La Haine de la démocratie - Jacques Rancière
Ce rabattement sur un seul plan du politique, du
sociologique et de l’économique se réclame volontiers de l’analyse tocquevillienne de la démocratie comme égalité des
conditions. Mais cette référence suppose elle-même une réinterprétation très
simpliste de La Démocratie en Amérique. Tocqueville entendait par «égalité des conditions» la fin des anciennes
sociétés divisées en ordres et non le règne d’un individu avide de consommer
toujours plus. Et la question de la démocratie était d’abord pour lui celle
dits formes institutionnelles propres à régler cette configuration nouvelle.
Pour faire de Tocqueville le prophète du despotisme démocratique et le penseur
de la société de consommation, il faut réduire ses deux gros livres à deux ou
trois paragraphes d’un seul chapitre du second qui évoque le risque d’un
despotisme nouveau. Et il faut encore oublier que Tocqueville redoutait le pouvoir absolu d’un maître, disposant d’un État
centralisé, sur une masse dépolitisée, et non cette tyrannie de l’opinion
démocratique dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles. La réduction de son
analyse de la démocratie à la critique de la société de consommation a pu
passer par quelques relais interprétatifs privilégiés. Mais elle est surtout le
résultat de tout un processus d’effacement de la figure politique de la
démocratie, qui s’est opéré à travers un échange réglé entre description
sociologique et jugement philosophique.
Les étapes de ce processus
peuvent être assez clairement discernées. D’une part, les années 1980 virent se
développer en France une certaine littérature sociologique, souvent faite
au demeurant par des philosophes,
saluant l’alliance scellée par les nouvelles formes de consommation et de
comportement individuels entre la société démocratique et son État. Les livres
et articles de Gilles Lipovetsky en résument assez bien le propos. C’était le
temps où commençaient à se répandre en France les analyses pessimistes venues
d’Outre-Atlantique : celles des auteurs du rapport à la Trilatérale ou celles
de sociologues comme Christopher Lasch ou Daniel Bell. Ce dernier avait mis en
cause le divorce entre les sphères de l’économie, de la politique et de la
culture. Avec le développement
de la consommation de masse, cette dernière se trouvait dominée par une valeur suprême, la «réalisation de soi». Cet hédonisme rompait avec la tradition puritaine qui avait soutenu conjointement
l’essor de l’industrie capitaliste et de l’égalité politique. Les appétits sans
restriction naissant de cette culture entraient en conflit direct avec les
contraintes de l’effort productif comme avec les sacrifices nécessités par
l’intérêt commun de la nation démocratique. Les analyses de Lipovetsky et de
quelques autres entendaient contredire ce pessimisme. Il n’y avait point à
craindre, disaient-elles, un divorce entre les formes de la consommation de
masse, fondées sur la recherche du plaisir individuel, et les institutions de
la démocratie fondées sur la règle commune. Tout au contraire, la croissance
même du narcissisme consommateur mettait
la satisfaction individuelle et a règle collective en parfaite harmonie. Elle
produirait une adhésion plus étroite, une adhésion existentielle des individus
à une démocratie vécue non plus seulement comme une affaire de formes
institutionnelles contraignantes mais comme «une seconde nature, un
environnement, une ambiance». «À mesure que le narcissisme croît, écrivait Lipovetsky,
la légitimité démocratique l’emporte, fût-ce sous le mode cool. Les régimes démocratiques, avec leur pluralisme de partis, leurs
élections, leur droit à l’information sont en parenté de plus en plus étroite
avec la société personnalisée du libre service, du test et de la liberté combinatoire [...] Ceux-là mêmes
qui ne s'intéressent qu’à la dimension privée de leur vie restent attachés par
des liens tissés par le procès de personnalisation au fonctionnement
démocratique des sociétés. »
Mais réhabiliter ainsi l'«individualisme démocratique» contre les critiques
venues d’Amérique, c’était faire en réalité une double opération. D’une part,
c’était enterrer une critique antérieure de la société de consommation, celle
qui se menait dans les années 1960-1970 quand les analyses pessimistes ou critiques
de l’«ère de l’opulence», menées par Frank Galbraith ou David Riesman étaient
radicalisées sur un mode marxiste par Jean Baudrillard. Ce dernier dénonçait
les illusions d’une «personnalisation» entièrement soumise aux exigences
marchandes et voyait dans les promesses de la consommation la fausse égalité
qui masquait « la démocratie absente
et l’égalité introuvable». La nouvelle sociologie du consommateur narcissique
supprimait, elle, cette opposition de l’égalité représentée à l’égalité
absente. Elle affirmait la positivité de ce «procès de personnalisation» que
Baudrillard avait analysé comme un leurre.
