Le dégoût - Horacio Castellanos Moya
C’est pourquoi ça me
fait rire que tu sois ici, Moya, je ne comprends pas comment tu as eu l’idée de
venir dans ce pays, de rester dans ce pays, c’est un véritable absurdité si ce
qui t’intéresse c’est d’écrire de la littérature, cela prouve qu’en réalité ça
ne t’intéresse pas d’écrire de la littérature, aucune personne s’intéressant à
la littérature ne peut choisir un pays aussi dégénéré que celui-ci, un pays où
personne ne lit de la littérature, un pays où le peu de gens qui lisent ne
liraient jamais un livre de littérature, même les jésuites ont fermé les cours
de littérature dans leur université, ça te donne une idée, Moya, ici personne
ne s’intéresse à la littérature et c’est pourquoi les jésuites ont fermé les
cours, parce qu’il n’y a pas d’étudiants en littérature, tous les jeunes
veulent étudier le management d’entreprises dans ce pays, ça oui c’est
intéressant, pas la littérature, tout le monde veut faire des études de
management d’entreprises dans ce pays, en réalité dans peu de temps il n’y aura
plus que des managers d’entreprises, un pays dont les habitants seront tous des
managers d’entreprises, voilà la vérité, voilà l’horrible vérité, me dit Vega. La
littérature n’intéresse personne, et l’histoire non plus, ni rien qui ait à
voir avec la pensée ou avec l’humanité, c’est pourquoi les études d’histoire n’existent
plus, aucune université ne propose d’études d’histoire, un pays incroyable,
Moya, personne ne peut entreprendre des études d’histoire parce qu’il n’y en a
pas, et il n’y en a pas parce que l’histoire n’intéresse personne, c’est la
vérité, me dit Vega.
Il n’y a rien qui soit
plus détestable que les sports, Moya, rien ne me parait plus ennuyeux et
crétinisant qui les sports, et le football national plus que tout autre sport,
Moya, je ne comprends pas comment mon frère est prêt à donner sa vie pour
vingt-deux sous-alimentés aux facultés mentales limitées qui courent âpres un
ballon, seul un type comme mon frère peut s’exalter jusqu’à l’infarctus en
voyant vingt-deux sous-alimentés tituber de manière erratique après un ballon
en exhibant vaniteusement leurs facultés mentales limitées, seul un type comme
mon frère peut avoir pour principales passions la serrurerie et une équipe de
sous-alimentés et de débiles mentaux qui se font appeler Alianza, me dit Vega.
une famille qui ne fait rien d’autre pendant ses loisirs que regarder la
télévision, me dit Vega, il n’y a pas un seul livre, mon frère n’a pas un
seul livre chez lui, même pas la reproduction d’une peinture, même pas un
disque de musique sérieuse, on ne peut rien dénicher dans cette maison qui ait
un rapport avec l’art ou le bon goût, rien qui ait à voir avec la culture de
l’esprit ne peut être trouvé dans cette maison, rien qui ait à voir avec le
développement de l’intelligence, c’est incroyable, aux murs on ne voit
accrochés que des diplômes et des photos de famille stupides, et sur les
étagères au lieu de livres il n’y a que des bibelots niais qu’on peut
acheter chez n’importe quel marchand de pacotilles, me dit Vega. Vraiment je ne
sais pas comment j’ai pu tenir quinze jours dans cet endroit, Moya, je
ne comprends pas comment j’ai pu passer quinze nuits d’affilée dans une maison
où trois téléviseurs sont branchés simultanément, où il n’y a pas un seul
disque de musique un tant soit peu correcte, ne disons même pas classique, mais
un tant soit peu correcte, le goût musical de cette, paire d’êtres humains est abominable, leur totale absence de goût
dans tous les domaines qui ont un rapport avec l'art et les manifestations de l’esprit
est abominable, me dit Vega, ils n’écoutent que de la musique
immonde, prétentieuse, sentimentaloïde, interprétée par des baladins qui
chantent faux de la première à la dernière note.
L’imbécillité et l'ignominie des types qui y font leurs études
sont proportionnelles au nombre d’universités privées : voilà la règle, me dit Vega,
l’évidence indubitable que personne n’est intéressé par le savoir dans ce pays,
ce que les gens veulent c’est avoir un diplôme, décrocher leur minable
diplôme, voilà leur but, décrocher un minable diplôme de gestionnaire d’entreprises
qui leur permette de trouver un travail, même s’ils n’apprennent rien, parce
qu’ils n’en ont rien à faire d’apprendre quoi que ce soit, parce qu’il n’y a personne
qui leur enseigne quoi que ce soit, parce que les enseignants sont des chiens galeux
qui crèvent de faim et dont le seul intérêt consiste également à avoir un
misérable diplôme pour pouvoir donner des cours à une autre meute de chiens galeux
qui n’ont en tête qu’obtenir ce misérable diplôme, une véritable calamité,
Moya, me dit Vega.
J'ai la chance de pouvoir désormais passer mon temps enfermé dans ma
chambre d’hôtel à lire les livres que j’ai apportés de Montréal, me dit Vega,
j’ai eu la précaution d’apporter avec moi assez de livres pour éviter de me
noyer dans le plus profond désespoir, j’avais prévu que dans ce pays je ne
trouverais rien pour alimenter mon esprit : ni livres, ni expositions, ni
œuvres théâtrales, ni films, absolument rien pour alimenter mon esprit, Moya,
ici on con-fond la grossièreté avec l’art, on confond la stupidité et
l’ignorance avec l’art, je ne crois pas qu’il existe un peuple qui soit plus
fâché avec l’art et les manifestations de l’esprit que celui- ci, tu n’as qu’à
rester dans ce bar passé huit heures du soir, quand commencent ce qu’on appelle
les «spectacles artistiques», pour constater qu’on confond ici l’art avec sa
caricature.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire