Pour une internationale du genre humain – Raoul Vaneigem
«Rien n’est fini, tout
commence et va mûrir au vent qui sème la tempête. »
L’HISTOIRE DU VIEUX MONDE EST L’HISTOIRE DE
L’HOMME INACHEVÉ.
En son sens originel,
l’économie est l’art de gérer sa maison. Notre maison, c’est la terre. Le moins
que l’on puisse dire est qu’une telle gestion laisse à désirer.
L'exploitation du sol et du sous-sol entraîne une
triple séparation.
A)
Une séparation entre l’homme
et la nature.
La nécessité de produire dérobe à la vie les heures librement distribuées
en activités, rêveries, oisiveté, repos. De plus en plus contraignante à mesure
que le dan se hiérarchise
En jetant l’interdit sur les désirs, qui ne connaissent d’autre
espace-temps que la jouissance, le travail les condamne à se satisfaire dans la
honte de l’inutilité économique, dans les bas-fonds de l’obscurité, à la
sauvette, au revers de la vie
B)
Une séparation entre l’homme et ses
semblables
S’approprier, c’est
exproprier les autres et s’exproprier de la jouissance des êtres et des choses,
car au plaisir d’être se substitue l’angoissante avidité de l’avoir.
La servilité du plus
grand nombre a produit la tyrannie de quelques-uns.
Soumise au travail, la main s’est trouvée dépouillée de son intelligence
sensible, coupée de l’œuvre créatrice qu’impliquait le corps de l’homme en
devenir. Servante de la technologie et excroissance de l’outil, elle entre en
sujétion de l’esprit qui l’avilit et prétend s’arroger les mérites de son habileté
et de son invention jusque dans le domaine de l’art, bastion de la résistance à
l’économie.
L’esprit naît de la mécanisation du corps par le
travail.
Le travail, qui sépare
l’homme de lui-même, se scinde à son tour en une activité manuelle, réservée
aux esclaves, et une activité intellectuelle, apanage des maîtres.
Mis au supplice par ce
travail, dont l’origine sémantique désigne un instrument de torture, le corps
se trouve en quelque sorte galvanisé par la tension que le courant
économique impulse à deux organes hypertrophiés : une tête qui commande, une
main qui obéit.
Le reste n’a plus qu’à s’aligner sur l’inexorable fatalité de l'homo economicus, ravalant la destinée
de l’homme de désir aux mécanismes du corps au travail : un cœur réservé non
aux futilités de l’amour mais au courage des armes et de l’outil ; un estomac
fait pour alimenter l’effort physique, non pour se réjouir des plaisirs de la
table, un appareil génito-urinaire affecté à la reproduction de l’espèce et à
l’évacuation des humeurs, et dont l’usage voluptueux est cause de péché, de
souffrance et de maladies.
Et cette ombre-là en
vient à prêter à sa déplorable inanité l’éclat d’une lumière divine, éternel
soleil noir de la mélancolie, ainsi que l’illustra Dürer.
Ainsi, l’homme tourné vers son anéantissement assure la survie de
l’économie et de ses dieux, réalisant le devenir du monde selon la religion :
une apocalypse où sa mort en tant que producteur implique la mort de l’économie
terrestre s’accomplissant comme pure transcendance.
C’est pourquoi, partout
et toujours, chacun se sent coupable. Coupable de ne pas travailler, de
travailler, d’être riche, d’être pauvre, de jouir, de ne pas jouir, de ne pas
faire jouir, de réussir, d’échouer, de vivre, de mourir...
III. CAPITALISME
PARASITAIRE ET TOTALITARISME MARCHAND.
Tout en permettant au
prolétaire de subvenir à ses besoins et d’entretenir une puissance de travail
qui garantissait l’accroissement du capital, il fondait sur la pauvreté du plus
grand nombre cette prospérité de quelques-uns, que l’opinion publique prête
volontiers à la nation tout entière.
L’argent de la spéculation est issu du travail mais n’y retourne pas. Il
s’est « désocialisé » et c’est pourquoi l’écart ne cesse de se creuser entre
les citoyens confrontés à une survie de plus en plus précaire et les
gouvernants, ou prétendus décideurs, galvanisés par la logique abstraite d’un
capital coupé de toute préoccupation sociale.
Le capital n’investit
plus que dans lui-même. De fonctionnel, son parasitisme est devenu structurel.
Travail parasitaire et chômage.
À force de faire consommer n’importe quoi, la capitalisation de l’inutilité
rentable a réduit l’emploi à la simple garantie d’un salaire indispensable à la dépense consumériste.
En vidant la production et la consommation de leur valeur d’usage,
l’avidité lucrative fonde sa cause sur rien. Il est devenu évident pour tous
que la frénésie du gain à court terme implique à plus ou moins longue échéance
un effondrement financier mondial.
