1948
à Jack Kerouac
7 janv. 1948
[San Francisco]
CHER JACK,
Il est absolument
impossible de saisir et d’exprimer les choses dans leur intégralité,
contrairement à ce que la plupart des gens, en particulier les critiques,
voudraient nous faire croire. Beaucoup d’événements sont inexprimables, ils ont
lieu dans une région de l’âme où aucun mot ne peut pénétrer ; la compréhension
passe par l’âme.
Cette entrée en matière
pour dire que mon écriture n’a pas de style propre, c’est plutôt une
exploration encore informulée de l’intime. Quelque chose veut sortir ; quelque
chose de moi qui doit être dit. Peut-être que les mots ne sont pas ma voie.
Je me suis tourné vers
les autres pour répondre aux interrogations de mon âme alors que je sais que
c’est quelque chose qui s’acquiert lentement (et encore), uniquement en
creusant en soi-même. Je ne suis pas sûr que les racines de l’impulsion
d’écrire soient assez profondes en moi, assez importantes pour créer quelque
chose sur le papier.
Si malgré tout je
considère l’écriture comme indispensable (comme c’est apparemment ton cas), alors
je sais que je dois construire ma vie autour de cette nécessité ; même mes
heures les plus quelconques, les plus triviales, doivent devenir l’expression
de cette impulsion et en témoigner.
J’ai toujours défendu
le fait que quand on écrit on doit oublier toutes les règles et autres
prétentions dans le genre, les grands mots, les affirmations condescendantes et
autres phrases du même tonneau avec lesquelles on se gargarise comme avec un
bon vin avant de les noter, qu’elles soient justes ou non, simplement parce
qu’elles sonnent bien. Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le
premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé
et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en
évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots
rebattus et trucs du même acabit. Il faut être à la fois Wolfe et Flaubert – et
Dickens.
L’art ne vaut que s’il
procède d’une nécessité. Cette origine garantit sa valeur ; il n’y en a pas
d’autre. Si j’en éprouve la nécessité e qui s’acquiert lentement (et encore),
uniquement en creusant en soi-même. Je ne suis pas sûr que les racines de
l’impulsion d’écrire soient assez profondes en moi, assez importantes pour
créer quelque chose sur le papier.
Si malgré tout je
considère l’écriture comme indispensable (comme c’est apparemment ton cas),
alors je sais que je dois construire ma vie autour de cette nécessité ; même
mes heures les plus quelconques, les plus triviales, doivent devenir
l’expression de cette impulsion et en témoigner.
J’ai toujours défendu
le fait que quand on écrit on doit oublier toutes les règles et autres
prétentions dans le genre, les grands mots, les affirmations condescendantes et
autres phrases du même tonneau avec lesquelles on se gargarise comme avec un
bon vin avant de les noter, qu’elles soient justes ou non, simplement parce
qu’elles sonnent bien. Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le
premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé
et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en
évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots
rebattus et trucs du même acabit. Il faut être à la fois Wolfe et Flaubert – et
Dickens.
L’art ne vaut que s’il
procède d’une nécessité. Cette origine garantit sa valeur ; il n’y en a pas
d’autre. Si j’en éprouve la nécessité mais n’en ai pas le talent, dois-je
écrire pour compenser ?
Hélas, cher Jack, ce
qui précède te montre une nouvelle fois les conneries, les démons stupides
contre lesquels je me bats ; est-ce que je me bats vraiment ? J’ai tendance à
penser que non et c’est sans doute ma faiblesse.
En tout cas j’ai
l’intention de continuer à pondre toutes ces saloperies gravées en moi. En même
temps, je veux absolument apprendre à jouer d’un instrument, du sax sans doute.
Ces derniers temps je me suis aussi tenu au courant de ce qui se fait au
théâtre ; j’adore faire des imitations : Chaplin, Barrymore, etc. Ça me prend,
je me lève d’un bond et je joue, je mets en scène, je dirige, je crée les
costumes et je tourne tout un film de série B ; tout ça dans un bordel de
dialogues et de gestes, en courant comme un dingue d’un bout à l’autre de la
pièce au fil de l’intrigue. J’enchaîne les scènes les unes après les autres et
je finis par jouer tout le monde, de la scripte à la star capricieuse, de celui
qui dirige la musique de la bande-son et qui fait les arrangements, aux
machinistes qui s’activent d’un plateau à l’autre. Ensuite je m’écroule vidé et
je me marre.
Je suis bouffé par
l’urticaire. Ça a commencé il y a quelques semaines ; ma gorge enfle, j’ai du
mal à respirer et des plaques toutes gonflées apparaissent sur mes cuisses et
mes fesses. Au début c’est juste des éruptions comme des boutons et au bout de 30
mn ça fait des plaques blanches énormes, larges comme un œuf sur le plat ;
ensuite la rougeur disparaît et ça dégonfle mais la taille augmente et en
quelques heures ça s’étend à tout le corps. Je suis convaincu que cette
allergie est directement liée à la tension insupportable que me causent LuAnne
et Carolyn. Le docteur est du même avis. Un changement s’impose, hein ?
Je suis en train de
m’échauffer alors je bâcle, fais pas attention aux mots pas finis, aux fautes,
etc.
(Jack, Neal se repaît
du film de série B mentionné plus haut. Cette fois il est vautré sur le canapé,
nu comme d’habitude, louchant dans le vide, ahanant d’une voix rauque, « Je me
replie ! je me replie ! » vers le Tibet, tout ça en agitant alternativement les
bras et les jambes à chaque « replie ». Il est fâché après moi maintenant.)
Cher
Jack, ce démon de Carolyn m’a piqué ma machine à écrire 30 secondes, pendant
que je rejouais intégralement Le Fil du Rasoir.
à Allen Ginsberg
3 août 1948
[San Francisco]
CHER ALLEN,
Une étrange et
mystérieuse paix, d’une perfection absolue, se répand dans mon âme éveillée. Je
savoure la quintessence de la vie et prie mon esprit de garder son innocence.
Enfuie avec son air joyeux, la jeunesse ; désormais je ne fais plus le beau, je
ne fais plus de rêves exaltés. C’est comme si rien ne pouvait perturber mon
rayonnement extatique – un soleil ; un flambeau est enfin venu unifier un
innocent. Oui, cette glaise palpitante a fait son temps, pourtant, long est le
chemin avant la tristesse du crépuscule de la vie. Ce n’est pas de la naïveté,
pas du tralala ; je tiens la sage grâce de l’existence au creux de ma main.
Je suis un imbécile
heureux. Fils prodigue écœuré qui, par son refus dégoûté, a fait du mal à son
père – voilà comme je t’écris. Pas de pardon bêtement imploré, de « je le ferai
plus, je t’aime ; vraiment je suis désolée » de rousse infidèle entortillant
les cheveux de son papa autour de ses doigts – de maîtresse sournoise apaisant
son homme – jusqu’à la prochaine fois. Ceci dit, ma culpabilité n’est pas aussi
marquée qu’autrefois ; peut-être Allen parce que tu es la semi-incarnation de
la vérité pour moi. J’ai, il y a longtemps, fui l’admiration que je te portais
– purement et simplement – pourtant, tu réveilles au plus haut point
l’adulation que j’avais refoulée. Tu dépasses largement tous les hommes que
j’ai rencontrés – ce qui, en soi, est de l’amour – requiert de l’amour. Encore
une fois, considère-toi comme le Prince Mychkine(122) – l’idiot – tu tiens plus
du mystique, du religieux dostoïevskien, du Christ aimant que quiconque. Ou
même, comme le jeune Faust, tu soulèves davantage ces problèmes obscurs
supposés masculins que ne le fait, disons Haldon, ou même Jack (que j’aime.)
Bon, arrêtons d’intellectualiser, tu n’es pas un symbole abstrait pour moi, ni
un amour contre lequel je dois lutter, que je dois craindre – ou fuir. Et même
(j’en viens au fait), j’ai une nouvelle vision à ajouter à notre collection –
tu es mon père. Je ne demande pas qu’on reparte à zéro, je ne demande pas à
redevenir ce que j’étais pour toi. Je ne cherche pas à exposer ma souffrance en
compensation de la tienne. Ce que je demande, en tant qu’homme adulte de ce
côté du continent s’adressant à un autre homme adulte de l’autre côté du
continent : sois mon père, comme Jack est mon frère, comme Carolyn est ma
femme. Le peux-tu, le seras-tu, si non -
Le paragraphe qui
précède est une introduction sincère mais l’image du père – d’un père bon et
partial – a viré en banalité puérile et pompeuse dans les dernières lignes, ce
qui en dénature le sens, donne une impression de fadeur et s’essouffle
complètement pour aboutir à une demande floue et désincarnée. Ne tiens pas
compte de cette niaiserie – reprenons à la ligne au-dessus de « je suis un
imbécile heureux ».
