumens dans le monde dirigé par l’économie de marché exclut un très grand nombre d’êtres humains du droit au permis de séjour, et ne permet  qu’à quelques-uns de jouir d’une résidence permanente, en toute circonstance. Rares sont ceux qui peuvent échapper à la zone peinte  en gris dont le marché n’a aucune utilité et qu’il serait heureux de supprimer et de bannir du monde qu’il dirige.
La zone représentée en gris du point de vue de la conquête du marché - déjà accomplie ou encore visée -, forme, aux yeux de ses habitants (déjà conquis, conquis en partie ou désignés comme restant à conquérir), une communauté, un quartier, un cercle d’amis, de partenaires de vie et de partenaires pour la vie : un monde dans lequel la solidarité, la compassion, le partage, l’entraide et la sympathie mutuelles (notions étrangères à la pensée économique, exécrées par la pratique économique) interrompent ou chassent le choix rationnel et la recherche des intérêts personnel.



Le besoin de solidarité semble résister et survivre aux attaques du marché - ce n’est pourtant pas faute d’essayer. Quand il y a besoin, il y a aussi possibilité de profit - et les experts en marketing repoussent les limites de leur ingénuité pour suggérer de nouvelles manières d’acheter en magasins de la solidarité, un sourire amical, de l’unité ou du secours en cas de besoin. Ils réussissent constamment - et échouent constamment. Les substituts disponibles en magasins ne remplacent pas les liens humains. Dans leur version achetée, les liens se transforment en articles, c’est-à-dire qu’ils sont transférés vers un autre monde dirigé par le marché, et qu’ils casent d’être le genre de liens capables de satisfaire les besoins d'unité et qui ne peuvent être conçus et sauvegardés qu’au sein de l'unité. La course que mène le marché, à la poursuite du capital inexploité que recèle la socialité humaine, ne peut être remportée.
Quand on l’observe à travers le prisme d’un monde ordonné, construit avec justesse et en bon état de fonctionnement, la « zone grise » de la solidarité, de l’amitié et des partenariats humains semble être le royaume de l'anarchie.
Le concept d’« anarchie » est accablé par son histoire essentiellement tournée contre l’État. De Godwin à Kropotkin en passant par Proudhon et Bakounine, les théoriciens et fondateurs des mouvements anarchistes ont utilisé le terme d’« anarchie » comme nom d’une société alternative, antonyme d’un ordre assisté, coercitif La société alternative qu’ils postulaient devait différer de celle qui existait par l’absence d’État - la quintessence du pouvoir inhumain et intrinsèquement corrupteur. Une fois le pouvoir étatique démantelé et retiré, les êtres humains recourraient (reviendraient) aux avantages de l'entraide, utilisant pour cela, comme ne cessait de le répéter Mikhaïl Bakounine, leur capacité naturelle à penser et se rebeller.
Le courroux des anarchistes du XIXe siècle visait uniquement l’État moderne, pour être précis, une nouveauté à l’époque pas établi avec la solidité suffisante pour lui permettre de réclamer la légitimité traditionnelle ou de compter sur l’obéissance routinière. Cet État s’efforçait d’acquérir le contrôle méticuleux et omniprésent des aspects de la vie de l’homme que les pouvoirs d’antan avaient laissés aux moyens collectifs locaux. Il réclamait le droit et concevait les moyens par lesquels intervenir dans les zones à l’écart desquelles se tenaient les pouvoirs d’antan, pour oppressifs et exploiteurs qu’ils aient été. Il entreprenait en particulier de démanteler les pouvoirs intermédiaires, à savoir les formes admises d’autonomie locale, d'affirmation de soi et d’autonomie communautaires. Ainsi attaqués, les styles traditionnels de résolution des problèmes et des conflits générés par la vie en communauté semblaient, aux yeux des pionniers des mouvements anarchiques, donnés (sans difficulté) et véritablement « naturels » ; on se les était aussi imaginés autonomes et tout à fait à même de maintenir l’ordre dans toutes les conditions sociales et en toute circonstance tant qu’ils restaient à l’abri des taxes émanant de l’État. L’anarchie, une société sans État, libérée de ses  armes coercitives, était vue comme un ordre non coercitif dans lequel la nécessité ne se heurtait pas à la liberté, pas plus que celle- ci ne barrait la route aux prérequis de la vie en société.
La première Wekanschauung anarchiste avait un arôme nostalgique prononcé qu'elle partageait avec le socialisme utopique de l’époque (les enseignements de Proudhon et de Weitling incarnant leur intime affinité) ; un rêve où l’on quittait la route sur laquelle on s’était engagé à l’aube d’une nouvelle forme, moderne, de pouvoir et de capitalisme sociaux (à savoir, la séparation entre le travail et la maison) - le retour à une intimité d’unité communautaire de sentiments et d’actions romancée plutôt que réellement sans conflits.



