jeudi 19 novembre 2015

Journal 1970-1986 – Andreï Tarkovski



Journal 1970-1986 – Andreï Tarkovski

Qu’est-ce que la vérité, le concept de vérité ? C’est au fond quelque chose de tellement humain, qu’on ne peut le définir de façon objective, extra-humaine, absolue. Et si c’est quelque chose d’humain, c’est quelque chose de limité - de totalement contenu dans les limites du milieu humain. Lier l’humain au cosmos est inconcevable. De même pour la vérité. Mais accéder au sein de nos limites (qui sont euclidiennes et font un contraste absolu avec l’infini) à la grandeur, c’est démontrer que nous sommes humains, ni plus ni moins. L’homme qui n’aspire pas à la grandeur de l’âme est moins que rien ; quelque chose comme un mulot, un renardeau. La religion est l’unique sphère ouverte par l’homme pour définir ce qu’est la toute-puissance. Or, comme le dit Lao Tseu, le plus puissant dans le monde, c’est ce qu’on ne voit pas, ce qu’on n’entend pas, ce qu’on ne sent pas.
En vertu des lois infinies, ou des lois de l’infini, qui se situent au-delà de l’accessible, Dieu ne peut pas ne pas exister. Pour l’homme incapable de percevoir l’essence de l’au-delà, l’Inconnu, l’inconnaissable, c’est Dieu. Et, sur le plan moral, Dieu, c’est l’Amour.
Pour l’homme, pour qu’il puisse vivre sans faire souffrir les autres, il faut qu’existe un idéal. L’idéal, en tant que conception spirituelle, morale de la loi. La loi morale est à l’intérieur de l’homme. La morale, elle, est à l’extérieur, et a été inventée pour tenir lieu de loi morale. Là où la loi morale est absente, règne la morale — indigente et nulle. Là où la loi morale est présente, la morale n’a rien à faire. L’idéal est inaccessible, et c’est de comprendre cela qui fait la grandeur de la raison humaine. Tenter de présenter comme idéal quelque chose d’accessible, de concret, c’est perdre le sens commun, perdre la raison. L’homme est désuni. On pourrait penser qu’une œuvre commune peut servir de principe d’union, mais c’est une pensée erronée. Voici cinquante ans que les gens volent et mentent - qu’ils sont donc unis dans la conscience d’une vocation commune - mais d’unité, il n’y en a point.
L’on ne peut unir les gens dans une action, que si cette action est fondée sur la loi morale, que si elle est inclue dans un système où règne l’idéal, l’absolu. C’est pourquoi le travail ne pourra jamais être quelque chose qui élève. Et c’est pourquoi le progrès technique existe. Si le travail était une valeur et une catégorie morale, le progrès serait réactionnaire... ce qui est une absurdité. Comme l’a dit Tolstoï, élever le travail au rang d’un mérite est aussi absurde qu’ériger l’alimentation de l’homme en valeur et en vertu. Lui, s’il éprouvait le besoin de coudre des bottes et de labourer son champ, c’était pour une toute autre raison : pour mieux sentir le corps et la chair dont il s'était fait le chantre.
S’il est « impossible de mesurer l’incommensurable », alors l’homme, mis à part Dieu, n’a en rien justifié son existence.
L’homme a inventé la religion, l’art et la philosophie, ces trois piliers qui soutiennent le monde, pour symboliser l’idée de l’infini, ou lui opposer le symbole d’une connaissance possible (laquelle, à l’évidence, est impossible, au sens littéral). L’humanité n’a rien trouvé d’autre d’une pareille ampleur. Elle l’a trouvé, il est vrai, instinctivement, sans bien comprendre quel besoin elle avait de Dieu (il facilite bien les choses !), de la philosophie (elle explique tout, même le sens de la vie) et de l’art (il donne l’immortalité).
Quelle idée géniale, cette idée de l’infini combinée avec la brièveté de la vie humaine ! Cette idée même est infinie. A vrai dire, je ne suis pas sûr que l’étalon de toute cette construction soit bien l’homme. Pourquoi pas le végétal ? Ou il n’y aurait peut-être pas d’étalon, ou bien il serait partout, même dans la plus infime partie de l’univers... Mais l’homme serait alors en bien mauvaise posture, il lui faudrait renoncer à bien des choses, la nature n’ayant plus besoin de lui... En tout cas, sur terre, l’homme a compris qu’il était debout devant l’infini. Mais peut-être que tout cela n'est que confusion, car personne ne peut prouver qu’il y ait un sens ! Et si quelqu’un le prouvait (à lui-même, s’entend), il en perdrait la raison. La vie pour lui perdrait son sens. Il y a un récit de H.G. Wells, La Pomme, qui raconte comment les hommes ont eu peur de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. C’est une idée remarquable.
Je ne suis pas du tout sûr qu’après la vie il y ait le Rien, le vide, comme nous l’expliquent les beaux-esprits : un sommeil sans rêves. Car personne ne sait ce qu’est un sommeil sans rêves. Supposez quelqu’un qui s’endort et qui se souvient de son endormissement..., qui se réveille et qui se souvient de son réveil... mais qui ne sait plus ce qui s’est passé entre les deux. Or, il y avait forcément quelque chose, seulement, il ne s’en souvient pas !
La vie n’a aucun sens, bien sûr. Si elle en avait un, l’homme ne serait pas libre ; il deviendrait l’esclave de ce sens et sa vie s’édifierait sur des critères tout à fait nouveaux, des critères d’esclave. Comme pour les animaux : le sens de leur vie est dans la vie même, dans la continuation de l’espèce. L’animal exécute son travail d’esclave parce qu’il sent instinctivement le sens de la vie. Sa sphère est donc fermée. L’ambition de l’homme, au contraire, est de tendre vers l’absolu.


