L’amour liquide
- Zygmunt Bauman
Avant propos
Ulrich, le héros du grand roman de Robert Musil, Der Mann ohne
Eigenschaften, était conforme à ce qu'indiquait le titre de l’œuvre
: un « homme sans qualités ». Dépourvu de qualités propres - héritées ou
acquises une bonne fois pour toutes, sans
qu’on puisse les lui ôter -, il devait constituer par ses propres
efforts celles dont il souhaitait disposer, y employer ses
méninges et son flair; rien ne garantissait cependant qu'aucune de ses qualités
durerait à jamais dans un monde plein de signaux déroutants, enclins à changer
rapidement et de façon tout à fait imprévue.
Le héros du présent ouvrage est Der Mann ohne Verwandrschaften - «
l’homme sans liens », et surtout, pas aussi fixes que l'étaient les liens de
parenté du temps d’Ulrich. Dépourvu de liens indestructibles et attachés pour
toujours, ce héros — habitant de notre société moderne liquide -, comme sa
successeurs, doit aujourd'hui nouer par sa propres efforts ceux qu’il souhaite
utiliser pour s’engager auprès du reste de l’humanité, à l’aide de sa propres capacités,
de sou propre dévouement. Non reliés, les gens doivent se connecter... Rien ne
certifie néanmoins qu’aucun des liais qui viennent combler le vide laissé par les
liens absents ou moisis ne durera. En tout état de cane, ils doivent rester
flottants afin qu’on puisse se détacha à nouveau, sans délai, au premier changement de décor -
et une chose est sûre : dans la modernité liquide, le décor change sans cesse.
La troublante fragilité des liens entre la hommes, le sentiment d’insécurité
qu’elle inspire, ainsi que la désirs contradictoires que ce sentiment provoque
pour resserrer — mais pas trop — la liens, c'est ce que le présent ouvrage va
tenter d’éclaircir, de raconta et de comprendre.
Mon œil étant moins exercé que celui de Musil, ma moins riche en couleurs,
et mon coup de pinceau moins - toutes
ces qualités qui firent de Der Mann ohne Eigenschaften portrait ultime de l’homme moderne -,
je dois me contenter
d’esquisser une série de croquis
grossiers et partiels plutôt que de m’essayer à un portrait en pied, sans parler de ressemblance. Le mieux que je
puisse espérer, c'est une photo
d’identité, une image composite qui contiendra autant de vides et de blancs que de sections
complétées. Cela dit, cet assemblage final constituera lui aussi une tâche
inachevée, qu'il appartiendra au
lecteur de terminer.
Le héros principal du présent ouvrage, c’est la relation humaine. Les personnages importants
en sont les hommes et les
femmes, nos contemporains, désespérés de ne devoir compter que sur leurs seules méninges,
éprouvant un sentiment d’inutilité flagrante, recherchant ardemment la sécurité de l’unité ainsi qu
une main charitable à laquelle se fier en cas de besoin, ils languissent d « établir des rapports avec autrui » ; et pourtant, l’état d’« être en rapport » les fait
hésiter, en particulier celui du rapport « pour de bon », sans parler de « pour toujours », dans
la mesure où ils craignent que cela leur impose des charges et leur cause des
pressions qu’ils ne se sentent ni aptes ni disposés à supporter et qui,
dès lors, peuvent
sérieusement limiter la liberté dont ils ont besoin -
oui, vous l’avez deviné - pour établir des rapports...
Dans notre monde d’« individualisation » luxuriante, les relations sont
à double tranchant. Elles hésitent entre le rêve agréable et le
cauchemar, sans que l’on puisse prévoir à quel moment l’un deviendra
autre. La plupart du temps, ces deux avatars cohabitent - à des niveaux
de conscience différents, toutefois. Dans un cadre de vie moderne
liquide, les relations constituent peut-être les incarnations les plus
communes de l’ambivalence, les plus vives, les plus pénibles, celles que
l’on ressent le plus profondément. C’est, pourrait-on dire, la
raison pour laquelle elles sont bien ancrées au cœur de l’attention des
individus-par-décret modernes liquides, sur la première ligne de leur
ordre du jour personnel.
Les « relations » sont devenues le sujet de conversation le plus discuté, le seul
jeu qui vaille la peine d’être joué, en dépit de ses risques reconnus. Certains
sociologues, habitués à former des théoriques à partir de statistiques et des
croyances pleines de bon sens que ces statistiques rapportent, s’empressent de
conclure que leurs contemporains sont avides d’amitiés, de liens, d’unité, de
communauté. Le fait est cependant que l’attention des hommes (comme si elle
suivait la règle d’Heidegger selon laquelle les choses ne se révèlent à la
conscience que par la frustration qu’elles engendrent - faisant faillite,
disparaissant, agissant en contradiction avec leur caractère ou trahissant leur
nature) tend de nos jours à se concentrer sur les satisfactions qu’ils espèrent
recueillir de ces relations précisément parce que, d’une certaine manière, ils
ne les ont pas trouvées pleinement et réellement satisfaisantes ; et,
lorsqu’elles le sont vraiment, le prix quelles demandent est souvent jugé
excessif et inacceptable. Dans leur fameuse expérience, Miller et Dollard
constatèrent que les rats de laboratoire atteignaient un pic d’excitation et
d’agitation lorsque « l’adiance égalait l’abiance » - c’est- à-dire quand la
menace d’une décharge électrique et la promesse
d’un aliment alléchant étaient bien équilibrées...
On ne s’étonnera donc pas que les « relations » forment un des
principaux moteurs du « boom des conseillers » actuel. Les tâches
qu’affrontent les individus sont trop complexes et trop têtues, trop difficiles
à analyser ou débrouiller pour qu’ils puissent s’en occuper tout seuls.
L’agitation que manifestaient les rats de Miller et Dollard débouchait par trop
souvent sur une paralysie d’action. L’incapacité à choisir entre attirance et
répulsion, entre espoirs et craintes, rejaillissait en incapacité à agir.
Contrairement aux rats, en pareilles circonstances, les hommes peuvent
s’adresser aux conseillers experts qui leur proposent leurs services, moyennant
salaire. Ce qu’ils espèrent apprendre, c’est comment faire la quadrature du
cercle : avoir le beurre et l’argent du beurre, écrémer les délices de la
relation sans en conserver l’amertume et les désagréments, savoir contraindre
la relation à leur donner du pouvoir sans leur en faire perdre,
des moyens sans les handicaper, des satisfactions sans les accabler...
Les experts ne demandent qu'à rendre service, certains sont de ne
jamais voir leur clientèle se tarir puisque aucun conseil ne parviendra jamais à faire perdre sa
circularité à un cercle et ainsi le rapprocher des formes du carré...
Leurs conseils abondent bien que, en règle générale, ils ne fassent qu'élever la pratique
commune au rang de connaissance commune et celle-ci, à son tour, au rang
supérieur de théorie
érudite, digne de foi. Les bénéficiaires de ces conseils parcourent les colonnes « relations » des mensuels et hebdomadaires
de luxe, ignorant en silence leur contraire, le désengagement, le
« réseau » représente une
matrice de connexions et déconnexions simultanées; impossible
d'imaginer un réseau qui ne
permette pas à la fois ces deux opérations. Au sein d un réseau, connexion
et déconnexion forment des choix aussi légitimes l'un que l'autre,
jouissent du même statut
et véhiculent la même importance.
Rien ne sert de demander laquelle des deux activités constitue « l'essence » du réseau ! Un « réseau
» suggère que les moments où
l’on « est en contact » sont parsemés de périodes de vagabondage.
Dans un réseau, on s'engage dans une connexion à la demande, connexion que
l’on peut rompre à volonté. Une relation « indésirable quoique indestructible » est la possibilité même qui
rend l’action d’« établir des rapports » aussi perfide quelle est ressentie. Cependant, une «
connexion indésirable » constitue un oxymore : les connexions peuvent être, et le sont, rompues bien avant que
l’on commence à les détester.
Les connexions sont des « relations virtuelles ». À la différence des relations
à l’ancienne (sans parler des relations « engagées » et encore moins
des engagements à long terme), elles semblent faites à la mesure d’un
cadre de vie moderne liquide dans lequel les « possibilités
romantiques » (et pas seulement les romantiques) sont censées espère-t-on,
aller et venir à une allure toujours plus folle, au sein de foules
jamais décroissantes, se rejetant les unes les autres en coulisses et
criant à qui mieux la promesse « d’être plus satisfaisantes
et plus épanouissantes ». Contrairement aux « relations réelles », il est
simple de s’engager dans une « relation virtuelle » et d’en sortir. D'une
apparence chic et soignée, elles semblent faciles à utiliser, faites pour
l’utilisateur, comparées aux « choses sérieuses », lourdes, lentes à se mouvoir,
inertes et confuses. Interrogé sur le succès fulgurant des prises de
rendez-vous par ordinateur aux dépens des bars pour célibataires et des petites
annonces de rencontres, un jeune Homme de vingt-huit ans, originaire de Bath,
évoqua un avantage décisif des relations électroniques : « On peut toujours
appuyer sur Ia la touche “supprimer”. »
Comme si elles obéissaient à la loi de Gresham, les relations virtuelles
(rebaptisées « connexions ») établissent le modèle qui élimine toutes les
autres. Cela ne rend pas heureux les hommes et les femmes qui cèdent à la
pression ; à peine plus que la pratique des relations pré-virtuelles. On gagne
d’un côté, on perd de l’autre.
Ralph Waldo Emerson le faisait remarquer : pour survivre sur une fine
couche de glace, il faut patiner vite. Quand la qualité nous fait faux bond,
nous avons tendance à chercher la rédemption dans la quantité. Lorsque les «
engagements sont dénués de sens » et que les relations cessent d’être dignes de
confiance et n’ont que peu de chances
de durer, on est enclin à échanger les partenariats contre des réseaux. Mais
alors, se fixer se révèle encore plus difficile qu'auparavant - il nous manque
à présent les aptitudes qui rendraient l’opération réalisable, ou le
pourraient. Être en mouvement était jadis un privilège, une œuvre accomplie,
c’est désormais indispensable.