Évidemment on connaît
tous depuis longtemps « L’Idiot » de Dost[oïevski]. Personnellement je l’ai lu
pour la première fois en 1943 dans une maison de correction de la côte
pacifique(123), à l’époque je n’avais jamais entendu parler de Dost. et cette
lecture de « L’Idiot » a été ma première rencontre avec lui.
Dans cet établissement
qui s’appelle Preston, le stock de bouquins et de tout ce qui était susceptible
d’être lu n’était pas limité en termes de quantité mais lamentablement en
termes de qualité. Je ne sais plus vraiment pourquoi j’ai choisi ce livre-là ;
je me rappelle d’une sensation d’urgence parce que les agents accordaient
seulement 10 minutes aux détenus, une fois par semaine après le déjeuner, pour
choisir un bouquin. Je me rappelle que le titre m’avait rebuté et je crois que
je l’ai pris au dernier moment parce que je me demandais quelles conneries
l’auteur pouvait bien écrire en décrivant un idiot. Je stressais parce que si
c’était mauvais il faudrait que je me farcisse un pauvre livre pendant une
semaine – ça m’était déjà arrivé. En tout cas, (pour sortir de ce verbiage)
15 oct 50
[San Francisco]
JACK : LE PLUS GRAND,
Incroyable ! Tu m’as
envoyé la description exacte de ce que j’étais en train de faire et de comment
je le faisais ! Gene Kelly, exact(200) ; j’ai adoré aussi (je veux dire allongé
là, défoncé, à capter la différence entre lui et Mel Allen ; n’oublie pas mon
vieux que je t’ai branché sur Marty Glickman(201) pendant la dernière saison de
basket, etc., mec, etc.)
Et je vais te dire
comment j’ai observé de la même façon les orbites de tous les serre-freins.
Enfoncées à cause des longues heures passées à fixer un point au loin (deux
kilomètres ou plus) en se concentrant comme les cow-boys et les contrebandiers
d’autrefois qui vendaient de la gnôle indienne.
J’adore ce que tu dis à
propos de Wolfe.(202) Je suis complètement sidéré (comme toujours) de voir à
quel point les trucs qui nous éclatent sont exactement les mêmes (pour tout, je
parle de nos réflexions en général, pas des moments où on prend notre pied dans
nos petites vies satisfaites d’elles-mêmes), écoute, Important.
Écoute bien j’énumère ;
1°, VOIX(203) :
J’ai fait et fait pour
de vrai le truc le plus dingue qui soit : J’AI ACHETÉ UN MAGNÉTOPHONE ! pas un magnétophone
à fil, mieux, un magnétophone à bande, un appareil dément qui reproduit
parfaitement le son (tu peux entendre distinctement le tic-tac d’une pendule
dans la pièce d’à côté quand tu écoutes l’enregistrement) et vraiment pas cher,
et c’est super facile, et les bandes durent éternellement, ne cassent pas, on
peut garder n’importe quelle partie ou la totalité de n’importe quel
enregistrement, etc., etc., etc. La bande d’une heure par exemple ne fait que
12 centimètres de diamètre et ne pèse que quelques grammes et peut être
enregistrée sur les deux faces, donc en réalité ça fait 2 heures
d’enregistrement (j’en ai aussi 2 d’une demi-heure) et tu n’as qu’à
enregistrer, aller au bureau de poste le plus proche et M’ENVOYER UNE LETTRE,
mieux, deux heures de nos VOIX en train de se parler. Ça évite la corvée des
lettres à écrire (SI HORRIBLEMENT HORRIBLEMENT CHIANTE ET DIFFICILE POUR MOI),
alors peut-être que je pourrai moi aussi te débiter une lettre de 5 000 mots
tous les jours. Nom de Dieu, sûr que j’admire vraiment tous ces types capables
de s’envoyer des romans et tout, putain ! Tu piges, là ? Achète un petit
magnétophone EKOTAPE portatif, regarde dans l’annuaire téléphonique il y a des
détaillants EKOTAPE, achète à crédit (coûte pas plus cher), va en chercher un
tout de suite, ça vaut 150 dollars, premier versement, sais pas, disons 60
environ. VA EN CHERCHER UN TOUT DE SUITE (184, bandes comprises).
HIER, tu le crois,
hier, j’ai repris Tom Wolfe, pour la première fois depuis des années et j’ai
enregistré son démentiel poème prose prologue introduction préface dédicace
première page d’Au fil du fleuve qui remonte à des années pour moi etc.
Évidemment j’étais défoncé et j’ai aussi enregistré toutes sortes de trucs,
comme la récente « Hi hour with Proust »(204) et bien sûr un Major Hoople (moi
en W.C. Fields), un petit truc que j’ai torché vite fait d’après le « Fusil à
répétition dans l’armée bulgare » (des conneries, « Le fusil à répétition »,
t’y crois, ça vient de Proust(205) ! Etc., Etc.) J’ai plein de Mambo Indien
Mexicain d’un vieux Mexicain délirant de Watsonville, Californie (les nanas du
magasin de disques me disent (dans un charabia espagnol insensé) qu’elles n’ont
que du vrai Mambo Mexicain à cause des centaines de Mexicains qui se pointent
et qui n’achètent que ça, pas de Dave Barbour(206), etc., etc.
Je sais combien les
voix sont importantes et à quel point je me sentais coincé quand j’en bavais à
essayer d’écrire, et qu’avant de commencer je pensais à tout ce à quoi il était
possible de penser, pour décider finalement que je devais d’entrée mettre en
mots chaque personnage (commencé avec mon vieil homme qui parle de son voyage à
Denver etc. sur les rails), je réfléchis, je réfléchis vraiment dans la boîte à
sable de la loco et dans mon pieu à quoi écrire sur les voix et tu m’écris à
propos des voix, j’achète un magnétophone et pour la première fois de ma vie je
découvre ma propre voix quand je suis défoncé et aussi enrhumé, en train de
baiser et de jouir, et tu m’écris sur les Voix – les world séries(207) (qui
m’ont éclaté) nom de Dieu.
Je sais que c’est un
défaut que tu as souvent remarqué chez moi, ce putain d’étonnement devant la
moindre coïncidence, ou ma promptitude à relever les moments où nos deux
esprits sont connectés, quand on se balade dans la rue etc., mais bordel, ta
lettre est tellement vitale pour moi, elle m’a montré une fois de plus que je
ne suis pas seul dans mon univers mental, et encore une fois elle m’a donné un
bon coup de pied au cul pour continuer, et aie confiance en toi, peu importe à
quel point tu es conscient de ne jamais pouvoir mettre en mots la moindre chose
de la façon dont la voix dans ta tête la formule, essaie au maximum et ne
regrette pas trop les échecs. (Au fait, mec, si tu penses qu’il y avait quoi
que ce soit dans ma lettre – c’est pas lcas (j’ai mal écrtit le cas et mal
écrit mal écrit) – tu devrais voir les conneries démentielles que j’ai sorties
de mes tripes la première fois que je suis venu à Watsonville pour 5 semaines
solitaires dans les foyers des chemins de fer, j’étais tellement embrouillé que
je m’étais enfoncé tout seul dans un imbroglio hallucinant.) Plonger dans les
zones les plus abyssales de l’esprit jusqu’à ce qu’elles soient comme des
places ensoleillées tellement tu les connais, grâce à la répétition et à la
force émotionnelle des visions les plus profondes, est si habituel pour moi que
tout mon élan consiste à explorer l’esprit plutôt que de fusionner avec lui, et
la communion de pensées n’apparaît pas dans l’écriture, il en ressort une telle
banalité que l’âme s’évanouit de peur d’être piégée, de sorte que chaque
pensée, peu importe comment elle est venue, devient tellement confuse et
limitée que la végétation s’emmêle sur elle-même indéfiniment et moisit comme
sous l’effet de l’ulcère tropical(208), et alors qu’il n’y a pas d’exutoire
pour les pensées accumulées qui sont complètement délirantes comme l’après-midi
à Victoria, d’autres pensées continuent d’arriver à chaque minute, qui nous
accablent avec le fardeau du souvenir et quand on commence à se rappeler de
tout, la putain de boutique ferme et entame une grève sauvage et la lumière
s’enfuit et le putain d’esprit lutte dans le bourbier jusqu’à ce qu’il lâche
vite fait bien fait et se tourne toujours plus vers le cul. Je me masturbe au moins
3 fois par jour et ce depuis des années, quel que soit le nombre de fois où je
baise et où je prends mon pied. Il y a des années c’étaient des orgies pendant
des journées entières, allongé tout seul à penser à une femme (des centaines
d’images, je me souviens à 9 ans, une petite salope de Mex d’1 mètre 20 à
Denver un soir de Carnaval, en train de blablater avec un copain de classe) et
je jouissais au moins 11 fois en 6 ou 7 heures. C’est devenu une habitude
quotidienne avant de me coucher (je peux pas m’endormir sinon) et un
serre-frein ne dort jamais plus de 4 ou 5 heures avant d’être appelé, quand les
affaires vont bien, et doit roupiller n’importe où. Je n’ai commencé à me
masturber que très tard, à 17 ans ; ça faisait quasi 5 ans que je baisais quand
j’ai commencé (ça a tout de suite été frénétique et ça l’est resté depuis que
j’ai fait 11 mois et 10 jours en maison de correction dans le Colorado, etc.,
etc.)
