Journal 1970-1986 – Andreï Tarkovski
Qu’est-ce que la vérité, le concept de vérité ? C’est au fond quelque chose
de tellement humain, qu’on ne peut le définir de façon objective,
extra-humaine, absolue. Et si c’est quelque chose d’humain, c’est quelque chose
de limité - de totalement contenu dans les limites du milieu humain. Lier
l’humain au cosmos est inconcevable. De même pour la vérité. Mais accéder au
sein de nos limites (qui sont euclidiennes et font un contraste absolu avec
l’infini) à la grandeur, c’est démontrer que nous sommes humains, ni plus ni
moins. L’homme qui n’aspire pas à la grandeur de l’âme est moins que rien ;
quelque chose comme un mulot, un renardeau. La religion est l’unique sphère
ouverte par l’homme pour définir ce qu’est la toute-puissance. Or, comme le dit
Lao Tseu, le plus puissant dans le monde, c’est ce qu’on ne voit pas, ce qu’on
n’entend pas, ce qu’on ne sent pas.
En vertu des lois infinies, ou des lois de l’infini, qui se situent au-delà
de l’accessible, Dieu ne peut pas ne pas exister. Pour l’homme incapable de
percevoir l’essence de l’au-delà, l’Inconnu, l’inconnaissable, c’est Dieu. Et, sur le plan moral, Dieu, c’est l’Amour.
Pour l’homme, pour qu’il puisse vivre sans faire souffrir les autres, il
faut qu’existe un idéal. L’idéal, en tant que conception spirituelle, morale de
la loi. La loi morale est à l’intérieur de l’homme. La morale, elle, est à
l’extérieur, et a été inventée pour tenir lieu de loi morale. Là où la loi morale
est absente, règne la morale — indigente et nulle. Là où la loi morale est
présente, la morale n’a rien à faire. L’idéal est inaccessible, et c’est de comprendre
cela qui fait la grandeur de la raison humaine. Tenter de présenter comme idéal
quelque chose d’accessible, de concret, c’est perdre le sens commun, perdre la
raison. L’homme est désuni. On pourrait penser qu’une œuvre commune peut servir
de principe d’union, mais c’est une pensée erronée. Voici cinquante ans que les
gens volent et mentent - qu’ils sont donc unis dans la conscience d’une vocation
commune - mais d’unité, il n’y en a point.
L’on ne peut unir les
gens dans une action, que si cette action est fondée sur la loi morale, que si
elle est inclue dans un système où règne l’idéal, l’absolu. C’est pourquoi le
travail ne pourra jamais être quelque chose qui élève. Et c’est pourquoi le
progrès technique existe. Si le travail était une valeur et une catégorie
morale, le progrès serait réactionnaire... ce qui est une absurdité. Comme l’a
dit Tolstoï, élever le travail au rang d’un mérite est aussi absurde qu’ériger
l’alimentation de l’homme en valeur et en vertu. Lui, s’il éprouvait le besoin
de coudre des bottes et de labourer son champ, c’était pour une toute autre raison
: pour mieux sentir le corps et la chair dont il s'était fait le chantre.
S’il est « impossible de mesurer l’incommensurable », alors l’homme, mis à
part Dieu, n’a en rien justifié son existence.
L’homme a inventé la religion, l’art et la philosophie, ces trois piliers
qui soutiennent le monde, pour symboliser l’idée de l’infini, ou lui opposer le
symbole d’une connaissance possible (laquelle, à l’évidence, est impossible, au
sens littéral). L’humanité n’a rien trouvé d’autre d’une pareille ampleur. Elle
l’a trouvé, il est vrai, instinctivement, sans bien comprendre quel besoin elle
avait de Dieu (il facilite bien les choses !), de la philosophie (elle explique
tout, même le sens de la vie) et de l’art (il donne l’immortalité).