Maintenir sa vitesse constituait autrefois une aventure grisante, c'est
aujourd’hui une épuisante corvée. Enfin, point capital, la vicieuse incertitude
et la confusion vexante, que la vitesse était censée chasser, refusent de s’en
aller. La facilité de désengagement et la résiliation-à- la-demande ne
réduisent pas les risques ; elles ne font que les distribuer, de même que les
angoisses qu’ils exhalent, d’une autre façon. Le présent ouvrage est consacré
aux risques et angoisses qu’il y a à vivre à deux, et séparément, dans notre
monde moderne liquide.
1. Tomber amoureux ou en dehors
« Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas
dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y
est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je
vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à
vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie,
vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté
rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une
vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans
peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister
à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants
pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier. »
Voilà l’avis que fait Charles Baudelaire aux lecteurs de son Spleen de
Paris. Et c’est bien regrettable. Se fût-il abstenu, j’aurais souhaité
moi-même composer semblable préambule — ou approchant - à ce qui va suivre.
Mais il ne s’abstint pas, et je ne peux que le citer. Naturellement,
Walter Benjamin retirerait la restriction de la phrase précédente. Moi
aussi, maintenant que j’y repense.
« Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à
part. » C’est le cas des fragments qui s’écoulent de la plume de Baudelaire ;
le sera-ce aussi pour les bribes de pensée qui vont suivre, ce n’est pas à moi
mais au lecteur de le décider.
Dans la famille des pensées, il y a quantité de nains. C’est pourquoi on
inventa la logique et la méthode et qu’une fois découvertes, les penseurs de
pensées les embrassèrent avec gratitude. Les nabots peuvent dissimuler et, au
final, oublier leur faiblesse dans l'impressionnante splendeur des colonnes en
marche et des ordres de bataille. Une fois les rangs formés, qui remarquera
combien les soldats sont minuscules ? On peut former une armée des plus
impressionnantes en alignant en ordre de bataille rangée sur rangée de
Pygmées...
Peut-être aurais-je dû agir ainsi avec ces fragments hachés, ne serait-ce
que pour faire plaisir aux inconditionnels de la méthodologie. Mais je ne
dispose plus d’assez de temps pour mener cette tâche à son terme, alors il
serait stupide de ma part de penser à l’ordre des rangs avant même d’avoir
battu le rappel...
À bien y réfléchir : peut-être le temps me semble-t-il trop court non pas
en raison de mon grand âge, mais parce que plus on vieillit mieux on comprend
qu’une pensée a beau sembler grande, elle ne l’est jamais assez pour embrasser
- et encore moins conserver - la généreuse prodigalité de l’expérience humaine.
Ce que nous savons, souhaitons savoir, nous efforçons de savoir, devons essayer
de savoir au sujet de l’amour ou du rejet, être seul ou à deux puis mourir
ensemble ou seul - tout cela peut-il être rationalisé, mis en ordre, arrangé
conformément aux critères de consistance, de cohésion et d’exhaustivité établis
pour les affaires de moindre importance ? Peut-être bien - mais dans
l’infinitude du temps alors.
N’est-il pas vrai que lorsque tout est dit quant aux affaires qui importent
le plus à la vie des hommes, les choses les plus importantes demeurent
inexprimées ?
L’amour et la mort, les deux personnages principaux de notre histoire, en
l’absence d’une intrigue ou d’un dénouement, mais condensant la majeure partie
de la fureur et du bruit de la vie, admettent ce genre de
songerie/écriture/lecture plus que tout autre.
Ivan Klima nous dit : peu de choses se rapprochent autant de la mon que
l’amour accompli. Chaque apparition des deux est unique mais aussi définitive,
elle n’admet pas la répétition, n’autorise aucun appel et ne promet aucun
sursis. Chacun doit, et le fait, seul». Chacun naît pour la première fois, ou
renaît, dès qu'il entre, surgissant toujours de nulle part, des ténèbres du
non-être sans passé ni futur. Chaque fois, chacun commence du début, mettant
à nu le superflu des intrigues passées et la vanité de toutes celles à
venir.
Pas plus dans l’amour que dans la mort on ne peut s’engage deux fois ;
encore moins que dans le fleuve d’Héraclite. Ils sont, en effet, leurs propres tête et queue, faisant
preuve de dédain et de négligence à l’égard de toute autre.
Bronislaw Malinowski se moquait, non sans mépris, des diffusionnismes qui
confondaient, selon lui, les collections des musées avec les généalogies ;
ayant vu de rudimentaires outils en silex mis sous verre avant de plus
raffinés, ils parlaient des « outils de l'histoire ». C’était, ricanait
Malinowski, comme si une hache en pierre en engendrait une autre de la même
manière que, disons, l'hipparion donna naissance, en temps et lieu, à l'equus
caballus. On peut faire remonter les origines du cheval à d’autres chevaux,
mais les outils ne sont ni ancêtres ni descendants d’autres outils. À la différence
des chevaux, les outils n’ont aucune histoire propre. On pourrait dire qu’ils
ponctuent les biographies humaines individuelles et les histoires collectives ;
ils sont des effusions ou des sédiments de telles biographies et histoires.
On peut avancer plus ou moins la même chose quant à l’amour et la mort. Les
liens causaux, d’affinités ou de parenté sont tous des traits de l’individualité
et/ou de l’unité humaine. L’amour et la mort n’ont pas d’histoire propre. Ce
sont des événements au sein du temps humain — chacun est un événement distinct,
non connecté (et encore moins connecté de façon causale) à d’autres
événements « similaires », sauf dans des compositions humaines désireuses après
coup de désigner — d’inventer — les connexions et de comprendre
l’incompréhensible.
Ainsi ne peut-on apprendre à aimer ; ni à mourir. Et l’on ne peut apprendre
l’art insaisissable — non existant, quoique vivement désiré - qui consiste à échapper
à leur emprise et ne pas croiser leur route. L'amour et la mort frappent, en
temps et en heure ; sauf que l’on ne peut savoir quand cela se produira. Quelle
que soit cette date, elle prendra à l’improviste. Au cœur même de vos
préoccupations quotidiennes, l’amour et la mort surgissent ab nihilo — à
partir de rien. Bien entendu, il est fort probable que nous nous penchions
arrière pour en tirer les leçons après coup ; nous essaierons de retracer les
cours des antécédents, déploierons le principe infaillible d’un post hoc
étant sans doute le propter hoc, tenterons de dresser la carte d’un
lignage « sensé » de l’événement, et, le plus
souvent, nous y parviendrons. Ce succès nous est nécessaire pour le
bien-être qu’il apporte : il ressuscite — de façon indirecte, certes — la foi
en la régularité du monde et en la prévisibilité des événements, indispensable à la santé mentale. Il convoque
également une illusion de sagesse acquise et, par-dessus tout, une sagesse que
l'on peut apprendre comme on
apprend à utiliser les lois de
l’induction de J. S. Mill, à conduire une voiture, à manger avec des baguettes
au lieu d’une fourchette, ou encore à faire
bonne impression à un enquêteur.
Pour ce qui est de la mort, il faut bien reconnaître que l’apprentissage se
limite à l’expérience des
autres, aussi n’est-il qu’une illusion in extremis. L’expérience
d’autrui ne peut être réellement acquise comme une expérience ; dans le
résultat qui consiste à apprendre
l’objet, on ne peut jamais séparer L'Erlebnis de la contribution
créative des pouvoirs inventifs du sujet. L’expérience d’autrui ne peut être
connue qu’en tant qu’histoire transformée, interprétée, de ce qu’autrui a vécu.
Peut-être certains chats disposent-ils, comme le Tom du dessin animé Tom &
Jerry, de neuf vies ou plus, et peut-être certains convertis peuvent-ils
être amenés à penser qu’ils sont nés de nouveau — mais le fait est que la mort,
comme la vie, ne se produit qu’une fois ; on ne peut apprendre à « faire
correctement la prochaine fois » un événement que l’on ne revivra plus.
Si le désir veut consommer, l’amour veut posséder. Alors que la
satisfaction du désir est contemporaine de l’annihilation de son objet, l’amour
s’accroît avec ses acquisitions et trouve satisfaction dans leur durabilité. Si
le désir s’autodétruit, l’amour, lui, se perpétue de lui-même.
Comme le désir, l’amour est une menace pour son objet. Le désir \
détruit son objet, se détruisant lui-même ce faisant ; par la toile protectrice
que l’amour tisse avec soin autour de son objet, il l’asservit. Il fait
prisonnier et met le prévenu en détention ; il procède à une arrestation pour la protection même du
prisonnier.
Parler de « désir » revient peut-être à dire un mot de trop. Comme pour les
achats : Harvie Ferguson l'a montré, de nos jours,
on n’achète pas pour satisfaire un désir mais par souhait. Semer,
cultiver et nourrir le désir, cela prend du temps (un temps intolérablement
long, d’après les critères d’une culture qui exècre les atermoiements et
promeut en lieu et place la « satisfaction instantanée »). La germination, la
croissance et le mûrissement du désir demandent du temps. Alors que le « long terme
» n’a de cesse de se rétrécir, la vitesse de maturation du désir résiste
obstinément à l’accélération ; le temps nécessaire au recouvrement des retours
sur investissement dans la culture du désir semble toujours plus long - c’en
devient irritant et hors de prix.