Tu ne me croiras pas
s’il te reste un tant soit peu de raison mais je t’ai Entendu m’appeler F.D.R.
[Franklin D. Roosevelt] cet après-midi-là et juste avant que tu dises Franklin
D., avec quel étonnement je l’ai su sur le champ et j’ai volontairement fait
des gestes exagérés à ton intention parce que (c’est-à-dire, c’est ce que je
pensais) tu avais capté ce que je te demandais (juste après avoir braillé sur
la banquette arrière à quel point on était défoncés), mais maintenant j’ai
oublié ce que je t’ai demandé, et toi tu t’es souvenu de ce que tu m’avais
demandé, putain ; tu vois à quel point j’ai végété dans cet Ouest où les
problèmes sont comme des séquoias, et la belle lune du Midwest a bien changé,
tout comme la lune de NY est salement froide et brillante, et la chaude
plénitude, crois-moi, de la lune que j’adorais en roulant comme un dingue toute
la nuit, traversant le pays de NY à Indianapolis – et fonçant vers Denver le
soir ; la lune de SF est une chose pâle et humide difficile à apercevoir.
Je viens d’accomplir la
plus grande prouesse de ces 5 dernières années, peut-être même plus ; depuis que
je me suis échappé de la maison de correction en Californie, ou bien qu’on m’a,
incroyable quand j’y pense, dissuadé de me barrer à nouveau une fois qu’on
m’avait chopé en train de m’enfuir (de Saint Quentin(209)) : je t’ai écrit une
lettre entière en étant défoncé ! Toute cette lettre du premier mot jusqu’à
celui-là (J’ARRIVE PAS À TAPER : gosse sur les genoux) est le résultat de moi
assis m’efforçant de noircir ces deux pages avec des trucs plus ou moins
sensés. Incroyable, et tellement encourageant, bah.
Arrive donc, épaisse
Nuit(210), lui il sait, dis pas qu’il ne sait pas mec, alors que je l’ai lu
d’une traite pendant trois ans, de 11 à 14.
Etc., Etc. – À l’Est
toute.
N.
À Carolyn Cassady
1er novembre 50
[San Luis Obispo,
Californie]
CHÈRE CAROLYN,
Il y a tellement de
choses sur lesquelles on ne s’entendra jamais : certaines différences
spécifiques entre nous qui sont vraiment sans importance mais qui, à cause de
la pression que nos personnalités respectives nous infligent, nous rendent
incompatibles sur le plan émotionnel. Les défauts particuliers que tu m’imputes
sont devenus des représentations abstraites de ma personne, loin de mes tares
originelles, et à force d’avoir subi tant de transformations, ils n’ont plus
rien de réel.
Plus rien de réel parce
que mes facultés de réflexion sont anesthésiées & affaiblies depuis si
longtemps que ça fait un bail que je n’ai pas eu, par exemple, de véritable
opinion, etc. Mais, étant donné qu’au bout d’un certain temps les gens ne sont
plus qu’une compilation d’idées, la personne qui observe & qui juge n’a pas
les moyens d’appréhender les changements inhérents aux processus vitaux et ne
peut donc pas être objective &, en repoussant les frontières de
l’imagination pour essayer de comprendre, elle crée une image figée qui devient
donc, au fil du temps, une représentation faussée.
L’amour n’a rien à voir
avec ça, car tous ces processus sont, par nature, des intellectualisations sur
des choses abstraites véhiculées par des mots dont le sens échappe à l’esprit,
mais par la force de réactions émotionnelles successives, l’esprit se forge des
convictions qui sont, en quelque sorte, la base de la poursuite de l’amour,
même si ces convictions communes sont des anti-amour, des anti-être aimé, à
cause de la nature perverse du cœur & parce que les mots prononcés ont
tendance à exprimer une chose à la place d’une autre, etc.
Pour la première fois
depuis des années, j’en reviens à un snobisme intellectuel, même si,
évidemment, je n’en ai pas le droit, étant incohérent comme toujours &
encore moins apte à être compris par qui que ce soit sur les questions
existentielles. Peut-être est-ce parce que je suis ici avec Al et Helen et que
je réalise, une fois de plus, et à un point que toi ou Diana n’imaginez pas,
combien je suis loin devant chacun d’entre vous. Ça ne veut rien dire. Surtout
si on considère l’horrible situation dans laquelle je nous ai tous entraînés,
mais pourtant je dois être, je ne peux m’empêcher d’être gouverné par ces
choses dont j’ai conscience.
Peu importe à quel
point c’est difficile pour chacun – aucun de nous ne comprend vraiment les
terreurs authentiques et intimes de l’autre, & aucun ne peut espérer y
parvenir – tout ça est allé tellement loin et dépasse le domaine des problèmes
ordinaires de l’esprit s’interrogeant sur ce qui est « le mieux » -peu importe
l’urgence à prendre une « décision » & la croyance, si présomptueuse, dans
la « liberté » individuelle à décider & à vivre selon ses aspirations, etc.
– il n’y a vraiment rien à faire. Rien à faire en ce qui concerne la « décision
» à prendre pour les 6 prochains mois.
Ça signifie que les
circonstances sont telles désormais, que quelle que soit la souffrance de
chacun, il n’y a pas d’autre alternative que de faire avec (comme prévu). Je
n’écris en aucune façon selon la « vérité », en réalité il n’y en a aucune,
& la « vérité » est seulement une des données du processus de compréhension
– lis Spengler, vol.1(216), à peu près au milieu du livre – & étant donné
qu’aucun de nous ne peut vraiment comprendre l’autre – dans le sens où le temps
détériore l’aptitude à comprendre les choses de façon inédite à chaque instant
– et il est impossible de retrouver cette aptitude, alors qu’elle est
littéralement nécessaire pour appréhender n’importe quel changement
particulier, en passant tout au crible de la compréhension, ce qui permet de percevoir
l’essentiel dans le trivial, je ne parle pas de découvrir des diamants dans la
boue, mais plutôt ces futilités dont sont recouverts les murs de la maison qui
abrite l’essentiel. L’attention du tapissier est fixée sur son boulot, &
comme il sait que le temple est intact & que le calice est sauf à
l’intérieur, il ne se rend compte que de temps en temps qu’il peut se perdre
dans ces futilités, & elles ne lui apparaissent que dans les moments de
pause où il n’est pas concentré sur son travail.
Nous sommes à un de ces
moments de pause. Le présent exerce une pression d’acier sur l’âme au point
que, diminué par ce laisser-aller, je ne peux rien faire d’autre que réunir les
forces nécessaires pour laisser le processus s’accomplir, et encore – comme
quelqu’un qui ne réalise pas combien il s’est affaibli, jusqu’à ce qu’il essaie
de se secouer & qu’il se rende compte que, loin d’être capable de monter et
de descendre 70 fois de suite comme avant, il ne peut le faire qu’une seule
fois, & encore, avec tellement de difficultés qu’il réalise que le mieux
qu’il puisse espérer est de réussir cette unique fois ; mais en le faisant
chaque jour & en regagnant lentement la force qu’il a perdue, au moins
fait-il de son mieux. Ceci dit, dans mon cas personne n’est sûr que j’aie
jamais eu cette force « perdue ». C’est pire que ça. Je sais que la force que
j’avais a disparu pour toujours, parce qu’elle n’était qu’une illusion. Tout ça
exige des mesures strictes. La volonté de trouver la paix s’est transformée en
une bataille détestable pour prouver quelque chose aux autres. Je ne peux pas
faire ça, je n’ai pas ça en moi, quels que soient mes efforts pour y parvenir.
Donc laisse faire les choses ; aide gentiment les autres, aide-les à triompher
si c’est ce qu’ils veulent, mais en ton for intérieur (dans ton moi) souffre en
silence de tes blessures intimes et n’espère rien – sauf réussir à ne pas avoir
trop de regrets et à oublier.
On vient juste de
m’appeler & je dois me raser, manger & m’habiller, donc il faut que
jarrête là si je veux envoyer ça.
Bill a-t-il réparé la
voiture ? Fais en sorte qu’il le fasse, s’il te plaît. Je suis vraiment désolé
que tu sois coincée avec Cathy – encore se secouer & qu’il se rende compte
que, loin d’être capable de monter et de descendre 70 fois de suite comme
avant, il ne peut le faire qu’une seule fois, & encore, avec tellement de
difficultés qu’il réalise que le mieux qu’il puisse espérer est de réussir
cette unique fois ; mais en le faisant chaque jour & en regagnant lentement
la force qu’il a perdue, au moins fait-il de son mieux. Ceci dit, dans mon cas
personne n’est sûr que j’aie jamais eu cette force « perdue ». C’est pire que
ça. Je sais que la force que j’avais a disparu pour toujours, parce qu’elle
n’était qu’une illusion. Tout ça exige des mesures strictes. La volonté de
trouver la paix s’est transformée en une bataille détestable pour prouver
quelque chose aux autres. Je ne peux pas faire ça, je n’ai pas ça en moi, quels
que soient mes efforts pour y parvenir. Donc laisse faire les choses ; aide
gentiment les autres, aide-les à triompher si c’est ce qu’ils veulent, mais en
ton for intérieur (dans ton moi) souffre en silence de tes blessures intimes et
n’espère rien – sauf réussir à ne pas avoir trop de regrets et à oublier.
On vient juste de
m’appeler & je dois me raser, manger & m’habiller, donc il faut que
jarrête là si je veux envoyer ça.
Bill a-t-il réparé la
voiture ? Fais en sorte qu’il le fasse, s’il te plaît. Je suis vraiment désolé
que tu sois coincée avec Cathy – encore 2 semaines & on pourra peut-être
l’opérer. Il faudra que je sois là, donc si c’est possible je ferai tout pour
me libérer à ce moment-là. L’Enfer Absolu.
Je t’embrasse,
N.
à Allen ginsberg
25 nov. 1950
[San Francisco]
CHER ALLEN,
Ce n’est pas une tâche
facile de t’écrire, ni à toi ni à qui que ce soit, en fait je n’arrive pas à
m’y mettre. Et dans ce néant où je ne trouve rien à dire à personne, c’est
Diana qui décroche le gros lot. Du coup, si tu la vois un de ces quatre,
dis-lui s’il te plaît que je n’arrive simplement pas à écrire ni à quoi que ce
soit d’autre et que je n’en vois pas le bout. J’ai des tas de magnifiques
exemples sous le coude de mon incapacité à agir, et je pourrais t’en faire la
liste, mais je n’en ai pas la force. Je ne veux pas insister trop lourdement en
te disant à quel point ma vie est devenue horrible, justement à cause de ce «
néant », et que je suis descendu très bas en réalisant à chaque putain de
seconde quel pisse-froid répugnant je fais. Vraiment c’est affreux, pas
seulement parce que je ne suis pas fichu de faire les choses les plus
élémentaires (me brosser les dents, aller chez le docteur, faire les trucs
importants aux chemins de fer, dormir) mais aussi parce que j’arrive pas à
faire les choses urgentes comme m’occuper de ma voiture qui est en panne et qui
a besoin de nouvelles bougies d’allumage ; tu crois que je suis capable de
marcher deux blocs pour aller en chercher et de prendre dix minutes pour les
changer, non, non, ça fait des semaines que je prends le tramway pour aller
bosser, etc., etc. C’est même encore pire que ça, mais suffit de dire que je
mange toutes les 12 heures, que je dors toutes les 20 h, que je me masturbe
toutes les 8 heures et que le reste du temps je suis assis dans le train, la
tête vide, à regarder devant moi. Tout ce que je fais c’est penser pendant 5
secondes aux choses que je dois me coltiner, que je récite en boucle dans ma
tête : « m’occuper de la voiture, m’occuper de mes pieds, m’occuper de mes
dents, m’occuper de mes yeux, m’occuper de mon nez, m’occuper de mes pouces,
m’occuper de mes bronches, m’occuper de mon trou du cul, acheter une nouvelle
lanterne pour les chemins de fer, acheter un billet de retour pour que Jack le
Craignos et Diana la Stressée viennent ici en mars (s’ils en ont envie), me
mettre à mon bouquin, être sur les rangs pour un job aux chemins de fer dans
l’Est, trouver un chien vacciné contre la rage (j’ai repéré un cocker pure race
pour Cathy), installer un jardin où Cathy puisse jouer, lire ceci et écrire
cela, etc. » Résultat, j’ai mal au ventre en permanence, j’ai la diarrhée, dès
que je mange je suis malade, je fume et je deviens dingue de pas réussir à
arrêter, etc., etc. Je voudrais avoir un champignon vénéneux sous la main, me
traîner jusqu’à lui et mourir.
Essayer d’avoir une
vision précise de l’âme infiniment-mystérieuse est vain.(243) Mais de nos jours
on a besoin d’en avoir une représentation abstraite, ce qui oblige le physicien
du monde intérieur à expliquer un monde fictif via des fictions empilées sur
d’autres fictions, des notions additionnées à d’autres notions. Il transforme
l’infime en quelque chose de vaste, il construit un système causal pour une
chose qui ne se manifeste que d’un point de vue physiognomonique, et il finit
par croire que grâce à ce système il a la structure de l’âme devant les yeux.
Mais les mots qu’il choisit pour rendre compte des résultats de ses travaux
intellectuels le trahissent. Le mot comme expression, comme élément poétique,
peut faire lien, mais le mot en tant que notion, en tant qu’item d’un texte
scientifique, jamais. Plus facile de déchiffrer à la loupe un thème de
Beethoven que de déchiffrer l’âme avec des concepts abstraits. Les images – les
analogies – sont le seul moyen qu’on ait trouvé à l’heure qu’il est pour communiquer
spirituellement. Rembrandt peut révéler quelque chose de son âme à ceux qui se
sentent en affinité profonde avec lui, par le biais d’un autoportrait ou d’un
paysage. Certains mouvements ineffables de l’âme peuvent toucher la sensibilité
d’un autre homme à travers un regard, ou deux notes d’une mélodie ; c’est un
mouvement quasi imperceptible. C’est le vrai langage des âmes – il reste
incompréhensible pour ceux qui y sont étrangers.
« L’âme », pour l’homme
qui est passé de la simple existence, des simples sensations, à un état de
vigilance et d’observation, est une représentation qui procède d’expériences de
vie et de mort totalement primaires ; c’est aussi vieux que la pensée,
c’est-à-dire aussi vieux que la distinction qui existe entre la pensée (la
réflexion) et la vue. Nous voyons le monde autour de nous, et tout être vivant
libre de ses mouvements doit, pour sa propre survie, le comprendre ;
l’accumulation quotidienne des détails de nos expériences pratiques et
empiriques devient une réserve de données permanentes que l’homme rassemble en
une image de ce qu’il comprend, dès qu’il est en mesure de verbaliser. C’est le
monde de la nature ; ce qui ne se trouve pas dans notre environnement, nous ne
le voyons pas mais nous devinons « sa » présence en nous-mêmes et chez les
autres, et par la vertu de son pouvoir d’impression « physiognomonique » cela
génère en nous l’anxiété et le désir de connaître ; survient alors l’image
méditative ou réfléchie d’un monde caché, qui est notre façon de le visualiser,
et qui restera éternellement étrangère à nos yeux. L’image de l’âme est
symbolique, imaginaire et reste une réalité objective dans le domaine
religieux. La psychologie scientifique a établi pour elle-même un système
complet d’images, à l’intérieur duquel elle se meut avec une conviction
absolue. Les déclarations de n’importe quel psychologue, si on les examine, ne
sont qu’une variation de ce système, conforme au style de la communauté
scientifique en place. En conséquence, quelle que soit l’époque concernée, la
représentation contemporaine de l’âme est fonction du langage en vigueur et du
symbolisme dont il est porteur. La psychologie scientifique et la psychologie
que nous pratiquons tous inconsciemment quand nous essayons de nous représenter
les mouvements de notre âme, ou de l’âme des autres, ne sont pas à même de
découvrir ni même d’approcher l’essence de l’âme. Comme pour ce qui n’est plus
de l’ordre du devenir mais de l’ordre de l’advenu, on a remplacé un organisme
par un mécanisme. Tout ce que le psychologue actuel a à nous dire relève de la
condition actuelle de l’âme occidentale, et pas de l’âme en général.
L’âme-corps imaginaire
n’est rien d’autre que le pur reflet de la forme que l’homme cultivé donne au
monde extérieur qu’il regarde. L’image de l’âme n’est rien d’autre que l’image
d’une âme particulière. Aucun observateur ne peut s’extraire des conditions et
des limites de son milieu et de son temps, même si ce qu’il « sait » implique
en soi et dans tous les cas un choix, une orientation, une configuration
intérieure ; cela reste donc une expression de son âmepropre. L’âme demeure ce
qu’elle a toujours été, quelque chose qu’on ne peut ni penser ni représenter ;
le Secret, le toujours-en-devenir, la pure expérience. Quand on est persuadé de
connaître l’âme d’une culture étrangère ou celle d’un homme, grâce à des
travaux pratiques, la représentation de l’âme qui sous-tend cette connaissance
est vraiment la représentation de notre âme propre. Ainsi, les expériences les
plus avancées sont facilement assimilées par le système déjà en place, et il
n’est pas surprenant qu’au final on en vienne à penser qu’on a découvert des
formes dont le bien-fondé sera éternel.
Vu que tu t’es
complètement fait niquer avec ton Spengler(244), puisque Carolyn refuse de s’en
séparer avant que je lui en aie offert un autre, je t’enverrai des notes
jusqu’à ce que je t’en rachète un exemplaire pour remplacer mon larcin.
