jeudi 19 novembre 2015

Manifeste incertain - Frédéric Pajak



Manifeste incertain - Frédéric Pajak


C’est le propre des timides que de rire ou de sourire niaisement au mauvais moment, et de ravaler leur salive pour tout à coup laisser échapper un flot de formulations hasardeuses qui passent pour de l’injure, du mépris, de l’arrogance. La parole nous devrait être interdite, à nous les timides; elle devrait s’étrangler en nous. Nos vies et la vie des autres en seraient adoucies.
C’est curieux comme les mots paraissent une nécessité, une consolation, en même temps qu’ils sont une faute, un égarement, une source d’incompréhension. Je suis ébahi et consterné devant l’aisance oratoire, devant ces bouches pleines d’elles-mêmes, ces voix qui portent, qui proclament haut et fort leur appartenance à la « réalité » — je veux dire à l’autorité. Bien sûr, des abîmes s’ouvrent devant ce vaste bruit trop bien ordonné, et je n’en crois pas un mot. Je crois au balbutiement, à la parole déchiquetée dans ses ronces et sa broussaille. Je crois en une vérité totale et absolue, et parfaitement inexprimable.

À la fin de sa vie, elle ne me reconnaissait plus, m’appelait Jacques, le prénom de mon père, mort quarante ans plus tôt. En me voyant, elle pleurait son fils, enfoui dans les mélanges de son cerveau. Cette chambre de mouroir, avec cette pauvre fenêtre découpée sur le gris du ciel. Je ne suis pas allé sur sa tombe, ni sur celle de son mari Jean ni sur celle de son fils Jacques. Je ne traîne pas dans les cimetières.
Sous les pierres, sous la terre, il n’y a personne.


La peinture de Van Gogh et de Mondrian est barbouillée d’horizon, de leur horizon natal. Celle de Van Velde est plutôt verticale. Quittant ce même pays gris et plat, qu’a-t-il donc conservé avec lui pour dresser ses tableaux comme des fenêtres ouvertes ? Peut-être quelques arbres plantés ici et là ou les bras d’un moulin, seules évocations verticales sous le vide de son ciel qu’il traînera partout, jusqu’en Corse et jusqu’à Majorque.


Dans le regard de Van Velde, Beckett croit voir un frère, « le premier à admettre qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer... ».
Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans un sourire quelques larges traits noirs entre les irruptions de la couleur — et sans oublier de redire : « Dans chaque toile, il y a une telle souffrance. »



Benjamin ne cache pas son ambition de devenir « le critique le plus important de la littérature allemande ».
Parlant des philosophes, il se sent « désespérément déplacé au mi­lieu de ce monde de professionnels », et ajoute : « Les philosophes sont les laquais les plus mal payés parce que les plus superflus de la bourgeoisie internationale. »
En vérité, il est autant inspiré par la poésie romantique que par la psychanalyse, l’Histoire, les utopies sociales, la philosophie — et rêve d’associer Platon, Spinoza et Nietzsche. Il cherche surtout à concilier l’inconciliable: la tradition juive, le communisme — dont il définit les buts comme un « non-sens » — avec les idéaux anarchistes, qu’il trouve néanmoins dénués de valeur.


Benjamin s’abonne au quotidien royaliste L’Action française, dirigé par Charles Maurras. Il trouve ce journal remarquablement écrit et, malgré des réserves, il considère que sa lecture permet de scruter les détails de la politique allemande sans s’abêtir. Il savoure également la «superbe» Exégèse des lieux communs, en deux tomes, de Léon Bloy, le plus intransigeant polémiste du catholicisme français — « A-t-on jamais écrit de critique plus acharnée de la bourgeoisie?... »


Pour Benjamin, la remarque de Duhamel est une « trahison de la vérité », typique des intellectuels français de gauche. Ce qui ne l’empêche pas d’oser cette remarque hérétique : « Depuis Bakounine, l’Europe a manqué d’une idée radicale de la liberté. »
Tout à la fois marxiste, nostalgique, anarchiste, sceptique, Benjamin reste convaincu que « la double tâche des intellectuels révolutionnaires est de renverser la domination intellectuelle de la bourgeoisie et d’entrer en contact avec les masses prolétariennes ». Il se demande si cette tâche impossible sera réalisée par des écrivains, des penseurs et des artistes prolétariens ou si ceux-ci — selon Trotski — ne surgiront qu’après la révolution victorieuse du prolétariat. Voilà le dilemme, et ce dilemme le conduit à s’interroger sérieusement sur la nécessité d’interrompre toute « carrière artistique » dans la société bourgeoise.


Il se dit très attiré par le surréalisme, notamment par Nadja d’André Breton — «synthèse créatrice entre le roman d’art et le roman à clé » — et par Le Paysan de Paris de Louis Aragon — dont il ne peut jamais lire, le soir au lit, plus de trois pages, son « cœur battant si fort ». Il sait qu’il doit à tout prix s’en détacher.
Naïf, il considère les surréalistes comme étant les seuls intellectuels capables de répondre aux exigences du Manifeste communiste: «Les premiers, ils se sont débarrassés de l’idéal refroidi cher aux humanistes libéraux et aux moralisateurs. » Mais, incrédule et obscur, il conclut:
« L’un après l’autre, ils échangent leurs gesticulations pour le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes. »
En 1922, dans l’annonce de sa revue Angelus Novus — revue qui ne verra jamais le jour —, il proclame : « La tâche de la grande critique n’est ni d’enseigner au moyen de l’exposé historique ni de former l’esprit au moyen de la comparaison, mais de parvenir à la connaissance en s’abîmant dans l’œuvre. » Plus tard, dans ses fragments sur Baudelaire rédigés vers 1938, il adopte un point de vue diamétralement opposé : « Il ne peut y avoir une étude approfondie de Baudelaire qui ne se mesure avec l’image de sa vie. »



Contradiction et retournement majeurs, étranges fragments qu’il rédige presque jusqu’à sa mort. Ils débutent par une traduction du poète, avant de s’affirmer comme un tableau de « l’apogée du capitalisme » — le terme « apogée » étant particulièrement inapproprié. Mais, entre ces deux approches — stricte lecture des œuvres ou lecture biographique —, le temps a passé. La victoire du communisme et du fascisme a anéanti l’individu dans la masse. La subjectivité est interdite. Benjamin s’est comme expulsé des histoires de la littérature pour se pencher sur l’Histoire — la grande Histoire, l’Histoire politique et sociale — sans toutefois en écarter la dimension existentielle. Ses fragments sur Baudelaire ressemblent bien à un autoportrait.


Cet article, qu’il juge lui-même très critiquable et dont il avoue à Scholem qu’il comporte « une bonne part de pur charlatanisme », devra se présenter à ses commanditaires avec un « visage quasiment magique ». Ironie ? Oui et non : les intuitions de Benjamin contrastent avec la pâleur des critiques officiels, par exemple lorsqu’il oppose Zola à Céline. En lisant le Voyage au bout de la nuit, il distingue le roman populaire du roman populiste. Il rappelle que le héros, Ferdinand Bardamu, est un lumpen, un déraciné qui, à peine revenu blessé du front, découvre l’Afrique coloniale, puis l’Amérique industrielle. Mais Benjamin s’oppose à cette représentation « monotone », dans laquelle selon lui ne prédominent que tristesse et désolation.
Céline «échoue à mettre en lumière les forces qui modèlent l’existence de ces exclus; il parvient encore moins à montrer où pourrait s’amorcer une réaction », tandis que Zola a su dépeindre la France de son époque, pour la bonne raison qu’il s’y opposait.
Benjamin enfonce le clou: « Et si les romanciers français d’aujourd’hui ne parviennent pas à peindre la France contemporaine, c’est parce qu’ils sont finalement disposés à tout accepter d’elle. »
Moraliste, il donne le coup de grâce : « Plus l’auteur est médiocre, plus il éprouve le désir de se soustraire comme “romancier” à sa véritable responsabilité d’écrivain. »


Dans une cour, une cour vaste et vide, cour de récréation, les arbustes sentent la salle de bain, ça sent la poudre à lessive. Mais non! Ce sont des fleurs d’oranger, petites fleurs blanches odorantes au possible et quelques fruits suspendus comme des coups de poing dans l’air mouillé.
Grandir et vieillir, ce n’est pas pareil. On peut toujours grandir ou rapetisser, c’est à choix. On ne peut pas vieillir ou rajeunir. Peu de vieux grandissent, tous vieillissent. Grandir, s’élever : tout ça n’a pas cours sous le ciel infantile.


C’est parce que les intellectuels n’ont pas su parler au peuple que celui-ci a succombé au fascisme. Ils ont laissé la place aux démagogues et aux journalistes.
Les intellectuels ne parlent qu’aux intellectuels, et à quelques politiciens qui leur donnent l’illusion d’avoir un mot à dire. Mais le peuple n’a que faire de leurs lubies. Il est un être opaque, une pulsation sourde qui bat à son propre rythme, s’interrompt soudain pour exploser, avant de revenir à son battement. C’est toujours lui qui bat la mesure. Le peuple : cette indicible entité qui résiste à toute définition, cette masse qui s’exalte dans la guerre et agonise dans la paix, qui semble parfois réclamer la vérité, voire incarner la « sagesse populaire », juste avant d’acclamer le pire. Le peuple est incompréhensible. Mais nous sommes tous le peuple et, en même temps, le peuple n’est pas nous. Il est un corps étranger. Les intellectuels ne font pas partie du peuple, puisqu’ils sont des intellectuels. Ils n’en sont pas l’élite, car ils ne le gouvernent pas, ne l’influencent pas. Qui est le peuple ?
Le peuple n’aime pas les pommes de terre : elles apportent la lèpre. Il faut que le roi de France lui-même consente à porter une fleur de patate sur sa couronne pour que le peuple mange enfin des pommes de terre.