Aujourd’hui, on a tendance à concevoir les centres commerciaux en gardant à
l’esprit la vitesse d’éveil et la rapidité d’extinction des souhaits, et non la
procréation et l’entretien, longs et encombrants,
des désirs. Le seul désir qui
devrait (et c’est souvent le cas) se voir implanté lors d’une visite dans un
centre commercial est celui de la répétition, sans cesse renouvelée, du
moment merveilleux où on « se laisse aller » et on laisse les souhaits
improviser sans contrainte scénaristique. La brièveté de leur espérance de vie est leur bien le plus précieux,
celui qui leur donne l’avantage sur les désirs. S'abandonner à un souhait,
contrairement au désir que l’on suit, n'est momentané, chacun le sait,
accompagné de l’espoir qu’il ne laissera pas de conséquences durables à même de
condamner de prochains moments de joyeuse extase. Pour ce qui est des
partenariats et, en particulier, des partenariats sexuels, suivre un souhait
plutôt qu’un désir signifie laisser la porte ouverte à « d’autres possibilités
romantiques » qui, comme le suggère le Dr Lamont et y Médite Catherine Jarvie,
« peuvent être plus satisfaisantes et épanouissantes ».
Dans sa version orthodoxe, le désir nécessite de l’entretien, y compris un
soin prolongé, un marchandage difficile sans résolution courue d’avance,
quelques choix cornéliens et une poignée de compromis douloureux — mais, pire
que tout, il occasionne un délai de gratification, ce qui constitue sans doute
le sacrifice le plus honni dans notre monde de vitesse et d’accélération. Dans
sa réincarnation (radicalisée, effilée et par-dessus tout plus compacte) sous
forme de souhait, le désir a perdu la plupart de ces attributs peu engageants,
tout en se concentrant avec plus de précision sur sa cible. Comme l’indiquaient
les publicités vantant les premières cartes de crédit : on peut désormais «
débarrasser la demande de l'attente ».
Quand il se laisse guider par le souhait (« vos regards se croisent dans
une salle bondée »), le partenariat suit le modèle des achats et ne demande
rien de plus que le savoir-faire d’un consommateur moyen, doté d’une expérience
moyenne. Comme d’autres biens de consommation, le partenariat se consomme
sur-le-champ (il ne nécessite aucun entraînement supplémentaire ou longue
préparation), il est à
S’ils s’avèrent défectueux ou pas « totalement satisfaisant biens peuvent
être échangés contre d’autres articles que l’on plus satisfaisants, même si la
transaction n’inclut pas le service après-vente et le remboursement garanti.
Toutefois, même s’ils tiennent leurs promesses, on n’attend pas d’eux qu’ils
restent en usage longtemps ; après tout, on se débarrasse sans grand regret -
voire sans l’ombre d’un regret - de voitures en parfait état de marche, ou
d’ordinateurs ou encore de téléphones portables, dès l’instant où leur « nouvelle
version améliorée » apparaît dans les boutiques et que toute la ville en parle.
Pourquoi diable les partenariats devraient-ils faire exception à la règle ?
Les promesses d’engagement, écrit Adrienne Burgess, « sont insignifiantes
sur le long terme ».
Et l’auteur de poursuivre : « L’engagement est un sous-produit d’autres
choses : quelle satisfaction tirons-nous de notre relation, en percevons-nous
une alternative viable ; et perdrions-nous un investissement important (temps,
argent, propriété en commun, enfants) en cas de départ. » Néanmoins, « ces
facteurs croissent et décroissent, ainsi que les sentiments d’engagement qu’éprouvent
les gens », selon Caryl Rusbult, « expert en relations » à l’université de
Caroline du Nord.
Un authentique dilemme : nous hésitons à faire la part du feu, mais l’idée
de dépenser de l’argent pour rien nous répugne. Une relation, vous dira
l’expert, est un investissement comme un autre : vous placez du temps, de
l’argent et des efforts que vous auriez pu affecter à d’autres buts si vous ne
vous étiez abstenu, espérant avoir fait le bon choix et que ce que vous avez
perdu ou vous êtes retenu d’apprécier vous serait remboursé le moment venu —
avec des intérêts. Vous achetez des actions et les conservez tant qu’elles annoncent
un accroissement de valeur, puis vous les vendez à la hâte dès que les profits
se mettent à baisser ou quand d’autres actions annoncent un revenu supérieur
(le tout est de ne pas rater le moment où cela se produit). Si vous investissez
dans une relation, le profit à en attendre est avant tout la sécurité, dans
tous les sens du terme : proximité d’une main charitable en cas de pépin, d’une
aide à vos malheurs, d’une compagnie à votre solitude, d’une caution en cas d’emprisonnement,
d’un réconfort dans la défaite et d’acclamations dans la victoire ; mais aussi
au sens de gratification qui arrive sans délai dans le sillage d’un besoin.
Méfiez-vous cependant : une fois qu’on y est engagé, les promesses d’engagement
envers la relation sont « insignifiantes sur le long terme ».
De fait, oui ; les relations sont des investissements comme les autres,
mais vous viendrait-il jamais à l’esprit de jurer loyauté aux actions que vous
venez d’acheter à un courtier ? De promettre de rester semper fidelis,
dans la joie comme dans le malheur, dans la richesse comme dans la pauvreté, «
jusqu’à ce que la mort vous sépare »? De ne jamais regarder en douce là où (qui
sait ?) des prix plus importants pourraient vous faire signe ?
Les actionnaires (« détenteurs d’actions » serait plus juste, tant ils ne
font que détenir les actions... or, ce que l’on détient, on peut s’en
délester) dignes de ce nom consultent les pages boursières de leurs journaux à
la première heure pour y apprendre si le moment de se délester est venu. Il en
va de même pour l’autre genre d’actions : les relations. Sauf que dans ce
dernier cas, il n’existe pas de Bourse, et personne ne se charge de soupeser et
d’évaluer les risques à votre place (à moins d’embaucher un conseiller expert
de la même façon que l’on engage un conseiller en Bourse ou un comptable agréé,
encore que, pour ce qui est des relations, les innombrables émissions de
débat-parlotte et les « téléfilms inspirés de la réalité » s’efforcent de
remplacer les experts). Alors c’est à vous de le faire, jour après jour, par
vos propres moyens. Si vous vous trompez, vous n’aurez même pas le réconfort de
pouvoir mettre votre erreur sur le compte d’un renseignement incorrect. Il faut
être sans cesse sur le qui-vive. Malheur à celui qui fait une sieste ou baisse
la garde. « Être dans une relation » est synonyme de nombreuses
L’échec d’une relation est le plus souvent un échec de communication.
Comme l'observait Knud Logstrup - dans un premier temps évangéliste modéré
de la paroisse de Fionie, puis philosophe éthique claironnant de l’université
d’Aarhus -, le communicateur non averti ou étourdi doit se méfier de
l’embuscade que lui tendent « deux perversions divergentes ». L’une est « le
genre d’association, qui, de par l’oisiveté et la peur des gens ou une
propension aux relations confortables, consiste simplement à tenter de se
satisfaire l’un l’autre en éludant toujours le problème. A la possible
exception d’une cause commune contre un tiers, rien ne promeut autant une
relation confortable que les éloges mutuels ». L’autre tient à « notre volonté
de changer autrui. Nous avons des certitudes quant à ce que devraient être les
choses et les gens. Opinions qui manquent de compréhension car, plus elles sont
définitives, plus il devient nécessaire que nous ne soyons pas dérangés par une
trop grande compréhension de ceux qui doivent changer. »
Le problème, c’est que ces deux perversions naissent en général de l’amour.
La première résulte peut-être de mon désir de paix et de confort, comme semble
l’indiquer Logstrup. Mais elle peut aussi, et c’est souvent le cas, être le
produit de mon respect affectueux de l’autre : je t’aime et donc je te laisse
être telle que tu es, telle que tu exiges d’être, quels que puissent être mes
doutes quant à la pertinence de ton choix. En dépit de tout le mal que ton obstination
peut te faire, je n’oserais pas te contredire, de peur que tu en sois forcée de
choisir entre ta liberté et mon amour. Tu peux compter sur mon approbation,
quoi qu’il arrive... Et, comme l’amour ne peut être que possessif, mon
affectueuse générosité est mue par l’espoir : ce chèque en blanc est un présent
de mon amour, cadeau précieux qui ne se trouve nulle part ailleurs. Mon amour
est ce havre paisible que tu recherchais, et dont tu avais besoin même si tu ne
le cherchais pas. Maintenant tu peux te reposer, ta quête est terminée...
Voilà la possessivité de l’amour à l’œuvre ; mais une possessivité qui
recherche son épanouissement dans la retenue.
La seconde perversion provient de ce que la possessivité de l'amour est laissée
en liberté, déchaînée. L’amour est l’une des réponses palliatives au
bienfait/fléau de l’individualité humaine, attributs est la solitude que doit
porter en elle la condition de
séparation (comme le suggère Erich Fromm, les êtres humains de tous âges
et de toutes cultures se heurtent à la même question : celle de savoir comment
vaincre la séparation, comment établir l’union, comment transcender sa propre
vie individuelle et trouver l’état d’« unité à deux »). Tout amour est mêlé d’une
soif anthropophage. Tous les amoureux veulent étouffer, extirper et curer
l’altérité ennuyeuse et irritante qui les l'être aimé ; séparation qui
constitue la pire crainte de l'amoureux, et ils seraient nombreux à ne reculer
devant rien pour le spectre des adieux définitifs. Quel meilleur moyen d’y
parvenir qu'en faisant de l’être aimé une partie indissociable de l'amoureux ?
Où que j’aille, tu iras ; quoi que je fasse, tu le feras ; j’accepte, tu
accepteras ; si je refuse, tu refuseras. Si tu n’es pas et ne peux pas être ma sœur
siamoise, sois donc mon clone !
Cette seconde perversion a une autre racine — enfouie dans l’adoration de
l’amoureux pour son aimée. Dans leur introduction à un recueil de textes parus
sous le titre Philosophies of Love, David L. Norton et Mary F. Kille
racontent l’histoire d’un homme qui avait invité ses amis à dîner pour leur
présenter « la parfaite incarnation de la Beauté, de la Vertu, de la Sagesse et de la Grâce, en résumé,
la femme la plus adorable du monde » ; le rendez-vous arrivé, lesdits amis «
s’efforcèrent de cacher leur étonnement » : était-ce là « la créature dont b
beauté éclipsait celle de Vénus, Hélène de Troie et Lady Hamilton »? Il est
parfois difficile de distinguer l’adoration de l’être aimé de l’adoration de
soi ; on peut deviner la trace d’un ego chaleureux quoique tourmenté, désespéré
de confirmer ses mérites incertains par son reflet dans le miroir ou, encore
mieux, par un portrait flatteur, laborieusement retouché.
