samedi 24 octobre 2015

La domination policière - Mathieu Rigouste

La domination policière - Mathieu Rigouste



Introduction : enquête sur un champ de bataille

La police est un appareil d’État chargé de maintenir «l’ordre public» par la contrainte. Elle est organisée rationnellement pour produire de la violence. Les études focalisées sur ce que l’on appelle des «violences illégitimes» ou «illégales», des «bavures» et des « accidents » n’observent qu’une partie du phénomène. Elles insistent sur le fait que la police tente de réduire le risque de tuer dans les sociétés qu’elles appellent «démocratiques», que les agents de la force publique travaillent à contenir leur violence et que la brutalisation physique ne représente qu’une exception

’y ai vu se développer et se matérialiser les principaux axes de la transformation de la violence policière : la fabrication d’un chômage de masse, la précarisation et l’accroissement des inégalités, le développement de la «politique de la ville», les transformations de la ségrégation, la formation des polices de proximité, la généralisation de la provocation par des polices d’intervention, la perpétuation d’une structuration virile, blanche et bourgeoise de la violence policière, l'émergence de nouvelles formes d’autodéfense et de contre-attaques parmi les habitants, l’application d'une contre-insurrection de basse intensité face à la multiplication des révoltes, les impacts sociaux de la fabrication médiatique et politique des nouveaux «ennemis intérieurs», la restructuration des quartiers populaires et l'extension de la mégalopole capitaliste par la «rénovation urbaine», l’intensification de la domination policière et le renforcement du socio-apartheid par la «guerre à la délinquance» ainsi que le développement de l’incarcération de masse. J'ai observé les implications réelles et concrètes de tous ces phénomènes qui font système avec la violence policière.

La ségrégation endocoloniale
Soumettre et bannir les damnés du néolibéralisme

La recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.

La recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.
L’impérialisme est un processus d’expansion coloniale du capitalisme qui a engendré un système d’exploitation et de domination à plusieurs vitesses, dans les colonies mais aussi à l’intérieur de la métropole. La recherche de l’accumulation maximale du profit par l’exploitation de celles et ceux qui n’ont que leurs bras et leurs enfants - le prolétariat - est alors renforcée et mise en concurrence avec la surexploitation d’un sous-prolétariat dans les colonies.
Frantz Fanon nous a laissé le terme «damnés de la terre » pour nommer celles et ceux qui se confrontent à la fois la surexploitation, à la dépossession et à la ségrégation ; il désignait ainsi principalement les situations d’oppressions conjuguées de classe, de race et de genre des colonisés.


Maintenir la ségrégation des damnés en métropole

Le bannissement des damnés à l’intérieur de la métropole se développe en important les modes de gestion élaborés dans les colonies. C’est ce que Michel Foucault a nommé l’« effet de retour» des «modèles coloniaux» «rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonialisme interne». Nous pouvons parler de ségrégation endocoloniale pour désigner cette forme de pouvoir qui développe et réagence des dispositifs issus des répertoires de la domination coloniale pour les appliquer à l’intérieur du territoire national aux strates inférieures des classes populaires.

La brigade nord-africaine (BNA) était composée d’une trentaine d’agents ; elle recrutait une partie de son personnel parmi le corps des administrateurs coloniaux ou des I fonctionnaires en poste en Algérie. Elle quadrillait les «quartiers musulmans» de Paris, y opérait des raids et des rafles, alimentait des fichiers de surveillance politique et sociaux. La BNA n’était pas une police proprement coloniale.


Pour conquérir de nouveaux marchés et faire face aux soulèvements ouvriers de 1947-1948, le capitalisme français a commencé à se restructurer en permettant aux couches supérieures blanches du prolétariat d’occuper les positions inférieures d’une petite bourgeoisie en extension. C’est ainsi que la surexploitation des travailleurs étrangers, la plupart issus des colonies, s’est maintenue et renforcée dans la seconde partie du XXe siècle.


C'est dans ce contexte que, dès 1953, la préfecture de police amorce la formation d’une nouvelle imité de police d’inspiration coloniale : la brigade des agressions et violences (BAV), influencée par les premières unités antigang, mais calquée sur les anciennes brigades nord-africaines à peine dissoutes. Cette création est justifiée en mettant l’accent sur la « criminalité» et non plus sur la «race» des colonisés. La figure de la «criminalité nord-africaine», employée systématiquement dans les grands médias et par la classe dirigeante pour dépolitiser les luttes des colonisés, va permettre de rediriger cette nouvelle police sur les travailleurs arabes à Paris.

Composée de deux sections d’enquête et de voie publique, la BAV était chargée de paralyser les résistances des colonisés et les actions du FLN comme s’il s’agissait d’une forme de criminalité ethno-culturelle. Constituée d’une vingtaine d’inspecteurs dont une partie importante était recrutée parce qu’elle maîtrisait couramment les langues d’Afrique du Nord, dotée de voitures et de radios, elle avait mission de circuler dans les quartiers « criminels » pour y «faire du flagrant délit».