Rapidement, sa collaboration à des publications allemandes devient difficile, même sous pseudonyme. Les nazis font main basse sur les rédactions. C’est au compte-gouttes qu’il écrit pour l’Institut de recherche sociale, mais ses relations avec Max Horkheimer, le directeur, sont souvent imprévisibles car Benjamin se soumet mal à sa doxa marxiste — doxa que partage largement Theodor Adorno.
Le marxisme, c’est-à-dire la croyance en une société sans classes, est sans doute une arme qui encourage Benjamin à renier ses parents bourgeois. Mais son esprit de contradiction n’est jamais assouvi : devenu marxiste, il lui faut contester les marxistes.
Si la théologie demeure une parade efficace contre l’idéologie du matérialisme historique, il pressent que celle-ci n’en a pas fini avec celle-là : la critique de la religion demeure inachevée. Mais l’arme qu’il va prendre contre le marxisme est plus tranchante que la seule théologie; elle a pour nom le lumpen, ce sous-prolétaire privé de tout pouvoir, de tout avenir et de toute conscience de classe.
Le marxisme ignore le lumpen, ou plutôt il envisage sa dissolution dans l’avènement de la société sans classes. Benjamin a bien compris l’esquive. Aussi ne manque-t-il pas de souligner qu’une telle société ne peut s’accomplir, « sous le ciel libre de l’histoire », qu’à la condition que soit intégré le dernier des moins-que-rien, et jusqu’à ses ancêtres, car, pour qu’il y ait rédemption, il faut que justice soit rendue jusque dans le passé des vaincus.
Le passé a deux visages : le passé des vainqueurs, qui est présent de plein droit, et le passé des vaincus, absent du présent. « Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’Histoire. »
L’Histoire ne peut exister en tant que telle qu’à la condition que le présent répare le traumatisme du passé. L’injustice faite aux victimes de l’Histoire doit être réparée, même et surtout s’« il est plus difficile d’honorer la mémoire des sans-nom que celle des gens reconnus ».
Aux yeux de Benjamin, il manque à la prétendue universalité de l’Histoire la voix muette des opprimés. Sans la réparation de leur malheur passé, l’universalité est un vain mot.
Le philosophe Reyes Mate précisera : « Il n’y a pas d’universalité qui vaille si elle doit avoir pour coût social le malheur ne serait-ce que d’un seul individu. La véritable universalité consiste à reconnaître l’actualité de l’injustice passée commise à l’encontre du plus insignifiant des êtres humains. »
La tâche de l’historien révolutionnaire, ou du philosophe, est, selon Mate, d’« affronter le passé, c’est-à-dire élaborer une théorie de la mémoire susceptible de garder vivante toute la part de revendication des générations passées ». Benjamin ajoute : « Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur terre. »
Il ne suffît pas d’acclamer le bonheur des vivants : il faut réparer le malheur des morts.
Le marxisme voit dans le prolétariat la classe détentrice de la puissance révolutionnaire. Il incarne le «sujet de l’Histoire», sa force ascendante. Benjamin, lui, plaide pour la faiblesse, pour les laissés- pour-compte, les victimes —• il n’est pas loin d’approuver le message chrétien : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » Ainsi, contre le marxisme, il se prononce pour une utopie totale.
Au prolétaire héroïque il oppose le lumpen, mais aussi la putain, le flâneur — qui regarde mais n’achète pas — et le chiffonnier qui fait les poubelles. Et il s’identifie au chiffonnier qui, « au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans, de temps en temps, faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés “humanité”, “intériorité”, “approfondissement” ».


Nous avons peur d’habiter le monde, peur de nous écouler avec le temps, Dans l’eau verte un peu puante qui gâte le bas des murs, nos visages se reflètent, découragés de ne pouvoir toucher le fond. Nous nous sommes blessés nous-mêmes et nos blessures qui nous font si mal sont, somme toute, très superficielles.

Dans les transports publics, mais aussi dans les rues et les cafés, tout n’est qu’échanges de regard, soutenus ou brefs. On se regarde jusqu’à « détourner le regard ». On se regarde ou on ne se regarde pas, non seulement par méfiance, par crainte ou par aversion, mais peut-être parce que, au premier regard, tout nous oppose.
Benjamin remarque que les gens s’observent les uns les autres et s’identifient : débiteurs et créanciers, vendeurs et chalands, employeurs et employés. Surtout, ils savent qu’ils sont « des concurrents ».


En 1911, Franz Kafka séjourne à Paris. Il prend le métro, de Montmartre aux Grands Boulevards. Il est terrifié par le bruit, mais le sentiment de vitesse l’apaise. Il s’amuse de la réclame « Du bo, du bon, Dubonnet », faite exprès pour des voyageurs tristes et désœuvrés. Marchant lentement dans les couloirs, il observe mieux « l’indifférence affectée des usagers ». Il remarque encore qu’il n’y a plus à parler, ni à la caisse, ni en montant ou en descendant de la rame : « Le langage se trouve éliminé. »


« TA LÈVRE CHÉRIE ME SUCERA MA VIE »



Depuis un an, il a pris la direction de la revue La Révolution surréaliste. Il passe pour un personnage intransigeant, volontiers solennel, souvent sectaire, mais toujours « d’une politesse raffinée ».
À la question de Paul Eluard: «Avez-vous des amis?», il a répondu:
« Non, cher ami. »
Breton se défend d’être un homme de lettres : « Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. »




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