Réseaux de parenté semblent fragiles et menacés. Leurs frontières, brouillées et disputées, se dissolvent en un
terrain dénué de titres de propriété
et de tenures héréditaires bien nets - un pays frontalier ; parfois champ de bataille, parfois objet de batailles
juridiques non moins amères. Les
réseaux de parenté ne peuvent être sûrs de leurs chances de survie, et encore moins calculer leur espérance de vie. Cette vulnérabilité les rend d'autant
plus précieux. Ils sont à
présent fragiles, subtils et délicats ; ils engendrent des sentiments
protecteurs ; ils vous donnent envie de caresser et de cajoler ; Ils languissent d'être traités avec un amour bienveillant.
Et ils n'ont plus l’arrogance et
l’impudence qu’ils affichaient quand nos ancêtres fulminaient et se rebellaient
contre la rigueur et la raideur de l’étreinte familiale. Ils ne sont plus sûrs
d’eux-mêmes, ayant au lieu de cela conscience des conséquences fatales
qu’un seul faux pas pourrait
avoir sur leur survie. Œillères et
boules Quies ne sont plus en vogue - les familles écoutent et regardent
avec attention, bien décidées à corriger leurs habitudes et prêtes à rembourser les soins et l’amour dans la même monnaie.
Paradoxalement, ou peut-être pas tant que cela, les pouvoirs d’attraction
et de maintien de la parenté montent en flèche alors que les pouvoirs
magnétiques et porteurs de l’affinité décroissent...
Nous nous retrouvons donc là, à vaciller et manœuvrer avec peine entre deux
mondes connus pour être éloignés et complètement différents l’un de l’autre,
tout en demeurant désirables et désirés - et nous ne disposons pas de passages
clairement balisés, sans parler de sentiers battus entre ces deux univers.
Il y a trente ans de cela, Richard Sennett observait l’avènement d’« une
idéologie de l’intimité » qui « transforme des catégories politiques en
catégories psychologiques ».
Résultat particulièrement prodigieux de cette nouvelle idéologie, le
remplacement des « intérêts partagés » par l'« identité partagée ». La
fraternité fondée sur l’identité devait devenir — nous prévenait Sennett -, «
l’union d’un groupe sélectif qui rejette tous ceux qui ne font pas partie de
lui ». « Les étrangers, les marginaux, les outsiders doivent être
rejetés. »
Quelques années plus tard, Benedict
Anderson créa l’expression « communauté imaginée » pour rendre compte du mystère
de l’identification de soi à une vaste catégorie d’étrangers inconnus avec
lesquels on croit partager quelque chose de suffisamment important pour qu’on
parle d’eux en termes de « nous » dont je, celui qui parle, fais partie. Le fait
qu’Anderson ait vu pareille identification à une population dispersée de
personnes inconnues comme un mystère demandant à être éclairci constituait une
confirmation indirecte - en fait, un hommage - des pressentiments de Sennett. À
l’époque où Anderson développait son modèle de « communauté imaginée », la
désintégration des liens impersonnels (et, avec eux, comme le noterait Sennett,
l’art de la « civilité »-de « porter le masque » qui protège et permet
simultanément de profiter de la compagnie) avait atteint un état avancé. Dès lors,
les petites cajoleries, les rapprochements, l’intimité, la « sincérité », la «
mise à nu de soi », le fait de ne rien garder secret, les confessions compulsives
et obligatoires devenaient rapidement les seules défenses humaines contre la
solitude, et le seul fil disponible avec lequel tisser l’unité tant désirée. On
ne peut concevoir des totalités plus vastes que le cercle de confessions mutuelles
qu’en tant qu'un « nous » gonflé et élargi ; une similitude nommée par erreur «
identité », poussée à l’extrême. Le seul moyen d’inclure des « étrangers » dans
un « nous » était de les cataloguer en aspirants partenaires de rituels de confession,
qui devaient révéler un « intérieur » similaire (et donc familier) quand on
leur demandait de partager leurs sincérités intimes.
La communion des moi internes fondée sur des révélations de soi
mutuellement encouragées peut constituer le noyau de la relation d’amour. Elle
peut prendre racine, germer, se développer au sein de l’île, autarcique ou peu
s’en faut, des biographies partagées Mais, tout comme le parti moral d’un
couple — qui, chaque fois qu’on l’agrandit pour inclure un Tiers, et ainsi le
mettre face à face avec la « sphère publique », juge ses intuitions et
impulsions insuffisantes pour affronter et s’attaquer aux questions de justice
impersonnelle qu’engendre la sphère publique —, la communion d’amour est prise
au dépourvu par le monde extérieur, pas encore prête à se débrouiller, ignorante
des aptitudes que cela nécessite.
À l'intérieur d’une communion d’amour, il n’est que naturel de considérer
les frictions et désaccords comme une irritation éphémère qui disparaîtra bien
vite ; mais aussi de les considérer comme une demande de mesures de
redressement qui hâteront sa disparition. Un parfait alliage de moi semble
alors une perspective réaliste, avec suffisamment de patience et d’application
— qualités que l’amour est certain de
fournir à profusion. Même si la similitude ; spirituelle des amants reste à
quelque distance, il ne s’agit certainement pas d’un vain rêve ou d’une
illusion fantaisiste. On peut l’atteindre, c’est une certitude — et ce avec des
ressources dont les amants disposent
déjà, en leur capacité d’amants.
Mais essayez un peu d’étendre les attentes légitimes de l’amour assez loin
pour dompter, domestiquer et désintoxiquer l’ahurissant pot-pourri de sons et
de visions qui remplit le monde au-delà de l’île de l’amour... Les stratagèmes
de l’amour, testés et éprouvés, ne vous seront pas d’un grand secours. Sur
l’île de l’amour, l’harmonie, la I compréhension et l’unité de deux rêvée ne
sont jamais hors de portée, mais cela n’est pas vrai pour le monde extérieur
infini (à moins qu’un coup de baguette
ne le transforme en le colloque chercheur de consensus de Jürgen Habermas). Les
outils de l’unité de type Je-Tu, pour parfaitement maîtrisés et impeccablement
maniés qu’ils soient, s’avéreront impuissants face au désaccord, à la disparité
et à la discorde qui séparent tous les « Tu » potentiels les uns des autres, et
les maintiennent sur le pied de guerre : d’humeur à se battre plutôt qu’à
parler. La maîtrise de techniques tout à fait différentes est requise quand il
s’agit de dissiper au plus vite cet inconfort passager qu’est le désaccord, et
quand la discorde (annonçant la détermination à l’affirmation de soi)
s’installe pour une durée indéterminée. L’espoir d’un consentement rassemble
les gens et les incite à plus d'efforts. L'incrédulité en l'unité, qui nourrit
- et se nourrit d'elle - l'insuffisance flagrante des outils à disposition,
détourne les gens les autres et engendre la soif de s'échapper.
La première conséquence de l’incrédulité croissante en la possibilité de
l’unité est la division de la carte du Lebenswek, le monde de la vie, en
deux continents incapables de communiquer entre eux. L’un est celui où l’on
recherche le consensus à tout prix (la plupart
du temps, cependant, avec les aptitudes acquises et apprises sous l’aile
de l’intimité) — mais où, surtout, on présume qu’il est déjà « là »,
prédéterminé par l’identité partagée, n’attendant que d’être éveillé et de se
réaffirmer. L’autre continent est celui où l’espoir d’une unité spirituelle, et par là même tout
effort visant à la meure au jour ou à la
construire de zéro, a été abandonné a priori, de sotte que le seul
échange ébauché est celui des missiles, et non des mots.
De nos jours, toutefois, cette dualité de postures (théorisée pour
l’usage privé en la division de l'humanité) semble passer peu à peu à
l’arrière-plan de la vie quotidienne — en même temps que les dimensions
spatiales de la proximité et de la distance humaines. Tout là-haut dans les
vastes étendues du pays frontalier global, aussi bien qu’au niveau du sol, dans
le domaine de la politique de vie, le cadre de l’action est un récipient rempli
d’amis et d’ennemis potentiels, dans lequel on s’attend à ce que coalitions
fluctuantes et hostilités à la dérive se figent un instant, pour se dissoudre
de nouveau et laisser la place à d’autres condensations. Les « communautés de similitudes
», prédéterminées mais en attente d’être révélées et emplies de substance,
cèdent le pas aux « communautés de circonstance », censées se composer
elles-mêmes autour d’événements, d’idoles, de paniques ou de modes : des plus
diverses comme points de convergence, elles ont néanmoins en commun une
espérance de vie brève, toujours plus brève. Elles ne durent pas plus que les
émotions qui les maintiennent au centre de l’attention et provoquent l’union
d’intérêts — fugaces, mais pas moins intenses pour autant — qui se regroupent
et adhèrent « à la cause ».
Tous ces rassemblements et séparations permettent de suivre simultanément
le besoin de liberté et la soif d’appartenance - et de dissimuler les échecs de
ces deux aspirations (voire d’y contribuer pleinement).
Ces deux besoins se fondent et se mélangent dans la tâche éreintante et
dévotante consistant à « se faire un réseau » et « surfer sur L'idéal de l’«
état où l’on est connecté » lutte pour saisir les dialectiques difficiles, délicates,
de ces deux incompatibles. Il promet une navigation tranquille (ou pour le
moins non fatale) entre les récifs de solitude
et de l’engagement, le fléau de l’exclusion et la main de fer des liens trop
serrés, un détachement irrémédiable et un attachement irrévocable.