La solidarité humaine est la première victime des triomphes du marché de la consommation.


3. Aimer son prochain : tâche ardue


L’appel à « aimer [son] prochain comme [soi]-même », nous dit Freud (dans Malaise dans la civilisation), est l’un des préceptes fondamentaux de la vie civilisée. C’est également lui qui est le plus contraire à la forme de raison que la civilisation promeut : la raison de l’intérêt personnel et de la recherche du bonheur. Le précepte fondateur de la civilisation ne pourra être accepté comme « sensé »             (et embrassé et pratiqué) que si l’on cède à l’avertissement théologique credere quia absurdum — « croyez-le parce que c’est absurde ». En effet, il suffit de poser les questions « Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y trouverions-nous ? » pour ressentir l’absurdité qu’il y a à demander d’aimer son prochain - n'importe lequel, du simple fait qu’il en est un. Si j’aime quelqu'un, il ou elle doit l’avoir mérité d’une quelconque façon... « Il mérite mon amour lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je puisse en lui m’aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement plus parfait que moi qu’il m’offre la possibilité d aimer en lui mon propre idéal. (...) En revanche, s’il m’est inconnu, s'il ne m’attire par aucune qualité personnelle et n’a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m’est bien difficile d’avoir pour lui de l’affection. » La question semble d’autant plus ennuyeuse et inepte qu’en général je ne trouve guère de preuves que cet étranger que je suis censé aimer m’aime, ou me témoigne « le moindre égard. (...) [Pourvu qu’il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m’offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi. »




Aimer son prochain peut exiger un acte de foi ; le résultat, cependant, est l’acte de naissance de l’humanité. C’est également le passage décisif de l’instinct de survie à la moralité.
Passage qui fait de la moralité une partie, peut-être une condition sinequa non, de la survie. Avec cet ingrédient, la survie d'un humain devient celle de l’humanité dans l’humain.


Aimer son prochain pourrait bien ne pas être un produit de base de l’instinct de survie — mais l’amour de soi non plus, pris comme le modèle du bon amour.
Amour de soi — qu’est-ce que cela signifie ? Qu est-ce que j aime « en moi-même » ? Qu’est-ce que j’aime quand je m'aime ? Nous, humains, partageons les instincts de survie avec nos cousins animaux proches (pas si proches que cela, assez éloignés en fait) - mais lorsqu’il s’agit d’amour de soi, nos routes se séparent et nous nous retrouvons seuls.
Il est vrai que l’amour de soi nous pousse à nous « accrocher à la vie », à nous efforcer de rester en vie pour le meilleur ou pour le pire, à résister et riposter à tout ce qui peut menacer l’achèvement prématuré ou brutal de la vie, et à protéger, ou mieux encore étoffer, notre forme et notre vigueur pour rendre cette résistance efficace.