Dès 1958, la BAV s’est trouvée coordonnée avec la huitième brigade territoriale (une unité de police judiciaire), avec des équipes spéciales de district et, à partir de décembre 1959, avec les forces de police auxiliaires (FPA, les harkis de Paris). Ces différentes unités étaient régies par le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA). Cette structure va former une génération de policiers à contrôler des Arabes et des misérables sur le mode de la pacification coloniale.

Ni les policiers ni les responsables politiques du massacre d’État du 17 octobre 1961 n’ont été sanctionnés. Le système colonial, où la justice tolère les agressions et les meurtres commis contre des indigènes, s'est largement perpétué dans l’ère sécuritaire et postcoloniale. L’arabicide demeure protégé par «un code tacite, une jurisprudence de fait36» qui punit les centaines de meurtres d’Arabes commis entre 1970 et 1991 de peines délictuelles, comme s’ils n'étaient pas des humains à part entière et que l’arabicide relevait du délit et non du crime. Dans les tribunaux et les médias, cette tolérance judiciaire est justifiée par l’utilisation systématique de la figure de «l’arabe bestial, voleur, violeur et tueur» forgée par et pour l’imaginaire colonial. En légitimant la focalisation sur les quartiers où vivent les ouvriers immigrés, cet imaginaire a accompagné toute la fabrication des «polices de la nouvelle société ».
Le bidonville, la BAV et le 17 octobre 1961 sont trois scènes fondatrices. Elles ont posé les bases d’une nouvelle forme de domination organisée autour de l’enclavement, du harcèlement et de la brutalisation des damnés à l’intérieur, puis des classes populaires des grandes villes en général.

À la suite du bidonville et de la cité de transit, le quartier de type « grand ensemble » va permettre de restructurer la domination des damnés à l'intérieur pour les damnés de l'intérieur.
C’est un nouveau type d’habitat conçu à partir de l’après-guerre pour accueillir une «aristocratie ouvrière » (très majoritairement blanche) en voie de massification. Construit rapidement, il est formé généralement de barres et de tours alignées pour réduire les coûts autant crue possible.

Ceux du bidonville et des cités de transit qui ont pu rejoindre ces quartiers ont obtenu l’eau courante, l’électricité, le chauffage et l’accès à des services publics - ce qui a effectivement transformé leurs conditions de vie mais qui leur a aussi imposé des échéances fixes et non négociables pour les loyers et les factures, créant ainsi de nouvelles formes d’appauvrissement et de mise en dépendance. Ces nouveaux habitants et les autres ont commencé à galérer ensemble. Ils se sont appropriés cet urbanisme pour y créer des formes de vie collectives, solidaires et villageoises, en contradiction complète avec le projet néolibéral et les stratégies des bureaucraties municipales des banlieues ouvrières.


l'anticriminalité: continuer la guerre coloniale
Confronte a des séries de braquages de banques, François Le Mouel rédige un rapport pour justifier la recherche du «flagrant délit» face à ces «types de criminalité». Il engage à dépasser la logique «du crime au criminel» pour une logique «du criminel au crime» : en se cachant, en surveillant, en traquant, en laissant faire puis en intervenant. C’est le début du développement d’unités mobiles «anticriminelles», en civil, dressées à surveiller et traquer les jeunes des classes populaires, à les provoquer pour mieux faire apparaître «le crime» caché dans leurs corps suspects.


La technique « anticriminalité » expérimentée en Seine-Saint-Denis consiste désormais à pénétrer la population (et non plus les populations, sous- entendu colonisées) pour y traquer un nouvel ennemi intérieur incarné par une figure socio-ethnique du criminel. Ce procédé, qui avait déjà servi à justifier la traque des révolutionnaires communistes ou anticolonialistes dans les périodes précédentes, va dès lors désigner l'ensemble des quartiers populaires comme des viviers de prolifération d’une menace mortelle non plus pour «l’empire» mais pour «la nation». La BAC 93 est créée sur le principe d’une pacification désormais intérieure pour laquelle il faut des unités policières particulièrement rentables et productives, susceptibles de mener une guerre de basse intensité - autrement dit, des commandos policiers.

Une pseudo-théorie mise en circulation au début des années 1970 a fourni une caution «scientifique» à la focalisation policière de ces unités «anticriminelles» sur les non-Blancs pauvres. La notion de «seuil de tolérance aux étrangers» explique que le racisme est lié à la présence d’étrangers trop nombreux et qui provoquent une réaction quasi biologique des «vrais Français», sous-entendu blancs et chrétiens.


Toujours répandue dans la police, cette fiction a fourni une légitimation morale pour les comportements racistes de policiers qui choisissaient d’intégrer ces nouvelles unités chargées des cités. On a tenté de faire reculer les actes racistes en envoyant dans les quartiers populaires des policiers convaincus qu’il fallait s’occuper en particulier et visiblement des «bronzés». La police des damnés à l’intérieur s’est constituée en revendiquant «scientifiquement» l’appropriation de certains gestes et mentalités racistes issus des répertoires de la violence coloniale.
Le 30 novembre 1972, Mohamed Diab, chauffeur de poids lourds algérien de trente-deux ans est abattu dans un commissariat par le policier Robert Marquet d’une rafale de pistolet mitrailleur.

La ségrégation endocoloniale n’est pas structurée seulement par la race et la classe. La violence des policiers et des militaires est une violence fondamentalement masculine, conçue et mise en œuvre par une très grande majorité de mâles blancs engagés pour la conservation de l'ordre social. Elle est portée par un système idéologique axé sur la reproduction d'un pouvoir patriarcal où priment l'autorité et la force de l'État comme «père» et «maître». Dans les mots et les gestes qu'ils emploient pour contrôler les habitants des cités, les policiers marquent régulièrement la place et les comportements auxquels devraient selon eux se tenir «les vrais hommes» et «les filles bien», les «vrais Français» et les «bons immigrés», les «honnêtes citoyens» et «les autres».


La tactique de la tension
Appliquer la contre-insurrection aux quartiers populaires
Les doctrines de contre-insurrection sont organisées autour de l’articulation d’un versant de propagande - des structures d’«action psychologique» et de « conquête des cœurs et des esprits » - et d’un versant de coercition combinant des formes d’occupation et de quadrillage militaro-policiers avec des techniques de contre-guérilla et d’extrême brutalisation". Dans les états-majors militaires et politiques des grandes puissances impérialistes, deux fractions s’opposent sur les manières de développer cette forme de domination. Des tenants du Heart and Mind militent pour augmenter l’emploi de la séduction, de la collaboration et de la sous-traitance dans l’encadrement militaro-policier. Parmi les experts de la contrainte et de la violence légitime, ils sont assimilés à une posture «de gauche» ou «modérée». Face à eux, les tenants du Kill or capture assurent qu’il faut assumer complètement le caractère colonial d’une occupation militaire et les intérêts expansionnistes des grands États en employant principalement la «contre-terreur», c’est-à-dire la terreur d’État.

La «bataille d’Alger» comme prototype
La contre-insurrection à la française a été élaborée durant les révolutions coloniales en Indochine et au Maroc et a été synthétisée pendant la guerre d’Algérie où elle a acquis le statut de doctrine d’État. Elle a été mise en œuvre de manière intensive et généralisée avant d’être officiellement abolie au cours des années 1960.
D’abord dans les montagnes puis dans les grandes villes d’Algérie, à mesure que l’Etat lui transmettait les pouvoirs policiers et judiciaires, l’armée française a systématisé et industrialisé des formes de propagande (radio, tracts, cinéma, rumeurs, médecine, infrastructures socioculturelles...), de contre-guérilla (déplacements de populations, vrai-faux attentats et massacres, camps de concentration, torture industrielle, bombardements de villages, système de disparitions...) et de contrôle militaro-policier des zones urbaines (fichage, quadrillage, occupation de la rue et paralysie de la vie sociale, harcèlement, système de délation, contre- terrorisme, torture, internement, disparitions).


Dans tous les États impérialistes, l’emploi de la contre-insurrection en contexte colonial a eu une influence significative sur la transformation des mécaniques d’encadrement à l’intérieur du territoire national. Aux États-Unis, la contre-insurrection expérimentée au Vietnam a été employée contre les révolutionnaires du Black Panther Party puis elle s’est cristallisée dans la police des ghettos à travers la «guerre contre le crime et la drogue». L’expérimentation de la guerre contre-révolutionnaire en Irlande du Nord a transformé la répression des révoltes ouvrières en Angleterre.


L’ère Chevènement
À partir du milieu des aimées 1990, des officiers de l’armée française ont commencé à réassumer l’emploi de la contre-insurrection à l’intérieur. Sur le territoire national, c’est le début de l’activation ininterrompue du plan Vigipirate, qui permet d’organiser un quadrillage militaro-policier des grandes villes, fluctuant mais continu. Ce dispositif d’exception permanent associe des militaires initiés aux dernières techniques de «contrôle des foules» et des policiers expérimentant de nouvelles techniques de maintien de l’ordre.


Six jours plus tard, le 16 juillet, débutent à l’Assemblée nationale des débats relatifs à la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure, renforçant les capacités d’encadrement et  de harcèlement policiers ainsi que les possibilités d’interpellation et de mise en détention. Dammarie- lès-Lys a été sélectionnée comme une scène répressive, pour préparer les esprits au vote de la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.