L’humanité a tout fait pour se détruire. D’abord moralement - et la mort physique n’en est que le résultat. Comme les hommes sont petits, pitoyables et sans défense, lorsqu’ils pensent au « pain », et seulement au pain, sans voir que cette façon de faire les conduit à la mort. Le seul succès de la raison humaine fut la découverte du principe de la dialectique. Et si l’homme était conséquent, s’il n’était pas un candidat au suicide, il aurait compris beaucoup de choses grâce à la dialectique. On ne peut se sauver tous qu’en se sauvant chacun séparément. L’heure de la vertu personnelle a sonné. C’est le banquet au temps de la peste. On ne peut sauver les autres qu’en se sauvant soi-même. Au sens spirituel, bien entendu. Les efforts collectifs sont là stériles. Nous sommes des hommes et nous avons perdu l’instinct de conservation de l’espèce que possèdent les fourmis et les abeilles. En revanche, nous avons reçu une âme immortelle - mais l’humanité lui a craché dessus avec une joie malsaine. L’instinct ne nous sauvera plus. Son absence sera notre perte. Et nous avons craché sur les assises spirituelles et morales ! Que nous reste-t-il pour notre salut ? Nous n’allons tout de même pas faire confiance à nos chefs !
Aujourd’hui seul un génie — pas un prophète, non, un génie qui formulerait un nouvel idéal — peut sauver l’humanité. Mais où est-il, ce messie ?
La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est d’apprendre à mourir dignement. Le cynisme n’a encore sauvé personne. Il est le lot des faibles.
L’histoire de l’humanité ressemble vraiment trop à une monstrueuse expérimentation opérée sur les hommes par un être cruel et insensible à toute pitié. Quelque chose comme de la vivisection. Et pourra-t-on jamais l’expliquer ? Le sort des gens ne serait-il que cela — un cycle qui ne finit jamais et dont ils ne sont pas en mesure de comprendre le sens ? C’est une pensée terrible. Car l’homme, en dépit de tout, du cynisme, du matérialisme, croit dans l’infini et dans l’immortalité. Dites-lui que plus un seul homme ne naîtra sur la terre, et il se tirera une balle dans la tête. On a convaincu l’homme qu’il était mortel, mais si on menaçait de lui enlever son droit à l’immortalité, il se dresserait et ferait face, comme si on s’apprêtait à le tuer dans la minute même. L’homme a tout simplement été corrompu. Ou plutôt, nous nous sommes tous progressivement corrompus les uns les autres. Et ceux qui songeaient à l’âme au cours des siècles et jusqu’à nos jours, ont été exterminés physiquement, et le sont encore.
La seule chose qui puisse nous sauver est une nouvelle hérésie, qui renverserait toutes les institutions idéologiques de notre malheureux monde barbare. La grandeur de l’homme moderne est dans sa protestation. Gloire à ceux qui protestent en s’immolant devant la foule muette et stupide, gloire à ceux qui sortent sur la place publique avec des pancartes et des banderoles, affrontant l’inévitable répression, et à tous ceux qui disent non aux profiteurs et aux sans- dieu ! S’élever au-dessus de la simple aptitude à vivre, prendre concrètement conscience de sa corruptibilité, au nom de l’avenir, au nom de l'immortalité... Si l’humanité est capable de cela, c’est que tout n’est pas perdu et qu’il y a encore une chance. L’humanité a trop souffert, et le sens de la souffrance s’est atrophié chez elle. C’est un danger, parce que cela veut dire que l’on ne peut plus sauver l’humanité avec du sang et des larmes. Dieu, en quels temps vivons-nous !


20 septembre 1970
Chez nous, c’est évident, et c’est le résultat, entre autres, de la destruction systématique, barbare, de la culture. Or sans la culture, la société retourne à l’état sauvage. Dieu seul sait jusqu’où cela ira ! Jamais auparavant l’inculture n’avait atteint ce niveau. Il faut aujourd’hui plus que jamais défendre tout ce qui a le moindre rapport avec le monde spirituel. Comme l’homme renonce vite à l’immortalité ! Son état naturel serait-il donc l’état bestial ? Il est beaucoup plus difficile de se maintenir à un niveau moral élevé que de végéter dans la médiocrité.
Il y a dans Le Jeu des perles de verre de Hesse un passage remarquable sur la musique chinoise. Une assez longue citation se termine par ces mots : « La musique d’une époque d’ordre est donc calme et sereine, et son gouvernement équilibré. La musique d’une époque inquiète est excitée et rageuse, et son gouvernement va de travers. La musique d’un Etat décadent est sentimentale et triste et son gouvernement est instable » (Lu Bou Wé, Le Printemps et l’automne) .



