jeudi 19 novembre 2015

La Haine de la démocratie - Jacques Rancière



La Haine de la démocratie - Jacques Rancière


Ce rabattement sur un seul plan du politique, du sociologique et de l’économique se réclame volontiers de l’analyse tocquevillienne de la démocratie comme égalité des conditions. Mais cette référence suppose elle-même une réinterprétation très simpliste de La Démocratie en Amérique. Tocqueville entendait par «égalité des conditions» la fin des anciennes sociétés divisées en ordres et non le règne d’un individu avide de consommer toujours plus. Et la question de la démocratie était d’abord pour lui celle dits formes institutionnelles propres à régler cette configuration nouvelle. Pour faire de Tocqueville le prophète du despotisme démocratique et le penseur de la société de consommation, il faut réduire ses deux gros livres à deux ou trois paragraphes d’un seul chapitre du second qui évoque le risque d’un despotisme nouveau. Et il faut encore oublier que  Tocqueville redoutait le pouvoir absolu d’un maître, disposant d’un État centralisé, sur une masse dépolitisée, et non cette tyrannie de l’opinion démocratique dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles. La réduction de son analyse de la démocratie à la critique de la société de consommation a pu passer par quelques relais interprétatifs privilégiés. Mais elle est surtout le résultat de tout un processus d’effacement de la figure politique de la démocratie, qui s’est opéré à travers un échange réglé entre description sociologique et jugement philosophique.

Les étapes de ce processus peuvent être assez clairement discernées. D’une part, les années 1980 virent se développer en France une certaine littérature sociologique, souvent faite au demeurant par des philosophes, saluant l’alliance scellée par les nouvelles formes de consommation et de comportement individuels entre la société démocratique et son État. Les livres et articles de Gilles Lipovetsky en résument assez bien le propos. C’était le temps où commençaient à se répandre en France les analyses pessimistes venues d’Outre-Atlantique : celles des auteurs du rapport à la Trilatérale ou celles de sociologues comme Christopher Lasch ou Daniel Bell. Ce dernier avait mis en cause le divorce entre les sphères de l’économie, de la politique et de la culture. Avec le développement de la consommation de masse, cette dernière se trouvait dominée par une valeur suprême, la «réalisation de soi». Cet hédonisme rompait avec la tradition puritaine qui avait soutenu conjointement l’essor de l’industrie capitaliste et de l’égalité politique. Les appétits sans restriction naissant de cette culture entraient en conflit direct avec les contraintes de l’effort productif comme avec les sacrifices nécessités par l’intérêt commun de la nation démocratique. Les analyses de Lipovetsky et de quelques autres entendaient contredire ce pessimisme. Il n’y avait point à craindre, disaient-elles, un divorce entre les formes de la consommation de masse, fondées sur la recherche du plaisir individuel, et les institutions de la démocratie fondées sur la règle commune. Tout au contraire, la croissance même du narcissisme  consommateur mettait la satisfaction individuelle et a règle collective en parfaite harmonie. Elle produirait une adhésion plus étroite, une adhésion existentielle des individus à une démocratie vécue non plus seulement comme une affaire de formes institutionnelles contraignantes mais comme «une seconde nature, un environnement, une ambiance». «À mesure que le narcissisme croît, écrivait Lipovetsky, la légitimité démocratique l’emporte, fût-ce sous le mode cool. Les régimes démocratiques, avec leur pluralisme de partis, leurs élections, leur droit à l’information sont en parenté de plus en plus étroite avec la société personnalisée du libre service, du test et de  la liberté combinatoire [...] Ceux-là mêmes qui ne s'intéressent qu’à la dimension privée de leur vie restent attachés par des liens tissés par le procès de personnalisation au fonctionnement démocratique des sociétés. »
Mais réhabiliter ainsi l'«individualisme démocratique» contre les critiques venues d’Amérique, c’était faire en réalité une double opération. D’une part, c’était enterrer une critique antérieure de la société de consommation, celle qui se menait dans les années 1960-1970 quand les analyses pessimistes ou critiques de l’«ère de l’opulence», menées par Frank Galbraith ou David Riesman étaient radicalisées sur un mode marxiste par Jean Baudrillard. Ce dernier dénonçait les illusions d’une «personnalisation» entièrement soumise aux exigences marchandes et voyait dans les promesses de la consommation la fausse égalité qui masquait « la démocratie absente et l’égalité introuvable». La nouvelle sociologie du consommateur narcissique supprimait, elle, cette opposition de l’égalité représentée à l’égalité absente. Elle affirmait la positivité de ce «procès de personnalisation» que Baudrillard avait analysé comme un leurre.