Nous bavardons et nous avons des « copains » de bavardage. Les copains,
tous les accros du bavardage le savent, vont et viennent
- mais on en trouve toujours qui ont
hâte de noyer le silence dans les «messages». Dans une relation de type « deux
bons copains », ce ne sont pas les messages en tant que tels, mais le
va-et-vient de messages, la circulation des messages, qui est le message -
peu importe le contenu. Nous appartenons au flot régulier des mots et des
phrases inachevées (certainement abrégées, tronquées pour accélérer la
circulation). Nous appartenons aux paroles, et non à cédons on parle.
Il ne faudrait pas confondre l’obsession actuelle avec les confessions
compulsives et les étalages de confidences dont Sennett s’inquiétait il y a
trente ans. Les sons émis et les messages tapés n’ont plus pour but de
soumettre les entrailles de l’âme à l’inspection et à l'approbation du
partenaire. Les mots que l’on prononce ou que l’on tape ne cherchent plus à
raconter le voyage de la découverte spirituelle. Pour reprendre la formulation
admirable de Chris Moss (dans le Guardian Weekend ), au sein de et à
travers « nos bavardages sur Internet, par téléphone portable, et messageries
», «l’introspection se voit remplacée par une interaction frénétique et frivole
exposant nos secrets les plus intimes en même temps que la liste des
commissions ». Un commentaire s’impose : cette « interaction », bien que
frénétique, ne semble peut-être pas si frivole que cela, après
tout, une fois qu’on a compris et intégré le fait que le but - son seul but -
est d’entretenir le bavardage. Les fournisseur d’accès à Internet ne sont pas
des prêtres sanctifiant l’inviolabilité des unions. Ces unions ne reposent sur
rien d’autre que nos bavardages et nos messages ; elle ne va pas plus loin que
les paroles et la messages. Cessez de parler — vous voilà exclu. Silence égal exclusion.
Il n’y a rien en dehors du texte, en effet — et pas seulement comme le
pensait Derrida...
Comme par anticipation du modèle qui devait prévaloir à notre époque, Erich Fromm tenta d’expliquer l’attirance du « sexe en
tant que tel » (le sexe « indépendamment », pratiqué sans égard pour ses
fonctions orthodoxes) et évoqua sa qualité de réponse (trompeuse) au «
désir ardent de fusion totale » - trop humaine — par le biais d’une «
illusion d’union ».
Union, parce que c’est exactement ce que recherchent avec impatience les
hommes et les femmes quand ils désespèrent d’échapper à la solitude dont
ils souffrent déjà ou à la peur à venir. Illusion, parce que l’union atteinte
lors du bref instant de l'apogée orgasmique « laisse les personnes aussi
étrangères, aussi isolées qu’auparavant de sorte qu’« elles ressentent leur
distance avec plus d’acuité encore qu’au départ ». Dans ce rôle, l’orgasme
sexuel « revêt une fonction
qui ne [le] différencie guère de l’alcoolisme et de la toxicomanie ». Il
est comme eux, intense — mais « transitoire et périodique ».
L'union est illusoire et l’expérience risque de se révéler frustrante au
final, nous apprend Fromm, du fait que l’union est
séparée de l’amour (je m'explique : elle est séparée de la relation de type fürsein
; d’un engagement durable et indéfini - de façon intentionnelle - envers le
bien- être du partenaire). Selon Fromm, le sexe ne peut être un instrument de fusion authentique - au lieu d’une impression de fusion éphémère, fourbe et, au final,
autodestructrice - que grâce à sa conjonction avec l’amour. Quelle que soit la
capacité à générer des unions dont est doté le sexe, il la puise dans son
association avec l’amour.
Depuis les écrits de Fromm, l’isolement du sexe des
autres domaines de la vie est allé encore plus avant.
Aujourd’hui, le sexe est la quintessence même, peut-être l’archétype
muet/secret, de cette « relation pure » (un oxymore, à n’en pas douter : les
relations humaines tendent à remplir, infester et modifier les moindres
recoins, pour distants qu’ils soient, du Lebenswelt, aussi peuvent-elles
être tout sauf « pures ») qui, selon Anthony Giddens, est devenue le modèle cible/idéal
dominant du partenariat humain. Le sexe doit désormais être autonome et
autosuffisant, il doit « tenir debout tout seul », n’être jugé qu’à l’aune de
la satisfaction qu’il peut
apporter de lui-même (même s’il est bien loin, en règle générale, des attentes
grossies par les médias). On ne s’étonnera donc pas de ce que sa capacité à
engendrer la frustration et exacerber cette même sensation de séparation qu’on
espérait le voir guérir a fortement augmenté. La victoire du sexe dans la
grande guerre d’indépendance a été, dans le meilleur des cas, une victoire à la
Pyrrhus. Le remède miraculeux semble produire maladies et souffrances en
quantités non moins nombreuses et sans doute plus vives que celles qu’il
promettait de soigner.
Quand on vole, la légèreté est un délice,
l’absence de gouvernail un supplice. Le changement est un bonheur, la
versatilité une difficulté. L’insoutenable légèreté du sexe ?
Volkmar Sigusch est un thérapeute praticien ;
chaque jour il rencontre les victimes du « sexe pur ». Il enregistre
leurs doléances - et la liste des blessures demandant ses interventions
expertes s’allonge irrésistiblement. Ses conclusions sont aussi pessimistes que
pondérées.
« Toutes les formes de relations intimes actuellement
à la mode arborent le même masque
de bonheur faux autrefois porté par l’amour marital puis libre (...) [E]n regardant
de plus près et en retirant ce masque, nous avons découvert des aspirations
inassouvies, des nerfs en loques, des amours déçues, des souffrances, des
peurs, de la solitude, de l’hypocrisie, de l’égotisme et des compulsions
répétitives (...) Les performances ont remplacé l’extase, la physique est à
l’ordre du jour, la métaphysique non (...) Abstinence, monogamie et promiscuité
sont toutes trois à mille lieues
de l’existence libre de la sensualité qu’aucun de nous ne connaît. »
Quand le sexe représente un événement physiologique à l’intérieur du corps
et lorsque la « sensualité » n’invoque que peu de choses hormis une sensation
physique agréable, alors le sexe n’est pas libéré de charges surnuméraires,
superflues, inutiles, encombrantes et gênantes. Il est, au contraire, surchargé.
Il déborde d’espérances qui dépassent sa capacité d’action.
Les rapports intimes du sexe avec l’amour, la sécurité, la permanence,
l’immortalité-par-la-continuation-de-la-parenté, n’étaient après tout pas aussi
inutiles et contraignants qu’on le croyait, le ressentait ou qu’on les accusait
d’être. Les compagnons, vieux et soi- disant démodés, du sexe en étaient
peut-être les supports nécessaires (nécessaires non pas pour la perfection
technique de sa performance, mais pour son potentiel de satisfaction).
Peut-être les contradictions dont la sexualité regorge de façon endémique
n’ont- elles pas plus de chances d’être résolues (atténuées, désamorcées,
neutralisées) en l’absence de « toutes conditions » qu’en leur présence.
Peut-être ces conditions étaient-elles le fait de l’ingénuité culturelle plutôt
que les signes d’une erreur ou malentendu culturel.
La rationalité moderne liquide recommande les manteaux légers et réprouve
les revêtements en acier.
Dans les engagements durables, la raison moderne liquide reconnaît
l’oppression ; dans l’engagement durable, elle voit la dépendance invalidante.
Cette raison nie les droits aux liens et attachements, spatiaux ou temporels.
La rationalité moderne liquide des consommateurs ne saurait justifier leur
nécessité ou leur utilité. Liens et attachements rendent les relations humaines
« impures » — comme ils le feraient de tout autre acte de consommation qui
suppose la satisfaction instantanée et l’obsolescence tout aussi instantanée de
l’objet consommé. Les avocats de la défense des « relations impures » auraient
bien du mal à convaincre les jurés et les ranger à leur avis.
Le consumérisme ne concerne pas l'accumulation de biens (qui en
amasse doit également supporter lourdes valises et maisons en désordre), mais
leur utilisation et les moyens de s’en débarrasser après usage
pour faire place à d’autres biens et à leurs utilisations.
La vie du consommateur privilégie légèreté et vitesse ; ainsi que la
nouveauté et la variété qu’on espère les voir favoriser et hâter. C'est le
roulement, et non le volume, des achats qui mesurent le succès dans la vie de
l'Homo consument.
Grâce
à un habile stratagème de publicité, le sens vernaculaire du « sexe sans danger
» a récemment été réduit à l’usage du préservatif. Ce slogan ne serait pas une
telle réussite commerciale s’il ne touchait une corde sensible chez les
millions de personnes qui souhaitent assurer leurs exploits sexuels contre les
conséquences indésirables (puisque incontrôlables).
Dépouillé de son ancien rang social et de ses significations
endossées socialement, le sexe incarna l’incertitude pénible et alarmante qui
devait devenir le fléau majeur de l’existence moderne liquide.
Les droits des partenaires sexuels sont devenus le lieu principal de
l’anxiété. Quel genre d’engagement l’union des corps entraîne-t-elle ? De
quelle façon cela lie-t-il l’avenir des partenaires ? La rencontre sexuelle
peut-elle être isolée des autres activités de la vie ou bien va-t-elle se
déverser (y aura-t-elle tendance, le lui permettra-t-on ?) sur elles, les
saturer et les transformer ?
En soi, l’union sexuelle est éphémère ; c’est un épisode dans la vie
des partenaires. Comme le fait remarquer Milan Kundera, un épisode n’est « pas
une conséquence nécessaire de ce qui le précède et ne [produit] aucun effet ».