A présent, je regrette même d’avoir refusé d’être le directeur artistique d’un court métrage d’après un récit d’Aïtmatov . Ça aurait fait un salaire mensuel ! Je serai moins bête la prochaine fois.
Les songes se divisent en deux catégories. Dans la première, celui qui fait le rêve reste maître des événements qui se déroulent dans son rêve, où il est comme un magicien, un démiurge. Dans la seconde, le rêveur est incapable de diriger les choses, il est passif, il souffre de son impuissance et de ton incapacité à se défendre contre son rêve. Ce qui lui arrive est cela même qu'l redoute, et qui le terrifie et le torture. (Comparer avec la prose de Kafka).
« Le peintre (comme l’artiste en général) ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes ; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sous le détour de la réflexion, si rapidement- dans son travail qu’il soit incapable de les reconnaître au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. » (Rilke)



« Le fait que le temps s’écoule de la même façon dans toutes les tètes prouve mieux que tout autre chose que nous sommes tous plongés dans le même rive, et plu encore, que nous tous, qui faisons ce rêve, sommes un être unique. » (Schopenhauer).


Dans ce film, je veux faire comme exploser le rapport au jour présent, et me tourner vers le passé, où l’humanité a commis tant d’erreurs quelle est contrainte de vivre aujourd’hui comme dans un brouillard. Le film parle de l’existence de Dieu dans l’homme, et de la perte de la spiritualité par l’acquisition d’une connaissance trompeuse.



La formule E = mc2 ne peut être juste, parce qu’il ne saurait y avoir de connaissance positive. Notre connaissance, c’est comme la sueur ou les excréments, c’est-à-dire des fonctions qui accompagnent l’existence et qui n’ont rien à voir avec la Vérité. La seule fonction de notre conscience, c’est la création de fictions. La vraie connaissance, elle, naît du cœur et de l’âme.



Qu’est-ce que l’homme ? Son origine est obscure et sa destinée plus inconnue encore que la cause de sa venue. Au fond, si on met de côté les détails, on s’aperçoit que la théorie de l’évolution et celle de l’apparition miraculeuse de l’homme sont la même chose — ou plutôt, elles ont si peu d’importance pour déterminer l’essence de l’homme, que ce n’est évidemment pas dans la sphère matérielle, dans la réalité sensible qu’il faut chercher la réponse à cette question insoluble. Et pas seulement l’homme... Car le problème, c’est que la connaissance du inonde n’a rien à voir avec une découverte progressive de lois vraies ou objectives. En effet, les chaînes de cette connaissance pseudo-réelle entravent notre élan vers la vérité — car c’est un chemin qui va de la vérité vers l’extérieur de la vérité. Plus nous « connaissons » et plus nous nous sentons « fondés » à nous estimer en droit de fixer des lois - lesquelles nous trompent en nous soufflant l’idée que la connaissance est possible. C’est une illusion, car en réalité nous ne pouvons pas approcher l’absolu, le mystère... et toute forme d’« approche » est en fait un « éloignement ».
L’homme a l’impression de connaître. Mais ce processus, qui est contrôlé par l’homme, est incapable d’établir le moindre contact avec la vérité. On dira que nos perceptions sensorielles sont un moyen fiable d’accéder à la vérité. Je répondrai que notre perception est notre perception, et rien de plus ; quant à la vérité, comme la réalité, elle ria pas de corrélation avec la perception. Car la perception est subjective, tandis que la réalité est divinement froide par son objectivité même.
Nous tentons de nous donner à l’amour en nous revêtant de scaphandres de cosmonautes ; nous cherchons la vérité de la réalité dans notre conscience.
Je suis un agnostique ; plus encore : je crois qu’il est funeste pour l’homme de chercher à connaître (à élargir sa niche écologique), car la connaissance, c’est l'entropie spirituelle, une fuite hors de la réalité vers le monde des illusions. Par là, nous matérialisons en quelque sorte le futur, en suivant le schéma de notre propre destruction. L’homme ne se développe pas dans la sphère qui lui permettrait de survivre spirituellement.




Je me demande si tous les problèmes sociaux et personnels de l’homme ne viennent pas de cette absence d’amour qu’a l’homme pour lui-même, cette absence de respect. L’homme croit en premier lieu à l’autorité des autres. Tout doit commencer par l’amour envers soi-même. Car sinon, comment comprendre l'autre, comment l’aimer ? « Aime ton prochain comme toi-même ». Là est le point de départ — le zéro, le je, la personne.



La philosophie, c’est de la poésie, un jeu de l’imagination, des constructions intellectuelles qui caractérisent la personnalité - l’affirmation personnelle de l’existence du Moi.

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