Parce que ce que nous aimons dans notre amour de soi ce sont les moi dignes d’être aimés. Ce que nous aimons, c’est l’état, ou l’espoir, d’être aimé. D’être des objets dignes d’amour, d’être reconnus en tant que tels et de recevoir la preuve de cette reconnaissance.
En résumé : pour avoir de l’amour de soi, il nous faut être aimés. Le refus d’amour - négation du statut d’objet digne d’amour — engendre la haine de soi. L’amour de soi se construit à partir de l'amour que nous offrent les autres. Si l’on utilise des substituts, ils doivent être des copies, même frauduleuses, de cet amour. Les autres doivent nous aimer en premier pour que nous puissions ensuite commencer à nous aimer nous-mêmes.
Or comment savoir qu’on ne s’est pas fait snober ou larguer comme cas désespéré, que l’amour est disponible, peut l’être, le sera, que nous en sommes dignes et que nous avons donc le droit de nous permettre et de savourer l' amour de soi ? Nous le savons, nous croyons le savoir et sommes sûrs de ne pas nous tromper, quand on nous parle et nous écoute. Quand on nous écoute avec attention, avec un intérêt qui trahit/signale la bonne volonté à répondre. Nous estimons alors être respectés. C’est-à-dire que nous supposons que ce que nous pensons, faisons ou comptons faire a de l’importance.
Si les autres me respectent, je dois de toute évidence avoir « en moi quelque chose que moi seul peux offrir aux autres, n’est-ce pas ? Et, de toute évidence, ces autres seraient heureux et reconnaissants si je le leur offrais. Je suis important, et ce que je pense, dis et fais est tout autant. Je ne suis pas un chiffre que l'on remplace ou dont on se débarrasse facilement. Je « compte beaucoup » et pas simplement pour moi-même. Ce que je dis, ce que je suis et ce que je fais, tout cela compte — et ce n’est pas une de mes idées folles. Quoi qui puisse être près de moi dans le monde, ce monde serait plus pauvre, moins intéressant et prometteur si je cessais soudain d’exister ou si je m’en allais.
Si c’est là ce qui fait de nous de bons et corrects objets d’amour de soi, alors l’appel à « aimer nos prochains comme nous- mêmes » (c’est-à-dire s’attendre à ce qu’ils souhaitent être aimés pour les mêmes raisons qui déclenchent notre amour de nous- mêmes) invoque chez les prochains le désir de voir reconnue, admise et confirmée leur dignité de porter une valeur unique, irremplaçable et non jetable. Cet appel nous incite à supposer que nos prochains représentent effectivement de telles valeurs - au moins jusqu’à preuve du contraire. Aimer nos prochains comme nous nous aimons nous-mêmes signifierait alors respecter le caractère unique de chacun — la valeur de nos différences qui enrichissent le monde que nous habitons en commun et le rendent ainsi plus fascinant et agréable, tout en grossissant la corne d’abondance de ses promesses.


