jeudi 19 novembre 2015

L'Ordre règne à Berlin - Francesco Masci



L'Ordre règne à Berlin - Francesco Masci

La complexification de l’organisation urbaine moderne se matérialise par un changement dans la perception que les citadins ont de leur liberté réelle.

Par l’adhésion à un ensemble d’images et d’événements associés à des portions spécifiques de la ville, l’individu croit vivre comme un agent libre dans un environnement qui conditionne en réalité tous ses choix et ses mouvements.

le battement de cette temporalité de l'évanouissement / réapparition de l’individu a rythmé la marche de la modernité selon une cadence devenue toujours plus culturelle. Cette marche trouve son point d’aboutissement à Berlin, dont la physionomie, au contraire de l’image de ville expérimentale colportée par le journaliste universel, est entièrement déterminée par le sens de la tradition. L’immobilité d’une tradition humaniste, où les images ne valent plus que comme support d’une rhétorique purement sentimentale, remplace les antagonismes accoucheurs de l’histoire, lorsque celle-ci a épuisé ses promesses. Un restaurant à la mode peut bien se coiffer d’un néon-œuvre d’art anticapitaliste, personne n’est de toute manière plus capable de saisir le ridicule de la situation.

Neal Cassady, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs sont les membres les plus illustres du mouvement littéraire appelle Beat Génération. Comme le raconte Jean-Jacques Bonvin dans Ballast, “leur œuvre était entre eux plus qu'en eux, elle leur barrait la vue et leur échappait”. Si «ces quatre-là ont fini par fusionner”, c'est qu’ils ont donné vie à une redoutable machine littéraire dont la production d’événements maîtres continue à pourvoir abondamment les subjectivités fictives en croyances, mythes, modèles de comportement réactifs et aussi en idées pour les vacances (la Route 66).

Restaurants qui détournent leur entrée dans les cuisines, galeries d’art qui se camouflent, magasins pop-up qui disparaissent très vite de leur emplacement pour réapparaître ailleurs, bars sans enseigne ni signe quelconque pou­vant trahir leur présence, clubs plongés dans la plus totale obscurité où ni caméras ni appareils photographiques ne sont autorisés, à Berlin la vie “publique” est agitée par une véritable frénésie du secret et de la disparition. Les clients sont alors obligés de participer à une chasse au trésor inutile, où, grâce à Internet, le secret est dévoilé à l’instant même où il est diffusé en tant que secret. Tout en se reproduisant, les événements produisent aussi les conditions de leur apparition. Ils neutralisent le territoire et le rendent disponible pour d’autres événements. Dans ce vide grandissant devient alors possible une perpétuelle mutation de lieux qui s’emploient à brouiller la frontière entre l’apparent et le caché.

Alors que “les expériences vécues se sont détachées de l’homme” (R. Musil), les images et les événements, étayés par la technique, n’ont jamais autant servi l'affirmation d'une morale fondée sur la justification a priori de l'intérêt individuel.

La modernité, par contre, se conclut dans une cacophonie d’images et d’événements anodins que revendiquent des millions d’originaux tous semblables, sur un marché déjà saturé de messages intimes. Ces fragments épars d’un discours privé ne sont pas l’expression d’une morale universelle mais servent de justification posthume à un individu qui, dans le rabattement de la morale sur l’esthétique, est devenu proprement irreprésentable.

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