Quelle idée géniale, cette idée de l’infini combinée avec la brièveté de la
vie humaine ! Cette idée même est infinie. A vrai dire, je ne suis pas sûr que
l’étalon de toute cette construction soit bien l’homme. Pourquoi pas le végétal
? Ou il n’y aurait peut-être pas d’étalon, ou bien il serait partout, même dans
la plus infime partie de l’univers... Mais l’homme serait alors en bien
mauvaise posture, il lui faudrait renoncer à bien des choses, la nature n’ayant
plus besoin de lui... En tout cas, sur terre, l’homme a compris qu’il était
debout devant l’infini. Mais peut-être que tout cela n'est que confusion, car
personne ne peut prouver qu’il y ait un sens ! Et si quelqu’un le prouvait (à
lui-même, s’entend), il en perdrait la raison. La vie pour lui perdrait son
sens. Il y a un récit de H.G. Wells, La
Pomme, qui raconte comment les hommes ont eu peur de goûter au fruit
de l’arbre de la connaissance. C’est une idée remarquable.
Je ne suis pas du tout sûr qu’après la vie il y ait le Rien, le vide, comme
nous l’expliquent les beaux-esprits : un sommeil sans rêves. Car personne ne
sait ce qu’est un sommeil sans rêves. Supposez quelqu’un qui s’endort et qui se
souvient de son endormissement..., qui se réveille et qui se souvient de son
réveil... mais qui ne sait plus ce qui s’est passé entre les deux. Or, il y
avait forcément quelque chose, seulement, il ne s’en souvient pas !
La vie n’a aucun sens,
bien sûr. Si elle en avait un, l’homme ne serait pas libre ; il deviendrait
l’esclave de ce sens et sa vie s’édifierait sur des critères tout à fait nouveaux,
des critères d’esclave. Comme pour les animaux : le sens de leur vie est dans
la vie même, dans la continuation de l’espèce. L’animal exécute son travail
d’esclave parce qu’il sent instinctivement le sens de la vie. Sa sphère est
donc fermée. L’ambition de l’homme, au contraire, est de tendre vers l’absolu.
L’humanité a tout fait pour se détruire. D’abord moralement - et la mort
physique n’en est que le résultat. Comme les hommes sont petits, pitoyables et
sans défense, lorsqu’ils pensent au « pain », et seulement au pain, sans voir
que cette façon de faire les conduit à la mort. Le seul succès de la raison
humaine fut la découverte du principe de la dialectique. Et si l’homme était
conséquent, s’il n’était pas un candidat au suicide, il aurait compris beaucoup
de choses grâce à la dialectique. On ne peut se sauver tous qu’en se sauvant
chacun séparément. L’heure de la vertu personnelle a sonné. C’est le banquet au
temps de la peste. On ne peut sauver les autres qu’en se sauvant soi-même. Au sens
spirituel, bien entendu. Les efforts collectifs sont là stériles. Nous sommes
des hommes et nous avons perdu l’instinct de conservation de l’espèce que
possèdent les fourmis et les abeilles. En revanche, nous avons reçu une âme
immortelle - mais l’humanité lui a craché dessus avec une joie malsaine.
L’instinct ne nous sauvera plus. Son absence sera notre perte. Et nous avons
craché sur les assises spirituelles et morales ! Que nous reste-t-il pour notre
salut ? Nous n’allons tout de même pas faire confiance à nos chefs !
Aujourd’hui seul un génie — pas un prophète, non, un génie qui formulerait
un nouvel idéal — peut sauver l’humanité. Mais où est-il, ce messie ?
La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est d’apprendre à mourir
dignement. Le cynisme n’a encore sauvé personne. Il est le lot des faibles.