Construire l’état d’exception juridique
Tout au long des années 2000, les gouvernements I de «gauche» et de «droite» ont mené alternativement une offensive pour étendre l’état d’exception I juridique qui permet d’expérimenter la contre- insurrection endocoloniale. Entre 2001 et 2009, 17 lois portant sur la «lutte contre l’insécurité» sont votées les unes après les autres, au nom de la « lutte contre le terrorisme », « la délinquance des mineurs», «la criminalité» ou «l’immigration clandestine ». Elles favorisent l’extension et la diversification des formes contemporaines de la violence policière. En 2001, le gouvernement Jospin fait voter la loi de sécurité quotidienne (LSQ) qui pose les bases d’un vaste programme d’intensification du contrôle des classes populaires par le redéploiement des forces de l’ordre et l’extension de leurs champs de compétences : la loi rend passible de prison le refus de donner son ADN, étend la possibilité des fouilles pour les agents de police et les agents de sécurité, autorise la police municipale à intervenir dans les cages d’escaliers sous certaines conditions, étend les possibilités de perquisition... Deux ans plus tard, la loi pour la sécurité intérieure - dite loi Sarkozy - de février 2003, par un article rendant illégale l’occupation des halls d’immeubles, a démultiplié les possibilités de harcèlement policier dans les quartiers. Comme la loi sur les contrôles d’identité, elle va permettre de valider des pratiques mais [aussi de stimuler leur systématisation. D’autres lois [ont permis d’intensifier la productivité répressive. La loi du 9 mars 2004, dite Perben II, en instituant un régime spécial pour la «délinquance organisée» a ainsi permis d'arrêter des groupes entiers, de prolonger les gardes à vue, de les étendre aux mineurs de plus de 16 ans et d'empêcher tout regroupement dans la rue.


Le gouvernement Villepin décrète l'état d’urgence le 8 novembre 2005 et le proroge pour trois mois le 15 novembre. Le recours à la loi du 3 avril 1955 «organisant le régime de l'état d’urgence», loi conçue pour permettre la répression des colonisés en Algérie, comporte une dimension symbolique et mémorielle : le gouvernement normalise la répression en l’inscrivant dans la continuité d’une pacification de l’ennemi intérieur: les «hors-la-loi» d'aujourd’hui sont renvoyés à ceux d'hier. Selon la loi de 1955, la déclaration de l’état d’urgence dépend de la loi de 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre. C’est une sorte de déclaration de guerre civile partielle, qui permet d’appliquer des dispositifs de guerre sur une partie du territoire sans paralyser tout le pays. La mise en œuvre du couvre-feu sur les «zones sensibles» l’illustre assez précisément. L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire là où ils le jugent intéressant, la «circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et heures fixés par arrêtés», d’« instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé», d’« interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics» et de «prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Il est enfin possible, dans les zones concernées par le décret (l’ensemble des grandes agglomérations françaises), d’ordonner la «fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature», l’interdiction, «à titre général ou particulier, [des] réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre», la réquisition des armes de toute catégorie, 1’« assignation à résidence [...] dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération» et «des perquisitions à domicile de jour et de nuit».

Le lieutenant d’une des compagnies de sécurisation - une «force d’intervention rapide » - affectée sur Villiers-le-Bel est en l’occurrence un ancien militaire, formé au contrôle des foules au Kosovo.


Le marché de la coercition

La transformation de la violence policière est liée au développement d’un marché mondial de la coercition. Ce phénomène est porté par de puissants complexes industriels, médiatiques et politico-financiers qui tirent profit de la prolifération des guerres policières en ven­dant des doctrines, des techniques, des équipements et des armes de coercition. Ces marchandises sont expérimentées, rénovées et leur excellence est mise en scène dans les laboratoires intérieurs des grandes puissances impérialistes. Elles peuvent ensuite être vendues aux États et aux entreprises du monde entier.


1968, la naissance d’un marché public de la coercition
Le marché d’État de la coercition émerge réellement après 1968, dans un contexte où il faut absolument renforcer, techniciser et rationaliser des appareils policiers qui viennent d’atteindre un état limite. Il se constitue pour réprimer les mouvements ouvriers, étudiants et révolutionnaires.

Le tir tendu en pleine tête n’est pas une «bavure» mais une nouvelle production rationnelle- légale, une technique de violence d’État. Le policier qui a éborgné un lycéen, Jeoffrey, à Montreuil en octobre 2010, avait reçu une demi-journée de formation : il utilisait un LBD dans une situation où, selon la codification, il aurait dû employer un flash-bail; il n’a pas fait de sommation, il n’était pas en légitime défense et le LBD était à l'essai. Le policier a pourtant été disculpé. Malgré toutes ces infractions à la procédure légale, son geste a bien été habilité.
La proscription du tir tendu au visage est donc très symbolique, elle permet d’encadrer la banalisation réelle de ce tir et sa transformation en pratique d’État. Jean-Paul Brodeur, sociologue de la police, remarque à ce sujet que la plupart des protestations contre le développement de pratiques policières «au-dessus des lois » ont donné lieu à un changement des lois plutôt que des pratiques policières.

