La paresse - Raoul Vaneigem & Jacques Serena
Éloge de la paresse
affinée – Raoul Vaneigem
Tout n'est-il pas mis
en branle pour troubler, par les meilleures raisons du devoir et de la
culpabilité, le loisir serein d’être en paix en sa seule compagnie ? Georg Groddeck
percevait avec justesse dans l'art de ne rien faire le signe d'une conscience
vraiment affranchie des multiples contraintes qui, de la naissance à la mort,
font de la vie une frénétique production de néant.
L'habitude s'est si bien implantée d'accepter n'importe quel travail et de consommer n'importe quoi pour équilibrer cette balance des marchés
qui règne sur les destinées comme la vieille
et fantomatique providence divine, que rester chez soi au lieu de participer à la frénésie qui détruit l'univers passe étrangement pour
scandaleux.
Qui, des allocataires
sociaux, proclamera qu'il découvre dans l'existence des richesses que la
plupart cherchent où elles ne sont pas ? Ils n'ont nul plaisir à ne rien faire,
ils ne songent pas à inventer, à créer,
à rêver, à imaginer. Ils ont honte le plus souvent d'être privés d'un
abrutissement salarié, qui les privait d'une paix dont ils disposent maintenant
sans oser s'y installer.
La culpabilité dégrade et pervertit la paresse,
elle en interdit l'état de grâce, elle la dépouille de son intelligence. Quelle
plus belle occasion que les grèves pour suspendre ce temps où chacun court à ne
s'attraper jamais, s'échine à être ce qui lui répugne et à n'être pas ce qu'il
aurait désiré, mise sur la retraite, la maladie et la mort pour mettre fin à sa
fatigue.
Quand
la paresse ne nourrira plus que le désir de se satisfaire, nous entrerons dans
une civilisation où l'homme n'est plus le produit d’un travail qui produit
l'inhumain •
Musaraignes
– Jacques Serena
Elle a alors trouvé pour elle. ,l'avais fait observer qu’elle avait, elle,
une bonne santé, dos diplômes, qu'elle avait la manière, plaisait davantage,
pouvait escompter des emplois plus intéressants. Je pensais qu'elle ne s'y
ferait pas Je l'avais mal jaugée, elle s’y est faite, incroyablement vite. Elle
avait vraiment la manière, elle me sidérait, je ne manquais pas de le lui dire.
En quelques mois elle est devenue quelque chose comme consultante, conseillère,
dans ce goût- là. Et jamais un rhume.
Je l'attendais à la maison. La grande maison que nous avions alors. Qu'elle
avait elle en fait, détail qui aura son importance, qu'elle avait déjà elle
avant que je vienne habiter chez elle. Je m'étais, je dois dire, fait à cette
maison. Où je l'attendais elle toute la journée. Je m’étais bien fait a la
maison sans elle. À l'attendre. Je ne m'ennuyais pas, ai toujours été de cette
nature plutôt commode, à ne jamais m'ennuyer. Pouvoir simplement me promener de
pièce en pièce me suffisait, en slip et sweat, chanter des blues que je ne
connaissais pas. Ou regarder, de temps à autre, ma collection de photos, si je
voulais, rien d'obligé. J'aimais bien regarder. À un moment ou à un autre
j'envisageais de changer la table de place. Ou le lit, ou la couleur des murs.
Ou ajouter une petite étagère, à l'occasion, aux deux d'origine, penser à lui
en parler, à elle, à l'occasion. Mais j'oubliais, ou l'occasion ne se
présentait pas, comment savoir. Ce dont je suis sûr c'est que quelquefois, les
matins, j'envisageais des choses de ce genre, et parfois l'après-midi même. Le
fait est que je préférais la maison sans elle. Je ne vois pas pourquoi je le nierais.
D’autant que seul à la maison j'arrivais mieux à penser à elle.
J'avais évidemment tout l'espace,
tout le temps. Et c'est à elle hors de la maison que souvent
je pensais. À ce qu’elle pouvait faire hors d’ici. Tout ce qu'elle pouvait, la garce. Ce que je ne lui faisais
déjà plus, soit dit en passant. Mais
c'est que moi l'occasion ne se
présentait pas. Ou j'oubliais. Je n'y pensais en fait que quand elle débarrassait le plancher.
Dans la soirée elle rentrait, en trombe, jetait son béret,
sa veste, salut, et tout de suite direction la salle de bains. Et elle y restait longtemps. Bruits d'eau.
Robinets. Et bruits de faïence heurtée,
et de flacons, et eau à nouveau. Et encore, et encore, bruits, bruits. Et après dans la cuisine. Bruits encore plus absurdes, plus vigoureux, plus
agaçants, comme elles savent en faire, eau, robinets,
vaisselle, eau. Etc, etc. Tout cet interminable petit tintamarre
horripilant pour finalement
exhiber quelques pâtes, ou salade, ou épis de maïs. Et elle allumait la télévision, un buste venait annoncer les nouveaux amendements, toujours pareil,
toujours pire. Pathétique, voilà
le mot, pas tant le fait que les mesures soient si balourdement infâmes, mais qu'ils veuillent toujours absolument
leur donner les dehors de l'équité lucide, bref. De toute façon dès qu'elle était entrée dans la maison, la maison me dépitait, ce n'était plus la maison,
j'aimais autant ne pas voir,
faisais semblant de dormir, ou que peu s'en fallait.
Le matin je la laissais se lever, ouvrir, fermer
trente six fois la penderie, ses tiroirs, et après faire couler ses robinets,
et après y aller de son tapage dans la cuisine, on croit qu'on s'y habituera,
et non, au contraire. Et enfin elle partait à son travail. Et c'est alors que
commençait ma journée. Qui consistait surtout à comme j'ai dit marcher dans la
maison, en pensant à cette fille. Changer de pièce, quand j'avais envie, pas
trop souvent. Ou faire des collages pour ses cassettes, ça j'aimais bien, en
faire, en refaire. C'était par périodes, avec un stick de colle, des ciseaux et
ma pile de vieux magazines. Ou d'autres activités du même genre, créatives la
plupart du temps, tout en pensant à elle.
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