Manifeste incertain - Frédéric
Pajak
C’est le propre des timides que de rire ou de sourire niaisement au mauvais
moment, et de ravaler leur salive pour tout à coup laisser échapper un flot de
formulations hasardeuses qui passent pour de l’injure, du mépris, de
l’arrogance. La parole nous devrait être interdite, à nous les timides; elle
devrait s’étrangler en nous. Nos vies et la vie des autres en seraient
adoucies.
C’est curieux comme les mots paraissent une nécessité, une consolation, en
même temps qu’ils sont une faute, un égarement, une source d’incompréhension.
Je suis ébahi et consterné devant l’aisance oratoire, devant ces bouches
pleines d’elles-mêmes, ces voix qui portent, qui proclament haut et fort leur
appartenance à la « réalité » — je veux dire à l’autorité. Bien sûr, des abîmes
s’ouvrent devant ce vaste bruit trop bien ordonné, et je n’en crois pas un mot.
Je crois au balbutiement, à la parole déchiquetée dans ses ronces et sa
broussaille. Je crois en une vérité totale et absolue, et parfaitement
inexprimable.
À la fin de sa vie, elle ne me reconnaissait plus, m’appelait Jacques, le
prénom de mon père, mort quarante ans plus tôt. En me voyant, elle pleurait son
fils, enfoui dans les mélanges de son cerveau. Cette chambre de mouroir, avec
cette pauvre fenêtre découpée sur le gris du ciel. Je ne suis pas allé sur sa
tombe, ni sur celle de son mari Jean ni sur celle de son fils Jacques. Je ne
traîne pas dans les cimetières.
Sous les pierres, sous la terre, il n’y a personne.
La peinture de Van Gogh et de Mondrian est
barbouillée d’horizon, de leur horizon natal. Celle de Van Velde est plutôt
verticale. Quittant ce même pays gris et plat, qu’a-t-il donc conservé avec lui
pour dresser ses tableaux comme des fenêtres ouvertes ? Peut-être quelques
arbres plantés ici et là ou les bras d’un moulin, seules évocations verticales
sous le vide de son ciel qu’il traînera partout, jusqu’en Corse et jusqu’à
Majorque.
Dans le regard de Van Velde, Beckett croit voir un frère, « le premier à admettre
qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer... ».
Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en
jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer
sans un sourire quelques larges traits noirs entre les irruptions de la couleur
— et sans oublier de redire : « Dans chaque toile, il y a une telle souffrance.
»
Benjamin ne cache pas son ambition de devenir « le critique le plus
important de la littérature allemande ».
Parlant des philosophes, il se sent « désespérément déplacé au milieu de
ce monde de professionnels », et ajoute : « Les philosophes sont les laquais
les plus mal payés parce que les plus superflus de la bourgeoisie
internationale. »
En vérité, il est autant inspiré par la poésie romantique que par la psychanalyse,
l’Histoire, les utopies sociales, la philosophie — et rêve d’associer Platon,
Spinoza et Nietzsche. Il cherche surtout à concilier l’inconciliable: la
tradition juive, le communisme — dont il définit les buts comme un « non-sens »
— avec les idéaux anarchistes, qu’il trouve néanmoins dénués de valeur.
Benjamin s’abonne au quotidien royaliste L’Action française, dirigé
par Charles Maurras. Il trouve ce journal remarquablement écrit et, malgré des
réserves, il considère que sa lecture permet de scruter les détails de la politique
allemande sans s’abêtir. Il savoure également la «superbe» Exégèse des lieux
communs, en deux tomes, de Léon Bloy, le plus intransigeant polémiste du
catholicisme français — « A-t-on jamais écrit de critique plus acharnée de la
bourgeoisie?... »
Pour Benjamin, la remarque de Duhamel est une « trahison de la vérité »,
typique des intellectuels français de gauche. Ce qui ne l’empêche pas d’oser
cette remarque hérétique : « Depuis Bakounine, l’Europe a manqué d’une idée
radicale de la liberté. »
Tout à la fois marxiste, nostalgique, anarchiste, sceptique, Benjamin reste
convaincu que « la double tâche des intellectuels révolutionnaires est de
renverser la domination intellectuelle de la bourgeoisie et d’entrer en contact
avec les masses prolétariennes ». Il se demande si cette tâche impossible sera
réalisée par des écrivains, des penseurs et des artistes prolétariens ou si
ceux-ci — selon Trotski — ne surgiront qu’après la révolution victorieuse du
prolétariat. Voilà le dilemme, et ce dilemme le conduit à s’interroger
sérieusement sur la nécessité d’interrompre toute « carrière artistique » dans
la société bourgeoise.