L’industrialisation de la férocité
Les BAC et l’essor des polices de choc

Dans la plupart des grandes puissances impérialistes, des unités de police spécialisées ont été conçues au cours des années 1970 pour maintenir la ségrégation raciste et contenir l’indiscipline populaire. L’histoire de ces commandos policiers retrace la systématisation de la férocité comme technique de gouvernement et comme secteur de marché. En France, la brigade anticriminalité (BAC) représente à la fois une technologie de bannissement et de répression, une rationalisation industrielle de la coercition et l’un des rouages les plus sollicités d’une mécanique poussée à ses limites.

Un dispositif proactif est basé sur sa capacité à créer les situations qui justifient son existence, à favoriser les conditions de sa reproduction et de son extension. Une unité de police proactive crée les menaces qu’elle est censée réduire en suscitant, en laissant faire, en provoquant voire en fabriquant des désordres pour mieux s’en saisir.


Le baqueux justifie sa brutalité comme l’idéologie patronale justifie la brutalisation de travailleurs revendicatifs, comme l’idéologie esclavagiste justifie la brutalisation d’un esclave insolent, comme l’idéologie paternaliste justifie la brutalisation des enfants indisciplinés et comme l’idéologie patriarcale justifie les violences faites aux femmes insoumises.


Les policiers ont recours a la domination masculine de façon différente selon qu’ils veulent soumettre des hommes et des femmes. Ils emploient des techniques de vexation à l’égard de ceux qu’ils pensent pouvoir blesser en mettant en doute leur virilité, en les désignant comme féminins, homosexuels, dé virilisés... Un policier de la BAC avoue employer une remarque de cet ordre comme technique d’humiliation: «Tu faisais moins le malin quand tu t’es fait doser par ta sœur hier devant le commissariat ! » Pour inférioriser sa proie masculine, le policier emploie un procédé idéologique d’infériorisation des femmes. Les policiers prédateurs discriminent très fortement leurs comportements en fonction du genre de leurs proies. Ils appliquent aux femmes des registres de violence symbolique en les accusant de mauvaise moralité ou de mauvaise maternité, en les enfermant dans l’espace de la domesticité et de la sexualité.


La BAC expérimente quotidiennement le renforcement du pouvoir policier par l’industrialisation d’une férocité virile, blanche et bourgeoise.

La suraccumulation de puissance
Il faut considérer le corps des policiers comme un accumulateur humain de violence d’État. Le corps du policier est dressé techniquement pour produire de la coercition.


Les BAC révèlent les limites du gouvernement des pauvres par la provocation et le harcèlement. Particulièrement rentables pour les chefs policiers, les gouvernants et les industriels de la sécurisation, les polices de choc sont aussi les unités les plus susceptibles de catalyser les colères et de fournir une cible commune pour des soulèvements ingouver­nables. La BAC est une forme de suraccumulation de puissance dans un secteur de l’appareil policier, elle révèle une contradiction fondamentale au cœur du système sécuritaire : le capitalisme sécuritaire et ses polices de choc se développent en persécutant les forces susceptibles de les renverser.


La politique de la ville connaît un tournant majeur et change d’échelle avec la loi Borloo du 1er août 2003340. Présenté comme «le plus grand chantier du siècle» (10 fois le tunnel sous la Manche), ce Programme national de rénovation urbaine (PNRU) engage l’investissement de 40 milliards d’euros pour réaménager plus de 500 quartiers classés en Zone urbaine sensible (ZUS). Il favorise les démolitions de logements sociaux, les reconstructions en accession à la propriété, les réhabilitations avec augmentation des loyers et des charges, l’installation de commerces destinés à la petite bourgeoisie salariée, ainsi que la création de nouvelles voies de circulation et d’aménagements sécuritaires de l’espace urbain.
Créée en 2004, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) est chargée de programmer l’ouverture de ces marchés en finançant une partie des chantiers avec l’argent public. La plupart des projets impliquent davantage de destructions de logements sociaux que de reconstructions, et les relogements sont fermés aux squatteurs ou à celles et ceux qui ne peuvent plus payer leurs loyers. Malgré les prétentions affichées, la rénovation urbaine repousse et disperse au loin les plus pauvres. Elle met en scène un «banlieues show», spectacle de la destruction massive d’immeubles dans les cités de France.


Le nouvel urbanisme sécuritaire conjugue la domination policière et la dépossession des classes populaires. Il s’agit d’en finir avec les labyrinthes et les raccourcis, les dalles, les coursives et les accès aux toits qui permettent d’attaquer la police, d’entreposer des munitions. Mais l’objectif est aussi de mettre fin à tous les espaces réappropriés par les habitants et qui permettent une vie sociale relativement libre et autonomisée (barbecues, fêtes improvisées...), de faire disparaître tous les lieux qui permettent à des communautés opprimées de se croiser, de se reconnaître, de s'auto-organiser et de s’entraider.