Cette immaculée conception qui fait office de stérilité, caractère non contagieux
essentiel, constitue la beauté d'un épisode - et donc, pourrait-on ajouter, la
beauté d’une rencontre sexuelle tant quelle demeure un épisode. L’ennui,
cependant, c'est que « personne en effet ne peut garantir qu’un accident
épisodique ne contienne pas une potentialité causale, susceptible de se
réveiller un jour et de mettre en branle, inopinément, un cortège de conséquences
». En résumé : « Aucun épisode n’est a priori condamné à rester à jamais
épisodique. » Aucun épisode n’est à l’abri de ses conséquences. L’insécurité qui s’ensuit est
éternelle. L’incertitude ne se dissipera jamais complètement et de façon
irrévocable. On ne pourra que l’interrompre pendant un laps de temps inconnu -
mais le maintien de cette interruption, lui-même, est imprégné de doutes et en
devient également source d’ennuyeuse insécurité.
Sauraient-elles alors défendre l'Homo sexualis contre lui-même (ou elle-même)
? Une visite au club suffirait-elle à oublier ces aspirations | inassouvies,
ces frustrations de l’amour, ces peurs d’être seul ou de (souffrir, cette
hypocrisie et cette culpabilité ? Y trouverait-on proximité, joie, tendresse,
affection et fierté ? En toute conscience, le visiteur dira : « C’est du sexe,
crétin - rien à voir avec tout ça. » Mais, s’il ou elle a raison, le sexe lui-même a-t-il une quelconque
importance ? Ou plutôt, pour reprendre les mots de Sigusch, si la substance de
l'activité sexuelle est la dérivation d’un plaisir instantané, « alors ce qui
compte n'est plus ce qui est fait mais que cela se passe ».
La
communitas à vendre
Quand la qualité fait défaut, on cherche le salut
dans la quantité. En l’absence de durée, c’est la vitesse de changement qui
risque de vous sauver.
Si vous vous sentez mal à l’aise dans la fluidité de ce monde, et si
vous êtes perdu dans la profusion de panneaux routiers contradictoires qui
semblent montés sur roulettes, allez donc rendre visite à ces conseillers
experts dont les services n’ont jamais été aussi sollicités et dont il n’y a
jamais eu pareille quantité.
Voyants et astrologues du passé annonçaient à leurs clients ce que serait leur destin,
décidé à l’avance, inflexible et
implacable, indépendamment de ce qu’ils pourraient faire ou se retenir de faire
; les experts de notre époque moderne fluide refileraient sans doute cette
responsabilité à leurs clients, déconcertés et perplexes.
Les
conseillers préconiseraient une , plus grande appréciation de soi, un plus
grand souci du moi, plus d’attention à la capacité interne des clients au
plaisir et à la satisfaction — ainsi que moins de « dépendance » vis-à-vis des
autres et une moins grande attention à leurs demandes d’attention et de soins;
plus de distance et de pondération dans l’estimation de l'équilibre entre
espoirs raisonnables de profits et perspectives réalistes de pertes.
Votre téléphone portable sonne tout le temps (c’est du moins ce que vous
espérez).
Les messages défilent les uns à la suite des autres sur l’écran. Vos doigts
s’agitent sans cesse : vous pressez les touches, vous composez de nouveaux
numéros pour répondre aux appels ou rédiger vos propres messages. Vous resta
connecté- bien que toujours en mouvement au même titre que les expéditeurs
et destinataires invisibles de ces appels et messages, chacun suivant sa propoe
trajectoire. Les téléphones portables sont faits pour les gens en mouvement.
Connexions
qui demeurent intactes bien que
ceux que les connexions connectent se déplacent. Les connexions sont des
rochers au milieu des sables mouvants. On peut compter sur elles — et comme on
a confiance en leur solidité, on peut cesser de se soucier du sol bourbeux et
perfide que l'on foule au moment où l'on envoie ou reçoit un appel ou un
message.
Ceux qui restent à distance, les portables leur permettent d’entrer en
contact. Ceux qui entrent en contact, Us leur permettent de rester à
distance...
Comme l’observe John Urry, « les relations de co-présence impliquent toujours
proximité et éloignement, solidité et imagination ». Certes ; mais l'omniprésence
continue du tiers — de la « proximité virtuelle » disponible universellement et
en permanence grâce au réseau électronique - fait pencher la balance du côté de
l’éloignement et de l'imagination. Elle présage (annonce ?) la séparation
finale entre le «physiquement éloigné » et le « spirituellement lointain ». Le
premier n’est plus une condition du second. Le second dispose désormais de sa propre
« base matérielle » de pointe, infiniment plus généreuse, flexible, variée, séduisante
et porteuse d’aventure que tout arrangement de corps matériels. La proximité
physique, de son côté, a encore moins de chances de jamais affecter
l’éloignement spirituel...
L'avènement de la proximité virtuelle rend les
connexions humaines à la fois plus fréquentes et plus futiles, plus intenses et plus brèves. Elles tendent à
être trop futiles et brèves pour se condenser en liens. Concentrées sur les
affaires en cours, elles sont protégées
contre tout débordement et
engagement des partenaires au-delà du temps et du sujet du message composé et
lu - contrairement à ce que les relations humaines, d'une propagation et voracité notoires, sont connues pour perpétrer.
Les contacts demandent moins de temps et d’efforts pour s’y engager, moins de
temps et d'efforts pour les
briser. La distance ne fait pas obstacle au contact - mais entrer en
contact ne fait pas obstacle à l'éloignement. Les accès de proximité virtuelle prennent fin, dans l’idéal, sans vestiges ou sédiments durables. On peut mettre fin à la proximité virtuelle, du point de vue substantiel
et métaphorique, rien qu’en appuyant sur un bouton.
Puisque l'on brise les obstacles artificiels au libre-échange les uns après
les autres, et que l'on éradique et détruit les naturels, l’expansion horizontale/approfondie
de l’économie de marché semble en voie d’achèvement. Mais son homologue
vertical/intensif est loin d’être complet, et on se demande si son
achèvement est probable - voire même concevable.
C’est grâce à la soupape de sûreté
de l’« économie morale » que les tensions générées par l’économie de marché n’ont pas pris des proportions explosives. C’est grâce au coussin de l’«
économie morale » que les pertes
humaines générées par l'économie de marché ne sont pas devenues ingérables. Sans l’intervention
correctrice, apaisante, adoucissante
et compensatoire de l’« économie morale », l’économie de marché exposerait sa pulsion
autodestructrice. Le miracle quotidien
du sauvetage/résurrection de l’économie de marché provient de son échec à suivre cette pulsion
jusqu’à son terme.
N’admettre que l'Homo œconomicus
et l'Homo consumens dans le monde dirigé par l’économie de marché exclut un très grand nombre d’êtres humains du droit au permis de séjour,
et ne permet qu’à quelques-uns de jouir d’une résidence
permanente, en toute circonstance. Rares sont ceux qui peuvent échapper à la zone peinte en gris dont le marché n’a aucune utilité et qu’il serait heureux de supprimer
et de bannir du monde qu’il dirige.
La zone représentée en gris du
point de vue de la conquête du marché - déjà accomplie ou encore visée -, forme, aux yeux de ses habitants
(déjà conquis, conquis en partie ou
désignés comme restant à conquérir),
une communauté, un quartier, un cercle d’amis, de partenaires de vie et de partenaires pour la vie : un
monde dans lequel la solidarité,
la compassion, le partage, l’entraide et la sympathie mutuelles (notions étrangères à la pensée
économique, exécrées par la pratique économique) interrompent ou chassent le
choix rationnel et la recherche des intérêts personnel.
Le besoin de solidarité semble résister et survivre
aux attaques du marché - ce n’est pourtant pas faute d’essayer. Quand il y a
besoin, il y a aussi possibilité de profit - et les experts en marketing repoussent les limites de leur ingénuité pour suggérer
de nouvelles manières d’acheter en magasins de la solidarité, un sourire
amical, de l’unité ou du secours en cas de besoin. Ils réussissent constamment
- et échouent constamment. Les substituts disponibles en magasins ne remplacent
pas les liens humains. Dans leur version achetée, les liens se transforment en
articles, c’est-à-dire qu’ils sont transférés vers un autre monde dirigé par le
marché, et qu’ils casent d’être
le genre de liens capables de satisfaire les besoins d'unité et qui ne peuvent
être conçus et sauvegardés qu’au sein de l'unité. La course que mène le marché,
à la poursuite du capital inexploité que recèle la socialité humaine, ne peut
être remportée.
Quand on l’observe à travers le prisme d’un monde ordonné, construit avec
justesse et en bon état de fonctionnement, la « zone grise » de la solidarité,
de l’amitié et des partenariats humains semble être le royaume de l'anarchie.
Le concept d’« anarchie » est accablé par son histoire essentiellement
tournée contre l’État. De Godwin à Kropotkin en passant par Proudhon et
Bakounine, les théoriciens et fondateurs des mouvements anarchistes ont utilisé
le terme d’« anarchie » comme nom d’une société alternative, antonyme d’un
ordre assisté, coercitif La société alternative qu’ils postulaient devait
différer de celle qui existait par l’absence d’État - la quintessence du
pouvoir inhumain et intrinsèquement corrupteur. Une fois le pouvoir étatique
démantelé et retiré, les êtres humains recourraient (reviendraient) aux
avantages de l'entraide, utilisant pour cela, comme ne cessait de le répéter
Mikhaïl Bakounine, leur capacité naturelle à penser et se rebeller.
Le courroux des anarchistes du XIXe siècle visait uniquement l’État moderne,
pour être précis, une nouveauté à l’époque pas établi avec la solidité
suffisante pour lui permettre de réclamer la légitimité traditionnelle
ou de compter sur l’obéissance routinière. Cet État s’efforçait
d’acquérir le contrôle méticuleux et omniprésent des aspects de la vie
de l’homme que les pouvoirs d’antan avaient laissés aux moyens collectifs
locaux. Il réclamait le droit et concevait les moyens par lesquels
intervenir dans les zones à l’écart desquelles se tenaient les pouvoirs
d’antan, pour oppressifs et exploiteurs qu’ils aient été. Il entreprenait en
particulier de démanteler les pouvoirs intermédiaires, à savoir les
formes admises d’autonomie locale, d'affirmation de soi et d’autonomie
communautaires. Ainsi attaqués, les styles traditionnels de résolution des
problèmes et des conflits générés par la vie en communauté semblaient, aux yeux
des pionniers des mouvements anarchiques, donnés (sans difficulté) et
véritablement « naturels » ; on se les était aussi imaginés autonomes et tout à
fait à même de maintenir l’ordre dans toutes les conditions sociales et en
toute circonstance tant qu’ils restaient à l’abri des taxes émanant de l’État.