Ils suscitent en tout
cas à son époque l'hostilité de ceux qui y voient l’invasion de la république
par la démocratie. Ceux-là militent pour un enseignement qui sépare clairement
les deux fonctions de l’École publique : instruire le peuple de ce qui lui est
utile et former une élite capable de s’élever au-dessus de l'utilitarisme
auquel sont voués les hommes du peuple. Pour eux, la distribution d'un savoir
doit toujours être en même temps l’imprégnation d’un «milieu» et d’un « corps »
qui les approprie à leur destination sociale. Le mal absolu, c’est la confusion
des milieux. Or la racine de cette confusion tient en un vice qui a deux noms
équivalents, égalitarisme ou individualisme. La «fausse démocratie»,
la démocratie «individualiste » conduit selon eux la civilisation à une avalanche
de maux qu’Alfred Fouillée décrit en 1910, mais où le lecteur des journaux de
l’an 2005 reconnaîtra sans peine les effets catastrophiques de Mai 1968, de la
libération sexuelle et du règne de la consommation de masse : «
L’individualisme absolu, dont les socialistes mêmes adoptent souvent les principes,
voudrait que les fils [...] ne fussent en rien soliaires de leurs familles,
qu’ils fussent chacun comme un individu X... tombé du ciel, bon à tout faire n’ayant d’autres règles que les hasards de ses goûts. Tout ce qui peut rattacher les
hommes entre eux semble une
chaîne servile à la démocratie individualiste.
«Elle commence à se révolter même contre la différence des sexes et contre les obligations que cette différence
entraîne : pourquoi élever les femmes autrement que les hommes, et à part, et
pour des professions différentes ? Mettons-les tous ensemble au même régime et
au même brouet scientifique, historique et géographique, aux mêmes exercices
géométriques ; ouvrons à tous et à toutes également toutes les carrières
L’individu anonyme, insexuel, sans ancêtres, sans tradition, sans milieu, sans
lien d’aucune sorte, voilà - Taine l’avait prévu - l’homme de la fausse
démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu’il s’appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu’il s’appelle
Vacher. L’individu finira par rester seul avec son moi, à la place de tous les
“esprits collectifs”, à la place de tous les milieux professionnels qui
avaient, à travers le temps, créé des liens de solidarité et maintenu des
traditions d’honneur commun. Ce sera le triomphe de l’individualisme atomiste, c’est-à-dire de la
force, du nombre et de la ruse.
»
Comment l’atomisation
des individus en vient à signifier le triomphe du nombre et de la force pour-
trait rester obscur au lecteur. Mais là est précisément le grand subterfuge
opéré par le recours au concept d’«individualisme». Que l’individualisme soit
en telle défaveur auprès do gens qui déclarent par ailleurs leur profond dégoût pour le collectivisme et le
totalitarisme est une énigme facile à résoudre. Ce n’est pas la collectivité en
général que défend avec tant de passion le dénonciateur de l’« individualisme
démocratique ». C’est une certaine collectivité, la collectivité bien hiérarchisée des corps, des milieux et des
«atmosphères» qui approprient les savoirs aux rangs sous la sage direction d’une
élite. Et ce n’est pas l’individualisme qu’il rejette mais la possibilité que
n’importe qui en partage les prérogatives. La dénonciation de l’«
individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle
une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée
pour diriger l’aveugle troupeau.
Il serait injuste de
confondre la république de Jules Ferry avec celle d’Alfred Fouillée. Il est
juste en revanche de reconnaître que les «républicains» de notre âge sont plus
proches du second que du premier. Bien plus que des Lumières et du grand rêve
d’éducation savante et égalitaire du peuple, ils sont héritiers de la grande obsession
de la « désaffiliation », de la « déliaison » et du mélange fatal des
conditions et des sexes produits par la ruine des ordres et des corps
traditionnels. Il importe surtout de comprendre la tension qui habite l’idée de
république. La république est l’idée d’un système d’institutions, de lois et de
mœurs qui supprime l’excès démocratique en homogénéisant État et société.
L’École, par laquelle l’État fait distribuer en même temps les éléments de la
formation des hommes et des citoyens, s’offre tout naturellement comme l’institution
propre à réaliser cette idée. Mais il n’y a pas de raisons particulières pour
que la distribution des savoirs - mathématiques ou latin, sciences naturelles
ou philosophie - forme des citoyens pour la république plus que des conseillers
pour les princes ou des clercs au service de Dieu. La distribution des savoirs
n’a d’efficacité sociale que dans la mesure où elle est aussi une (re)distribution des positions. Pour mesurer
le rapport entre les deux distributions, il faut donc une science
de plus. Cette science royale a un nom
depuis Platon. Elle s’appelle
science politique. Telle qu’on l’a rêvée, de Platon à Jules Ferry, elle devrait unifier les savoirs et définir, à
partir de cette unité, une volonté et une direction communes de l’État et de la
société. Mais à cette science il
manquera toujours la seule chose
nécessaire pour régler l’excès constitutif de la politique : la détermination
de la juste proportion entre égalité et inégalité. Il y a certes toutes sortes
d’arrangements institutionnels permettant aux États et aux gouvernements de
présenter aux oligarques et aux démocrates le visage que chacun souhaite voir.
Aristote a fait, au quatrième livre de la Politique, la théorie
encore indépassée de cet art. Mais il n’y a pas de science de la juste mesure
entre égalité et inégalité. Et il y en a moins que jamais quand le conflit
éclate à nu entre l’illimitation capitaliste de la richesse et l’illimitation
démocratique de la politique. La république voudrait être le gouvernement de
l’égalité démocratique par la science de la juste proportion. Mais quand le
dieu manque à la bonne répartition de l’or, de l’argent et du fer dans les
âmes, cette science manque aussi. Et le gouvernement de la science est condamné
à être le gouvernement des « élites naturelles » où le pouvoir social des
compétences savantes se combine avec les pouvoirs sociaux de la naissance et de
la richesse au prix de susciter à nouveau le désordre démocratique qui déplace
la frontière du politique.
Il tend vers la démocratie dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de
n’importe qui. De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le
minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique :
mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables; monopole des
représentants du peuple sur l’élaboration des lois ; interdiction aux
fonctionnaires de l’État d’être représentants du peuple ; réduction au minimum
des campagnes et des dépenses de campagne et contrôle de l’ingérence des puissances
économiques dans les processus électoraux. De telles règles n’ont rien d extravagant
et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l’amour
inconsidéré du peuple, les ont examinées avec attention comme des moyens
d’assurer l’équilibre des pouvoirs, de dissocier la représentation de la
volonté générale de celle des intérêts particuliers et d’éviter ce qu’ils
considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui
aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffît pourtant
aujourd'hui de les énumérer pour susciter
l’hilarité. À bon droit: ce que nous appelons démocratie et est un
fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels,
cumulant ou alternant fonctions municipales, régionales, législatives ou
ministérielles et tenant à la population par le lien essentiel de la
représentation des intérêts locaux ; gouvernements qui font eux-mêmes les lois
; représentants du peuple massivement issus d’une école
d’administration ; ministres ou
collaborateurs de ministres recasés dans des entreprises publiques ou
semi-publiques ; partis financés par la fraude sur les marchés publics ; hommes
d’affaires
investissant des sommes colossales dans
la recherche d’un mandat électoral ; patrons d’empires médiatiques privés
s’emparant à travers leurs fonctions publiques de l’empire des médias publics.
En bref : l’accaparement de la chose publique par une solide alliance de
l’oligarchie étatique et de l’oligarchie économique.
La presse est libre : qui veut fonder sans aide des puissances financières
un journal ou une chaîne de télévision capable de toucher l’ensemble de la population
éprouvera de sérieuses difficultés, mais il ne sera pas jeté en prison. Les
droits d’association, de réunion et de manifestation permettent l’organisation
d’une vie démocratique, c’est-à-dire d’une vie politique indépendante de la
sphère étatique. Permettre est évidemment un mot équivoque. Ces libertés ne
sont pas des dons des oligarques. Elles ont été gagnées- par l'action démocratique
et elles ne gardent leur effectivité que par cette action. Les « droits de
l'Homme et du citoyen» sont les droits de ceux qui leur donnent réalité.
Hélas ! Toutes les bonnes choses ici-bas ont leur revers : la multitude
délivrée du souci de gouverner
est laissée à ses passions privées Ou bien les individus qui la composent se
désintéressent du bien public et s’abstiennent aux élections ; ou bien ils les abordent du seul
point de vue de leurs intérêts et de leurs caprices de consommateurs. Au nom de leurs intérêts corporatistes immédiats, ils opposent grèves et
manifestations aux mesures qui visent à assurer l’avenir des systèmes de
retraite ; au nom de leurs caprices individuels, ils choisissent aux élections
tel ou tel candidat qui leur : plaît, de la même manière qu’ils choisissent
entre les multiples sortes de pains que leur offrent les boulangeries branchées.
Le résultat en est que les «candidats de protestation» totalisent aux élections
plus de voix que les « candidats de gouvernement »
Résume cette explication: celui de «populisme». Sous
ce terme on veut ranger toutes les formes
de sécession par rapport au consensus dominant,
qu’elles relèvent de l'affirmation démocratique ou des fanatisme raciaux ou religieux. Et l’on veut donner à l’ensemble ainsi constitué un
seul principe : l’ignorance des arriérés, l’attachement au passé,
qu’il soit celui des avantages sociaux, des idéaux révolutionnaires ou de la
religion des ancêtres. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la
contradiction exacerbée entre légitimité populaire et légitimité savante, la
difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de
la démocratie et même de la forme mixte du système représentatif. Ce nom masque
et révèle en même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans
peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ; gouverner sans politique.
Et il permet au gouvernement savant d’exorciser la vieille aporie : comment la
science peut-elle gouverner ceux qui ne l'entendent pas? Cette question de
toujours en rencontre une plus contemporaine : comment se détermine au juste cette
mesure, dont le gouvernement expert déclare posséder le secret, entre le bien
que procure l’illimitation de la richesse et celui que procure sa limitation ?
C’est-à-dire comment s’opère exactement dans la science royale la combinaison
entre deux volontés de liquidation de la politique, celle qui tient aux
exigences de l'illimitation capitaliste de la richesse et celle qui tient à la
gestion oligarchique des États-nations ?
L’« ignorance » reprochée au peuple est simplement son manque
de foi. De fait, la foi historique a
changé de camp. Elle semble
aujourd’hui l’apanage des gouvernants et de leurs experts. C'est qu’elle
seconde leur compulsion la plus profonde, la compulsion naturelle au
gouvernement oligarchique : la compulsion à se débarrasser du peuple et
de la politique.
Ainsi
les États et leurs experts peuvent-ils s’entendre tranquillement entre eux.
La
nécessité historique inéluctable n’est en fait que la conjonction de deux
nécessités propres, l’une à l’accroissement
illimité de la richesse, l’autre à l’accroissement du pouvoir oligarchique.
Les mêmes Etats qui abdiquent leurs privilèges devant l’exigence de la
libre circulation des capitaux les retrouvent aussitôt pour fermer leurs
frontières à la libre circulation des pauvres de la planète en quête de
travail.
Le
même État qui entre en lutte contre les institutions du Welfare State se mobilise pour faire rebrancher le tube
d’alimentation d’une femme en état végétatif persistant. La liquidation du
prétendu État-providence n’est pas le retrait de L’Etat. Elle est la redistribution,
entre la logique capitaliste de l’assurance et la gestion étatique directe,
d’institutions et de fonctionnements qui s’interposaient entre les deux.
L’idée-force
du consensus est en effet que le mouvement économique mondial témoigne d’une
nécessité historique à laquelle il faut bien s’adapter et que seuls peuvent
nier les représentants d’intérêts archaïques et d’idéologies désuètes.
Mais
tant qu’il y aura des arriérés, il y aura besoin d’avancés pour expliquer leur
arriération. Les progressistes sentent cette solidarité et leur
antidémocratisme s’en trouve tempéré.
Ce
sont eux qui on sont responsables, qui font régner la « tyrannie démocratique»
de la consommation. Les lois d’accroissement du capital, le type de production
et do circulation des marchandises qu'elles commandent sont devenus la simple
conséquence des vices de ceux qui les consomment et tout particulièrement de
ceux qui ont le moins de moyens de consommer. C’est parce que l'homme
démocratique est un être de demeure, dévorateur insatiable de marchandises, de
droits de l'Homme et de spectacles télévisuels, que la loi du profit
capitaliste règnerait sur le monde.
Comme la jeunesse et le désir de liberté, par
définition, ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font, ils ont produit
le contraire de ce qu’ils déclaraient mais la vérité de ce qu’ils
poursuivaient: la rénovation du capitalisme et la destruction de toutes les
structures, familiales, scolaires ou autres qui s’opposaient au règne illimité
du marché, pénétrant toujours plus profondément les reins et les cœurs des
individus.
S’installe alors le règne des imprécateurs qui amalgament les formes nouvelles
de la publicité de la marchandise et les manifestations de ceux qui s’opposent
à ses lois, la tiédeur du «respect de la différence» et les nouvelles formes de
la haine raciale, le fanatisme religieux et la perte du sacré. Toute chose et
son contraire devient la manifestation fatale de cet individu démocratique qui
conduit l’humanité à une perte que les imprécateurs déplorent mais qu’ils
déploreraient plus encore de ne pas avoir à déplorer. De cet individu maléfique
on démontre à la fois qu’il mène au tombeau la civilisation des Lumières et
qu’il en parachève l’œuvre de mort, qu’il est communautaire et sans communauté,
qu’il a perdu le sens des valeurs familiales et le sens de leur transgression,
le sens du sacré et celui du sacrilège. On repeint aux couleurs sulfureuses de
l’enfer et du blasphème les vieux thèmes édifiants - l’homme ne peut se passer
de Dieu, la liberté n’est pas la licence, la paix amollit les caractères, la
volonté de justice conduit à la terreur. Les uns réclament au nom de Sade le
retour aux valeurs chrétiennes ; d’autres marient Nietzsche, Léon Bloy et Guy
Debord pour défendre sur un mode punk
les positions des évangélistes américains; les adorateurs de Céline se mettent
au premier rang de la chasse aux antisémites par quoi ils entendent simplement
ceux qui ne pensent pas comme eux.
Certains imprécateurs se contentent de la réputation de lucidité amère et
de solitude indomptable qui se gagne à répéter en chœur le refrain du «crime
quotidiennement commis contre la pensée
» par le petit homme ou la petite femme avide de petites jouissances. Pour
d’autres, ce sont encore de trop petits péchés au compte de la démocratie. Il
leur faut de vrais crimes à lui attribuer, ou plutôt un seul crime, le crime absolu.
Il leur faut aussi une vraie rupture du cours de l’histoire, c’est-à-dire
encore un sens de l'histoire, un destin de la modernité qui se réalise dans la
rupture. C’est ainsi que, au moment de l’effondrement du système soviétique,
l’extermination des Juifs d’Europe a pris la place de la Révolution sociale
comme l’événement coupant l’histoire en deux. Mais pour qu’elle prenne cette
place, il fallait en ôter la responsabilité à ses véritables auteurs. Là est en
effet le paradoxe : pour qui veut faire de l’extermination des Juifs d’Europe
l’événement central de l’histoire moderne, l’idéologie nazie n’est pas une
cause adéquate, puisqu’elle est une idéologie réactive, qui s’est opposée à ce
qui semblait caractériser alors le mouvement moderne de l’histoire -
rationalisme des Lumières, droits de l’homme, démocratie ou socialisme. La
thèse d’Erich Nolte qui fait du génocide nazi une réaction de défense contre le
génocide du Goulag, lui-même héritier de la catastrophe démocratique, ne résout
pas le problème. Les imprécateurs veulent en effet lier directement les quatre
termes : nazisme, démocratie, modernité et génocide. Mais faire du nazisme la
réalisation directe de la démocratie est une démonstration délicate, même par
le biais du vieil argument contre-révolutionnaire qui voit dans l’«individualisme
protestant» la cause de la démocratie, donc
du terrorisme totalitaire.
Et comme ils prennent pour cible principale les
«petits hommes » qui contestent cet état de choses, leurs imprécations contre
la décadence viennent finalement s’ajouter aux admonestations des progressistes
pour soutenir les oligarques gestionnaires aux prises avec les humeurs rétives
de ces petits hommes qui obstruent la voie du progrès, comme les ânes et les
chevaux obstruaient les rues dans la cité démocratique de Platon.
La nouvelle haine de la démocratie n’est donc, en un sens, qu’une des
formes de la confusion qui affecte ce terme. Elle double la confusion
consensuelle en faisant du mot « démocratie » un opérateur idéologique qui
dépolitise les questions de la vie publique pour en faire des «phénomènes de
société», tout en déniant les formes de domination qui structurent la société.
Elle masque la domination des oligarchies étatiques en identifiant la
démocratie à une forme de société et celle des oligarchies économiques en
assimilant leur empire aux seuls appétits des « individus démocratiques». Elle
peut ainsi attribuer sans rire les phénomènes d’accentuation de l’inégalité au
triomphe funeste et irréversible de l’«égalité des conditions» et offrir à
l’entreprise oligarchique son point d’honneur idéologique : il faut lutter contre
la démocratie, parce que la démocratie c’est le totalitarisme.
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