Je n’ai pas une seule,
je dis bien pas une seule pensée dans la tête. Je suis resté 20 minutes à
essayer de trouver une idée et rien n’est venu ; je vais quand même lâcher
quelques conneries ; n’importe quoi pour continuer mes inepties –
Le t mexicain qu’on a
fumé Jack et moi (suis à court depuis bientôt un mois et si vous aviez pitié de
moi, gentils garçons, et que vous m’en envoyiez une petite ration potable, je
crois que j’en tomberais en pâmoison) était différent des autres t parce que
j’ai remarqué que celui qui en prenait avait tendance à penser les mêmes trucs
bizarres que ceux qui en avaient pris avec lui. Je sais que le t a les mêmes
effets sur tout le monde mais c’était encore plus flagrant avec celui-là ; même
Al Hinkle était exactement dans le même trip que nous. Si je me fie à ça et aux
lettres qu’il m’a écrites, je prends la rumination solitaire de Jack à Richmond
Hill(245) pour ce qu’elle est : une ultime et déprimante prise de conscience.
Ça ne veut pas dire qu’il était malheureux, mais que le t lui a fait entrevoir
la vérité. Pendant de longues périodes, il était constamment défoncé (au t) ;
et seul. Quand on est seul à fumer, la pure extase d’être conscient de chaque
moment de façon aiguë rend plus claire que jamais la distance qui nous sépare
irrémédiablement des autres. Non pas qu’on soit différent d’eux ou qu’on ne les
supporte pas ; on est plus proche que jamais des gens et du monde, mais seul au
bout du compte, vu que personne ne peut jamais saisir les complexités
découvertes par l’esprit sous l’emprise du t. On ne parvient pas à être clair
pour les autres : la difficulté à communiquer nos impressions intimes et nos
convictions est tellement insurmontable, et pas seulement par l’écriture mais
aussi par la parole et par les actes, qu’on est totalement incompris – parce
que tout ce qui nous vient n’est qu’une caricature de ce qu’on pense & est
tellement dénaturé par rapport à notre pensée réelle que les gens prennent
cette caricature pour notre façon de penser et d’agir, alors qu’on l’a vraiment
employée comme une caricature (en réalisant secrètement notre incapacité ne
serait-ce que de commencer à parler ou à agir en fonction de ce qu’on
expérimente), et une fois qu’on commence, on est incapable de s’arrêter, et du
coup ça devient vraiment artificiel. Une horrible condamnation à être
artificiel, aucune impression authentique de sauvée ; tout n’est que pensées
confuses qui ne veulent rien dire à part pour soi. Et cette dimension
artificielle n’est pas évidente à ressentir s’il n’y a personne pour la
remarquer. L’esprit, quand il est seul, tourne souvent en boucle sur un sujet
puis sur un deuxième ; il passe de l’un à l’autre. En cherchant le plaisir on
trouve des combines, puis on les oublie. Défoncé, on est abasourdi devant la
richesse des perceptions qu’on expérimente ; elles sont tellement
significatives qu’on a l’impression qu’il n’y aura plus jamais aucun doute
(quant à leur compréhension). Et ainsi de suite. (Trop médiocre pour
continuer.) En tout cas, c’est ce que Jack a vécu, et bien qu’il affirme être
en train de pondre le meilleur truc jamais écrit, il sait que c’est pas le cas.
Les choses ne sont peut-être pas comme ça dans son esprit, ce n’est peut-être
pas ce qu’il se dit, mais les vraies raisons de son mariage peuvent être
imputées au t, au point que je crois que sans le t et ses effets, Jack ne
serait pas marié à l’heure qu’il est. Tout ça peut mal tourner parce que c’est
vraiment de la connerie, mais tu sais que je devais apporter queq’chose ! Bon,
évidemment, j’ai la robe de mariée chinoise de feue ma pauvre mère ; si elle
avait été correctement rangée la traîne ne serait pas si abîmée. En vérité,
quoi qu’il en soit, comme tu le montres si bien dans ta lettre, personne ne
connaît la raison de ce mariage. Il y a tellement de décisions de ce genre qui
sont prises sans véritable raison, je suis sans doute le plus lucide d’entre
nous sur le sujet, tu vois, je me rappelle parfaitement de mes trois mariages
et des raisons et des émotions qui m’ont poussé à me marier. Connaissant Jack
et imaginant sa vie ces temps-ci, et me rappelant qu’il répétait depuis
longtemps qu’il se marierait, je rassemble mes souvenirs et mes impressions et
je me dis qu’il y a une petite raison intime à ce mariage, mais aussi une
raison extérieure. Tout ça ne veut rien dire ; les raisons pour lesquelles on
se marie ont bien moins de signification que ce que tu penses, Allen, toi je
crois que tu cherches tellement à ce qu’un mariage dure que tu n’as vraiment
pas idée des pures lubies qui y conduisent. Tout ça pour dire que tu es
tellement conscient de la permanence des choses que tu ne fais pas assez
attention à tes propres lubies pour comprendre les actes qui peuvent en
découler. Un mariage tel que j’imagine celui de Jack, et tel qu’ont été les
miens, je le sais, est un mélange d’aveuglement délibéré et d’une espèce de
volonté tordue d’aider la fille, tout bonnement, et puis merde. Ceci dit, les
enfants mis à part, il n’y a pas de raison valable non plus de ne pas continuer
à vivre séparément, peu importe la distance. En ce qui concerne les enfants,
que dire ? ça dépend entièrement de l’attitude de chacun des partenaires, de leursagissements
et des idées qui ont influencé leur personnalité. Même s’ils ne sont pas
effectués à contrecœur, les nombreux compromis repoussent les limites de
l’amour, et très vite chacun feint une compréhension permanente de l’autre, et
il n’y a aucune raison que ça change. Si l’un est convaincu de l’honnêteté de
l’autre, en général tout va bien, mais si ça n’est plus le cas il n’y a pas
d’espoir. Alors il est question de rester ensemble pour les enfants, si ce
n’est pas possible à cause d’une (réelle) mésentente, reste à souhaiter que
celui le plus à même de les élever les garde. Je pourrais parler indéfiniment
de mon expérience. Dans un mariage, il y a toujours des choses qu’on ne peut
pas deviner de l’extérieur, c’est inévitable, et il y a aussi beaucoup de
choses que les autres voient et que les mariés ne voient pas, mais tout ça est
un débat stérile et les personnes concernées s’en foutent. Somme toute, chaque
mariage est ce que les mariés en font et ce qu’il devient dépend uniquement de
ce qu’ils veulent en faire. Au cœur du problème, les idées conflictuelles qui,
conjuguées aux habitudes affectives de chacun, font qu’une fois séparés on
cherche une entité capable de sauver notre mariage – église, famille, orgueil,
enfants ou un idéal dans le genre. Bon Dieu ! Je parle comme dans une revue
féminine, ou pire encore, mais comme c’est la première fois je suis excusé.
J’arrête même si je n’ai pas épuisé le sujet, ni dit la moitié de ce que je
pense de Jack et de sa femme. Ce n’est pas important de toute façon, Jack va
satisfaire la superficialité de son épouse en échange de la jouissance de son
corps, jusqu’à ce qu’il craque quand il prendra pleinement conscience des
exigences des femmes et de son incapacité à y répondre, et puis il en aura
marre de devoir se mettre à son niveau ; elle, voudra en vain s’élever jusqu’à
celui de Jack, donc frustration mutuelle – qu’ils combattront (que Jack
combattra) en faisant vaguement la tête. C’est une très bonne méthode, qui
fonctionne aussi bien que n’importe quelle autre. Quand on sent venir un
problème, on se met d’accord vite fait et de façon magnanime, on oublie, ou on
dit que ça n’a pas d’importance de toute façon vu que chacun est différent,
histoire d’étouffer toute l’affaire plus facilement et de se laisser ballotter
dans un flot de pensées moins dangereuses. Tout va dépendre de si elle laisse
Jack suffisamment seul ou pas ; je crains qu’elle ne soit pas assez
intelligente pour le comprendre ou pas assez forte pour le faire quand il le
souhaitera (il en aura besoin, comme toujours) ; c’est sûr que ça pourra très
vite devenir problématique si elle l’emmerde. Et puis aussi, il y a tout son
univers secret (d’après ce que tu dis sur le fait d’ériger un autel vulgaire à
Cannastra, je parierais qu’elle en a fabriqué un énorme, ridicule et féminin)
qui n’arrangera rien mais que Jack aura plaisir à découvrir, si il arrive à
trouver de la sérénité par ailleurs, afin de pouvoir se laisser aller au plus
exquis de tous les plaisirs, celui de découvrir l’âme d’une femme. Au fil du
temps ce plaisir s’affaiblira (quand il la connaîtra mieux) et il aspirera à
autre chose, même s’ils vivent un grand amour et qu’ils sont soudés, parce que
l’obligation de se montrer à la hauteur est trop éprouvante, à notre insu à
tous et, sauf s’il a d’autres dérivatifs, comme ce nouvel élixir, Jack sera
confronté à ses défaillances (il bande pas) et il ne baisera à fond qu’en rêve.