Dans une scène du film d’Andrzej Wajda — Korczak —, Janusz Korczak (pseudonyme du grand pédagogue Henryk Goldszmit), héros cinématographique très humain, se voit rappeler les horreurs des guerres menées au cours de l’existence de sa génération aux mille souffrances. Bien sûr, il se souvient de ces atrocités, il les exècre profondément, comme méritent de l’être pareils actes d’inhumanité. Et cependant, il revoit très clairement, et avec la plus grande horreur, un ivrogne frapper un enfant.
Dans notre monde obnubilé par les statistiques, les moyennes et les majorités, nous avons tendance à mesurer le degré d’inhumanité des guerres au nombre de victimes qu’elles font. Nous avons tendance à mesurer le mal, la cruauté, la force et l'infamie de la persécution au nombre de ses victimes. Or, en 1944, au beau milieu de la plus guerres jamais menées par des êtres humains,  Ludwig Wittgenstein remarquait : « Aucun cri de supplicié ne peut surpasser le cri d’un seul homme. Ou bien encore, aucun supplice ne peut surpasser celui qu’un seul être humain peut endurer. La planète ne peut souffrir plus qu'une seule âme. »
Un demi-siècle plus tard, lorsque Leslie Stahl, de la chaîne américaine CBS, l’interrogea sur les cinq cent mille enfants qui périrent en raison du blocus militaire continu imposé à l’Irak par les États- Unis, Madeleine Albright, alors ambassadrice américaine des Nations unies, ne put nier l’accusation et admit que « ce fut un choix difficile à faire ». Mais elle le justifia ainsi : « Nous pensons que ce prix valait la peine d’être payé. »
Soyons juste, Mme Albright n’était et n’est toujours pas la seule à suivre ce genre de raisonnement. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », telle est l’excuse préférée des visionnaires, des porte-parole des visions approuvées officiellement et des généraux agissant sur ordre de ces porte-parole.
Qui que soient ces « nous » qui « pensent » et au nom desquels pariait Madeleine Albright, c’est exactement à la froide cruauté de leur forme de jugement que s’opposait Wittgenstein, celle qui choquait, outrageait et révoltait Korczak, le décidant à fonder toute sa vie sur cet écœurement.
La plupart d’entre nous ne sauraient trouver aucune excuse à des souffrances insensées et des peines infligées de façon insensée, et les jugeraient indéfendables devant un tribunal ; mais plus rares sont ceux prêts à admettre qu’affamer ou causer la mon d’un seul être humain n’est pas, ne peut être « un prix qui vaut la peine d’être payé », pour « sage » voire noble que puisse être la cause en faveur de laquelle ce prix est payé. L’humiliation, pas plus que la dénégation de la dignité humaine, ne peut constituer un tel prix.



La persécution n’humanise que rarement ses victimes. Être une victime ne vous garantit pas d’être au-dessus de la mêlée.
Dans une lettre où elle s’élevait contre le fait que je considère la possibilité de sectionner la « chaîne schismogénétique » qui tend à transformer les victimes en bourreaux, Antonina Zhelazkova, ethnologue intrépide, particulièrement perspicace, et exploratrice dévouée de la poudrière balkanique, apparemment sans fond, d’animosités ethniques et autres, écrivait : « Je n’admets pas que les gens soient en position de combattre le désir d’être tueurs après avoir été victimes. Vous en demandez trop aux gens normaux. Il est commun que la victime se change en boucher. L’homme pauvre, tout comme le pauvre d’esprit que l’on a aidé, en vient à vous haïr (...) parce qu’il veut oublier le passé, l’humiliation, la douleur et le fait qu'il a accompli quelque chose avec l'aide et la pitié d'un (...) Comment échapper à la douleur et à méthode naturelle consiste à tuer ou humilier ou voue bienfaiteur. Ou bien à se trouver une autre personne, plus faible, dans le but d’en triompher. »
Gardons-nous de traiter cet avertissement à la légère. L’humanité commune paraît tout à fait improbable. Les armes ne parlent pas, voix des hommes semblent une réponse abominablement faible au sifflement des missiles et au vacarme assourdissant des explosifs.
La mémoire peut avoir du bon et du mauvais. Plus précisément, c'est à la fois une bénédiction et une malédiction. Elle peut « maintenir bien des choses, des valeurs absolument inégales aux yeux du groupe et de ses voisins. Le passé est un plein sac d’événements, la mémoire ne les retient jamais tous et, quoi qu’elle retienne ou sauve de l’oubli, elle ne le reproduit jamais dans sa forme «originale»  (quoi que cela signifie). Le « passé tout entier »  et le passé wie ie es ist eigentlich gewesen (comme Ranke suggérait aux historiens de le raconter) ne sont jamais repris par la mémoire ; pour ainsi dire, elle constituerait plus un passif direct qu’un actif pour l’existence. La mémoire sélectionne et interprète— or ce qui doit être sélectionné et la façon dont il faut l’interpréter sont un point controversé, un objet de dispute continue. La résurrection du passé, son maintien en vie ne peuvent être obtenus que par le travail d’action, de sélection, de retraitement et de recyclage de la mémoire.