L’anarchie, une société sans État, libérée de ses armes coercitives, était vue comme un ordre
non coercitif dans lequel la nécessité ne se heurtait pas à la liberté, pas
plus que celle- ci ne barrait la route aux prérequis de la vie en société.
La première Wekanschauung
anarchiste avait un arôme nostalgique
prononcé qu'elle partageait avec le
socialisme utopique de l’époque (les enseignements de Proudhon et de Weitling incarnant leur intime affinité) ; un rêve où l’on quittait la route
sur laquelle on s’était engagé à
l’aube d’une nouvelle forme, moderne,
de pouvoir et de capitalisme
sociaux (à savoir, la séparation entre le travail et la maison) - le retour à une intimité d’unité
communautaire de sentiments et
d’actions romancée plutôt que réellement sans conflits.
La solidarité humaine est la première victime des triomphes du marché de la
consommation.
3. Aimer son prochain : tâche
ardue
L’appel à « aimer [son]
prochain comme [soi]-même », nous dit Freud (dans Malaise dans la
civilisation), est l’un des préceptes fondamentaux de la vie civilisée.
C’est également lui qui est le plus contraire à la forme de raison que la civilisation promeut : la raison de
l’intérêt personnel et de la recherche du bonheur. Le précepte fondateur de la
civilisation ne pourra être accepté comme « sensé » (et embrassé et pratiqué) que si l’on cède à l’avertissement théologique credere
quia absurdum — « croyez-le parce que c’est absurde ». En effet, il suffit
de poser les questions « Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y
trouverions-nous ? » pour ressentir l’absurdité qu’il y a à demander d’aimer
son prochain - n'importe lequel, du simple fait qu’il en est un. Si j’aime
quelqu'un, il ou elle doit l’avoir mérité d’une quelconque façon... « Il mérite
mon amour lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je
puisse en lui m’aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement plus parfait
que moi qu’il m’offre la possibilité d aimer en lui mon propre idéal. (...) En
revanche, s’il m’est inconnu, s'il ne m’attire par aucune qualité personnelle
et n’a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m’est bien difficile
d’avoir pour lui de l’affection. » La question semble d’autant plus ennuyeuse
et inepte qu’en général je ne trouve guère de preuves que cet étranger que je suis
censé aimer m’aime, ou me témoigne « le moindre égard. (...) [Pourvu qu’il y
trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de
m’offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance
dont il dispose contre moi. »
Aimer son prochain peut exiger un acte de foi ;
le résultat, cependant, est l’acte de naissance de l’humanité. C’est également
le passage décisif de l’instinct de survie à la moralité.
Passage qui fait de la moralité une partie,
peut-être une condition sinequa non, de la survie.
Avec cet ingrédient, la survie d'un humain devient
celle de l’humanité dans l’humain.
Aimer son prochain pourrait bien ne pas être un produit de base de
l’instinct de survie — mais l’amour de soi non plus, pris comme le modèle du
bon amour.
Amour de soi — qu’est-ce que cela signifie ? Qu est-ce que j aime « en
moi-même » ? Qu’est-ce que j’aime quand je m'aime ? Nous, humains, partageons
les instincts de survie avec nos cousins animaux proches (pas si proches que
cela, assez éloignés en fait) - mais lorsqu’il s’agit d’amour de soi, nos
routes se séparent et nous nous retrouvons seuls.
Il est vrai que l’amour de soi nous pousse à nous « accrocher à la vie »,
à nous efforcer de rester en vie pour le meilleur ou pour le pire, à
résister et riposter à tout ce qui peut menacer l’achèvement prématuré ou
brutal de la vie, et à protéger, ou mieux encore étoffer, notre forme et notre
vigueur pour rendre cette résistance efficace.
Parce que ce que nous aimons dans notre amour de soi ce sont les moi dignes
d’être aimés. Ce que nous aimons, c’est l’état, ou l’espoir, d’être aimé.
D’être des objets dignes d’amour, d’être reconnus en tant que tels et de
recevoir la preuve de
cette reconnaissance.
En résumé : pour avoir de l’amour de soi, il nous faut être aimés. Le refus
d’amour - négation du statut d’objet digne d’amour — engendre la haine de soi.
L’amour de soi se construit à partir de l'amour que nous offrent les autres. Si
l’on utilise des substituts, ils doivent être des copies, même frauduleuses, de
cet amour. Les autres doivent nous aimer en premier pour que nous puissions
ensuite commencer à nous aimer nous-mêmes.
Or comment savoir qu’on ne s’est pas fait snober ou larguer comme cas
désespéré, que l’amour est disponible, peut l’être, le sera, que nous en sommes
dignes et que nous avons donc le droit de nous permettre et de savourer l' amour de soi ? Nous le savons,
nous croyons le savoir et sommes sûrs de ne pas nous tromper, quand on nous
parle et nous écoute. Quand on nous écoute avec attention, avec un intérêt qui
trahit/signale la bonne volonté à répondre. Nous estimons alors être respectés.
C’est-à-dire que nous supposons que ce que nous pensons, faisons ou comptons
faire a de l’importance.
Si les autres me respectent, je dois de toute évidence avoir « en moi
quelque chose que moi seul peux offrir aux autres, n’est-ce pas ? Et, de toute
évidence, ces autres seraient heureux et reconnaissants si je le leur offrais.
Je suis important, et ce que je pense, dis et fais est tout autant. Je ne suis
pas un chiffre que l'on remplace ou dont on se débarrasse facilement. Je «
compte beaucoup » et pas simplement pour moi-même. Ce que je dis, ce que je
suis et ce que je fais, tout cela compte — et ce n’est pas une de mes idées
folles. Quoi qui puisse être près de moi dans le monde, ce monde serait plus
pauvre, moins intéressant et prometteur si je cessais soudain d’exister ou si je
m’en allais.
Si c’est là ce qui fait de nous de bons et corrects objets d’amour de soi,
alors l’appel à « aimer nos prochains comme nous- mêmes » (c’est-à-dire
s’attendre à ce qu’ils souhaitent être aimés pour les mêmes raisons qui
déclenchent notre amour de nous- mêmes) invoque chez les prochains le désir de
voir reconnue, admise et confirmée leur dignité de porter une valeur unique,
irremplaçable et non jetable. Cet appel nous incite à supposer que nos
prochains représentent effectivement de telles valeurs - au moins jusqu’à
preuve du contraire. Aimer nos prochains comme nous nous aimons nous-mêmes
signifierait alors respecter le caractère unique de chacun — la valeur
de nos différences qui enrichissent le monde que nous habitons en commun et le
rendent ainsi plus fascinant et agréable, tout en grossissant la corne
d’abondance de ses promesses.
Dans une scène du film d’Andrzej Wajda — Korczak —, Janusz Korczak
(pseudonyme du grand pédagogue Henryk Goldszmit), héros cinématographique très
humain, se voit rappeler les horreurs des guerres menées au cours de
l’existence de sa génération aux mille souffrances. Bien sûr, il se souvient de
ces atrocités, il les exècre profondément, comme méritent de l’être pareils
actes d’inhumanité. Et cependant, il revoit très clairement, et avec la plus
grande horreur, un ivrogne frapper un enfant.
Dans notre monde obnubilé par les statistiques, les moyennes et les
majorités, nous avons tendance à mesurer le degré d’inhumanité des guerres au
nombre de victimes qu’elles font. Nous avons tendance à mesurer le mal, la
cruauté, la force et l'infamie de la persécution au nombre de ses victimes. Or,
en 1944, au beau milieu de la plus guerres jamais menées par des êtres
humains, Ludwig Wittgenstein remarquait
: « Aucun cri de supplicié ne peut surpasser le cri d’un seul homme. Ou bien
encore, aucun supplice ne
peut surpasser celui qu’un seul être humain peut endurer. La planète ne peut
souffrir plus qu'une seule âme. »
Un demi-siècle plus tard, lorsque Leslie Stahl, de la chaîne américaine
CBS, l’interrogea sur les cinq cent mille enfants qui périrent en raison du
blocus militaire continu imposé à l’Irak par les États- Unis, Madeleine
Albright, alors ambassadrice américaine des Nations unies, ne put nier
l’accusation et admit que « ce fut un choix difficile à faire ». Mais elle le
justifia ainsi : « Nous pensons que ce prix valait la peine d’être payé. »
Soyons juste, Mme Albright n’était et n’est toujours pas la seule à suivre
ce genre de raisonnement. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »,
telle est l’excuse préférée des visionnaires, des porte-parole des visions
approuvées officiellement et des généraux agissant sur ordre de ces
porte-parole.
Qui que soient ces « nous » qui « pensent » et au nom desquels pariait
Madeleine Albright, c’est exactement à la froide cruauté de leur forme de
jugement que s’opposait Wittgenstein, celle qui choquait, outrageait et
révoltait Korczak, le décidant à fonder toute sa vie sur cet écœurement.
La plupart d’entre nous ne sauraient trouver aucune excuse à des
souffrances insensées et des peines infligées de façon insensée, et les
jugeraient indéfendables devant un tribunal ; mais plus rares sont ceux prêts à
admettre qu’affamer ou causer la mon d’un seul être humain n’est pas, ne peut
être « un prix qui vaut la peine d’être payé », pour « sage » voire noble que
puisse être la cause en faveur de laquelle ce prix est payé. L’humiliation, pas
plus que la dénégation de la dignité humaine, ne peut constituer un tel prix.