Il se dit très attiré par le surréalisme, notamment par Nadja d’André
Breton — «synthèse créatrice entre le roman d’art et le roman à clé » — et par Le Paysan de Paris de
Louis Aragon — dont il ne peut jamais lire, le soir au lit, plus de trois
pages, son « cœur battant si fort ». Il sait qu’il doit à tout prix s’en
détacher.
Naïf, il considère les surréalistes comme étant les seuls intellectuels
capables de répondre aux exigences du Manifeste communiste: «Les
premiers, ils se sont débarrassés de l’idéal refroidi cher aux humanistes
libéraux et aux moralisateurs. » Mais, incrédule et obscur, il conclut:
« L’un après l’autre, ils échangent leurs gesticulations pour le cadran
d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes. »
En 1922, dans l’annonce de sa revue Angelus Novus — revue qui ne verra jamais le jour —, il proclame : « La tâche de la
grande critique n’est ni d’enseigner au moyen de l’exposé historique ni de
former l’esprit au moyen de la comparaison, mais de parvenir à la connaissance
en s’abîmant dans l’œuvre. » Plus tard, dans ses fragments sur Baudelaire
rédigés vers 1938, il adopte un point de vue diamétralement opposé : « Il ne
peut y avoir une étude approfondie de Baudelaire qui ne se mesure avec l’image
de sa vie. »
Contradiction et retournement majeurs, étranges fragments qu’il rédige presque
jusqu’à sa mort. Ils débutent par une traduction du poète, avant de s’affirmer
comme un tableau de « l’apogée du capitalisme » — le terme « apogée » étant
particulièrement inapproprié. Mais, entre ces deux approches — stricte lecture
des œuvres ou lecture biographique —, le temps a passé. La victoire du
communisme et du fascisme a anéanti l’individu dans la masse. La subjectivité
est interdite. Benjamin s’est comme expulsé des histoires de la littérature
pour se pencher sur l’Histoire — la grande Histoire, l’Histoire politique et
sociale — sans toutefois en écarter la dimension existentielle. Ses fragments
sur Baudelaire ressemblent bien à un autoportrait.
Cet article, qu’il juge lui-même très critiquable et dont il avoue à
Scholem qu’il comporte « une bonne part de pur charlatanisme », devra se
présenter à ses commanditaires avec un « visage quasiment magique ». Ironie ?
Oui et non : les intuitions de Benjamin contrastent avec la pâleur des
critiques officiels, par exemple lorsqu’il oppose Zola à Céline. En lisant le Voyage
au bout de la nuit, il distingue le roman populaire du roman populiste. Il
rappelle que le héros, Ferdinand Bardamu, est un lumpen, un déraciné
qui, à peine revenu blessé du front, découvre l’Afrique coloniale, puis
l’Amérique industrielle. Mais Benjamin s’oppose à cette représentation «
monotone », dans laquelle selon lui ne prédominent que tristesse et désolation.
Céline «échoue à mettre en lumière les forces qui modèlent l’existence de
ces exclus; il parvient encore moins à montrer où pourrait s’amorcer une
réaction », tandis que Zola a su dépeindre la France de son époque, pour la
bonne raison qu’il s’y opposait.
