lundi 16 novembre 2015

Un truc très beau qui contient tout - Neal Cassady

Un truc très beau qui contient tout - Neal Cassady



1948
à Jack Kerouac
7 janv. 1948
[San Francisco]

CHER JACK,

Il est absolument impossible de saisir et d’exprimer les choses dans leur intégralité, contrairement à ce que la plupart des gens, en particulier les critiques, voudraient nous faire croire. Beaucoup d’événements sont inexprimables, ils ont lieu dans une région de l’âme où aucun mot ne peut pénétrer ; la compréhension passe par l’âme.
Cette entrée en matière pour dire que mon écriture n’a pas de style propre, c’est plutôt une exploration encore informulée de l’intime. Quelque chose veut sortir ; quelque chose de moi qui doit être dit. Peut-être que les mots ne sont pas ma voie.
Je me suis tourné vers les autres pour répondre aux interrogations de mon âme alors que je sais que c’est quelque chose qui s’acquiert lentement (et encore), uniquement en creusant en soi-même. Je ne suis pas sûr que les racines de l’impulsion d’écrire soient assez profondes en moi, assez importantes pour créer quelque chose sur le papier.
Si malgré tout je considère l’écriture comme indispensable (comme c’est apparemment ton cas), alors je sais que je dois construire ma vie autour de cette nécessité ; même mes heures les plus quelconques, les plus triviales, doivent devenir l’expression de cette impulsion et en témoigner.
J’ai toujours défendu le fait que quand on écrit on doit oublier toutes les règles et autres prétentions dans le genre, les grands mots, les affirmations condescendantes et autres phrases du même tonneau avec lesquelles on se gargarise comme avec un bon vin avant de les noter, qu’elles soient justes ou non, simplement parce qu’elles sonnent bien. Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs du même acabit. Il faut être à la fois Wolfe et Flaubert – et Dickens.
L’art ne vaut que s’il procède d’une nécessité. Cette origine garantit sa valeur ; il n’y en a pas d’autre. Si j’en éprouve la nécessité e qui s’acquiert lentement (et encore), uniquement en creusant en soi-même. Je ne suis pas sûr que les racines de l’impulsion d’écrire soient assez profondes en moi, assez importantes pour créer quelque chose sur le papier.
Si malgré tout je considère l’écriture comme indispensable (comme c’est apparemment ton cas), alors je sais que je dois construire ma vie autour de cette nécessité ; même mes heures les plus quelconques, les plus triviales, doivent devenir l’expression de cette impulsion et en témoigner.
J’ai toujours défendu le fait que quand on écrit on doit oublier toutes les règles et autres prétentions dans le genre, les grands mots, les affirmations condescendantes et autres phrases du même tonneau avec lesquelles on se gargarise comme avec un bon vin avant de les noter, qu’elles soient justes ou non, simplement parce qu’elles sonnent bien. Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs du même acabit. Il faut être à la fois Wolfe et Flaubert – et Dickens.
L’art ne vaut que s’il procède d’une nécessité. Cette origine garantit sa valeur ; il n’y en a pas d’autre. Si j’en éprouve la nécessité mais n’en ai pas le talent, dois-je écrire pour compenser ?
Hélas, cher Jack, ce qui précède te montre une nouvelle fois les conneries, les démons stupides contre lesquels je me bats ; est-ce que je me bats vraiment ? J’ai tendance à penser que non et c’est sans doute ma faiblesse.
En tout cas j’ai l’intention de continuer à pondre toutes ces saloperies gravées en moi. En même temps, je veux absolument apprendre à jouer d’un instrument, du sax sans doute. Ces derniers temps je me suis aussi tenu au courant de ce qui se fait au théâtre ; j’adore faire des imitations : Chaplin, Barrymore, etc. Ça me prend, je me lève d’un bond et je joue, je mets en scène, je dirige, je crée les costumes et je tourne tout un film de série B ; tout ça dans un bordel de dialogues et de gestes, en courant comme un dingue d’un bout à l’autre de la pièce au fil de l’intrigue. J’enchaîne les scènes les unes après les autres et je finis par jouer tout le monde, de la scripte à la star capricieuse, de celui qui dirige la musique de la bande-son et qui fait les arrangements, aux machinistes qui s’activent d’un plateau à l’autre. Ensuite je m’écroule vidé et je me marre.
Je suis bouffé par l’urticaire. Ça a commencé il y a quelques semaines ; ma gorge enfle, j’ai du mal à respirer et des plaques toutes gonflées apparaissent sur mes cuisses et mes fesses. Au début c’est juste des éruptions comme des boutons et au bout de 30 mn ça fait des plaques blanches énormes, larges comme un œuf sur le plat ; ensuite la rougeur disparaît et ça dégonfle mais la taille augmente et en quelques heures ça s’étend à tout le corps. Je suis convaincu que cette allergie est directement liée à la tension insupportable que me causent LuAnne et Carolyn. Le docteur est du même avis. Un changement s’impose, hein ?
Je suis en train de m’échauffer alors je bâcle, fais pas attention aux mots pas finis, aux fautes, etc.
(Jack, Neal se repaît du film de série B mentionné plus haut. Cette fois il est vautré sur le canapé, nu comme d’habitude, louchant dans le vide, ahanant d’une voix rauque, « Je me replie ! je me replie ! » vers le Tibet, tout ça en agitant alternativement les bras et les jambes à chaque « replie ». Il est fâché après moi maintenant.)

Cher Jack, ce démon de Carolyn m’a piqué ma machine à écrire 30 secondes, pendant que je rejouais intégralement Le Fil du Rasoir.
à Allen Ginsberg
3 août 1948
[San Francisco]

CHER ALLEN,

Une étrange et mystérieuse paix, d’une perfection absolue, se répand dans mon âme éveillée. Je savoure la quintessence de la vie et prie mon esprit de garder son innocence. Enfuie avec son air joyeux, la jeunesse ; désormais je ne fais plus le beau, je ne fais plus de rêves exaltés. C’est comme si rien ne pouvait perturber mon rayonnement extatique – un soleil ; un flambeau est enfin venu unifier un innocent. Oui, cette glaise palpitante a fait son temps, pourtant, long est le chemin avant la tristesse du crépuscule de la vie. Ce n’est pas de la naïveté, pas du tralala ; je tiens la sage grâce de l’existence au creux de ma main.
Je suis un imbécile heureux. Fils prodigue écœuré qui, par son refus dégoûté, a fait du mal à son père – voilà comme je t’écris. Pas de pardon bêtement imploré, de « je le ferai plus, je t’aime ; vraiment je suis désolée » de rousse infidèle entortillant les cheveux de son papa autour de ses doigts – de maîtresse sournoise apaisant son homme – jusqu’à la prochaine fois. Ceci dit, ma culpabilité n’est pas aussi marquée qu’autrefois ; peut-être Allen parce que tu es la semi-incarnation de la vérité pour moi. J’ai, il y a longtemps, fui l’admiration que je te portais – purement et simplement – pourtant, tu réveilles au plus haut point l’adulation que j’avais refoulée. Tu dépasses largement tous les hommes que j’ai rencontrés – ce qui, en soi, est de l’amour – requiert de l’amour. Encore une fois, considère-toi comme le Prince Mychkine(122) – l’idiot – tu tiens plus du mystique, du religieux dostoïevskien, du Christ aimant que quiconque. Ou même, comme le jeune Faust, tu soulèves davantage ces problèmes obscurs supposés masculins que ne le fait, disons Haldon, ou même Jack (que j’aime.) Bon, arrêtons d’intellectualiser, tu n’es pas un symbole abstrait pour moi, ni un amour contre lequel je dois lutter, que je dois craindre – ou fuir. Et même (j’en viens au fait), j’ai une nouvelle vision à ajouter à notre collection – tu es mon père. Je ne demande pas qu’on reparte à zéro, je ne demande pas à redevenir ce que j’étais pour toi. Je ne cherche pas à exposer ma souffrance en compensation de la tienne. Ce que je demande, en tant qu’homme adulte de ce côté du continent s’adressant à un autre homme adulte de l’autre côté du continent : sois mon père, comme Jack est mon frère, comme Carolyn est ma femme. Le peux-tu, le seras-tu, si non -
Le paragraphe qui précède est une introduction sincère mais l’image du père – d’un père bon et partial – a viré en banalité puérile et pompeuse dans les dernières lignes, ce qui en dénature le sens, donne une impression de fadeur et s’essouffle complètement pour aboutir à une demande floue et désincarnée. Ne tiens pas compte de cette niaiserie – reprenons à la ligne au-dessus de « je suis un imbécile heureux ».
Évidemment on connaît tous depuis longtemps « L’Idiot » de Dost[oïevski]. Personnellement je l’ai lu pour la première fois en 1943 dans une maison de correction de la côte pacifique(123), à l’époque je n’avais jamais entendu parler de Dost. et cette lecture de « L’Idiot » a été ma première rencontre avec lui.
Dans cet établissement qui s’appelle Preston, le stock de bouquins et de tout ce qui était susceptible d’être lu n’était pas limité en termes de quantité mais lamentablement en termes de qualité. Je ne sais plus vraiment pourquoi j’ai choisi ce livre-là ; je me rappelle d’une sensation d’urgence parce que les agents accordaient seulement 10 minutes aux détenus, une fois par semaine après le déjeuner, pour choisir un bouquin. Je me rappelle que le titre m’avait rebuté et je crois que je l’ai pris au dernier moment parce que je me demandais quelles conneries l’auteur pouvait bien écrire en décrivant un idiot. Je stressais parce que si c’était mauvais il faudrait que je me farcisse un pauvre livre pendant une semaine – ça m’était déjà arrivé. En tout cas, (pour sortir de ce verbiage)

15 oct 50
[San Francisco]

JACK : LE PLUS GRAND,

Incroyable ! Tu m’as envoyé la description exacte de ce que j’étais en train de faire et de comment je le faisais ! Gene Kelly, exact(200) ; j’ai adoré aussi (je veux dire allongé là, défoncé, à capter la différence entre lui et Mel Allen ; n’oublie pas mon vieux que je t’ai branché sur Marty Glickman(201) pendant la dernière saison de basket, etc., mec, etc.)
Et je vais te dire comment j’ai observé de la même façon les orbites de tous les serre-freins. Enfoncées à cause des longues heures passées à fixer un point au loin (deux kilomètres ou plus) en se concentrant comme les cow-boys et les contrebandiers d’autrefois qui vendaient de la gnôle indienne.
J’adore ce que tu dis à propos de Wolfe.(202) Je suis complètement sidéré (comme toujours) de voir à quel point les trucs qui nous éclatent sont exactement les mêmes (pour tout, je parle de nos réflexions en général, pas des moments où on prend notre pied dans nos petites vies satisfaites d’elles-mêmes), écoute, Important.
Écoute bien j’énumère ; 1°, VOIX(203) :
J’ai fait et fait pour de vrai le truc le plus dingue qui soit : J’AI ACHETÉ UN MAGNÉTOPHONE ! pas un magnétophone à fil, mieux, un magnétophone à bande, un appareil dément qui reproduit parfaitement le son (tu peux entendre distinctement le tic-tac d’une pendule dans la pièce d’à côté quand tu écoutes l’enregistrement) et vraiment pas cher, et c’est super facile, et les bandes durent éternellement, ne cassent pas, on peut garder n’importe quelle partie ou la totalité de n’importe quel enregistrement, etc., etc., etc. La bande d’une heure par exemple ne fait que 12 centimètres de diamètre et ne pèse que quelques grammes et peut être enregistrée sur les deux faces, donc en réalité ça fait 2 heures d’enregistrement (j’en ai aussi 2 d’une demi-heure) et tu n’as qu’à enregistrer, aller au bureau de poste le plus proche et M’ENVOYER UNE LETTRE, mieux, deux heures de nos VOIX en train de se parler. Ça évite la corvée des lettres à écrire (SI HORRIBLEMENT HORRIBLEMENT CHIANTE ET DIFFICILE POUR MOI), alors peut-être que je pourrai moi aussi te débiter une lettre de 5 000 mots tous les jours. Nom de Dieu, sûr que j’admire vraiment tous ces types capables de s’envoyer des romans et tout, putain ! Tu piges, là ? Achète un petit magnétophone EKOTAPE portatif, regarde dans l’annuaire téléphonique il y a des détaillants EKOTAPE, achète à crédit (coûte pas plus cher), va en chercher un tout de suite, ça vaut 150 dollars, premier versement, sais pas, disons 60 environ. VA EN CHERCHER UN TOUT DE SUITE (184, bandes comprises).
HIER, tu le crois, hier, j’ai repris Tom Wolfe, pour la première fois depuis des années et j’ai enregistré son démentiel poème prose prologue introduction préface dédicace première page d’Au fil du fleuve qui remonte à des années pour moi etc. Évidemment j’étais défoncé et j’ai aussi enregistré toutes sortes de trucs, comme la récente « Hi hour with Proust »(204) et bien sûr un Major Hoople (moi en W.C. Fields), un petit truc que j’ai torché vite fait d’après le « Fusil à répétition dans l’armée bulgare » (des conneries, « Le fusil à répétition », t’y crois, ça vient de Proust(205) ! Etc., Etc.) J’ai plein de Mambo Indien Mexicain d’un vieux Mexicain délirant de Watsonville, Californie (les nanas du magasin de disques me disent (dans un charabia espagnol insensé) qu’elles n’ont que du vrai Mambo Mexicain à cause des centaines de Mexicains qui se pointent et qui n’achètent que ça, pas de Dave Barbour(206), etc., etc.
Je sais combien les voix sont importantes et à quel point je me sentais coincé quand j’en bavais à essayer d’écrire, et qu’avant de commencer je pensais à tout ce à quoi il était possible de penser, pour décider finalement que je devais d’entrée mettre en mots chaque personnage (commencé avec mon vieil homme qui parle de son voyage à Denver etc. sur les rails), je réfléchis, je réfléchis vraiment dans la boîte à sable de la loco et dans mon pieu à quoi écrire sur les voix et tu m’écris à propos des voix, j’achète un magnétophone et pour la première fois de ma vie je découvre ma propre voix quand je suis défoncé et aussi enrhumé, en train de baiser et de jouir, et tu m’écris sur les Voix – les world séries(207) (qui m’ont éclaté) nom de Dieu.
Je sais que c’est un défaut que tu as souvent remarqué chez moi, ce putain d’étonnement devant la moindre coïncidence, ou ma promptitude à relever les moments où nos deux esprits sont connectés, quand on se balade dans la rue etc., mais bordel, ta lettre est tellement vitale pour moi, elle m’a montré une fois de plus que je ne suis pas seul dans mon univers mental, et encore une fois elle m’a donné un bon coup de pied au cul pour continuer, et aie confiance en toi, peu importe à quel point tu es conscient de ne jamais pouvoir mettre en mots la moindre chose de la façon dont la voix dans ta tête la formule, essaie au maximum et ne regrette pas trop les échecs. (Au fait, mec, si tu penses qu’il y avait quoi que ce soit dans ma lettre – c’est pas lcas (j’ai mal écrtit le cas et mal écrit mal écrit) – tu devrais voir les conneries démentielles que j’ai sorties de mes tripes la première fois que je suis venu à Watsonville pour 5 semaines solitaires dans les foyers des chemins de fer, j’étais tellement embrouillé que je m’étais enfoncé tout seul dans un imbroglio hallucinant.) Plonger dans les zones les plus abyssales de l’esprit jusqu’à ce qu’elles soient comme des places ensoleillées tellement tu les connais, grâce à la répétition et à la force émotionnelle des visions les plus profondes, est si habituel pour moi que tout mon élan consiste à explorer l’esprit plutôt que de fusionner avec lui, et la communion de pensées n’apparaît pas dans l’écriture, il en ressort une telle banalité que l’âme s’évanouit de peur d’être piégée, de sorte que chaque pensée, peu importe comment elle est venue, devient tellement confuse et limitée que la végétation s’emmêle sur elle-même indéfiniment et moisit comme sous l’effet de l’ulcère tropical(208), et alors qu’il n’y a pas d’exutoire pour les pensées accumulées qui sont complètement délirantes comme l’après-midi à Victoria, d’autres pensées continuent d’arriver à chaque minute, qui nous accablent avec le fardeau du souvenir et quand on commence à se rappeler de tout, la putain de boutique ferme et entame une grève sauvage et la lumière s’enfuit et le putain d’esprit lutte dans le bourbier jusqu’à ce qu’il lâche vite fait bien fait et se tourne toujours plus vers le cul. Je me masturbe au moins 3 fois par jour et ce depuis des années, quel que soit le nombre de fois où je baise et où je prends mon pied. Il y a des années c’étaient des orgies pendant des journées entières, allongé tout seul à penser à une femme (des centaines d’images, je me souviens à 9 ans, une petite salope de Mex d’1 mètre 20 à Denver un soir de Carnaval, en train de blablater avec un copain de classe) et je jouissais au moins 11 fois en 6 ou 7 heures. C’est devenu une habitude quotidienne avant de me coucher (je peux pas m’endormir sinon) et un serre-frein ne dort jamais plus de 4 ou 5 heures avant d’être appelé, quand les affaires vont bien, et doit roupiller n’importe où. Je n’ai commencé à me masturber que très tard, à 17 ans ; ça faisait quasi 5 ans que je baisais quand j’ai commencé (ça a tout de suite été frénétique et ça l’est resté depuis que j’ai fait 11 mois et 10 jours en maison de correction dans le Colorado, etc., etc.)
Tu ne me croiras pas s’il te reste un tant soit peu de raison mais je t’ai Entendu m’appeler F.D.R. [Franklin D. Roosevelt] cet après-midi-là et juste avant que tu dises Franklin D., avec quel étonnement je l’ai su sur le champ et j’ai volontairement fait des gestes exagérés à ton intention parce que (c’est-à-dire, c’est ce que je pensais) tu avais capté ce que je te demandais (juste après avoir braillé sur la banquette arrière à quel point on était défoncés), mais maintenant j’ai oublié ce que je t’ai demandé, et toi tu t’es souvenu de ce que tu m’avais demandé, putain ; tu vois à quel point j’ai végété dans cet Ouest où les problèmes sont comme des séquoias, et la belle lune du Midwest a bien changé, tout comme la lune de NY est salement froide et brillante, et la chaude plénitude, crois-moi, de la lune que j’adorais en roulant comme un dingue toute la nuit, traversant le pays de NY à Indianapolis – et fonçant vers Denver le soir ; la lune de SF est une chose pâle et humide difficile à apercevoir.
Je viens d’accomplir la plus grande prouesse de ces 5 dernières années, peut-être même plus ; depuis que je me suis échappé de la maison de correction en Californie, ou bien qu’on m’a, incroyable quand j’y pense, dissuadé de me barrer à nouveau une fois qu’on m’avait chopé en train de m’enfuir (de Saint Quentin(209)) : je t’ai écrit une lettre entière en étant défoncé ! Toute cette lettre du premier mot jusqu’à celui-là (J’ARRIVE PAS À TAPER : gosse sur les genoux) est le résultat de moi assis m’efforçant de noircir ces deux pages avec des trucs plus ou moins sensés. Incroyable, et tellement encourageant, bah.
Arrive donc, épaisse Nuit(210), lui il sait, dis pas qu’il ne sait pas mec, alors que je l’ai lu d’une traite pendant trois ans, de 11 à 14.
Etc., Etc. – À l’Est toute.
N.

À Carolyn Cassady
1er novembre 50
[San Luis Obispo, Californie]

CHÈRE CAROLYN,

Il y a tellement de choses sur lesquelles on ne s’entendra jamais : certaines différences spécifiques entre nous qui sont vraiment sans importance mais qui, à cause de la pression que nos personnalités respectives nous infligent, nous rendent incompatibles sur le plan émotionnel. Les défauts particuliers que tu m’imputes sont devenus des représentations abstraites de ma personne, loin de mes tares originelles, et à force d’avoir subi tant de transformations, ils n’ont plus rien de réel.
Plus rien de réel parce que mes facultés de réflexion sont anesthésiées & affaiblies depuis si longtemps que ça fait un bail que je n’ai pas eu, par exemple, de véritable opinion, etc. Mais, étant donné qu’au bout d’un certain temps les gens ne sont plus qu’une compilation d’idées, la personne qui observe & qui juge n’a pas les moyens d’appréhender les changements inhérents aux processus vitaux et ne peut donc pas être objective &, en repoussant les frontières de l’imagination pour essayer de comprendre, elle crée une image figée qui devient donc, au fil du temps, une représentation faussée.
L’amour n’a rien à voir avec ça, car tous ces processus sont, par nature, des intellectualisations sur des choses abstraites véhiculées par des mots dont le sens échappe à l’esprit, mais par la force de réactions émotionnelles successives, l’esprit se forge des convictions qui sont, en quelque sorte, la base de la poursuite de l’amour, même si ces convictions communes sont des anti-amour, des anti-être aimé, à cause de la nature perverse du cœur & parce que les mots prononcés ont tendance à exprimer une chose à la place d’une autre, etc.
Pour la première fois depuis des années, j’en reviens à un snobisme intellectuel, même si, évidemment, je n’en ai pas le droit, étant incohérent comme toujours & encore moins apte à être compris par qui que ce soit sur les questions existentielles. Peut-être est-ce parce que je suis ici avec Al et Helen et que je réalise, une fois de plus, et à un point que toi ou Diana n’imaginez pas, combien je suis loin devant chacun d’entre vous. Ça ne veut rien dire. Surtout si on considère l’horrible situation dans laquelle je nous ai tous entraînés, mais pourtant je dois être, je ne peux m’empêcher d’être gouverné par ces choses dont j’ai conscience.
Peu importe à quel point c’est difficile pour chacun – aucun de nous ne comprend vraiment les terreurs authentiques et intimes de l’autre, & aucun ne peut espérer y parvenir – tout ça est allé tellement loin et dépasse le domaine des problèmes ordinaires de l’esprit s’interrogeant sur ce qui est « le mieux » -peu importe l’urgence à prendre une « décision » & la croyance, si présomptueuse, dans la « liberté » individuelle à décider & à vivre selon ses aspirations, etc. – il n’y a vraiment rien à faire. Rien à faire en ce qui concerne la « décision » à prendre pour les 6 prochains mois.
Ça signifie que les circonstances sont telles désormais, que quelle que soit la souffrance de chacun, il n’y a pas d’autre alternative que de faire avec (comme prévu). Je n’écris en aucune façon selon la « vérité », en réalité il n’y en a aucune, & la « vérité » est seulement une des données du processus de compréhension – lis Spengler, vol.1(216), à peu près au milieu du livre – & étant donné qu’aucun de nous ne peut vraiment comprendre l’autre – dans le sens où le temps détériore l’aptitude à comprendre les choses de façon inédite à chaque instant – et il est impossible de retrouver cette aptitude, alors qu’elle est littéralement nécessaire pour appréhender n’importe quel changement particulier, en passant tout au crible de la compréhension, ce qui permet de percevoir l’essentiel dans le trivial, je ne parle pas de découvrir des diamants dans la boue, mais plutôt ces futilités dont sont recouverts les murs de la maison qui abrite l’essentiel. L’attention du tapissier est fixée sur son boulot, & comme il sait que le temple est intact & que le calice est sauf à l’intérieur, il ne se rend compte que de temps en temps qu’il peut se perdre dans ces futilités, & elles ne lui apparaissent que dans les moments de pause où il n’est pas concentré sur son travail.
Nous sommes à un de ces moments de pause. Le présent exerce une pression d’acier sur l’âme au point que, diminué par ce laisser-aller, je ne peux rien faire d’autre que réunir les forces nécessaires pour laisser le processus s’accomplir, et encore – comme quelqu’un qui ne réalise pas combien il s’est affaibli, jusqu’à ce qu’il essaie de se secouer & qu’il se rende compte que, loin d’être capable de monter et de descendre 70 fois de suite comme avant, il ne peut le faire qu’une seule fois, & encore, avec tellement de difficultés qu’il réalise que le mieux qu’il puisse espérer est de réussir cette unique fois ; mais en le faisant chaque jour & en regagnant lentement la force qu’il a perdue, au moins fait-il de son mieux. Ceci dit, dans mon cas personne n’est sûr que j’aie jamais eu cette force « perdue ». C’est pire que ça. Je sais que la force que j’avais a disparu pour toujours, parce qu’elle n’était qu’une illusion. Tout ça exige des mesures strictes. La volonté de trouver la paix s’est transformée en une bataille détestable pour prouver quelque chose aux autres. Je ne peux pas faire ça, je n’ai pas ça en moi, quels que soient mes efforts pour y parvenir. Donc laisse faire les choses ; aide gentiment les autres, aide-les à triompher si c’est ce qu’ils veulent, mais en ton for intérieur (dans ton moi) souffre en silence de tes blessures intimes et n’espère rien – sauf réussir à ne pas avoir trop de regrets et à oublier.
On vient juste de m’appeler & je dois me raser, manger & m’habiller, donc il faut que jarrête là si je veux envoyer ça.
Bill a-t-il réparé la voiture ? Fais en sorte qu’il le fasse, s’il te plaît. Je suis vraiment désolé que tu sois coincée avec Cathy – encore se secouer & qu’il se rende compte que, loin d’être capable de monter et de descendre 70 fois de suite comme avant, il ne peut le faire qu’une seule fois, & encore, avec tellement de difficultés qu’il réalise que le mieux qu’il puisse espérer est de réussir cette unique fois ; mais en le faisant chaque jour & en regagnant lentement la force qu’il a perdue, au moins fait-il de son mieux. Ceci dit, dans mon cas personne n’est sûr que j’aie jamais eu cette force « perdue ». C’est pire que ça. Je sais que la force que j’avais a disparu pour toujours, parce qu’elle n’était qu’une illusion. Tout ça exige des mesures strictes. La volonté de trouver la paix s’est transformée en une bataille détestable pour prouver quelque chose aux autres. Je ne peux pas faire ça, je n’ai pas ça en moi, quels que soient mes efforts pour y parvenir. Donc laisse faire les choses ; aide gentiment les autres, aide-les à triompher si c’est ce qu’ils veulent, mais en ton for intérieur (dans ton moi) souffre en silence de tes blessures intimes et n’espère rien – sauf réussir à ne pas avoir trop de regrets et à oublier.
On vient juste de m’appeler & je dois me raser, manger & m’habiller, donc il faut que jarrête là si je veux envoyer ça.
Bill a-t-il réparé la voiture ? Fais en sorte qu’il le fasse, s’il te plaît. Je suis vraiment désolé que tu sois coincée avec Cathy – encore 2 semaines & on pourra peut-être l’opérer. Il faudra que je sois là, donc si c’est possible je ferai tout pour me libérer à ce moment-là. L’Enfer Absolu.
Je t’embrasse,
N.

à Allen ginsberg
25 nov. 1950

[San Francisco]

CHER ALLEN,
Ce n’est pas une tâche facile de t’écrire, ni à toi ni à qui que ce soit, en fait je n’arrive pas à m’y mettre. Et dans ce néant où je ne trouve rien à dire à personne, c’est Diana qui décroche le gros lot. Du coup, si tu la vois un de ces quatre, dis-lui s’il te plaît que je n’arrive simplement pas à écrire ni à quoi que ce soit d’autre et que je n’en vois pas le bout. J’ai des tas de magnifiques exemples sous le coude de mon incapacité à agir, et je pourrais t’en faire la liste, mais je n’en ai pas la force. Je ne veux pas insister trop lourdement en te disant à quel point ma vie est devenue horrible, justement à cause de ce « néant », et que je suis descendu très bas en réalisant à chaque putain de seconde quel pisse-froid répugnant je fais. Vraiment c’est affreux, pas seulement parce que je ne suis pas fichu de faire les choses les plus élémentaires (me brosser les dents, aller chez le docteur, faire les trucs importants aux chemins de fer, dormir) mais aussi parce que j’arrive pas à faire les choses urgentes comme m’occuper de ma voiture qui est en panne et qui a besoin de nouvelles bougies d’allumage ; tu crois que je suis capable de marcher deux blocs pour aller en chercher et de prendre dix minutes pour les changer, non, non, ça fait des semaines que je prends le tramway pour aller bosser, etc., etc. C’est même encore pire que ça, mais suffit de dire que je mange toutes les 12 heures, que je dors toutes les 20 h, que je me masturbe toutes les 8 heures et que le reste du temps je suis assis dans le train, la tête vide, à regarder devant moi. Tout ce que je fais c’est penser pendant 5 secondes aux choses que je dois me coltiner, que je récite en boucle dans ma tête : « m’occuper de la voiture, m’occuper de mes pieds, m’occuper de mes dents, m’occuper de mes yeux, m’occuper de mon nez, m’occuper de mes pouces, m’occuper de mes bronches, m’occuper de mon trou du cul, acheter une nouvelle lanterne pour les chemins de fer, acheter un billet de retour pour que Jack le Craignos et Diana la Stressée viennent ici en mars (s’ils en ont envie), me mettre à mon bouquin, être sur les rangs pour un job aux chemins de fer dans l’Est, trouver un chien vacciné contre la rage (j’ai repéré un cocker pure race pour Cathy), installer un jardin où Cathy puisse jouer, lire ceci et écrire cela, etc. » Résultat, j’ai mal au ventre en permanence, j’ai la diarrhée, dès que je mange je suis malade, je fume et je deviens dingue de pas réussir à arrêter, etc., etc. Je voudrais avoir un champignon vénéneux sous la main, me traîner jusqu’à lui et mourir.
Essayer d’avoir une vision précise de l’âme infiniment-mystérieuse est vain.(243) Mais de nos jours on a besoin d’en avoir une représentation abstraite, ce qui oblige le physicien du monde intérieur à expliquer un monde fictif via des fictions empilées sur d’autres fictions, des notions additionnées à d’autres notions. Il transforme l’infime en quelque chose de vaste, il construit un système causal pour une chose qui ne se manifeste que d’un point de vue physiognomonique, et il finit par croire que grâce à ce système il a la structure de l’âme devant les yeux. Mais les mots qu’il choisit pour rendre compte des résultats de ses travaux intellectuels le trahissent. Le mot comme expression, comme élément poétique, peut faire lien, mais le mot en tant que notion, en tant qu’item d’un texte scientifique, jamais. Plus facile de déchiffrer à la loupe un thème de Beethoven que de déchiffrer l’âme avec des concepts abstraits. Les images – les analogies – sont le seul moyen qu’on ait trouvé à l’heure qu’il est pour communiquer spirituellement. Rembrandt peut révéler quelque chose de son âme à ceux qui se sentent en affinité profonde avec lui, par le biais d’un autoportrait ou d’un paysage. Certains mouvements ineffables de l’âme peuvent toucher la sensibilité d’un autre homme à travers un regard, ou deux notes d’une mélodie ; c’est un mouvement quasi imperceptible. C’est le vrai langage des âmes – il reste incompréhensible pour ceux qui y sont étrangers.
« L’âme », pour l’homme qui est passé de la simple existence, des simples sensations, à un état de vigilance et d’observation, est une représentation qui procède d’expériences de vie et de mort totalement primaires ; c’est aussi vieux que la pensée, c’est-à-dire aussi vieux que la distinction qui existe entre la pensée (la réflexion) et la vue. Nous voyons le monde autour de nous, et tout être vivant libre de ses mouvements doit, pour sa propre survie, le comprendre ; l’accumulation quotidienne des détails de nos expériences pratiques et empiriques devient une réserve de données permanentes que l’homme rassemble en une image de ce qu’il comprend, dès qu’il est en mesure de verbaliser. C’est le monde de la nature ; ce qui ne se trouve pas dans notre environnement, nous ne le voyons pas mais nous devinons « sa » présence en nous-mêmes et chez les autres, et par la vertu de son pouvoir d’impression « physiognomonique » cela génère en nous l’anxiété et le désir de connaître ; survient alors l’image méditative ou réfléchie d’un monde caché, qui est notre façon de le visualiser, et qui restera éternellement étrangère à nos yeux. L’image de l’âme est symbolique, imaginaire et reste une réalité objective dans le domaine religieux. La psychologie scientifique a établi pour elle-même un système complet d’images, à l’intérieur duquel elle se meut avec une conviction absolue. Les déclarations de n’importe quel psychologue, si on les examine, ne sont qu’une variation de ce système, conforme au style de la communauté scientifique en place. En conséquence, quelle que soit l’époque concernée, la représentation contemporaine de l’âme est fonction du langage en vigueur et du symbolisme dont il est porteur. La psychologie scientifique et la psychologie que nous pratiquons tous inconsciemment quand nous essayons de nous représenter les mouvements de notre âme, ou de l’âme des autres, ne sont pas à même de découvrir ni même d’approcher l’essence de l’âme. Comme pour ce qui n’est plus de l’ordre du devenir mais de l’ordre de l’advenu, on a remplacé un organisme par un mécanisme. Tout ce que le psychologue actuel a à nous dire relève de la condition actuelle de l’âme occidentale, et pas de l’âme en général.
L’âme-corps imaginaire n’est rien d’autre que le pur reflet de la forme que l’homme cultivé donne au monde extérieur qu’il regarde. L’image de l’âme n’est rien d’autre que l’image d’une âme particulière. Aucun observateur ne peut s’extraire des conditions et des limites de son milieu et de son temps, même si ce qu’il « sait » implique en soi et dans tous les cas un choix, une orientation, une configuration intérieure ; cela reste donc une expression de son âmepropre. L’âme demeure ce qu’elle a toujours été, quelque chose qu’on ne peut ni penser ni représenter ; le Secret, le toujours-en-devenir, la pure expérience. Quand on est persuadé de connaître l’âme d’une culture étrangère ou celle d’un homme, grâce à des travaux pratiques, la représentation de l’âme qui sous-tend cette connaissance est vraiment la représentation de notre âme propre. Ainsi, les expériences les plus avancées sont facilement assimilées par le système déjà en place, et il n’est pas surprenant qu’au final on en vienne à penser qu’on a découvert des formes dont le bien-fondé sera éternel.
Vu que tu t’es complètement fait niquer avec ton Spengler(244), puisque Carolyn refuse de s’en séparer avant que je lui en aie offert un autre, je t’enverrai des notes jusqu’à ce que je t’en rachète un exemplaire pour remplacer mon larcin.
Je n’ai pas une seule, je dis bien pas une seule pensée dans la tête. Je suis resté 20 minutes à essayer de trouver une idée et rien n’est venu ; je vais quand même lâcher quelques conneries ; n’importe quoi pour continuer mes inepties –
Le t mexicain qu’on a fumé Jack et moi (suis à court depuis bientôt un mois et si vous aviez pitié de moi, gentils garçons, et que vous m’en envoyiez une petite ration potable, je crois que j’en tomberais en pâmoison) était différent des autres t parce que j’ai remarqué que celui qui en prenait avait tendance à penser les mêmes trucs bizarres que ceux qui en avaient pris avec lui. Je sais que le t a les mêmes effets sur tout le monde mais c’était encore plus flagrant avec celui-là ; même Al Hinkle était exactement dans le même trip que nous. Si je me fie à ça et aux lettres qu’il m’a écrites, je prends la rumination solitaire de Jack à Richmond Hill(245) pour ce qu’elle est : une ultime et déprimante prise de conscience. Ça ne veut pas dire qu’il était malheureux, mais que le t lui a fait entrevoir la vérité. Pendant de longues périodes, il était constamment défoncé (au t) ; et seul. Quand on est seul à fumer, la pure extase d’être conscient de chaque moment de façon aiguë rend plus claire que jamais la distance qui nous sépare irrémédiablement des autres. Non pas qu’on soit différent d’eux ou qu’on ne les supporte pas ; on est plus proche que jamais des gens et du monde, mais seul au bout du compte, vu que personne ne peut jamais saisir les complexités découvertes par l’esprit sous l’emprise du t. On ne parvient pas à être clair pour les autres : la difficulté à communiquer nos impressions intimes et nos convictions est tellement insurmontable, et pas seulement par l’écriture mais aussi par la parole et par les actes, qu’on est totalement incompris – parce que tout ce qui nous vient n’est qu’une caricature de ce qu’on pense & est tellement dénaturé par rapport à notre pensée réelle que les gens prennent cette caricature pour notre façon de penser et d’agir, alors qu’on l’a vraiment employée comme une caricature (en réalisant secrètement notre incapacité ne serait-ce que de commencer à parler ou à agir en fonction de ce qu’on expérimente), et une fois qu’on commence, on est incapable de s’arrêter, et du coup ça devient vraiment artificiel. Une horrible condamnation à être artificiel, aucune impression authentique de sauvée ; tout n’est que pensées confuses qui ne veulent rien dire à part pour soi. Et cette dimension artificielle n’est pas évidente à ressentir s’il n’y a personne pour la remarquer. L’esprit, quand il est seul, tourne souvent en boucle sur un sujet puis sur un deuxième ; il passe de l’un à l’autre. En cherchant le plaisir on trouve des combines, puis on les oublie. Défoncé, on est abasourdi devant la richesse des perceptions qu’on expérimente ; elles sont tellement significatives qu’on a l’impression qu’il n’y aura plus jamais aucun doute (quant à leur compréhension). Et ainsi de suite. (Trop médiocre pour continuer.) En tout cas, c’est ce que Jack a vécu, et bien qu’il affirme être en train de pondre le meilleur truc jamais écrit, il sait que c’est pas le cas. Les choses ne sont peut-être pas comme ça dans son esprit, ce n’est peut-être pas ce qu’il se dit, mais les vraies raisons de son mariage peuvent être imputées au t, au point que je crois que sans le t et ses effets, Jack ne serait pas marié à l’heure qu’il est. Tout ça peut mal tourner parce que c’est vraiment de la connerie, mais tu sais que je devais apporter queq’chose ! Bon, évidemment, j’ai la robe de mariée chinoise de feue ma pauvre mère ; si elle avait été correctement rangée la traîne ne serait pas si abîmée. En vérité, quoi qu’il en soit, comme tu le montres si bien dans ta lettre, personne ne connaît la raison de ce mariage. Il y a tellement de décisions de ce genre qui sont prises sans véritable raison, je suis sans doute le plus lucide d’entre nous sur le sujet, tu vois, je me rappelle parfaitement de mes trois mariages et des raisons et des émotions qui m’ont poussé à me marier. Connaissant Jack et imaginant sa vie ces temps-ci, et me rappelant qu’il répétait depuis longtemps qu’il se marierait, je rassemble mes souvenirs et mes impressions et je me dis qu’il y a une petite raison intime à ce mariage, mais aussi une raison extérieure. Tout ça ne veut rien dire ; les raisons pour lesquelles on se marie ont bien moins de signification que ce que tu penses, Allen, toi je crois que tu cherches tellement à ce qu’un mariage dure que tu n’as vraiment pas idée des pures lubies qui y conduisent. Tout ça pour dire que tu es tellement conscient de la permanence des choses que tu ne fais pas assez attention à tes propres lubies pour comprendre les actes qui peuvent en découler. Un mariage tel que j’imagine celui de Jack, et tel qu’ont été les miens, je le sais, est un mélange d’aveuglement délibéré et d’une espèce de volonté tordue d’aider la fille, tout bonnement, et puis merde. Ceci dit, les enfants mis à part, il n’y a pas de raison valable non plus de ne pas continuer à vivre séparément, peu importe la distance. En ce qui concerne les enfants, que dire ? ça dépend entièrement de l’attitude de chacun des partenaires, de leursagissements et des idées qui ont influencé leur personnalité. Même s’ils ne sont pas effectués à contrecœur, les nombreux compromis repoussent les limites de l’amour, et très vite chacun feint une compréhension permanente de l’autre, et il n’y a aucune raison que ça change. Si l’un est convaincu de l’honnêteté de l’autre, en général tout va bien, mais si ça n’est plus le cas il n’y a pas d’espoir. Alors il est question de rester ensemble pour les enfants, si ce n’est pas possible à cause d’une (réelle) mésentente, reste à souhaiter que celui le plus à même de les élever les garde. Je pourrais parler indéfiniment de mon expérience. Dans un mariage, il y a toujours des choses qu’on ne peut pas deviner de l’extérieur, c’est inévitable, et il y a aussi beaucoup de choses que les autres voient et que les mariés ne voient pas, mais tout ça est un débat stérile et les personnes concernées s’en foutent. Somme toute, chaque mariage est ce que les mariés en font et ce qu’il devient dépend uniquement de ce qu’ils veulent en faire. Au cœur du problème, les idées conflictuelles qui, conjuguées aux habitudes affectives de chacun, font qu’une fois séparés on cherche une entité capable de sauver notre mariage – église, famille, orgueil, enfants ou un idéal dans le genre. Bon Dieu ! Je parle comme dans une revue féminine, ou pire encore, mais comme c’est la première fois je suis excusé. J’arrête même si je n’ai pas épuisé le sujet, ni dit la moitié de ce que je pense de Jack et de sa femme. Ce n’est pas important de toute façon, Jack va satisfaire la superficialité de son épouse en échange de la jouissance de son corps, jusqu’à ce qu’il craque quand il prendra pleinement conscience des exigences des femmes et de son incapacité à y répondre, et puis il en aura marre de devoir se mettre à son niveau ; elle, voudra en vain s’élever jusqu’à celui de Jack, donc frustration mutuelle – qu’ils combattront (que Jack combattra) en faisant vaguement la tête. C’est une très bonne méthode, qui fonctionne aussi bien que n’importe quelle autre. Quand on sent venir un problème, on se met d’accord vite fait et de façon magnanime, on oublie, ou on dit que ça n’a pas d’importance de toute façon vu que chacun est différent, histoire d’étouffer toute l’affaire plus facilement et de se laisser ballotter dans un flot de pensées moins dangereuses. Tout va dépendre de si elle laisse Jack suffisamment seul ou pas ; je crains qu’elle ne soit pas assez intelligente pour le comprendre ou pas assez forte pour le faire quand il le souhaitera (il en aura besoin, comme toujours) ; c’est sûr que ça pourra très vite devenir problématique si elle l’emmerde. Et puis aussi, il y a tout son univers secret (d’après ce que tu dis sur le fait d’ériger un autel vulgaire à Cannastra, je parierais qu’elle en a fabriqué un énorme, ridicule et féminin) qui n’arrangera rien mais que Jack aura plaisir à découvrir, si il arrive à trouver de la sérénité par ailleurs, afin de pouvoir se laisser aller au plus exquis de tous les plaisirs, celui de découvrir l’âme d’une femme. Au fil du temps ce plaisir s’affaiblira (quand il la connaîtra mieux) et il aspirera à autre chose, même s’ils vivent un grand amour et qu’ils sont soudés, parce que l’obligation de se montrer à la hauteur est trop éprouvante, à notre insu à tous et, sauf s’il a d’autres dérivatifs, comme ce nouvel élixir, Jack sera confronté à ses défaillances (il bande pas) et il ne baisera à fond qu’en rêve. Mais ça, c’est un autre problème. Alors on en est où ? nulle part, pour l’instant ; je n’ai rien dit de valable sur le mariage de Jack. Par où on commence ? Par la Chine, je préfère, parce que c’est le plus éloigné, mais pour être concret, ha ha, si on commençait par considérer Jack objectivement, ha ha. Et puis merde ; je torche le truc tout de suite.
Les pulsions puissantes qui sous-tendent les actes de Jack sont extrêmement diverses et profondes ; ceci est d’une importance capitale et je dois continuellement prendre en compte ces forces innombrables pour ne pas tomber dans l’ultra-simplification, et mes propos vont paraître franchement contradictoires – comme l’est sa personnalité. Ah ! mais c’est pour relier correctement tout ça aux nuances exactes de sa personnalité, pour pouvoir appréhender les niveaux de conflit, et pour que son caractère honnête apparaisse dans son ensemble, solidement, clairement, de façon nette et précise. Son portrait psychologique a l’air simple mais ses émotions sont si fortes ! Argh, bah, de toute façon – Mais, nom de Dieu Allen, quel mec il fait, arrête-toi deux secondes et réfléchis-y. Certains traits marquants de son caractère en font un vrai paysan comme il dit, « une vraie patate », mais encore une fois, de quelle sagesse il peut faire preuve subitement ! il se laisse emmerder, intellectuellement et pas seulement, il fait toujours preuve d’une défiance timide, d’une nature discrète ; mais il faut voir comme il peut être tranchant quand il pousse un coup de gueule sur des pages et des pages ou parfois (en général à des soirées) quand il se fout en rogne à tort pour des trucs qu’il imagine ou dont il est témoin ; pourtant, ce sera le premier à défaillir devant le plus infime soupçon de douceur chez autrui. Il a une terreur maladive des conflits (il essaiera toujours énergiquement, dans son mariage, d’en fuir ne serait-ce que l’idée), mais quand ça le prend il ne lâche rien. Il fait preuve de considération envers les autres mais aussi d’égoïsme machiste, il a un côté adolescent mais il est assez posé, etc., etc. Putain, je ne veux pas et je ne peux pas être arrogant au point de te donner à lire cette nullité absolue. Tu le connais vachementmieuxquemoi, depuis plus longtemps, et c’est sans doute lui que tu aimes le plus. Tu vois, quand j’ai commencé ça, l’idée de la véritable différence qui existe entre toi et Jack m’a frappé. (Et si c’était toi qui t’étais marié et que j’étais en train de tracer ton portrait pour Jack ?) Je réalise que tu n’as que quelques pulsions indéniables. Des instincts trop forts pour s’effacer, tu es coulé dans la fonte ; rigide, au point que tu ne plies pas ; tu sors de la forge condamné à voler en éclats, tu dois te briser sous les coups du marteau de la vie mais, ha ha !, aussi longtemps qu’il demeure des fragments de toi, peu importe le nombre ou l’ampleur des clivages qui te déchirent, la matière dont tu es fait reste immuable ; rien n’altère ce que tu es, tu es toujours toi-même, aucune distorsion du genre de celles que connaît la nature malléable de Jack ; de l’acier trempé. Évidemment, c’est moi qui conserve les droits exclusifs sur la grandeur du sombre moule. Tout ce qui compose le parfum de la rose, la fleur du pommier, tous les fruits de la prairie et les vieux lacets finement tissés alliés aux billes vertes des yeux, la pourriture infecte du foie de volaille, la bouillie pourpre du dégueulis, les kilomètres d’intestins gris, les trous du cul annelés de rouge et le marron des paquets de merde, crée la chimie de mon âme ; scorie sans valeur, destinée au royaume d’Hadès où on va vite se rendre compte que je ne suis pas combustible, alors on me balancera dans Sa forge où je croupirai pour l’éternité.
Mais le Printemps s’en est allé, il m’a déserté brutalement dans un cataclysme. L’Été aussi s’est enfui, j’en ai peur, avec sa chaleur et son humide nostalgie. Le bref Été Indien est déjà bien avancé, mais devant moi se déploie encore l’Automne abondant, saison de la compréhension ! J’ai confiance en l’Hiver, ses plus puissantes tempêtes sont des rages froides dépourvues de passion ; aucune chaleur. L’Été Indien stimule la boutique aux souvenirs avec des réminiscences à la Proust, les germes du passé sont précieusement recueillis dans les recoins du cerveau où ils hibernent jusqu’à fleurir quand vient l’automne. Etc., mon vieux.
Comme vous l’imaginez, vous les sales gens de l’Est, ce connard de l’Ouest sait se soigner : je suis sorti hier soir et avec des difficultés monumentales, qui feraient une bien meilleure histoire que n’importe quel « chemin de fer de Pennsy », j’ai dégoté le meilleur joint de t que j’aie fumé depuis des mois. C’est pas tout, avec le fric qui me reste, viens lundi, je trouverai quelques grammes du même t. Qu’est-ce que t’en dis, hein ? Super, super shit je te dis – Carolyn était tellement défoncée (défoncée tu vois et moi je l’étais aussi avec cet unique stick qu’on partageait) qu’elle est vraiment tombée sur le cul quand elle a voulu traverser la pièce ; elle avait perdu l’équilibre au point de ne plus sentir le sol quand elle marchait.
Je vous embrasse tous, espèces de salauds qui passez la moitié de votre vie à supporter le froid, la neige, le vent et les dangers qui vont avec le mauvais temps de NY ; bande de crétins.

Biographies express

À la fin de chaque notice biographique,
nous avons mentionné les différents noms
sous lesquels la personne apparaît
dans les principaux romans de Jack Kerouac.

Joan Vollmer ADAMS (1923-1951). Mariée au début des années 40 à un étudiant en droit très vite mobilisé par l’Armée, Joan est la colocataire d’Edie Parker, la première femme de Jack Kerouac. Elle divorce après la naissance de sa fille Julie. En 1946 débute sa relation passionnelle avec William Burroughs, dont Allen pensait qu’elle était l’homologue féminin. Brillante, indépendante, elle a de longues discussions philosophiques avec les hommes de la bande. William Burroughs Junior naît en 1947. Ils vivent au Texas, à la Nouvelle-Orléans et au Mexique. Jack l’initie à la benzédrine et elle consomme de telles doses d’amphétamines qu’elle est hospitalisée pour bouffées délirantes. Joan a des pulsions autodestructrices et des comportements suicidaires, notamment dans sa façon de conduire.(264) Elle mourra accidentellement l’année de ses 28 ans, d’un coup de revolver tiré par William Burroughs qui tentait, tel Guillaume Tell, d’atteindre un verre qu’elle avait posé sur sa tête.
Elle apparaît dans Sur la Route sous le nom de Jane Lee, dans Avant la Route (Mary Dennison), dans Vanité de Duluoz (June), et dans Les Souterrains (Jane Carmody.)

Justin BRIERLY (1905-1985). Professeur de littérature anglaise diplômé de l’Université de Columbia (New York), éducateur renommé, co-fondateur et directeur du Festival d’art lyrique de Central City, consultant à la demande de Churchill pendant la guerre, superviseur des écoles publiques de Denver, avocat… Le parcours de Justin Brierly inspire le respect. À Denver, il crée une association destinée à récolter des fonds pour aider les jeunes défavorisés à étudier à l’Université de Columbia. Il détecte vite l’intelligence hors norme de Neal et répond à son désir d’apprendre en le guidant dans ses lectures. À plusieurs reprises, il lui trouve du travail pour le sortir de la délinquance. En 1947, Justin rencontre Jack Kerouac. Quand paraît en 1950 son premier roman, The Town and the City, il écrit un article et organise une séance de signature. Dans la version initiale de Sur la Route, Jack dresse de lui un portrait satirique qu’il est contraint d’effacer par peur d’un procès en diffamation. Brierly apparaît finalement sous les traits du personnage secondaire Denver D. Doll.(265) Justin figure également dans Visions de Cody (Justin G. Mannerly) et dans Le Livre des Rêves (Manley Mannerly.)
Brierly a joué un rôle déterminant dans la naissance du mouvement « Beat » ; en envoyant de jeunes adolescents étudier à l’Université de Columbia, il a permis la rencontre entre le « groupe » de Denver et celui de New York.

William Seward BURROUGHS (1914-1997). Né dans une famille bourgeoise du Missouri, William décroche sa licence de littérature anglaise à Harvard en 1936 avant d’entamer des études de médecine. Pendant la guerre, il travaille dans la publicité puis devient détective. Il fréquente alors la pègre et différents artistes encore méconnus. Il commet quelques délits histoire d’affirmer son anticonformisme et d’explorer ce monde souterrain. En 1944, il rencontre Allen Ginsberg qui lui présente Jack Kerouac. Il devient leur mentor (il a 12 ans de plus qu’Allen et 8 de plus que Jack), leur fait découvrir Nietzsche, Kafka, Céline, Spengler… Il vit chez Joan Vollmer, colocataire d’Edie Parker, la première épouse de Jack. Dandy junkie et homosexuel, libertaire, anticapitaliste, il est doté d’un tempérament fort que cache une apparente froideur. Interné quelques années plus tôt pour s’être coupé un doigt suite à un échec sentimental, il tombe amoureux de la seule femme de sa vie, Joan Vollmer. Inséparables, ils vivent comme mari et femme et leur fils naît en 1947. En 1951, Burroughs tue accidentellement Joan d’une balle dans la tête en jouant à Guillaume Tell. S’ensuivra l’errance pour échapper à la police, et de cette tragédie naîtra l’écriture.
Burroughs traverse toute l’œuvre de Kerouac : il est Will Dennison dans Avant la Route, Old Bull Lee dans Sur la Route, Will Hubbard dans Vanité de Duluoz, Frank Carmody dans Les Souterrains, Bull Hubbard dans Les Anges de la Désolation et le Livre des Rêves.

Bill CANNASTRA (1922-1950). Issu d’un milieu aristocratique, Cannastra interrompt de brillantes études de droit pour se consacrer à l’art. Joan Haverty devient sa petite amie en 1949 et ils emménagent dans un appartement encombré de matelas défoncés et de disques cassés, où ils accueillent tous les paumés de passage. Intelligent, indomptable comme Neal, il est connu pour ses « happenings » : il mange du verre, court nu dans la rue, embrasse à pleine bouche des marines croisés dans des bars. Alcoolique, sarcastique, « Wild Bill » flirte avec l’autodestruction jusqu’à ce jour de 1950 où il meurt décapité en faisant mine de sortir par la fenêtre du métro. Après sa mort, Jack épouse Joan et s’installe chez lui. La légende dit que c’est dans cet appartement qu’il trouve le rouleau de papier sur lequel il tapera Sur la Route (d’autres sources indiquent que c’est Lucien Carr qui l’a ramené de chez United Press où il travaillait).
Il est Finistra sous la plume de Jack dans Visions de Cody et Le livre des Rêves ; il apparaît aussi dans l’œuvre de Ginsberg et de Holmes.

Lucien CARR (1925-2005). Rimbaud cynique et Monsieur-Je-Sais-Tout, à la fois authentique et superficiel, « Lou » fascine son entourage par sa personnalité complexe. Il revendique son désir de devenir écrivain et prône une attitude « cool » qui séduira beaucoup Jack Kerouac, qu’il rencontre en 1943 et à qui il présente son amant et colocataire Allen Ginsberg. Il les introduit dans la sphère intellectuelle de Greenwich Village. En 1944, Lucien assassine David Kammerer à coups de couteau. Ce professeur d’anglais, icône littéraire et figure paternelle, le poursuivait de ses assiduités. Quand Lucien sort de prison, il travaille chez United Press. Il sera le témoin du mariage de Jack Kerouac et Joan Haverty en 1950.

Carr est Kenneth Wood dans Avant la Route, Damion dans Sur la Route, Julien Love dans Visions de Cody, Les Anges de la Désolation et Le Livre des Rêves, Sam Vedder dans Les Souterrains, Claude de Maubrus dans Vanité de Duluoz, et Philip Tourian dans Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, récit de « l’affaire Kammerer » écrit par Kerouac et Burroughs en 1945. (266)

Carolyn Robinson CASSADY (née en 1923.) Carolyn a grandi dans le Tennessee, dans une famille bourgeoise où bonnes manières et curiosité intellectuelle sont de mise. Son père la destine à l’enseignement, mais Carolyn a des talents artistiques indéniables. Elle entre au Bennington College dans le Vermont, une école de filles plutôt libérale où on étudie les Arts : sculpture, dessin, théâtre. Carolyn se passionne pour le costume et part travailler quelques mois dans le design à New York.
Elle arrive à Denver en 1947 pour y poursuivre son master en Arts Plastiques. Son prétendant de l’époque, Bill Tomson, lui présente Neal Cassady. Un an plus tard, ils se marient. Ils auront trois enfants, Cathleen Joanne (1948), Melany Jane, dite Jamie (1950) et John Allen (1951). Leur mariage tumultueux durera seize ans. Neal a toujours oscillé entre Carolyn – sa femme, la mère de ses enfants (LuAnne dira « sa mère »), qui symbolise la maison et l’amour stable, et LuAnne – synonyme d’aventures, de fuite, de sexe et de passion.
Carolyn est devenue une figure mythique, pour avoir partagé l’intimité de Neal et de Jack – avec qui elle vivra une histoire d’amour en 1952.
Sous la plume de Kerouac, elle deviendra Camille (Sur la Route), Evelyn {Visions de Cody, Big Sur, Les Anges de la Désolation) ou Eleanor (Maggie Cassidy).

Haldon CHASE (né en 1923). Né à Denver au début des années 20, « Hal » est un type plein de vie, volubile et intelligent. Protégé de Brierly, étudiant en anthropologie à l’Université de Columbia, il partage l’appartement de Joan Vollmer (future compagne de William Burroughs) en 1945. Pour Neal, il représente une sorte d’idéal. Ils auront ensemble une discussion primordiale sur l’importance de la poésie, à l’époque où Neal hésitait entre philosophie et littérature. C’est Chase qui crée la connexion entre Denver et la bande de New York en leur montrant les lettres de prison de Neal, avant de l’introduire dans le cercle en 1947.
Il est Chad King dans Sur la Route et Val King dans Visions de Cody.

Allen GINSBERG (1926-1997). Fils de Juifs communistes, figures de l’underground littéraire de Greenwich Village, Allen Ginsberg est un adolescent timide et sentimental, éprouvé par la psychose paranoïaque de sa mère. Émotif, intelligent, il écrit pour quelques revues. En 1943, il s’inscrit à l’Université de Columbia pour suivre un garçon dont il s’est entiché ; il y rencontre Lucien Carr qui lui présente Burroughs et Kerouac dont il tombe amoureux. Une amitié profonde et déterminante s’ensuit. Quand il rencontre Neal Cassady en 1947, Ginsberg a le coup de foudre. Après quelques mois de liaison, il comprend que Neal l’aime comme un frère mais ne le désire pas. Il voyage pour exorciser son chagrin, en vain. Neal ne peut pas se passer de lui non plus. Leur relation passionnelle se poursuit, platonique et conflictuelle. Celui qu’Allen baptise « l’Adonis de Denver » hantera son chef-d’œuvre, le mythique Howl (1957).
Ginsberg traverse lui-même toute l’œuvre de Kerouac, baptisé tour à tour Léon Levinsky {Avant la Route), Carlo Marx (Sur la Route), Adam Moorad (Les Souterrains) et Irwin Garden (Visions de Cody, Vanité de Duluoz, Big Sur, Les Anges de la Désolation, Le Livre des Rêves).

Diana HANSEN (1923-1974). Issue d’une famille aisée de Tarrytown, au nord de New York, Diana est diplômée en philosophie et en esthétique de l’art. Elle épouse en premières noces son professeur de littérature anglaise. Le mariage ne dure pas. Mannequin, elle vit dans un appartement de Manhattan où Neal emménage quelques jours après leur rencontre, à l’automne 1949. Il l’épouse en juillet 1950 alors qu’elle est enceinte de cinq mois. Leur relation sera principalement épistolaire, Neal ayant rejoint Carolyn quelques jours après leur mariage. Ils se séparent peu de temps après la naissance de leur fils Neal (rebaptisé Curtis) en octobre 1950. Diana est Inez dans Sur la Route.

Joan HAVERTY (1931-1990). Joan grandit dans l’État de New York et s’installe à Manhattan à 19 ans pour y suivre Bill Cannastra dont elle est amoureuse. Elle fait la connaissance de Jack en 1950 après la mort de Cannastra. Ils se marient et divorcent huit mois plus tard. Elle donnera naissance à leur fille, Janet Michelle (Jan) Kerouac, en 1952.
Elle est Laura dans Sur la Route.