Mais ça, c’est un autre problème. Alors on en est où ? nulle part, pour
l’instant ; je n’ai rien dit de valable sur le mariage de Jack. Par où on
commence ? Par la Chine, je préfère, parce que c’est le plus éloigné, mais pour
être concret, ha ha, si on commençait par considérer Jack objectivement, ha ha.
Et puis merde ; je torche le truc tout de suite.
Les pulsions puissantes
qui sous-tendent les actes de Jack sont extrêmement diverses et profondes ;
ceci est d’une importance capitale et je dois continuellement prendre en compte
ces forces innombrables pour ne pas tomber dans l’ultra-simplification, et mes
propos vont paraître franchement contradictoires – comme l’est sa personnalité.
Ah ! mais c’est pour relier correctement tout ça aux nuances exactes de sa
personnalité, pour pouvoir appréhender les niveaux de conflit, et pour que son
caractère honnête apparaisse dans son ensemble, solidement, clairement, de
façon nette et précise. Son portrait psychologique a l’air simple mais ses
émotions sont si fortes ! Argh, bah, de toute façon – Mais, nom de Dieu Allen,
quel mec il fait, arrête-toi deux secondes et réfléchis-y. Certains traits
marquants de son caractère en font un vrai paysan comme il dit, « une vraie
patate », mais encore une fois, de quelle sagesse il peut faire preuve
subitement ! il se laisse emmerder, intellectuellement et pas seulement, il
fait toujours preuve d’une défiance timide, d’une nature discrète ; mais il
faut voir comme il peut être tranchant quand il pousse un coup de gueule sur
des pages et des pages ou parfois (en général à des soirées) quand il se fout
en rogne à tort pour des trucs qu’il imagine ou dont il est témoin ; pourtant,
ce sera le premier à défaillir devant le plus infime soupçon de douceur chez
autrui. Il a une terreur maladive des conflits (il essaiera toujours
énergiquement, dans son mariage, d’en fuir ne serait-ce que l’idée), mais quand
ça le prend il ne lâche rien. Il fait preuve de considération envers les autres
mais aussi d’égoïsme machiste, il a un côté adolescent mais il est assez posé,
etc., etc. Putain, je ne veux pas et je ne peux pas être arrogant au point de
te donner à lire cette nullité absolue. Tu le connais vachementmieuxquemoi,
depuis plus longtemps, et c’est sans doute lui que tu aimes le plus. Tu vois,
quand j’ai commencé ça, l’idée de la véritable différence qui existe entre toi
et Jack m’a frappé. (Et si c’était toi qui t’étais marié et que j’étais en
train de tracer ton portrait pour Jack ?) Je réalise que tu n’as que quelques
pulsions indéniables. Des instincts trop forts pour s’effacer, tu es coulé dans
la fonte ; rigide, au point que tu ne plies pas ; tu sors de la forge condamné
à voler en éclats, tu dois te briser sous les coups du marteau de la vie mais,
ha ha !, aussi longtemps qu’il demeure des fragments de toi, peu importe le
nombre ou l’ampleur des clivages qui te déchirent, la matière dont tu es fait
reste immuable ; rien n’altère ce que tu es, tu es toujours toi-même, aucune
distorsion du genre de celles que connaît la nature malléable de Jack ; de
l’acier trempé. Évidemment, c’est moi qui conserve les droits exclusifs sur la
grandeur du sombre moule. Tout ce qui compose le parfum de la rose, la fleur du
pommier, tous les fruits de la prairie et les vieux lacets finement tissés
alliés aux billes vertes des yeux, la pourriture infecte du foie de volaille,
la bouillie pourpre du dégueulis, les kilomètres d’intestins gris, les trous du
cul annelés de rouge et le marron des paquets de merde, crée la chimie de mon
âme ; scorie sans valeur, destinée au royaume d’Hadès où on va vite se rendre
compte que je ne suis pas combustible, alors on me balancera dans Sa forge où je
croupirai pour l’éternité.
Mais le Printemps s’en
est allé, il m’a déserté brutalement dans un cataclysme. L’Été aussi s’est
enfui, j’en ai peur, avec sa chaleur et son humide nostalgie. Le bref Été
Indien est déjà bien avancé, mais devant moi se déploie encore l’Automne
abondant, saison de la compréhension ! J’ai confiance en l’Hiver, ses plus
puissantes tempêtes sont des rages froides dépourvues de passion ; aucune
chaleur. L’Été Indien stimule la boutique aux souvenirs avec des réminiscences
à la Proust, les germes du passé sont précieusement recueillis dans les recoins
du cerveau où ils hibernent jusqu’à fleurir quand vient l’automne. Etc., mon
vieux.
Comme vous l’imaginez,
vous les sales gens de l’Est, ce connard de l’Ouest sait se soigner : je suis
sorti hier soir et avec des difficultés monumentales, qui feraient une bien
meilleure histoire que n’importe quel « chemin de fer de Pennsy », j’ai dégoté
le meilleur joint de t que j’aie fumé depuis des mois. C’est pas tout, avec le
fric qui me reste, viens lundi, je trouverai quelques grammes du même t.
Qu’est-ce que t’en dis, hein ? Super, super shit je te dis – Carolyn était
tellement défoncée (défoncée tu vois et moi je l’étais aussi avec cet unique
stick qu’on partageait) qu’elle est vraiment tombée sur le cul quand elle a
voulu traverser la pièce ; elle avait perdu l’équilibre au point de ne plus
sentir le sol quand elle marchait.
Je vous embrasse tous,
espèces de salauds qui passez la moitié de votre vie à supporter le froid, la
neige, le vent et les dangers qui vont avec le mauvais temps de NY ; bande de
crétins.
Biographies express
À la fin de chaque
notice biographique,
nous avons mentionné
les différents noms
sous lesquels la
personne apparaît
dans les principaux
romans de Jack Kerouac.
Joan Vollmer ADAMS
(1923-1951). Mariée au début des années 40 à un étudiant en droit très vite
mobilisé par l’Armée, Joan est la colocataire d’Edie Parker, la première femme
de Jack Kerouac. Elle divorce après la naissance de sa fille Julie. En 1946
débute sa relation passionnelle avec William Burroughs, dont Allen pensait
qu’elle était l’homologue féminin. Brillante, indépendante, elle a de longues
discussions philosophiques avec les hommes de la bande. William Burroughs
Junior naît en 1947. Ils vivent au Texas, à la Nouvelle-Orléans et au Mexique.
Jack l’initie à la benzédrine et elle consomme de telles doses d’amphétamines
qu’elle est hospitalisée pour bouffées délirantes. Joan a des pulsions
autodestructrices et des comportements suicidaires, notamment dans sa façon de
conduire.(264) Elle mourra accidentellement l’année de ses 28 ans, d’un coup de
revolver tiré par William Burroughs qui tentait, tel Guillaume Tell,
d’atteindre un verre qu’elle avait posé sur sa tête.
Elle apparaît dans Sur
la Route sous le nom de Jane Lee, dans Avant la Route (Mary Dennison), dans
Vanité de Duluoz (June), et dans Les Souterrains (Jane Carmody.)
Justin BRIERLY
(1905-1985). Professeur de littérature anglaise diplômé de l’Université de
Columbia (New York), éducateur renommé, co-fondateur et directeur du Festival
d’art lyrique de Central City, consultant à la demande de Churchill pendant la
guerre, superviseur des écoles publiques de Denver, avocat… Le parcours de
Justin Brierly inspire le respect. À Denver, il crée une association destinée à
récolter des fonds pour aider les jeunes défavorisés à étudier à l’Université
de Columbia. Il détecte vite l’intelligence hors norme de Neal et répond à son
désir d’apprendre en le guidant dans ses lectures. À plusieurs reprises, il lui
trouve du travail pour le sortir de la délinquance. En 1947, Justin rencontre
Jack Kerouac. Quand paraît en 1950 son premier roman, The Town and the City, il
écrit un article et organise une séance de signature. Dans la version initiale
de Sur la Route, Jack dresse de lui un portrait satirique qu’il est contraint
d’effacer par peur d’un procès en diffamation. Brierly apparaît finalement sous
les traits du personnage secondaire Denver D. Doll.(265) Justin figure
également dans Visions de Cody (Justin G. Mannerly) et dans Le Livre des Rêves
(Manley Mannerly.)
Brierly a joué un rôle
déterminant dans la naissance du mouvement « Beat » ; en envoyant de jeunes
adolescents étudier à l’Université de Columbia, il a permis la rencontre entre
le « groupe » de Denver et celui de New York.