Ils suscitent en tout cas à son époque l'hostilité de ceux qui y voient l’invasion de la république par la démocratie. Ceux-là militent pour un enseignement qui sépare clairement les deux fonctions de l’École publique : instruire le peuple de ce qui lui est utile et former une élite capable de s’élever au-dessus de l'utilitarisme auquel sont voués les hommes du peuple. Pour eux, la distribution d'un savoir doit toujours être en même temps l’imprégnation d’un «milieu» et d’un « corps » qui les approprie à leur destination sociale. Le mal absolu, c’est la confusion des milieux. Or la racine de cette confusion tient en un vice qui a deux noms équivalents, égalitarisme ou individualisme. La «fausse démocratie», la démocratie «individualiste » conduit selon eux la civilisation à une avalanche de maux qu’Alfred Fouillée décrit en 1910, mais où le lecteur des journaux de l’an 2005 reconnaîtra sans peine les effets catastrophiques de Mai 1968, de la libération sexuelle et du règne de la consommation de masse : « L’individualisme absolu, dont les socialistes mêmes adoptent souvent les principes, voudrait que les fils [...] ne fussent en rien soliaires de leurs familles, qu’ils fussent chacun comme un individu X... tombé du ciel, bon à tout faire n’ayant d’autres règles que les hasards de ses goûts. Tout ce qui peut rattacher les hommes entre eux semble une chaîne servile à la démocratie individualiste.
«Elle commence à se révolter même contre la différence des sexes et contre les obligations que cette différence entraîne : pourquoi élever les femmes autrement que les hommes, et à part, et pour des professions différentes ? Mettons-les tous ensemble au même régime et au même brouet scientifique, historique et géographique, aux mêmes exercices géométriques ; ouvrons à tous et à toutes également toutes les carrières L’individu anonyme, insexuel, sans ancêtres, sans tradition, sans milieu, sans lien d’aucune sorte, voilà - Taine l’avait prévu - l’homme de la fausse démocratie, celui qui vote et dont la voix compte pour un, qu’il s’appelle Thiers, Gambetta, Taine, Pasteur, ou qu’il s’appelle Vacher. L’individu finira par rester seul avec son moi, à la place de tous les “esprits collectifs”, à la place de tous les milieux professionnels qui avaient, à travers le temps, créé des liens de solidarité et maintenu des traditions d’honneur commun. Ce sera le triomphe de l’individualisme atomiste, c’est-à-dire de la force, du nombre et de la ruse. »
Comment l’atomisation des individus en vient à signifier le triomphe du nombre et de la force pour- trait rester obscur au lecteur. Mais là est précisément le grand subterfuge opéré par le recours au concept d’«individualisme». Que l’individualisme soit en telle défaveur auprès do gens qui déclarent par ailleurs leur profond dégoût pour le collectivisme et le totalitarisme est une énigme facile à résoudre. Ce n’est pas la collectivité en général que défend avec tant de passion le dénonciateur de l’« individualisme démocratique ». C’est une certaine collectivité, la collectivité bien hiérarchisée des corps, des milieux et des «atmosphères» qui approprient les savoirs aux rangs sous la sage direction d’une élite. Et ce n’est pas l’individualisme qu’il rejette mais la possibilité que n’importe qui en partage les prérogatives. La dénonciation de l’« individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle une intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau.
Il serait injuste de confondre la république de Jules Ferry avec celle d’Alfred Fouillée. Il est juste en revanche de reconnaître que les «républicains» de notre âge sont plus proches du second que du premier. Bien plus que des Lumières et du grand rêve d’éducation savante et égalitaire du peuple, ils sont héritiers de la grande obsession de la « désaffiliation », de la « déliaison » et du mélange fatal des conditions et des sexes produits par la ruine des ordres et des corps traditionnels. Il importe surtout de comprendre la tension qui habite l’idée de république. La république est l’idée d’un système d’institutions, de lois et de mœurs qui supprime l’excès démocratique en homogénéisant État et société. L’École, par laquelle l’État fait distribuer en même temps les éléments de la formation des hommes et des citoyens, s’offre tout naturellement comme l’institution propre à réaliser cette idée. Mais il n’y a pas de raisons particulières pour que la distribution des savoirs - mathématiques ou latin, sciences naturelles ou philosophie - forme des citoyens pour la république plus que des conseillers pour les princes ou des clercs au service de Dieu. La distribution des savoirs n’a d’efficacité sociale que dans la mesure où elle est aussi une (re)distribution des positions. Pour mesurer le rapport entre les deux distributions, il faut donc une science de plus. Cette science royale a un nom depuis Platon. Elle s’appelle science politique. Telle qu’on l’a rêvée, de Platon à Jules Ferry, elle devrait unifier les savoirs et définir, à partir de cette unité, une volonté et une direction communes de l’État et de la société. Mais à cette science il manquera toujours la seule chose nécessaire pour régler l’excès constitutif de la politique : la détermination de la juste proportion entre égalité et inégalité. Il y a certes toutes sortes d’arrangements institutionnels permettant aux États et aux gouvernements de présenter aux oligarques et aux démocrates le visage que chacun souhaite voir. Aristote a fait, au quatrième livre de la Politique, la théorie encore indépassée de cet art. Mais il n’y a pas de science de la juste mesure entre égalité et inégalité. Et il y en a moins que jamais quand le conflit éclate à nu entre l’illimitation capitaliste de la richesse et l’illimitation démocratique de la politique. La république voudrait être le gouvernement de l’égalité démocratique par la science de la juste proportion. Mais quand le dieu manque à la bonne répartition de l’or, de l’argent et du fer dans les âmes, cette science manque aussi. Et le gouvernement de la science est condamné à être le gouvernement des « élites naturelles » où le pouvoir social des compétences savantes se combine avec les pouvoirs sociaux de la naissance et de la richesse au prix de susciter à nouveau le désordre démocratique qui déplace la frontière du politique.




Il tend vers la démocratie dans la mesure où il se rapproche du pouvoir de n’importe qui. De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique : mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables; monopole des représentants du peuple sur l’élaboration des lois ; interdiction aux fonctionnaires de l’État d’être représentants du peuple ; réduction au minimum des campagnes et des dépenses de campagne et contrôle de l’ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux. De telles règles n’ont rien d extravagant et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l’amour inconsidéré du peuple, les ont examinées avec attention comme des moyens d’assurer l’équilibre des pouvoirs, de dissocier la représentation de la volonté générale de celle des intérêts particuliers et d’éviter ce qu’ils considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffît pourtant aujourd'hui de les énumérer pour susciter l’hilarité. À bon droit: ce que nous appelons démocratie et est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels, cumulant ou alternant fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles et tenant à la population par le lien essentiel de la représentation des intérêts locaux ; gouvernements qui font eux-mêmes les lois ; représentants du peuple massivement issus d’une école d’administration ; ministres  ou collaborateurs de ministres recasés dans des entreprises publiques ou semi-publiques ; partis financés par la fraude sur les marchés publics ; hommes d’affaires investissant des sommes colossales dans la recherche d’un mandat électoral ; patrons d’empires médiatiques privés s’emparant à travers leurs fonctions publiques de l’empire des médias publics. En bref : l’accaparement de la chose publique par une solide alliance de l’oligarchie étatique et de l’oligarchie économique.


La presse est libre : qui veut fonder sans aide des puissances financières un journal ou une chaîne de télévision capable de toucher l’ensemble de la population éprouvera de sérieuses difficultés, mais il ne sera pas jeté en prison. Les droits d’association, de réunion et de manifestation permettent l’organisation d’une vie démocratique, c’est-à-dire d’une vie politique indépendante de la sphère étatique. Permettre est évidemment un mot équivoque. Ces libertés ne sont pas des dons des oligarques. Elles ont été gagnées- par l'action démocratique et elles ne gardent leur effectivité que par cette action. Les « droits de l'Homme et du citoyen» sont les droits de ceux qui leur donnent réalité.


Hélas ! Toutes les bonnes choses ici-bas ont leur revers : la multitude délivrée du souci de gouverner est laissée à ses passions privées Ou bien les individus qui la composent se désintéressent du bien public et s’abstiennent aux  élections ; ou bien ils les abordent du seul point de vue de leurs intérêts et de leurs caprices de consommateurs. Au nom de leurs intérêts corporatistes immédiats, ils opposent grèves et manifestations aux mesures qui visent à assurer l’avenir des systèmes de retraite ; au nom de leurs caprices individuels, ils choisissent aux élections tel ou tel candidat qui leur : plaît, de la même manière qu’ils choisissent entre les multiples sortes de pains que leur offrent les boulangeries branchées. Le résultat en est que les «candidats de protestation» totalisent aux élections plus de voix que les « candidats de gouvernement »



Résume cette explication: celui de «populisme». Sous ce terme on veut ranger toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant, qu’elles relèvent de l'affirmation démocratique ou des fanatisme raciaux ou religieux. Et l’on veut donner à l’ensemble ainsi constitué un seul principe : l’ignorance des arriérés, l’attachement au passé, qu’il soit celui des avantages sociaux, des idéaux révolutionnaires ou de la religion des ancêtres. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction exacerbée entre légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de la démocratie et même de la forme mixte du système représentatif. Ce nom masque et révèle en même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ; gouverner sans politique. Et il permet au gouvernement savant d’exorciser la vieille aporie : comment la science peut-elle gouverner ceux qui ne l'entendent pas? Cette question de toujours en rencontre une plus contemporaine : comment se détermine au juste cette mesure, dont le gouvernement expert déclare posséder le secret, entre le bien que procure l’illimitation de la richesse et celui que procure sa limitation ? C’est-à-dire comment s’opère exactement dans la science royale la combinaison entre deux volontés de liquidation de la politique, celle qui tient aux exigences de l'illimitation capitaliste de la richesse et celle qui tient à la gestion oligarchique des États-nations ?


L’« ignorance » reprochée au peuple est simplement son manque de foi. De fait, la foi historique a changé de camp. Elle semble aujourd’hui l’apanage des gouvernants et de leurs experts. C'est qu’elle seconde leur compulsion la plus profonde, la compulsion naturelle au gouvernement oligarchique : la compulsion à se débarrasser du peuple et de la politique.


Ainsi les États et leurs experts peuvent-ils s’entendre tranquillement entre eux.

La nécessité historique inéluctable n’est en fait que la conjonction de deux nécessités propres, l’une à  l’accroissement illimité de la richesse, l’autre à l’accroissement du pouvoir oligarchique.


Les mêmes Etats qui abdiquent leurs privilèges devant l’exigence de la libre circulation des capitaux les retrouvent aussitôt pour fermer leurs frontières à la libre circulation des pauvres de la planète en quête de travail.

Le même État qui entre en lutte contre les institutions du Welfare State se mobilise pour faire rebrancher le tube d’alimentation d’une femme en état végétatif persistant. La liquidation du prétendu État-providence n’est pas le retrait de L’Etat. Elle est la redistribution, entre la logique capitaliste de l’assurance et la gestion étatique directe, d’institutions et de fonctionnements qui s’interposaient entre les deux.


L’idée-force du consensus est en effet que le mouvement économique mondial témoigne d’une nécessité historique à laquelle il faut bien s’adapter et que seuls peuvent nier les représentants d’intérêts archaïques et d’idéologies désuètes.


Mais tant qu’il y aura des arriérés, il y aura besoin d’avancés pour expliquer leur arriération. Les progressistes sentent cette solidarité et leur antidémocratisme s’en trouve tempéré.

Ce sont eux qui on sont responsables, qui font régner la « tyrannie démocratique» de la consommation. Les lois d’accroissement du capital, le type de production et do circulation des marchandises qu'elles commandent sont devenus la simple conséquence des vices de ceux qui les consomment et tout particulièrement de ceux qui ont le moins de moyens de consommer. C’est parce que l'homme démocratique est un être de demeure, dévorateur insatiable de marchandises, de droits de l'Homme et de spectacles télévisuels, que la loi du profit capitaliste règnerait sur le monde.


Comme la jeunesse et le désir de liberté, par définition, ne savent ni ce qu’ils veulent ni ce qu’ils font, ils ont produit le contraire de ce qu’ils déclaraient mais la vérité de ce qu’ils poursuivaient: la rénovation du capitalisme et la destruction de toutes les structures, familiales, scolaires ou autres qui s’opposaient au règne illimité du marché, pénétrant toujours plus profondément les reins et les cœurs des individus.


S’installe alors le règne des imprécateurs qui amalgament les formes nouvelles de la publicité de la marchandise et les manifestations de ceux qui s’opposent à ses lois, la tiédeur du «respect de la différence» et les nouvelles formes de la haine raciale, le fanatisme religieux et la perte du sacré. Toute chose et son contraire devient la manifestation fatale de cet individu démocratique qui conduit l’humanité à une perte que les imprécateurs déplorent mais qu’ils déploreraient plus encore de ne pas avoir à déplorer. De cet individu maléfique on démontre à la fois qu’il mène au tombeau la civilisation des Lumières et qu’il en parachève l’œuvre de mort, qu’il est communautaire et sans communauté, qu’il a perdu le sens des valeurs familiales et le sens de leur transgression, le sens du sacré et celui du sacrilège. On repeint aux couleurs sulfureuses de l’enfer et du blasphème les vieux thèmes édifiants - l’homme ne peut se passer de Dieu, la liberté n’est pas la licence, la paix amollit les caractères, la volonté de justice conduit à la terreur. Les uns réclament au nom de Sade le retour aux valeurs chrétiennes ; d’autres marient Nietzsche, Léon Bloy et Guy Debord pour défendre sur un mode punk les positions des évangélistes américains; les adorateurs de Céline se mettent au premier rang de la chasse aux antisémites par quoi ils entendent simplement ceux qui ne pensent pas comme eux.
Certains imprécateurs se contentent de la réputation de lucidité amère et de solitude indomptable qui se gagne à répéter en chœur le refrain du «crime quotidiennement  commis contre la pensée » par le petit homme ou la petite femme avide de petites jouissances. Pour d’autres, ce sont encore de trop petits péchés au compte de la démocratie. Il leur faut de vrais crimes à lui attribuer, ou plutôt un seul crime, le crime absolu. Il leur faut aussi une vraie rupture du cours de l’histoire, c’est-à-dire encore un sens de l'histoire, un destin de la modernité qui se réalise dans la rupture. C’est ainsi que, au moment de l’effondrement du système soviétique, l’extermination des Juifs d’Europe a pris la place de la Révolution sociale comme l’événement coupant l’histoire en deux. Mais pour qu’elle prenne cette place, il fallait en ôter la responsabilité à ses véritables auteurs. Là est en effet le paradoxe : pour qui veut faire de l’extermination des Juifs d’Europe l’événement central de l’histoire moderne, l’idéologie nazie n’est pas une cause adéquate, puisqu’elle est une idéologie réactive, qui s’est opposée à ce qui semblait caractériser alors le mouvement moderne de l’histoire - rationalisme des Lumières, droits de l’homme, démocratie ou socialisme. La thèse d’Erich Nolte qui fait du génocide nazi une réaction de défense contre le génocide du Goulag, lui-même héritier de la catastrophe démocratique, ne résout pas le problème. Les imprécateurs veulent en effet lier directement les quatre termes : nazisme, démocratie, modernité et génocide. Mais faire du nazisme la réalisation directe de la démocratie est une démonstration délicate, même par le biais du vieil argument contre-révolutionnaire qui voit dans l’«individualisme protestant» la cause de la démocratie, donc du terrorisme totalitaire.



Et comme ils prennent pour cible principale les «petits hommes » qui contestent cet état de choses, leurs imprécations contre la décadence viennent finalement s’ajouter aux admonestations des progressistes pour soutenir les oligarques gestionnaires aux prises avec les humeurs rétives de ces petits hommes qui obstruent la voie du progrès, comme les ânes et les chevaux obstruaient les rues dans la cité démocratique de Platon.


La nouvelle haine de la démocratie n’est donc, en un sens, qu’une des formes de la confusion qui affecte ce terme. Elle double la confusion consensuelle en faisant du mot « démocratie » un opérateur idéologique qui dépolitise les questions de la vie publique pour en faire des «phénomènes de société», tout en déniant les formes de domination qui structurent la société. Elle masque la domination des oligarchies étatiques en identifiant la démocratie à une forme de société et celle des oligarchies économiques en assimilant leur empire aux seuls appétits des « individus démocratiques». Elle peut ainsi attribuer sans rire les phénomènes d’accentuation de l’inégalité au triomphe funeste et irréversible de l’«égalité des conditions» et offrir à l’entreprise oligarchique son point d’honneur idéologique : il faut lutter contre la démocratie, parce que la démocratie c’est le totalitarisme.




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