LuAnne HENDERSON, née Cora Lu Anne Bullard (1930-2010). LuAnne est née à Denver, Colorado. Elle a quatre ans quand ses parents divorcent et elle suit son père en Californie. Huit ans plus tard, sa mère la ramène à Denver et la fillette prend le nom de son beau-père, ce qui la brouillera à vie avec son père. Son beau-père boit et sa mère, tenancière de bar, a souvent un œil au beurre noir. Adolescente, LuAnne n’hésite pas à s’en prendre à lui physiquement. Son caractère sauvage et libre s’en trouve renforcé. Elle arrête l’école très tôt pour travailler, en mentant sur son âge. Toutes ses expériences sont partagées avec sa meilleure amie, Lois Williams. En se mariant avec Neal à l’âge de 16 ans, elle échappe à sa famille. Elle l’aime follement et elle a trouvé son alter ego : comme lui, elle a subi l’alcoolisme d’un de ses parents et elle s’assume seule. Comme lui, elle a vendu son corps très jeune (à des commerçants nantis en échange de cadeaux), comme lui elle ment, séduit, aime la vie et se montre intrépide. Quand il la rencontre, Neal le comprend immédiatement : « Le problème, c’est qu’elle me ressemble trop. » Complices, attirés l’un par l’autre de façon irrépressible, ils resteront liés toute leur vie et seront amants à plusieurs reprises après leur divorce en 1948. Neal connaîtra plusieurs épisodes dépressifs dus à sa relation impossible avec LuAnne. Elle est la seule personne avec qui il se soit montré violent, incapable de maîtriser la passion qu’elle suscitait en lui. En 1949, LuAnne épouse Ray Murphy dont elle aura une fille, Anne-Marie, en 1950.
Elle est la Marylou de Sur la Route, Joanna Dawson dans Visions de Cody, et Annie dans Les Souterrains.

Al HINKLE (né en 1926). Al et Neal se rencontrent à Denver en 1939 à la YMCA(267), où ils sont recrutés comme… acrobates. Ils se retrouvent à l’âge de 20 ans et redeviennent amis. « Big Ed Dunkle » [Sur la Route), admire l’enthousiasme de Neal et est prêt à tout pour lui, comme épouser Helen Argee pour financer le voyage à New York dont rêve son ami. Il est le compagnon des années d’aventure, puis le collègue de Neal à la Southern Pacific. Avec Helen, ils lui offriront souvent l’hospitalité.
On le retrouve dans Visions de Cody sous les traits de Slim Buckle.

Helen Argee HINKLE (1925-1994). Née à San Francisco, Helen épouse en 1943 un soldat dont elle est très amoureuse, qui meurt au combat l’année suivante. Elle rencontre Al Hinkle en 1948 devant la porte close d’un club de jazz. Ils se marient 15 jours plus tard, poussés par Neal qui espère qu’elle paiera l’essence de la voiture qui doit les emmener à New York. Elle deviendra une grande amie de Carolyn Cassady.
Elle est Galatea Dunkel dans Sur la Route, Helen Buckle dans Visions de Cody.

Jim HOLMES. L’étrange crack de la salle billard de Denver est bossu avec de grands yeux mélancoliques. Il vit chez sa grand-mère et fréquente Al Hinkle. La personnalité sauvage de Neal et sa capacité à écouter les autres pendant des heures le captivent. Il sera proche de LuAnne, la première femme de Neal, à qui il servira d’« indic » pendant les absences répétées de son jeune époux.
Il est Tom Snark dans Sur la Route, Tom Watson dans Visions de Cody.

John Clellon HOLMES (1926-1988). Né dans le Massachusetts en 1926, étudiant à l’Université de Columbia, il rencontre Kerouac en 1948 et pressent que Jack et ses amis vont créer quelque chose de nouveau. Le terme « Beat Generation » naît lors d’une de leurs longues discussions. Il développera ce thème dans un article pour le New York Times en 1952 après la parution de son roman Go, publié avant Sur la Route, au grand désespoir de Jack qui se sentira dépossédé. Holmes y raconte également le voyage de Neal et de Jack à New York en 1949, l’arrestation de Ginsberg et de Burroughs et la mort de Cannastra.

Il est Tom Saybrook dans Sur la Route, Tom Wilson dans Visions de Cody, Balliol MacJones dans Les Souterrains, James Watson dans Le Livre des Rêves.

Herbert HUNCKE (1915-1996). La vie du « maire de la 42e rue » (ainsi surnommé parce qu’il la hantait depuis son arrivée à New York, en 1939) est un roman d’un nouveau genre. Hobo, escroc, toxicomane et bisexuel, il se prostitue et cambriole pour survivre. Il rêve d’écrire, débarque en Normandie en 1944, joue les cobayes pour une étude sur les comportements sexuels de l’homme américain. Toujours élégamment vêtu, maquillé comme un camion volé pour dissimuler les dégâts causés par la drogue, Huncke devient rapidement une icône de l’underground new-yorkais. Il initie Burroughs à l’héroïne et lui fait découvrir la vie des bas-fonds, partage ses amphétamines avec Joan Vollmer et introduit Kerouac et Ginsberg dans la pègre. Pour eux, il est un modèle de courage. Ses récits sur la 42e rue les inspirent et ils le poussent à écrire. Il fréquente les cercles littéraires et les clubs de jazz, se lie d’amitié avec Billie Holiday et Charlie Parker.
Burroughs en fera un personnage de son roman Junky (1952) et Jack le fera apparaître sous les traits de Junkey [Avant la Route), d’Elmer Hassel [Sur la Route), et de Huck {Visions de Cody, Le Livre des Rêves).

Jack KEROUAC (1922-1969). Jack est né à Lowell, Massachusetts, dans une famille canadienne-française. La mort de son frère aîné, quand il a 4 ans, le brise. Son enfance se déroule entre l’école, le sport où il excelle, sa mère et l’imprimerie de son père. Il y apprend à taper à la machine et y rencontre les personnalités littéraires de la ville. À 11 ans, il écrit son premier roman. Quand son entreprise périclite, son père sombre dans l’alcool et la famille dans les difficultés. Pour obtenir une bourse, Jack participe au championnat de football américain de l’Université de Columbia : une carrière prometteuse s’ouvre à lui, stoppée net par une fracture du tibia. Il se met alors à lire (Thomas Wolfe) et à rêver de voyages. À New York, il mène une vie d’excès, consomme beaucoup de drogue, d’alcool, de sexe et son état se dégrade. Par l’intermédiaire d’Edie Parker qui deviendra sa première femme, il rencontre Lucien Carr qui l’impressionne, puis Ginsberg et Burroughs. L’Histoire est en marche. Il commence The Town and the City (Avant la Route) en 1943, débordé par son besoin d’écrire, mais incapable de trouver son style propre. En 1944, il est inculpé de complicité dans le meurtre de David Kammerer. Relâché, il épouse Edie Parker qu’il quittera rapidement. Son père meurt en 1946. Dès lors, il vivra avec sa mère. En 1947, il fait la rencontre de sa vie en la personne de Neal Cassady. Kerouac (Sal Paradise dans Sur la Route, Jack Duluoz dans ses autres livres) est inhibé, ne sait pas conduire, n’est pas conscient de son charme. Neal est solaire, roule comme un fou, assure avec les femmes. Un amour fraternel hors du commun éclot, fait d’euphorie et de chagrins. Neal devient l’inspirateur de Jack, sa vie devient son matériau. Il lui révèle aussi la forme à donner à son écriture. Dès lors, Neal et Jack sont liés à la vie à la mort : ils sont tous les deux les pères de l’écriture de Jack.

Frankie Edith (Edie) PARKER (1923-1992). Originaire du Michigan, Edie étudie les Beaux-Arts à l’Université de Columbia. Elle collectionne les boy-friends mais elle s’attache particulièrement à Jack qu’elle rencontre en 1940. Quand elle tombe enceinte, elle ne sait pas si c’est de lui ou de son ami Henri Cru. Elle avorte. Elle partage l’appartement de Joan Vollmer que fréquentent Carr, Ginsberg et Burroughs. En 1944, Jack est envoyé en prison pour complicité dans le meurtre de David Kammerer par Lucien Carr. Les parents d’Edie paient la caution et elle l’épouse. Ils divorcent dès 1946 et restent en bons termes.
Elle apparaît dans Avant la Route (Judie Smith), Vanité de Duluoz (Edna « Johnnie » Palmer), et dans Visions de Cody (Elly).

Edward Divine WHITE Jr. (Né en 1925). Adolescent brillant, Ed White étudie à l’Université de Columbia sous la férule de Justin Brierly. Edward passe son temps avec Haldon Chase qui correspond avec Kerouac et qui les présente l’un à l’autre. Une longue amitié s’engage, faite de voyages, de correspondance et d’influence réciproque. C’est Ed White qui suggère à Jack d’écrire des « esquisses » à la façon d’un peintre, ce qui modifiera profondément son écriture et donnera naissance à Visions de Cody.
Il est Tim Grey dans Sur la Route, Ed Gray dans Visions de Cody, Al Green dans Le Livre des Rêves.

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