La persécution n’humanise que rarement ses victimes. Être une victime ne vous garantit pas d’être au-dessus de la mêlée.
Dans une lettre où elle s’élevait contre le fait que je
considère la possibilité de sectionner la « chaîne schismogénétique » qui tend à transformer les victimes en bourreaux, Antonina Zhelazkova, ethnologue intrépide,
particulièrement perspicace, et exploratrice dévouée de la poudrière balkanique, apparemment
sans fond, d’animosités ethniques et autres, écrivait :
« Je n’admets pas que les gens soient en position de combattre le désir d’être tueurs après avoir été victimes. Vous en demandez
trop aux gens normaux. Il est commun que la victime se change en boucher. L’homme pauvre, tout
comme le pauvre d’esprit que l’on a aidé, en vient à vous haïr (...) parce qu’il
veut oublier le passé, l’humiliation, la douleur et le fait qu'il a accompli
quelque chose avec l'aide et la pitié d'un (...) Comment échapper à la douleur
et à méthode naturelle consiste à tuer ou humilier ou voue bienfaiteur. Ou bien
à se trouver une autre personne, plus faible, dans le but d’en triompher. »
Gardons-nous de traiter cet avertissement à la légère. L’humanité commune
paraît tout à fait improbable. Les armes ne parlent pas, voix des hommes
semblent une réponse abominablement faible au sifflement des missiles et au
vacarme assourdissant des explosifs.
La mémoire peut avoir du bon et du mauvais. Plus précisément, c'est à la
fois une bénédiction et une malédiction. Elle peut « maintenir bien des choses,
des valeurs absolument inégales aux yeux du groupe et de ses voisins. Le passé
est un plein sac d’événements, la mémoire ne les retient jamais tous et, quoi
qu’elle retienne ou sauve de l’oubli, elle ne le reproduit jamais dans sa forme
«originale» (quoi que cela signifie). Le
« passé tout entier » et le passé wie ie
es ist eigentlich gewesen (comme Ranke suggérait aux historiens de le raconter)
ne sont jamais repris par la mémoire ; pour ainsi dire, elle constituerait plus
un passif direct qu’un actif pour l’existence. La mémoire sélectionne et
interprète— or ce qui doit être sélectionné et la façon dont il
faut l’interpréter sont un point controversé, un objet de dispute continue. La
résurrection du passé, son maintien en vie ne peuvent être obtenus que par le
travail d’action, de sélection, de retraitement et de recyclage de la mémoire.
Les partenariats lâches et éminemment révocables ont remplacé le modèle
d’une union personnelle de type « jusqu'à ce que la mort nous sépare »
qui tenait encore, pour le meilleur et pour le pire (même s’il montrait un
nombre croissant de fêlures rebutantes), à l’époque où Logstrup rapporta sa croyance
en la « naturalité » et la « normalité » de la confiance, et livra le
verdict selon lequel c'était la suspension ou l'annulation de la
confiance, plutôt que son don inconditionnel et spontané, qui faisait
figure d'exception causée par des circonstances extraordinaires et demandant
donc une explication.
La fragilité, l’état maladif et la vulnérabilité des partenariats personnels
ne sont toutefois pas les seuls traits du décor de vie actuel à saper la
crédibilité des suppositions de Logstrup. Une fluidité, une fragilité et une
fugacité interne sans précédent (la fameuse « flexibilité ») marquent toutes
sortes de liens sociaux qui, il y a à peine une douzaine d’années, se
combinaient en un cadre durable et fiable à l’intérieur duquel on pouvait
solidement tisser un réseau d’interactions humaines. Elles affectent en
particulier, et avec le plus d’influence, l’emploi et les relations
professionnelles.
Le monde semble aujourd'hui
conspirer contre la confiance.
La confiance peut demeurer, comme le suggère Knud Logstrup, un épanchement naturel de I'« expression souveraine
de la vie », mais une fois émise, elle cherche
en vain un endroit où s’ancrer.
Elle s'est vue condamnée à une vie
remplie de frustrations. Les gens séparément, individuellement ou conjointement), la compagnie, les individus, les communautés, les grandes causes ou
les modèles de vie investis de l’autorité
de guider la vie de l’individu
échouent par trop souvent à récompenser la
dévotion. Quoi qu’il en soit, ils sont rarement des parangons de consistance et de
continuité au long terme. On
aurait du mal à trouver un seul
point de référence sur lequel fixer notre attention de manière fiable et solide, de sorte que les chercheurs
de conseils dupés puissent être
absous du devoir ingrat de
vigilance constante et d’incessantes rétractations
de dispositions prises ou intentionnelles. Aucun point
d’orientation ne semble disposer d’une
espérance de vie plus longue que celle des chercheurs d’orientation eux-mêmes, pour abominablement courtes que puissent être leurs propres vies corporelles. L’expérience individuelle indique obstinément le moi
comme le plus prometteur des pivots de
durée et de continuité recherchés
avec tant d’avidité.
Dans notre société soi-disant passionnée de
réflexion, la confiance n’a que peu de chances de recevoir quelque renforcement.
Un examen rigoureux et pondéré des données fournies par l’existence indique la
direction opposée et révèle sans cesse l’inconstance perpétuelle des règles et
la fragilité des liens. Cela signifie-t-il pour autant que la décision de
Logstrup d’investir des espoirs de moralité dans la tendance endémique, spontanée, à faire confiance aux autres a été
invalidée par l’incertitude endémique qui sature notre monde actuel ?
On serait autorisé à répondre oui — si Logstrup
avait jamais considéré que la réflexion produisait des impulsions morales. Au
contraire : d’après lui, l’espoir de moralité était précisément assigné à sa propre spontanéité pré-réflexive
: « La pitié est spontanée car la
moindre interruption, le moindre calcul, la moindre dilution de celui-ci dans
le but de servir autre chose la détruit entièrement en fait la transforme en l’opposé
de ce qu’elle est : impitoyable.
On le sait, Emmanuel Levinas affirme que la question «pourquoi devrais-je
être moral ? » (qui revient à demander des
arguments de type « qu’ai-je à y gagner ? », « que m’a fait telle
personne pour justifier que je m’occupe d’elle ? », « pourquoi devrais-je m'en
soucier alors que tant d’autres s’en moquent ? », ou bien « quel
qu’un d’autre ne pourrait-il le faire à ma place ? ») n’est pas le de départ
de la conduite morale, mais un signal de sa fin ; tout comme l’amoralité
commença quand Caïn demanda « Suis-je le gardien de mon frère ? » Logstrup
semble d’accord.
« Le besoin de
moralité » (l’expression est déjà un oxymore ; tout ce qui répond à un « besoin
» n’est pas la moralité) ou la simple « possibilité de moralité » ne peuvent
être établis, et encore moins prouvés, de manière discursive. La moralité n'est
rien d autre qu’une manifestation d’humanité provoquée naturellement - elle ne
« sert » aucun « but » et n est certainement pas guidée par attente du profit,
du confort, de la gloire ou de amélioration de soi. Certes, des actions
objectivement bonnes — efficaces et utiles - ont été maintes fois le fruit des
espérances de gain de l'acteur, que ce soit acquérir la grâce divine, s’acheter
la considération publique ou s assurer l’absolution pour les fois où il se sera
montré impitoyable ; on ne peut toutefois pas classer ces actions comme des
actes authentiquement moraux,
précisément parce quelles ont été motivées.
Dans le cas des actes moraux, insiste Logstrup, tout « motif ultérieur est
exclu ». L’expression spontanée de la vie est radicale précisément grâce
à « l’absence de motifs ultérieurs » — à la fois amoraux et moraux. Voilà une autre raison pour laquelle
la demande éthique, cette pression « objective » qui nous pousse à être
moraux et qui émane du fait même d’être en vie et de partager la planète avec
d’autres personnes, est et doit demeurer muette. Puisque l’« obéissance à la
demande éthique » peut facilement se changer (être faussée et déformée)
en un motif de conduite, alors la demande éthique est à son
avantage quand on oublie et n'y pense plus : sa radicalité « consiste en
ce quelle demande à être superflue». «L’immédiateté du contact humain est
soutenue par les expressions immédiates
de la vie» et elle n’a besoin d’aucun autre soutien, pas plus quelle ne les
tolère.
En termes pratiques, cela signifie que malgré tout le dégoût que peut
éprouver un être humain à l’idée de ne pouvoir se fier (en fin de compte) qu’à
ses propres conseils et responsabilités, c’est précisément cet état qui
contient l’espoir d'une unité imprégnée de moralité. L’espoir ; et non la certitude.
La spontanéité et la souveraineté des expressions de la vie ne garantissent
pas que la conduite résultante sera le choix juste et louable
du point de vue éthique entre le bien et le mal. Cela dit, le problème
c’est que les erreurs et les bons choix proviennent de la même condition — tout comme ces élans lâches, fournis obligeamment
par les commandements autoritaires, qui nous poussent à courir
à l’abri, et l'audace d’accepter la responsabilité. Si l’on ne se prépare
pas à la possibilité de faire le mauvais choix, il est presque
impossible de persévérer dans la quête du bon choix. Loin d’être une
menace majeure pour la moralité (et
donc une abomination pour les philosophes
éthiques), l'incertitude est le domaine de la personne morale et le
seul sol dans lequel la moralité pourra faire des pousses et fleurir.
Néanmoins, comme Logstrup le remarque à juste titre, c’est l’« immédiateté
du contact humain » qui est « soutenue par les expressions immédiates de la vie
». Je suppose que le lien et le conditionnement mutuel agissent dans les deux
sens. Dans la pensée de Lagstrup, l’« immédiateté » semble jouer un rôle
semblable à celui de la « proximité » dans les écrits de Levinas. Les « expressions
immédiates de la vie » sont provoquées par la proximité ou la présence
immédiate d’autres êtres humains — faibles et vulnérables, souffrants,
demandant de l’aide. Ce que nous voyons nous met au défi ; au défi d’agir -
aider, défendre, apporter du réconfort, soigner ou sauver.
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