William Seward
BURROUGHS (1914-1997). Né dans une famille bourgeoise du Missouri, William
décroche sa licence de littérature anglaise à Harvard en 1936 avant d’entamer
des études de médecine. Pendant la guerre, il travaille dans la publicité puis
devient détective. Il fréquente alors la pègre et différents artistes encore
méconnus. Il commet quelques délits histoire d’affirmer son anticonformisme et
d’explorer ce monde souterrain. En 1944, il rencontre Allen Ginsberg qui lui
présente Jack Kerouac. Il devient leur mentor (il a 12 ans de plus qu’Allen et
8 de plus que Jack), leur fait découvrir Nietzsche, Kafka, Céline, Spengler… Il
vit chez Joan Vollmer, colocataire d’Edie Parker, la première épouse de Jack.
Dandy junkie et homosexuel, libertaire, anticapitaliste, il est doté d’un
tempérament fort que cache une apparente froideur. Interné quelques années plus
tôt pour s’être coupé un doigt suite à un échec sentimental, il tombe amoureux
de la seule femme de sa vie, Joan Vollmer. Inséparables, ils vivent comme mari
et femme et leur fils naît en 1947. En 1951, Burroughs tue accidentellement
Joan d’une balle dans la tête en jouant à Guillaume Tell. S’ensuivra l’errance
pour échapper à la police, et de cette tragédie naîtra l’écriture.
Burroughs traverse
toute l’œuvre de Kerouac : il est Will Dennison dans Avant la Route, Old Bull
Lee dans Sur la Route, Will Hubbard dans Vanité de Duluoz, Frank Carmody dans
Les Souterrains, Bull Hubbard dans Les Anges de la Désolation et le Livre des
Rêves.
Bill CANNASTRA
(1922-1950). Issu d’un milieu aristocratique, Cannastra interrompt de
brillantes études de droit pour se consacrer à l’art. Joan Haverty devient sa
petite amie en 1949 et ils emménagent dans un appartement encombré de matelas
défoncés et de disques cassés, où ils accueillent tous les paumés de passage.
Intelligent, indomptable comme Neal, il est connu pour ses « happenings » : il
mange du verre, court nu dans la rue, embrasse à pleine bouche des marines
croisés dans des bars. Alcoolique, sarcastique, « Wild Bill » flirte avec
l’autodestruction jusqu’à ce jour de 1950 où il meurt décapité en faisant mine
de sortir par la fenêtre du métro. Après sa mort, Jack épouse Joan et
s’installe chez lui. La légende dit que c’est dans cet appartement qu’il trouve
le rouleau de papier sur lequel il tapera Sur la Route (d’autres sources
indiquent que c’est Lucien Carr qui l’a ramené de chez United Press où il
travaillait).
Il est Finistra sous la
plume de Jack dans Visions de Cody et Le livre des Rêves ; il apparaît aussi
dans l’œuvre de Ginsberg et de Holmes.
Lucien CARR
(1925-2005). Rimbaud cynique et Monsieur-Je-Sais-Tout, à la fois authentique et
superficiel, « Lou » fascine son entourage par sa personnalité complexe. Il
revendique son désir de devenir écrivain et prône une attitude « cool » qui
séduira beaucoup Jack Kerouac, qu’il rencontre en 1943 et à qui il présente son
amant et colocataire Allen Ginsberg. Il les introduit dans la sphère
intellectuelle de Greenwich Village. En 1944, Lucien assassine David Kammerer à
coups de couteau. Ce professeur d’anglais, icône littéraire et figure
paternelle, le poursuivait de ses assiduités. Quand Lucien sort de prison, il
travaille chez United Press. Il sera le témoin du mariage de Jack Kerouac et
Joan Haverty en 1950.
Carr est Kenneth Wood
dans Avant la Route, Damion dans Sur la Route, Julien Love dans Visions de
Cody, Les Anges de la Désolation et Le Livre des Rêves, Sam Vedder dans Les
Souterrains, Claude de Maubrus dans Vanité de Duluoz, et Philip Tourian dans Et
les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, récit de « l’affaire
Kammerer » écrit par Kerouac et Burroughs en 1945. (266)
Carolyn Robinson
CASSADY (née en 1923.) Carolyn a grandi dans le Tennessee, dans une famille
bourgeoise où bonnes manières et curiosité intellectuelle sont de mise. Son
père la destine à l’enseignement, mais Carolyn a des talents artistiques indéniables.
Elle entre au Bennington College dans le Vermont, une école de filles plutôt
libérale où on étudie les Arts : sculpture, dessin, théâtre. Carolyn se
passionne pour le costume et part travailler quelques mois dans le design à New
York.
Elle arrive à Denver en
1947 pour y poursuivre son master en Arts Plastiques. Son prétendant de
l’époque, Bill Tomson, lui présente Neal Cassady. Un an plus tard, ils se
marient. Ils auront trois enfants, Cathleen Joanne (1948), Melany Jane, dite
Jamie (1950) et John Allen (1951). Leur mariage tumultueux durera seize ans.
Neal a toujours oscillé entre Carolyn – sa femme, la mère de ses enfants
(LuAnne dira « sa mère »), qui symbolise la maison et l’amour stable, et LuAnne
– synonyme d’aventures, de fuite, de sexe et de passion.
Carolyn est devenue une
figure mythique, pour avoir partagé l’intimité de Neal et de Jack – avec qui
elle vivra une histoire d’amour en 1952.
Sous la plume de
Kerouac, elle deviendra Camille (Sur la Route), Evelyn {Visions de Cody, Big
Sur, Les Anges de la Désolation) ou Eleanor (Maggie Cassidy).
Haldon CHASE (né en
1923). Né à Denver au début des années 20, « Hal » est un type plein de vie,
volubile et intelligent. Protégé de Brierly, étudiant en anthropologie à
l’Université de Columbia, il partage l’appartement de Joan Vollmer (future
compagne de William Burroughs) en 1945. Pour Neal, il représente une sorte
d’idéal. Ils auront ensemble une discussion primordiale sur l’importance de la
poésie, à l’époque où Neal hésitait entre philosophie et littérature. C’est
Chase qui crée la connexion entre Denver et la bande de New York en leur
montrant les lettres de prison de Neal, avant de l’introduire dans le cercle en
1947.
Il est Chad King dans
Sur la Route et Val King dans Visions de Cody.
Allen GINSBERG
(1926-1997). Fils de Juifs communistes, figures de l’underground littéraire de
Greenwich Village, Allen Ginsberg est un adolescent timide et sentimental,
éprouvé par la psychose paranoïaque de sa mère. Émotif, intelligent, il écrit
pour quelques revues. En 1943, il s’inscrit à l’Université de Columbia pour
suivre un garçon dont il s’est entiché ; il y rencontre Lucien Carr qui lui
présente Burroughs et Kerouac dont il tombe amoureux. Une amitié profonde et
déterminante s’ensuit. Quand il rencontre Neal Cassady en 1947, Ginsberg a le
coup de foudre. Après quelques mois de liaison, il comprend que Neal l’aime
comme un frère mais ne le désire pas. Il voyage pour exorciser son chagrin, en
vain. Neal ne peut pas se passer de lui non plus. Leur relation passionnelle se
poursuit, platonique et conflictuelle. Celui qu’Allen baptise « l’Adonis de
Denver » hantera son chef-d’œuvre, le mythique Howl (1957).
Ginsberg traverse
lui-même toute l’œuvre de Kerouac, baptisé tour à tour Léon Levinsky {Avant la
Route), Carlo Marx (Sur la Route), Adam Moorad (Les Souterrains) et Irwin
Garden (Visions de Cody, Vanité de Duluoz, Big Sur, Les Anges de la Désolation,
Le Livre des Rêves).
Diana HANSEN
(1923-1974). Issue d’une famille aisée de Tarrytown, au nord de New York, Diana
est diplômée en philosophie et en esthétique de l’art. Elle épouse en premières
noces son professeur de littérature anglaise. Le mariage ne dure pas.
Mannequin, elle vit dans un appartement de Manhattan où Neal emménage quelques
jours après leur rencontre, à l’automne 1949. Il l’épouse en juillet 1950 alors
qu’elle est enceinte de cinq mois. Leur relation sera principalement
épistolaire, Neal ayant rejoint Carolyn quelques jours après leur mariage. Ils
se séparent peu de temps après la naissance de leur fils Neal (rebaptisé
Curtis) en octobre 1950. Diana est Inez dans Sur la Route.
Joan HAVERTY
(1931-1990). Joan grandit dans l’État de New York et s’installe à Manhattan à
19 ans pour y suivre Bill Cannastra dont elle est amoureuse. Elle fait la connaissance
de Jack en 1950 après la mort de Cannastra. Ils se marient et divorcent huit
mois plus tard. Elle donnera naissance à leur fille, Janet Michelle (Jan)
Kerouac, en 1952.
Elle est Laura dans Sur
la Route.
LuAnne HENDERSON, née
Cora Lu Anne Bullard (1930-2010). LuAnne est née à Denver, Colorado. Elle a
quatre ans quand ses parents divorcent et elle suit son père en Californie.
