jeudi 19 novembre 2015

Le dégoût - Horacio Castellanos Moya



Le dégoût - Horacio Castellanos Moya

C’est pourquoi ça me fait rire que tu sois ici, Moya, je ne comprends pas comment tu as eu l’idée de venir dans ce pays, de rester dans ce pays, c’est un véritable absurdité si ce qui t’intéresse c’est d’écrire de la littérature, cela prouve qu’en réalité ça ne t’intéresse pas d’écrire de la littérature, aucune personne s’intéressant à la littérature ne peut choisir un pays aussi dégénéré que celui-ci, un pays où personne ne lit de la littérature, un pays où le peu de gens qui lisent ne liraient jamais un livre de littérature, même les jésuites ont fermé les cours de littérature dans leur université, ça te donne une idée, Moya, ici personne ne s’intéresse à la littérature et c’est pourquoi les jésuites ont fermé les cours, parce qu’il n’y a pas d’étudiants en littérature, tous les jeunes veulent étudier le management d’entreprises dans ce pays, ça oui c’est intéressant, pas la littérature, tout le monde veut faire des études de management d’entreprises dans ce pays, en réalité dans peu de temps il n’y aura plus que des managers d’entreprises, un pays dont les habitants seront tous des managers d’entreprises, voilà la vérité, voilà l’horrible vérité, me dit Vega. La littérature n’intéresse personne, et l’histoire non plus, ni rien qui ait à voir avec la pensée ou avec l’humanité, c’est pourquoi les études d’histoire n’existent plus, aucune université ne propose d’études d’histoire, un pays incroyable, Moya, personne ne peut entreprendre des études d’histoire parce qu’il n’y en a pas, et il n’y en a pas parce que l’histoire n’intéresse personne, c’est la vérité, me dit Vega.

Il n’y a rien qui soit plus détestable que les sports, Moya, rien ne me parait plus ennuyeux et crétinisant qui les sports, et le football national plus que tout autre sport, Moya, je ne comprends pas comment mon frère est prêt à donner sa vie pour vingt-deux sous-alimentés aux facultés mentales limitées qui courent âpres un ballon, seul un type comme mon frère peut s’exalter jusqu’à l’infarctus en voyant vingt-deux sous-alimentés tituber de manière erratique après un ballon en exhibant vaniteusement leurs facultés mentales limitées, seul un type comme mon frère peut avoir pour principales passions la serrurerie et une équipe de sous-alimentés et de débiles mentaux qui se font appeler Alianza, me dit Vega.

une famille qui ne fait rien d’autre pendant ses loisirs que regarder la télévision, me dit Vega, il n’y a pas un seul livre, mon frère n’a pas un seul livre chez lui, même pas la reproduction d’une peinture, même pas un disque de musique sérieuse, on ne peut rien dénicher dans cette maison qui ait un rapport avec l’art ou le bon goût, rien qui ait à voir avec la culture de l’esprit ne peut être trouvé dans cette maison, rien qui ait à voir avec le développement de l’intelligence, c’est incroyable, aux murs on ne voit accrochés que des diplômes et des photos de famille stupides, et sur les étagères au lieu de livres il n’y a que des bibelots niais qu’on peut acheter chez n’importe quel marchand de pacotilles, me dit Vega. Vraiment je ne sais pas comment j’ai pu tenir quinze jours dans cet endroit, Moya, je ne comprends pas comment j’ai pu passer quinze nuits d’affilée dans une maison où trois téléviseurs sont branchés simultanément, où il n’y a pas un seul disque de musique un tant soit peu correcte, ne disons même pas classique, mais un tant soit peu correcte, le goût musical de cette, paire d’êtres humains est abominable, leur totale absence de goût dans tous les domaines qui ont un rapport avec l'art et les manifestations de l’esprit est abominable, me dit Vega, ils n’écoutent que de la musique immonde, prétentieuse, sentimentaloïde, interprétée par des baladins qui chantent faux de la première à la dernière note.

L’imbécillité et l'ignominie des types qui y font leurs études sont proportionnelles au nombre d’universités privées : voilà la règle, me dit Vega, l’évidence indubitable que personne n’est intéressé par le savoir dans ce pays, ce que les gens veulent c’est avoir un diplôme, décrocher leur minable diplôme, voilà leur but, décrocher un minable diplôme de gestionnaire d’entreprises qui leur permette de trouver un travail, même s’ils n’apprennent rien, parce qu’ils n’en ont rien à faire d’apprendre quoi que ce soit, parce qu’il n’y a personne qui leur enseigne quoi que ce soit, parce que les enseignants sont des chiens galeux qui crèvent de faim et dont le seul intérêt consiste également à avoir un misérable diplôme pour pouvoir donner des cours à une autre meute de chiens galeux qui n’ont en tête qu’obtenir ce misérable diplôme, une véritable calamité, Moya, me dit Vega.

J'ai la chance de pouvoir désormais passer mon temps enfermé dans ma chambre d’hôtel à lire les livres que j’ai apportés de Montréal, me dit Vega, j’ai eu la précaution d’apporter avec moi assez de livres pour éviter de me noyer dans le plus profond désespoir, j’avais prévu que dans ce pays je ne trouverais rien pour alimenter mon esprit : ni livres, ni expositions, ni œuvres théâtrales, ni films, absolument rien pour alimenter mon esprit, Moya, ici on con-fond la grossièreté avec l’art, on confond la stupidité et l’ignorance avec l’art, je ne crois pas qu’il existe un peuple qui soit plus fâché avec l’art et les manifestations de l’esprit que celui- ci, tu n’as qu’à rester dans ce bar passé huit heures du soir, quand commencent ce qu’on appelle les «spectacles artistiques», pour constater qu’on confond ici l’art avec sa caricature.


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