Benjamin enfonce le clou: « Et si les romanciers français d’aujourd’hui ne
parviennent pas à peindre la France contemporaine, c’est parce qu’ils sont
finalement disposés à tout accepter d’elle. »
Moraliste, il donne le coup de grâce : « Plus l’auteur est médiocre, plus
il éprouve le désir de se soustraire comme “romancier” à sa véritable
responsabilité d’écrivain. »
Dans une cour, une cour vaste et vide, cour de récréation, les arbustes
sentent la salle de bain, ça sent la poudre à lessive. Mais non! Ce sont des
fleurs d’oranger, petites fleurs blanches odorantes au possible et quelques
fruits suspendus comme des coups de poing dans l’air mouillé.
Grandir et vieillir, ce n’est pas pareil. On peut toujours grandir ou
rapetisser, c’est à choix. On ne peut pas vieillir ou rajeunir. Peu de vieux
grandissent, tous vieillissent. Grandir, s’élever : tout ça n’a pas cours sous
le ciel infantile.
C’est parce que les intellectuels n’ont pas su parler au peuple que celui-ci
a succombé au fascisme. Ils ont laissé la place aux démagogues et aux
journalistes.
Les intellectuels ne parlent qu’aux intellectuels, et à quelques politiciens
qui leur donnent l’illusion d’avoir un mot à dire. Mais le peuple n’a que faire
de leurs lubies. Il est un être opaque, une pulsation sourde qui bat à son
propre rythme, s’interrompt soudain pour exploser, avant de revenir à son
battement. C’est toujours lui qui bat la mesure. Le peuple : cette indicible
entité qui résiste à toute définition, cette masse qui s’exalte dans la guerre
et agonise dans la paix, qui semble parfois réclamer la vérité, voire incarner
la « sagesse populaire », juste avant d’acclamer le pire. Le peuple est
incompréhensible. Mais nous sommes tous le peuple et, en même temps, le peuple
n’est pas nous. Il est un corps étranger. Les intellectuels ne font pas partie
du peuple, puisqu’ils sont des intellectuels. Ils n’en sont pas l’élite, car
ils ne le gouvernent pas, ne l’influencent pas. Qui est le peuple ?
Le peuple n’aime pas les pommes de terre : elles apportent la lèpre. Il
faut que le roi de France lui-même consente à porter une fleur de patate sur sa
couronne pour que le peuple mange enfin des pommes de terre.
Rapidement, sa collaboration à des publications allemandes devient
difficile, même sous pseudonyme. Les nazis font main basse sur les rédactions.
C’est au compte-gouttes qu’il écrit pour l’Institut de recherche sociale, mais
ses relations avec Max Horkheimer, le directeur, sont souvent imprévisibles car
Benjamin se soumet mal à sa doxa
marxiste — doxa que partage largement Theodor Adorno.
Le marxisme, c’est-à-dire la croyance en une
société sans classes, est sans doute une arme qui encourage Benjamin à renier
ses parents bourgeois. Mais son esprit de contradiction n’est jamais assouvi :
devenu marxiste, il lui faut contester les marxistes.
Si la théologie demeure une parade efficace
contre l’idéologie du matérialisme historique, il pressent que celle-ci n’en a
pas fini avec celle-là : la critique de la religion demeure inachevée. Mais
l’arme qu’il va prendre contre le marxisme est plus tranchante que la seule
théologie; elle a pour nom le lumpen, ce
sous-prolétaire privé de tout pouvoir, de tout avenir et de toute conscience de
classe.
Le marxisme ignore le lumpen, ou plutôt il envisage sa dissolution dans l’avènement de la société
sans classes. Benjamin a bien compris l’esquive. Aussi ne manque-t-il pas de
souligner qu’une telle société ne peut s’accomplir, « sous le ciel libre de
l’histoire », qu’à la condition que soit intégré le dernier des moins-que-rien,
et jusqu’à ses ancêtres, car, pour qu’il y ait rédemption, il faut que justice
soit rendue jusque dans le passé des vaincus.
Le passé a deux visages : le passé des
vainqueurs, qui est présent de plein droit, et le passé des vaincus, absent du
présent. « Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’Histoire. »
L’Histoire ne peut exister en tant que telle qu’à
la condition que le présent répare le traumatisme du passé. L’injustice faite
aux victimes de l’Histoire doit être réparée, même et surtout s’« il est plus
difficile d’honorer la mémoire des sans-nom que celle des gens reconnus ».
Aux yeux de Benjamin, il manque à la prétendue
universalité de l’Histoire la voix muette des opprimés. Sans la réparation de
leur malheur passé, l’universalité est un vain mot.
Le philosophe Reyes Mate précisera : « Il n’y a pas d’universalité qui
vaille si elle doit avoir pour coût social le malheur ne serait-ce que d’un
seul individu. La véritable universalité consiste à reconnaître l’actualité de l’injustice passée commise à l’encontre du plus insignifiant
des êtres humains. »
La tâche de l’historien révolutionnaire, ou du philosophe, est, selon Mate,
d’« affronter le passé, c’est-à-dire élaborer une théorie de la mémoire
susceptible de garder vivante toute la part de revendication des générations
passées ». Benjamin ajoute : « Il existe un rendez-vous tacite entre les
générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur terre. »
Il ne suffît pas d’acclamer le bonheur des
vivants : il faut réparer le malheur des morts.
Le marxisme voit dans le prolétariat la classe
détentrice de la puissance révolutionnaire. Il incarne le «sujet de
l’Histoire», sa force ascendante. Benjamin, lui, plaide pour la faiblesse, pour
les laissés- pour-compte, les victimes —• il n’est pas loin d’approuver le message
chrétien : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » Ainsi,
contre le marxisme, il se prononce pour une utopie totale.
Au prolétaire héroïque il oppose le lumpen, mais aussi la putain, le flâneur — qui regarde mais n’achète pas — et
le chiffonnier qui fait les poubelles. Et il s’identifie au chiffonnier qui, «
au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, soulève au bout de son bâton
les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant
dans sa carriole, non sans, de temps en temps, faire sarcastiquement flotter au
vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés “humanité”,
“intériorité”, “approfondissement” ».
Nous avons peur d’habiter le
monde, peur de nous écouler avec le temps, Dans l’eau verte un peu puante qui gâte le bas des murs, nos visages se reflètent,
découragés de ne pouvoir toucher le fond. Nous nous sommes blessés nous-mêmes et nos blessures qui nous
font si mal sont, somme toute, très superficielles.
Dans les transports publics, mais aussi dans les rues et les cafés, tout
n’est qu’échanges de regard, soutenus ou brefs. On se regarde jusqu’à «
détourner le regard ». On se regarde ou on ne se regarde pas, non seulement par
méfiance, par crainte ou par aversion, mais peut-être parce que, au premier
regard, tout nous oppose.
Benjamin remarque que les gens s’observent les uns les autres et s’identifient
: débiteurs et créanciers, vendeurs et chalands, employeurs et employés.
Surtout, ils savent qu’ils sont « des concurrents ».
En 1911, Franz Kafka séjourne à Paris. Il prend le métro, de Montmartre aux
Grands Boulevards. Il est terrifié par le bruit, mais le sentiment de vitesse
l’apaise. Il s’amuse de la réclame « Du bo, du bon, Dubonnet », faite exprès
pour des voyageurs tristes et désœuvrés. Marchant lentement dans les couloirs,
il observe mieux « l’indifférence affectée des usagers ». Il remarque encore
qu’il n’y a plus à parler, ni à la caisse, ni en montant ou en descendant de la
rame : « Le langage se trouve éliminé. »
«
TA LÈVRE CHÉRIE ME SUCERA MA VIE »
Depuis un an, il a pris la direction de la revue La Révolution
surréaliste. Il passe pour un personnage intransigeant,
volontiers solennel, souvent sectaire, mais toujours «
d’une politesse raffinée ».
À la question de Paul Eluard: «Avez-vous des amis?», il a répondu:
« Non, cher ami. »
Breton se défend d’être un homme de lettres : «
Dites-vous bien que la littérature
est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. »
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