Les partenariats lâches et éminemment révocables ont remplacé le modèle d’une union personnelle de type « jusqu'à ce que la mort nous sépare » qui tenait encore, pour le meilleur et pour le pire (même s’il montrait un nombre croissant de fêlures rebutantes), à l’époque où Logstrup rapporta sa croyance en la « naturalité » et la « normalité » de la confiance, et livra le verdict selon lequel c'était la suspension ou l'annulation de la confiance, plutôt que son don inconditionnel et spontané, qui faisait figure d'exception causée par des circonstances extraordinaires et demandant donc une explication.
La fragilité, l’état maladif et la vulnérabilité des partenariats personnels ne sont toutefois pas les seuls traits du décor de vie actuel à saper la crédibilité des suppositions de Logstrup. Une fluidité, une fragilité et une fugacité interne sans précédent (la fameuse « flexibilité ») marquent toutes sortes de liens sociaux qui, il y a à peine une douzaine d’années, se combinaient en un cadre durable et fiable à l’intérieur duquel on pouvait solidement tisser un réseau d’interactions humaines. Elles affectent en particulier, et avec le plus d’influence, l’emploi et les relations professionnelles.



Le monde semble aujourd'hui conspirer contre la confiance.

La confiance peut demeurer, comme le suggère Knud Logstrup, un épanchement naturel de I'« expression souveraine de la vie », mais une fois émise, elle cherche en vain un endroit où s’ancrer.
Elle s'est vue condamnée à une vie remplie de frustrations. Les gens séparément, individuellement ou conjointement), la compagnie, les individus, les communautés, les grandes causes ou les modèles de vie investis de l’autorité de guider la vie de l’individu échouent par trop souvent à récompenser la dévotion. Quoi qu’il en soit, ils sont rarement des parangons de consistance et de continuité au long terme. On aurait du mal à trouver un seul point de référence sur lequel fixer notre attention de manière fiable et solide, de sorte que les chercheurs de conseils dupés puissent être absous du devoir ingrat de vigilance constante et d’incessantes rétractations de dispositions prises ou intentionnelles. Aucun point d’orientation ne semble disposer d’une espérance de vie plus longue que celle des chercheurs d’orientation eux-mêmes, pour abominablement courtes que puissent être leurs propres vies corporelles. L’expérience individuelle indique obstinément le moi comme le plus prometteur des pivots de durée et de continuité recherchés avec tant d’avidité.
Dans notre société soi-disant passionnée de réflexion, la confiance n’a que peu de chances de recevoir quelque renforcement. Un examen rigoureux et pondéré des données fournies par l’existence indique la direction opposée et révèle sans cesse l’inconstance perpétuelle des règles et la fragilité des liens. Cela signifie-t-il pour autant que la décision de Logstrup d’investir des espoirs de moralité dans la tendance endémique, spontanée, à faire confiance aux autres a été invalidée par l’incertitude endémique qui sature notre monde actuel ?
On serait autorisé à répondre oui — si Logstrup avait jamais considéré que la réflexion produisait des impulsions morales. Au contraire : d’après lui, l’espoir de moralité était précisément assigné à sa propre spontanéité pré-réflexive : « La pitié est spontanée car la moindre interruption, le moindre calcul, la moindre dilution de celui-ci dans le but de servir autre chose la détruit entièrement en fait la transforme en l’opposé de ce qu’elle est : impitoyable.