L’histoire de l’humanité ressemble vraiment trop à une monstrueuse expérimentation
opérée sur les hommes par un être cruel et insensible à toute pitié. Quelque
chose comme de la vivisection. Et pourra-t-on jamais l’expliquer ? Le sort des
gens ne serait-il que cela — un cycle qui ne finit jamais et dont ils ne sont
pas en mesure de comprendre le sens ? C’est une pensée terrible. Car l’homme,
en dépit de tout, du cynisme, du matérialisme, croit dans l’infini et dans
l’immortalité. Dites-lui que plus un seul homme ne naîtra sur la terre, et il
se tirera une balle dans la tête. On a convaincu l’homme qu’il était mortel,
mais si on menaçait de lui enlever son droit à l’immortalité, il se dresserait
et ferait face, comme si on s’apprêtait à le tuer dans la minute même. L’homme
a tout simplement été corrompu. Ou plutôt, nous nous sommes tous progressivement
corrompus les uns les autres. Et ceux qui songeaient à l’âme au cours des
siècles et jusqu’à nos jours, ont été exterminés physiquement, et le sont
encore.
La seule chose qui puisse nous sauver est une nouvelle hérésie, qui
renverserait toutes les institutions idéologiques de notre malheureux monde
barbare. La grandeur
de l’homme moderne est dans sa protestation. Gloire à ceux qui protestent en
s’immolant devant la foule muette et stupide, gloire à ceux qui sortent sur la
place publique avec des pancartes et des banderoles, affrontant l’inévitable
répression, et à tous ceux qui disent non aux profiteurs et aux sans- dieu !
S’élever au-dessus de la simple aptitude à vivre, prendre concrètement
conscience de sa corruptibilité, au nom de l’avenir, au nom de l'immortalité...
Si l’humanité est capable de cela, c’est que tout n’est pas perdu et qu’il y a encore une chance. L’humanité a
trop souffert, et le sens de la souffrance s’est atrophié chez elle. C’est un
danger, parce que cela veut dire que l’on ne peut plus sauver l’humanité avec
du sang et des larmes. Dieu, en quels temps vivons-nous !
20
septembre 1970
Chez nous, c’est évident, et c’est le résultat, entre autres, de la
destruction systématique, barbare, de la culture. Or sans la culture, la
société retourne à l’état sauvage. Dieu seul sait jusqu’où cela ira ! Jamais
auparavant l’inculture n’avait atteint ce niveau. Il faut aujourd’hui plus que
jamais défendre tout ce qui a le moindre rapport avec le monde spirituel. Comme
l’homme renonce vite à l’immortalité ! Son état naturel serait-il donc l’état
bestial ? Il est beaucoup plus difficile de se maintenir à un niveau moral
élevé que de végéter dans la médiocrité.
Il y a dans Le Jeu des perles de
verre de Hesse un passage remarquable sur la musique
chinoise. Une assez longue citation se termine par ces mots : « La musique d’une époque d’ordre est donc calme et
sereine, et son gouvernement équilibré. La musique d’une époque inquiète est
excitée et rageuse, et son gouvernement va de travers. La musique d’un Etat
décadent est sentimentale et triste et son gouvernement est instable »
(Lu Bou Wé, Le Printemps et l’automne)
.
A présent, je regrette même d’avoir refusé d’être le directeur artistique
d’un court métrage d’après un récit d’Aïtmatov . Ça aurait fait un salaire
mensuel ! Je serai moins bête la prochaine fois.
Les songes se divisent en deux catégories. Dans la première, celui qui fait
le rêve reste maître des événements qui se déroulent dans son rêve, où il est
comme un magicien, un démiurge. Dans la seconde, le rêveur est incapable de
diriger les choses, il est passif, il souffre de son impuissance et de ton
incapacité à se défendre contre son rêve. Ce qui lui arrive est cela même qu'l
redoute, et qui le terrifie et le torture. (Comparer avec la prose de Kafka).
« Le peintre (comme l’artiste en
général) ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes ; il faut
que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sous le détour de la
réflexion, si rapidement- dans son travail qu’il soit incapable de les
reconnaître au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les
arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester
pur par la faute de tel ou tel détail. » (Rilke)
« Le fait que le temps s’écoule de la même façon
dans toutes les tètes prouve mieux que tout autre chose que nous sommes tous
plongés dans le même rive, et plu encore, que nous tous, qui faisons ce rêve,
sommes un être unique. » (Schopenhauer).