L’enfermement du capitalisme financier dans un monde clos, sans issue, a
détruit cette intelligence. La récession sociale et la régression à la
mentalité agraire, si propice à la peur irraisonnée, au ressentiment, à la
haine envieuse, à la bêtise, ne se sont pas contentées de revaloriser
l’abrutissement laborieux, l’arrachement quotidien à soi, l’interdit jeté sur
la jouissance et la création, elles ont fait du travail une drogue dure dont le
manque plonge dans l’angoisse et le traumatisme, états morbides éminemment
profitables au marché des tranquillisants, et dont le patient souffre davantage
encore si on prétend le désintoxiquer, tant l’infirmité prête de l’intérêt à
une existence qui n’en a guère.
Dans sa volonté
d’absolu, le capitalisme parasitaire réalise l’essence destructrice de la
religion, telle que la produit une économie qui porte la mort « comme la nuée
porte l’orage ».
Qu’est-ce que la
radicalité ? Rien d’autre que la racine de vie, telle que la perçoit la
conscience aventureuse d’un corps
aspirant au bonheur de bâtir un univers à la démesure de ses ;
insatiables désirs.
Mai 1968 entre passé et
futur
Occuper les lieux de
travail pour les transformer en lieux de création, occuper son propre corps
pour le transformer en lieu de jouissance, occuper la terre pour y implanter
une véritable présence humaine, tel fut en substance son projet le plus vivant,
tel fat son noyau de vie inaliénable.
Quels sont les signes avant-coureurs d’une véritable mutation de l’espèce
humaine ?
a) L’exploitation de l’homme et de la planète cède le pas
à une relation où ce que la nature offre se perfectionne au service d’un
authentique progrès individuel et social.
b) Le risque d’autodestruction de la valeur d’échange
et la menace d’un effondrement
financier mondial forment, avec un consumérisme
critique de plus en plus revendicatif, un mouvement d’opinion favorable à la suprématie de la valeur d’usage sur la valeur d’échange.
Corollairement, le règne du quantitatif cède le pas à la recherche d’une
qualité. Et la qualité radicale, c’est le sens humain : non la mesure mais le
mode d’appréhension des êtres et des choses. Un style d’approche, non une façon
d’estimer, de jauger, de peser, déjuger.
c) Le discrédit du travail par le capitalisme spéculatif sert les desseins
d’un néocapitalisme «à vocation humaine». En critiquant l’exploitation absurde
de la force de vie, il met en place une productivité axée davantage sur la
création.
d) La fin des idéologies de masse et le clientélisme politico- économique
lié au capitalisme parasitaire suscitent par une réaction en sens opposé la fin
des foules et de leur manipulation démagogique. La conscience sensible s’exprime
avec une assurance croissante. Jamais tant d’individus isolés n’ont pu, en
osant l’impossible - comme de poursuivre en justice les dictateurs et autres
auteurs d’actes inhumains - vaincre aussi aisément la conjuration du doute et
de la passivité, et atteindre à un résultat que rien n’eût laissé espérer.
La seule façon de lutter contre l’esclavage du travail sans servir les
desseins de ces gestionnaires de faillite et de chômage que sont devenus les
patrons, c’est de miser sur le noyau créatif qui a toujours subsisté dans la
fabrication artisanale et industrielle des biens utiles à la société.
Apprendre
à créer, c’est vaincre la peur.
L'erreur de Marx a été de fonder la révolution sur le travail et non sur
cet état de jouissance de soi et du monde qu’est la création. S’il est vrai
qu’on ne travaille jamais qu’à se détruire, il n’y a, en revanche, de plénitude
qu’en la création de formes vivantes, de moments de vie, de situations où se
construisent les destinées.
Des idéologies mortes du capitalisme parasitaire aux
idéologies humanitaires du néocapitalisme.
Les idéologies ont cédé le pas à un calcul d’intérêts composés. On ne se
bat plus pour des idées, on joue des coudes pour gagner plus et plus vite. Le
clientélisme ravale la pensée à un art de flairer d’où viendra l’os à ronger.
Le caractère totalitaire de l’économie tient à ce qu’elle pose les
questions et dicte les réponses. La pensée unique procède moins des thuriféraires
du capitalisme financier que de ses contestataires, scoliastes d’un système
parasitaire dont ils adoptent la perspective apocalyptique avec une lucidité
qui illumine le désarroi et énténèbre la création d’un monde humain.
Le capitalisme a toujours su produire les forces qui le détruiraient en le
conservant sous une forme nouvelle. La dialectique de l’apocalypse et du salut
- de la rédemption par la destruction - est économique avant d’être religieuse.
Plus le capitalisme parasitaire court à sa perte, mieux il sécrète les forces
hostiles qui le sauveront de l’anéantissement.
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