Les mobilisations collectives pour le logement prennent toutes sortes de formes depuis le début des années 2000 : contre la restructuration néolibérale et sécuritaire, contre les expulsions de logement ou l’augmentation du prix des loyers et des charges, contre les discriminations dans les attributions de logements. L’augmentation de la précarité et le renforcement de la pression policière fragilisent ces luttes et contribuent ainsi à paralyser les résistances à l’expansion de la ville impériale.

Ce renforcement policier est à l’œuvre sur d’autres types de territoires soumis à des formes coloniales de pouvoir. En février-mars 2009, le mouvement de révolte contre «le capitalisme et le colonialisme» mené par le LKP en Guadeloupe, puis en Martinique, n’a pas été maîtrisé malgré le déversement de forces policières. Durant plus d’un mois de grève générale, les dépossédés ont envahi les rues, bloqué les aéroports et les routes, manifesté de jour comme de nuit et se sont affrontés à une répression féroce, des convois militaires avant débarqués sur l’île pour l’occasion.

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain - Gilles Lipovetsky

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain -  Gilles Lipovetsky



INTRODUCTION
L'hypothèse avancée est autre : c'est une mutation sociologique globale qui est en cours, une création historique proche de ce que Castoriadis appelle une « signification imaginaire centrale », combinaison synergique d'organisations et de significations, d'actions et de valeurs, amorcée à partir des années vingt - seules les sphères artistiques et psychanalytiques l'ont anticipée de quelques décennies - et ne cessant d'amplifier ses effets depuis la Seconde Guerre mondiale.

CHAPITRE PREMIER

Loin d’être circonscrite aux rapports interpersonnels, la séduction est devenue le processus général tendant à régler la consommation, les organisations, l'information, l'éducation, les mœurs. Toute la vie des sociétés contemporaines est désormais commandée par une nouvelle stratégie détrônant le primat des rapports de production au profit d'une apothéose des rapports de séduction.

CHAPITRE II
L'indifférence pure

Apathie new-look.
Ceci ne doit pas être versé dans le registre des éternelles lamentations sur la décadence occidentale, mort des idéologies et « mort de Dieu ». Le nihilisme européen tel que l'a analysé Nietzsche, en tant que dépréciation morbide de toutes les valeurs supérieures et désert de sens, ne correspond plus à cette démobilisation de masse ne s’accompagnant ni de désespoir ni de sentiment d’absurdité. Tout d'indifférence, le désert post­moderne est aussi éloigné du nihilisme « passif » et de sa délectation morose sur l'inanité universelle que du nihilisme « actif » et de son autodestruction. Dieu est mort, les grandes finalités s'éteignent, mais tout le monde s'en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l’endroit de l'assombrissement européen. Le vide du sens, l'effondrement des idéaux n'ont pas conduit comme on pouvait s'y attendre à plus d'angoisse, plus d’absurde, plus de pessimisme.

Même le nihilisme « incomplet » avec ses ersatz d'idéaux laïques a fait son temps et notre boulimie de sensations, de sexe, de plaisir ne cache rien, ne compense rien, surtout pas l'abîme de sens ouvert par la mort de Dieu. L'indifférence, pas la détresse métaphysique. L'idéal ascétique n'est plus la figure dominante du capitalisme moderne; la consommation, les loisirs, la permissivité, n'ont plus rien à voir avec les grandes opérations de la médication sacerdotale : hypnotisation-estivation de la vie, crispation des sensibilités au moyen d'activités machinales et d'obéissances strictes, intensification des émotions aiguillée par les notions de péché et de culpabi­lité1. Qu'en reste-t-il à l'heure où le capitalisme fonctionne à la libido, à la créativité, à la person­nalisation2? Le relâchement post-moderne liquide l'assoupissement, l'encadrement ou le débordement nihiliste, la décontraction abolit la fixation ascétique. Déconnecter le désir des agencements collectifs, faire circuler les énergies, tempérer les enthousiasmes et indignations se rapportant au social, le système invite à la détente, au désengagement émotionnel.

Les toiles hyperrealistes ne délivrent aucun message, ne veulent rien dire, leur vide cependant est aux antipodes du déficit de sens tragique aux yeux des œuvres antérieures. Il n'y a rien à dire, qu'importe, tout peut donc être peint avec le même léché, la même objectivité froide, carrosseries brillantes, reflets de vitrines, portraits géants, plis de tissus, chevaux et vaches, moteurs nickelés, villes panoramiques, sans inquiétude ni dénonciation. Par son indifférence au motif, au sens, au fantasme singulier, l’hyperréalisme devient jeu pur offert au seul plaisir du trompe-l’œil et du spectacle. Ne reste que le travail pictural, le jeu de la représentation vidé de son contenu classique, le réel se trouvant hors circuit par l'usage de modèles eux-mêmes représentatifs, essentiellement photographiques. désinvestissement du réel et circularité hyperréaliste, au faîte de son accomplissement, la Représentation, instituée historiquement comme espace humaniste, se métamorphose sur place en un dispositif glacé, machinique, débarrassé de l'échelle humaine par les agrandissements et accentuations des formes et couleurs : ni transgressé ni « dépassé », l'ordre de la représentation est en quelque sorte désaffecté dans la perfection même de son exécution.

Ce qui est vrai pour la peinture l'est également pour la vie quotidienne. L'opposition du sens et du non-sens n'est plus déchirante et perd de sa radicalité devant la frivolité ou la futilité de la mode, des loisirs, de la publicité. A l'ère du spectaculaire, les antinomies dures, celles du vrai et du faux, du beau et du laid, du réel et de l'illusion, du sens et du non-sens s’estompent, les antagonismes deviennent « flottants », on commence à comprendre, n'en déplaise à nos métaphysiciens et anti-métaphysiciens, qu'il est désormais possible de vivre sans but ni sens, en séquence-flash et cela est nouveau. « N'importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout », disait Nietzsche, même cela n’est plus vrai aujourd'hui, le besoin de sens lui-même a été balayé et l'existence indifférente au sens peut se déployer sans pathétique ni abîme, sans aspiration à de nouvelles tables de valeurs; tant mieux, de nouvelles questions surgissent, libérées des rêveries nostalgiques et qu'au moins l'apathie new-look ait la vertu de décourager les folies mortifères des grands prêtres du désert.


Dans ces conditions, il est clair que l’indifférence actuelle ne recouvre que très partiellement ce que les marxistes appellent aliénation, fut-elle élargie. Celle-ci, on le sait, est inséparable des catégories d’objet, de marchandise, d’altérité, et donc du procès de réification, tandis que l’apathie se déploie d'autant plus qu'elle concerne des sujets informés et éduqués. La désertion, pas la réification : plus le système donne de responsabilités et informe, plus il y a de désinvestissement, c'est ce paradoxe qui empêche d’assimiler aliénation et indifférence quand bien même celle-ci se manifeste par l'ennui et la monotonie.

L'homme cool n'est ni le décadent pessimiste de Nietzsche ni le travailleur opprimé de Marx, il ressemble davantage au téléspectateur essayant « pour voir » les uns après les autres les programmes du soir, au consommateur remplissant son caddy, au vacancier hésitant entre un séjour sur les plages espagnoles et le camping en Corse. L'aliénation analysée par Marx, résultant de la mécanisation du travail, a fait place à une apathie induite par le champ vertigineux des possibles et le libre-service généralisé; alors commence l'indifférence pure, débarrassée de la misère et de la « perte de réalité » des débuts de l'industrialisation.


Avec la sociabilité autoclave commence la démotivation généralisée, le repli autarcique illustré par la passion de consommer mais aussi bien par la vogue de la psychanalyse et des techniques relationnelles : quand le social est désaffecté, le désir, la jouissance, la communication deviennent les seules « valeurs » et les « psy » les grands prêtres du désert. L'ère « psy » commence avec la désertion de masse et la libido est un flux du désert.


L’indifférence ne s’identifie pas à l’absence de motivation, elle s’identifie au peu de motivation, à l’anémie émotionnelle » (Riesman), à la déstabilisation des comportements et jugements désormais « flottants » à l’instar des fluctuations de l’opinion publique.

Le temps où la solitude désignait les âmes poétiques et d'exception est révolu, tous les personnages ici la connaissent avec la même inertie. Nulle révolte, nul vertige mortifère ne l'accompagne, la solitude est devenue un fait, une banalité de même indice que les gestes quotidiens.

CHAPITRE III
Narcisse ou la stratégie du vide

Un nouveau stade de l’individualisme se met en place : le narcissisme désigne le surgissement d'un profil inédit de l’invididu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps, au moment où le « capitalisme » autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif.

Vivre au présent, rien qu'au présent et non plus en fonction du passé et du futur, c'est cette « perte du sens de la continuité historique » (C.N., p. 30), cette érosion du sentiment d'appartenance à une « succession de générations enracinées dans le passé et se prolongeant dans le futur » qui, selon Chr. Lasch, caractérise et engendre la société narcissique.

Le zombie et le psy.
Simultanément à la révolution informatique, les sociétés post-modernes connaissent une « révolu­tion intérieure », un immense « mouvement de conscience » (« awareness movement », C.N., pp. 43-48), un engouement sans précédent pour la connaissance et l'accomplissement de soi, comme en témoigne la prolifération des organismes psy, techniques d'expression et de communication, méditations et gymnastiques orientales. La sensibilité politique des années soixante a fait place à une « sensibilité thérapeutique »; même les plus durs (surtout eux) parmi les ex-leaders contestataires succombent aux charmes du self-examination : tandis que Rennie Davis abandonne le combat radical pour suivre le gourou Maharaj Ji, Jerry Rubin rapporte qu'entre 1971 et 1975, il a pratiqué avec délice la gestalt-therapie, la bioénergie, le rolfing, les massages, le jogging, tai chi, Esalen, l'hypnotisme, la danse moderne, la méditation, Silva Mind Contrai, Arica, l'acupuncture, la thérapie reichienne (cité par Chr. Lasch, pp. 43-44).