Dans ce film, je veux
faire comme exploser le rapport au jour présent, et me tourner vers le passé,
où l’humanité a commis tant d’erreurs quelle est contrainte de vivre
aujourd’hui comme dans un brouillard. Le film parle de l’existence de Dieu dans
l’homme, et de la perte de la spiritualité par l’acquisition d’une connaissance
trompeuse.
La formule E = mc2
ne peut être juste, parce qu’il ne saurait y avoir de connaissance positive.
Notre connaissance, c’est comme la sueur ou les excréments, c’est-à-dire des
fonctions qui accompagnent l’existence et qui n’ont rien à voir avec la Vérité. La seule fonction de notre
conscience, c’est la création de fictions. La vraie connaissance, elle, naît du
cœur et de l’âme.
Qu’est-ce que l’homme ? Son origine est obscure et sa destinée plus
inconnue encore que la cause de sa venue. Au fond, si on met de côté les
détails, on s’aperçoit que la théorie de l’évolution et celle de l’apparition
miraculeuse de l’homme sont la même chose — ou plutôt, elles ont si peu
d’importance pour déterminer l’essence de l’homme, que ce n’est évidemment pas
dans la sphère matérielle, dans la réalité sensible qu’il faut chercher la
réponse à cette question insoluble. Et pas seulement l’homme... Car le
problème, c’est que la connaissance du inonde n’a rien à voir avec une
découverte progressive de lois vraies ou objectives. En effet, les chaînes de
cette connaissance pseudo-réelle entravent notre élan vers la vérité — car
c’est un chemin qui va de la vérité vers l’extérieur de la vérité. Plus nous «
connaissons » et plus nous nous sentons « fondés » à nous estimer en droit de
fixer des lois - lesquelles nous trompent en nous soufflant l’idée que la
connaissance est possible. C’est une illusion, car en réalité nous ne pouvons
pas approcher l’absolu, le mystère... et toute forme d’« approche » est en fait
un « éloignement ».
L’homme a l’impression de connaître. Mais ce processus, qui est contrôlé
par l’homme, est incapable d’établir le moindre contact avec la vérité. On dira
que nos perceptions sensorielles sont un moyen fiable d’accéder à la vérité. Je
répondrai que notre perception est notre perception, et rien de plus ; quant à
la vérité, comme la réalité, elle ria pas de corrélation avec la perception.
Car la perception est subjective, tandis que la réalité est divinement froide
par son objectivité même.
Nous tentons de nous donner à l’amour en nous revêtant de scaphandres de
cosmonautes ; nous cherchons la vérité de la réalité dans notre conscience.
Je suis un agnostique ; plus encore : je crois qu’il est funeste pour
l’homme de chercher à connaître (à élargir sa niche écologique), car la
connaissance, c’est l'entropie spirituelle, une fuite hors de la réalité vers
le monde des illusions. Par là, nous matérialisons en quelque sorte le futur,
en suivant le schéma de notre propre destruction. L’homme ne se développe pas
dans la sphère qui lui permettrait de survivre spirituellement.
Je me demande si tous
les problèmes sociaux et personnels de l’homme ne viennent pas de cette absence
d’amour qu’a l’homme pour lui-même, cette absence de respect. L’homme croit en
premier lieu à l’autorité des autres. Tout doit commencer par l’amour envers
soi-même. Car sinon, comment comprendre l'autre, comment l’aimer ? « Aime ton prochain comme toi-même ». Là
est le point de départ — le zéro, le je, la personne.
La philosophie, c’est
de la poésie, un jeu de l’imagination, des constructions intellectuelles qui
caractérisent la personnalité - l’affirmation personnelle de l’existence du
Moi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire