jeudi 19 novembre 2015

Dialectique de la raison - Theodor W. Adorno




Dialectique de la raison - Theodor W. Adorno

LE CONCEPT D'"AUFKLÄRUNG"

Les dieux ne peuvent pas éloigner la peur de l’homme, cette peur dont leur nom est l’écho pétrifié. L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé.


L’œuvre d’art a toujours en commun avec la magie le fait qu’elle institue sa propre sphère, close et régie par des lois particulières.


La domination de l' homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine : avec la réification de l’esprit, les relations entre les hommes — et aussi celles de l’homme avec lui-même — sont comme ensorcelées.


L’intellect devient en effet l'instrument de la domination et de la maîtrise de soi, que la philosophie bourgeoise a toujours cru à tort voir en lui. La surdité des prolétaires — qui remonte à l'époque mythique — ne présente aucun avantage sur l'immobilité du dirigeant.


DIGRESSION I
ULYSSE, OU MYTHE ET RAISON

C’est justement l’esprit dominant la nature qui revendique sans cesse la supériorité de la nature dans la compétition. La Raison bourgeoise s’accorde toujours pour exiger la lucidité, le sens des réalités et évaluer avec précision les rapports de force. Le désir ne doit pas être le père de la pensée.


C’est l’amour même qui donne tort à l’amant et le punit. Son incapacité à se dominer lui-même et à dominer autrui, témoignage de son amour, est un motif suffisant pour lui dénier tout accomplissement. La société reproduit la solitude en l’accroissant. Ce mécanisme pénètre même dans les ramifications les plus fines du sentiment, si bien que l’amour lui-même, pour trouver encore une voie quelconque vers l’autre, est contraint à une telle froideur qu’il se brise au moment de sa réalisation.


DIGRESSION II
JULIETTE OU RAISON ET MORALE

Selon Kant, l'Aufklärung est « le moment où l’homme soit de sa minorité dont il est lui-même responsable. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans l’aide de quelqu’un d’autre. » « L’entendement non dirigé par quelqu’un d’autre » est l’entendement dirigé par la raison. Cela signifie simplement qu’en vertu de sa propre cohérence, il organise les éléments individuels de la connaissance en un système. « Le seul objet de la raison est l’entendement et son utilisation à des fins précises . » « Elle fixe pour but aux opérations de l’entendement une certaine unité collective » et cette unité est le système.


La minorité se révèle être l’incapacité de survivre. Le bourgeois dans ses aspects successifs de propriétaire d’esclaves, de libre entrepreneur, d’administrateur, est le sujet logique de l'Aufklärung.



Kant a anticipé intuitivement ce que Hollywood fut le premier à réaliser consciemment : dans le processus de leur production, les images sont précensurées conformément aux normes de l’entendement qui, plus tard, décideront de la manière dont il faut les regarder.


En revanche, l'œuvre de Sade représente, comme celle de Nietzsche, la critique intransigeante de la raison pratique par rapport à laquelle celle du « destructeur universel » apparaît comme un désaveu de sa propre pensée. Elle transforme le principe scientifique en force de destruction.


Les maîtres introduisent la notion de jouissance rationnelle, comme un tribut payé à la nature qui n’est pas entièrement maîtrisée; ils tentent en même temps de neutraliser la jouissance pour leur usage et de la conserver dans la forme supérieure de la culture; pour ceux qui sont assujettis, ils tentent de doser cette jouissance lorsqu’ils ne peuvent pas les en priver complètement. Le plaisir devient objet de manipulation jusqu’à ce qu’il disparaisse entièrement dans les divertissements organisés. L’évolution va de la fête primitive aux vacances. « La complexité de l’organisme social, à mesure qu’elle s’accuse, souffre moins l’arrêt du cours ordinaire de la vie. Il faut que tout continue aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui. L’effervescence générale n’est plus possible. La période de turbulence s’est individualisée. Les vacances succèdent à la fête. » Dans le régime fasciste, elles sont intégrées dans la fausse euphorie collective produite par la radio, les slogans et la benzédrine. Sbrigani pressent un peu tout cela. Il s’accorde des divertissements « sur la route de la fortune », à titre de vacances. Juliette, en revanche, s’en tient à l’ancien régime. Elle divinise le péché. Son libertinage est placé sous le signe du catholicisme comme l’extase de la nonne est placée sous celui du paganisme.



Malgré tout leur libertinage, les amis de Juliette attribuent à la sexualité opposée à la tendresse, à l’amour terrestre opposé à l’amour céleste non seulement un pouvoir un peu excessif, mais un caractère trop inoffensif. La beauté d’une gorge, la jolie tournure d’une hanche n’agissent pas seulement sur la sexualité comme de simples faits ahistoriques, purement naturels, mais comme des images contenant toute l’expérience sociale; dans cette expérience vit l’intention tendue vers quelque chose de différent de la nature, vers l’amour qui ne se limite pas à la sexualité. Mais la tendresse, même la moins physique, est de la sexualité transformée, la caresse d’une main sur les cheveux, le baiser sur le front qui expriment la folie d’un amour spirituel, sont les coups et les morsures pacifiés des sauvages australiens accomplissant l’acte sexuel. La séparation entre l’une et les autres est purement abstraite.



ÉLÉMENTS DE L’ANTISÉMITISME : LIMITES DE LA RAISON

La culture s’est répandue grâce à la propriété bourgeoise. Elle avait repoussé la paranoïa dans les zones obscures de la société. Mais comme l’émancipation réelle des hommes ne s’est pas faite en même temps que l’émancipation de l’esprit, la culture elle-même fut atteinte. Plus la distance entre la conscience éduquée et la réalité sociale grandissait, plus cette conscience était soumise à un processus de réification. La culture finit par devenir une marchandise diffusée comme une information, sans imprégner vraiment les individus qui l’acquerraient. Le penser se rétrécit, limité à la compréhension de faits isolés. L’établissement de relations conceptuelles est rejeté parce qu’il représente un effort difficile et vain. L’aspect évolutif de la pensée, tout ce qui est d’ordre génétique et intensif, est oublié et ramené au niveau des données immédiates de l’extensif. L’organisation de la vie actuelle ne laisse pas d’espace au moi pour tirer des conséquences intellectuelles. La pensée réduite au savoir est neutralisée, et utilisée comme une simple qualification sur les marchés spécifiques du travail, afin d’accroître la valeur marchande de la personnalités. C'est ainsi que cette réflexion sur soi qui permet de résister à la paranoïa est réduite à néant. Pour finir, les conditions du capitalisme avancé ont fait jouer à la demi-culture la fonction de l’esprit objectif. Dans la phase totalitaire de la domination, celle-ci fait appel, comme ultime ratio, aux charlatans provinciaux de la politique et à leur système délirant; elle les impose à la majorité des administrés déjà abrutis par la culture industrielle et la grande industrie. Pour une conscience restée saine les contradictions de la domination sont si faciles à déceler, que celle-ci à besoin des consciences malades pour se maintenir en vie. Seuls ceux qui sont affectés de la manie de la persécution acceptent la persécution à laquelle la domination aboutit nécessairement, parce qu’elle leur permet de persécuter à leur tour.



CONTRE CEUX QUI ONT RÉPONSE A TOUT


Le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique. Être raisonnable, au sens où l’entendait Chamberlain à Bad Godesberg lorsqu’il estimait que les exigences d’Hitler étaient déraisonnables, signifie pratiquement qu’il faut respecter l’équilibre entre ce que l’on donne et ce que l’on prend.

POUR VOLTAIRE


Lorsque la langue devient apologétique, elle est déjà corrompue; par essence, elle ne peut être ni neutre ni pratique. — Ne peux-tu exposer les bons côtés des choses et proclamer le principe de l’amour au lieu de l’amertume sans fin! — Il n’existe qu’une seule expression pour la vérité : la pensée niant l’injustice. Si en insistant sur les bons côtés on ne dépasse pas la totalité négative, on ne fait que sublimer leur propre contraire : la violence. Avec les mots je peux intriguer, diffuser, suggérer; par là même ils sont tous imbriqués comme toute action dans la réalité et, par là, le mensonge peut les comprendre. Il insinue que même l’opposition au monde des faits s’effectue au service des formes naissantes de violence, des bureaucraties et des despotismes qui se font concurrence.


L'ISOLEMENT PAR LES COMMUNICATIONS

L’affirmation selon laquelle les moyens de communication sont source d’isolement ne vaut pas seulement pour le domaine intellectuel. Non seulement le discours menteur du speaker à la radio s’imprime dans le cerveau des hommes et les empêche de se parler, non seulement la publicité Pepsi-Cola couvre les informations concernant la débâcle de continents entiers, non seulement l’exemple du héros de cinéma vient s’interposer comme un spectre lorsque des adolescents s’étreignent ou que des adultes commettent un adultère. Le progrès sépare littéralement les hommes. Le petit guichet dans les gares ou les bureaux de poste permettait à l’employé de bavarder ou de plaisanter avec son collègue et de partager avec lui les modestes secrets du métier; les vitres des bureaux modernes, les salles immenses où travaillent d’innombrables employés que le public ou les patrons peuvent aisément surveiller ne permettent plus ni conversations privées, ni idylles. Même dans les administrations le contribuable a la garantie que les employés ne perdront plus de temps. Ils sont isolés dans la collectivité. Mais les moyens de communication isolent aussi les hommes physiquement. Les autos ont remplacé le chemin de fer. La voiture privée réduit les possibilités de rencontres au cours d’un voyage à des contacts avec des auto-stoppeurs parfois inquiétants. Les hommes voyagent sur leurs pneus, complètement isolés les uns des autres.
Par contre, les conversations ne diffèrent guère d’une voiture à l’autre; la conversation de chaque cellule familiale est commandée par les intérêts pratiques.


Quand les voyageurs se rencontrent le dimanche dans les restaurants dont les menus et les chambres sont parfaitement identiques dans les différentes catégories de prix, les visiteurs comprennent qu’avec l’isolement croissant dans lequel ils vivent ils se ressemblent tous de plus en plus. Les communications établissent l’uniformité parmi les hommes en les isolant.

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