On le sait, Emmanuel Levinas affirme que la question «pourquoi devrais-je être moral ? » (qui revient à demander des  arguments de type « qu’ai-je à y gagner ? », « que m’a fait telle personne pour justifier que je m’occupe d’elle ? », « pourquoi devrais-je m'en soucier alors que tant d’autres s’en moquent ? », ou bien « quel qu’un d’autre ne pourrait-il le faire à ma place ? ») n’est pas le de départ de la conduite morale, mais un signal de sa fin ; tout comme l’amoralité commença quand Caïn demanda « Suis-je le gardien de mon frère ? » Logstrup semble d’accord.
« Le besoin de moralité » (l’expression est déjà un oxymore ; tout ce qui répond à un « besoin » n’est pas la moralité) ou la simple « possibilité de moralité » ne peuvent être établis, et encore moins prouvés, de manière discursive. La moralité n'est rien d autre qu’une manifestation d’humanité provoquée naturellement - elle ne « sert » aucun « but » et n est certainement pas guidée par attente du profit, du confort, de la gloire ou de amélioration de soi. Certes, des actions objectivement bonnes — efficaces et utiles - ont été maintes fois le fruit des espérances de gain de l'acteur, que ce soit acquérir la grâce divine, s’acheter la considération publique ou s assurer l’absolution pour les fois où il se sera montré impitoyable ; on ne peut toutefois pas classer ces actions comme des actes authentiquement moraux, précisément parce quelles ont été motivées.
Dans le cas des actes moraux, insiste Logstrup, tout « motif ultérieur est exclu ». L’expression spontanée de la vie est radicale précisément grâce à « l’absence de motifs ultérieurs » — à la fois amoraux et moraux. Voilà une autre raison pour laquelle la demande éthique, cette pression « objective » qui nous pousse à être moraux et qui émane du fait même d’être en vie et de partager la planète avec d’autres personnes, est et doit demeurer muette. Puisque l’« obéissance à la demande éthique » peut facilement se changer (être faussée et déformée) en un motif de conduite, alors la demande éthique est à son avantage quand on oublie et n'y pense plus : sa radicalité « consiste en ce quelle demande à être superflue». «L’immédiateté du contact humain est soutenue par les  expressions immédiates de la vie» et elle n’a besoin d’aucun autre soutien, pas plus quelle ne les tolère.
En termes pratiques, cela signifie que malgré tout le dégoût que peut éprouver un être humain à l’idée de ne pouvoir se fier (en fin de compte) qu’à ses propres conseils et responsabilités, c’est précisément cet état qui contient l’espoir d'une unité imprégnée de moralité. L’espoir ; et non la certitude.
La spontanéité et la souveraineté des expressions de la vie ne garantissent pas que la conduite résultante sera le choix juste et louable du point de vue éthique entre le bien et le mal. Cela dit, le problème c’est que les erreurs et les bons choix proviennent de la même condition — tout comme ces élans lâches, fournis obligeamment par les commandements autoritaires, qui nous poussent à courir à l’abri, et l'audace d’accepter la responsabilité. Si l’on ne se prépare pas à la possibilité de faire le mauvais choix, il est presque impossible de persévérer dans la quête du bon choix. Loin d’être une menace majeure pour la moralité (et donc une abomination pour les philosophes éthiques), l'incertitude est le domaine de la personne morale et le seul sol dans lequel la moralité pourra faire des pousses et fleurir.
Néanmoins, comme Logstrup le remarque à juste titre, c’est l’« immédiateté du contact humain » qui est « soutenue par les expressions immédiates de la vie ». Je suppose que le lien et le conditionnement mutuel agissent dans les deux sens. Dans la pensée de Lagstrup, l’« immédiateté » semble jouer un rôle semblable à celui de la « proximité » dans les écrits de Levinas. Les « expressions immédiates de la vie » sont provoquées par la proximité ou la présence immédiate d’autres êtres humains — faibles et vulnérables, souffrants, demandant de l’aide. Ce que nous voyons nous met au défi ; au défi d’agir - aider, défendre, apporter du réconfort, soigner ou sauver.