Huit ans plus tard, sa mère la ramène à Denver et la fillette prend le nom de
son beau-père, ce qui la brouillera à vie avec son père. Son beau-père boit et
sa mère, tenancière de bar, a souvent un œil au beurre noir. Adolescente,
LuAnne n’hésite pas à s’en prendre à lui physiquement. Son caractère sauvage et
libre s’en trouve renforcé. Elle arrête l’école très tôt pour travailler, en
mentant sur son âge. Toutes ses expériences sont partagées avec sa meilleure
amie, Lois Williams. En se mariant avec Neal à l’âge de 16 ans, elle échappe à
sa famille. Elle l’aime follement et elle a trouvé son alter ego : comme lui,
elle a subi l’alcoolisme d’un de ses parents et elle s’assume seule. Comme lui,
elle a vendu son corps très jeune (à des commerçants nantis en échange de
cadeaux), comme lui elle ment, séduit, aime la vie et se montre intrépide.
Quand il la rencontre, Neal le comprend immédiatement : « Le problème, c’est
qu’elle me ressemble trop. » Complices, attirés l’un par l’autre de façon
irrépressible, ils resteront liés toute leur vie et seront amants à plusieurs
reprises après leur divorce en 1948. Neal connaîtra plusieurs épisodes
dépressifs dus à sa relation impossible avec LuAnne. Elle est la seule personne
avec qui il se soit montré violent, incapable de maîtriser la passion qu’elle
suscitait en lui. En 1949, LuAnne épouse Ray Murphy dont elle aura une fille,
Anne-Marie, en 1950.
Elle est la Marylou de
Sur la Route, Joanna Dawson dans Visions de Cody, et Annie dans Les
Souterrains.
Al HINKLE (né en 1926).
Al et Neal se rencontrent à Denver en 1939 à la YMCA(267), où ils sont recrutés
comme… acrobates. Ils se retrouvent à l’âge de 20 ans et redeviennent amis. «
Big Ed Dunkle » [Sur la Route), admire l’enthousiasme de Neal et est prêt à
tout pour lui, comme épouser Helen Argee pour financer le voyage à New York
dont rêve son ami. Il est le compagnon des années d’aventure, puis le collègue
de Neal à la Southern Pacific. Avec Helen, ils lui offriront souvent
l’hospitalité.
On le retrouve dans
Visions de Cody sous les traits de Slim Buckle.
Helen Argee HINKLE
(1925-1994). Née à San Francisco, Helen épouse en 1943 un soldat dont elle est
très amoureuse, qui meurt au combat l’année suivante. Elle rencontre Al Hinkle
en 1948 devant la porte close d’un club de jazz. Ils se marient 15 jours plus
tard, poussés par Neal qui espère qu’elle paiera l’essence de la voiture qui
doit les emmener à New York. Elle deviendra une grande amie de Carolyn Cassady.
Elle est Galatea Dunkel
dans Sur la Route, Helen Buckle dans Visions de Cody.
Jim HOLMES. L’étrange
crack de la salle billard de Denver est bossu avec de grands yeux
mélancoliques. Il vit chez sa grand-mère et fréquente Al Hinkle. La
personnalité sauvage de Neal et sa capacité à écouter les autres pendant des
heures le captivent. Il sera proche de LuAnne, la première femme de Neal, à qui
il servira d’« indic » pendant les absences répétées de son jeune époux.
Il est Tom Snark dans
Sur la Route, Tom Watson dans Visions de Cody.
John Clellon HOLMES
(1926-1988). Né dans le Massachusetts en 1926, étudiant à l’Université de
Columbia, il rencontre Kerouac en 1948 et pressent que Jack et ses amis vont
créer quelque chose de nouveau. Le terme « Beat Generation » naît lors d’une de
leurs longues discussions. Il développera ce thème dans un article pour le New
York Times en 1952 après la parution de son roman Go, publié avant Sur la
Route, au grand désespoir de Jack qui se sentira dépossédé. Holmes y raconte
également le voyage de Neal et de Jack à New York en 1949, l’arrestation de
Ginsberg et de Burroughs et la mort de Cannastra.
Il est Tom Saybrook
dans Sur la Route, Tom Wilson dans Visions de Cody, Balliol MacJones dans Les
Souterrains, James Watson dans Le Livre des Rêves.
Herbert HUNCKE
(1915-1996). La vie du « maire de la 42e rue » (ainsi surnommé parce qu’il la
hantait depuis son arrivée à New York, en 1939) est un roman d’un nouveau
genre. Hobo, escroc, toxicomane et bisexuel, il se prostitue et cambriole pour
survivre. Il rêve d’écrire, débarque en Normandie en 1944, joue les cobayes
pour une étude sur les comportements sexuels de l’homme américain. Toujours
élégamment vêtu, maquillé comme un camion volé pour dissimuler les dégâts
causés par la drogue, Huncke devient rapidement une icône de l’underground
new-yorkais. Il initie Burroughs à l’héroïne et lui fait découvrir la vie des
bas-fonds, partage ses amphétamines avec Joan Vollmer et introduit Kerouac et
Ginsberg dans la pègre. Pour eux, il est un modèle de courage. Ses récits sur
la 42e rue les inspirent et ils le poussent à écrire. Il fréquente les cercles
littéraires et les clubs de jazz, se lie d’amitié avec Billie Holiday et
Charlie Parker.
Burroughs en fera un
personnage de son roman Junky (1952) et Jack le fera apparaître sous les traits
de Junkey [Avant la Route), d’Elmer Hassel [Sur la Route), et de Huck {Visions
de Cody, Le Livre des Rêves).
Jack KEROUAC
(1922-1969). Jack est né à Lowell, Massachusetts, dans une famille
canadienne-française. La mort de son frère aîné, quand il a 4 ans, le brise.
Son enfance se déroule entre l’école, le sport où il excelle, sa mère et
l’imprimerie de son père. Il y apprend à taper à la machine et y rencontre les
personnalités littéraires de la ville. À 11 ans, il écrit son premier roman.
Quand son entreprise périclite, son père sombre dans l’alcool et la famille
dans les difficultés. Pour obtenir une bourse, Jack participe au championnat de
football américain de l’Université de Columbia : une carrière prometteuse
s’ouvre à lui, stoppée net par une fracture du tibia. Il se met alors à lire
(Thomas Wolfe) et à rêver de voyages. À New York, il mène une vie d’excès,
consomme beaucoup de drogue, d’alcool, de sexe et son état se dégrade. Par
l’intermédiaire d’Edie Parker qui deviendra sa première femme, il rencontre
Lucien Carr qui l’impressionne, puis Ginsberg et Burroughs. L’Histoire est en
marche. Il commence The Town and the City (Avant la Route) en 1943, débordé par
son besoin d’écrire, mais incapable de trouver son style propre. En 1944, il
est inculpé de complicité dans le meurtre de David Kammerer. Relâché, il épouse
Edie Parker qu’il quittera rapidement. Son père meurt en 1946. Dès lors, il
vivra avec sa mère. En 1947, il fait la rencontre de sa vie en la personne de
Neal Cassady. Kerouac (Sal Paradise dans Sur la Route, Jack Duluoz dans ses
autres livres) est inhibé, ne sait pas conduire, n’est pas conscient de son
charme. Neal est solaire, roule comme un fou, assure avec les femmes. Un amour
fraternel hors du commun éclot, fait d’euphorie et de chagrins. Neal devient
l’inspirateur de Jack, sa vie devient son matériau. Il lui révèle aussi la
forme à donner à son écriture. Dès lors, Neal et Jack sont liés à la vie à la
mort : ils sont tous les deux les pères de l’écriture de Jack.
Frankie Edith (Edie)
PARKER (1923-1992). Originaire du Michigan, Edie étudie les Beaux-Arts à
l’Université de Columbia. Elle collectionne les boy-friends mais elle s’attache
particulièrement à Jack qu’elle rencontre en 1940. Quand elle tombe enceinte,
elle ne sait pas si c’est de lui ou de son ami Henri Cru. Elle avorte. Elle
partage l’appartement de Joan Vollmer que fréquentent Carr, Ginsberg et
Burroughs. En 1944, Jack est envoyé en prison pour complicité dans le meurtre
de David Kammerer par Lucien Carr. Les parents d’Edie paient la caution et elle
l’épouse. Ils divorcent dès 1946 et restent en bons termes.
Elle apparaît dans
Avant la Route (Judie Smith), Vanité de Duluoz (Edna « Johnnie » Palmer), et
dans Visions de Cody (Elly).
Edward Divine WHITE Jr.
(Né en 1925). Adolescent brillant, Ed White étudie à l’Université de Columbia
sous la férule de Justin Brierly. Edward passe son temps avec Haldon Chase qui
correspond avec Kerouac et qui les présente l’un à l’autre. Une longue amitié
s’engage, faite de voyages, de correspondance et d’influence réciproque. C’est
Ed White qui suggère à Jack d’écrire des « esquisses » à la façon d’un peintre,
ce qui modifiera profondément son écriture et donnera naissance à Visions de
Cody.
Il est Tim Grey dans
Sur la Route, Ed Gray dans Visions de Cody, Al Green dans Le Livre des Rêves.
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