Au moment où la croissance économique s'essouffle, le développement psychique prend le relais, au moment où l'information se substitue à la production, la consommation de conscience devient une nouvelle boulimie : yoga, psychanalyse, expression corporelle, zen, thérapie primale, dynamique de groupe, méditation transcendantale; à l'inflation économique répond l'inflation psy et la formidable poussée narcissique qu'elle engendre.

Narcisse obsédé par lui-même ne rêve pas, n’est pas frappé de narcose, il travaille assidûment à la libération du Moi, à son grand destin d'autonomie et d'indépendance : renoncer à l'amour, « to love myself enough so that I do not need another to make me happy », tel est le nouveau programme révolutionnaire de J. Rubin (cité par Chr. Lasch, p. 44).


Ainsi l'auto-conscience s est-elle substituée à la conscience de classe, la conscience narcissique à la conscience politique, substitution qu'il ne faut surtout pas rabattre sur l'éternel débat de la diversion à la lutte des classes. L'essentiel est ailleurs.

Pour que le désert social sent viable, le Moi doit devenir la préoccupation centrale : la relation est détruite, qu'importe, puisque l'individu est en mesure de s'absorber en lui-même.

CHAPITRE IV
Modernisme et post-modernisme

La culture antinomienne.
Depuis plus d’un siècle, le capitalisme est déchiré par une crise culturelle profonde, ouverte, qu’on peut résumer par un mot, le modernisme, soit cette nouvelle logique artistique à base de ruptures et discontinuités, reposant sur la négation de la tradition, sur le culte de la nouveauté et du changement. Le code du nouveau et de l'actualité trouve sa première formulation théorique chez Baudelaire pour qui le beau est inséparable de la modernité, de la mode, du contingent, mais c’est surtout entre 1880 et 1930 que le modernisme prend toute son ampleur avec l'ébranlement de l'espace de la représentation classique, avec l'émergence d'une écriture dégagée des contraintes de la signification codée, puis avec les explosions des groupes et artistes d’avant-garde. Dès lors, les artistes ne cessent de détruire les formes et syntaxes instituées, s'insurgent violemment contre l'ordre officiel et l'académisme : haine de la tradition et rage de rénovation totale.

Adorno le disait autrement, le modernisme se définit moins par des déclarations et manifestes positifs que par un processus de négation sans limites et qui, de ce fait, ne s'épargne pas lui-même : la « tradition du nouveau » (H. Rosenberg), formule paradoxale du modernisme, détruit et dévalorise inéluctablement ce qu'elle institue, le neuf bascule aussitôt dans l'ancien, plus aucun contenu positif n'est affirmé, le seul principe qui commande l’art étant la forme même du changement. L'inédit est devenu l'impératif catégorique de la liberté artistique.

A cette contradiction dynamique du modernisme créatif s'est substituée une phase non moins contradictoire mais, qui plus est, fastidieuse et vidée de toute originalité. Le dispositif moderniste qui s'est incarné de façon exemplaire dans les avant-gardes est maintenant à bout de souffle, plus exactement aux yeux de Daniel Bell, il l’est depuis un demi-siècle. Les avant-gardes ne cessent de tourner à vide, incapables qu'elles sont d'innovation artistique majeure. La négation a perdu son pouvoir créateur, les artistes ne font que reproduire et plagier les grandes découvertes du premier tiers de ce siècle, nous sommes entrés dans ce que D. Bell appelle le post-modernisme, phase de déclin de la créativité artistique n'ayant plus pour ressort que l'exploitation extrémiste des principes modernistes.

Sur ce point, D. Bell adopte le jugement d'O. Paz même s'il recule encore le moment de la crise : depuis des années, les négations de l'art moderne « sont des répétitions rituelles : la rébellion devenue procédé, la critique rhétorique, la transgression cérémonie. La négation a cessé d'être créatrice. Je ne dis pas que nous vivons la fin de l'art : nous vivons celle de Vidée d’art moderne.

De Baudelaire à Rimbaud et à Jarry, de V. Woolf à Joyce, de Dada au Surréalisme, les artistes novateurs radicalisent leurs critiques envers les conventions et institutions sociales, deviennent des contempteurs acharnés de l'esprit bourgeois, méprisant son culte de l'argent et du travail, son ascétisme, son rationalisme étroit. Vivre avec le maximum d'intensité, « dérèglement de tous les sens », suivre ses impulsions et son imagination, ouvrir le champ de ses expériences, « la culture moderniste est par excellence une culture de la personnalité. Elle a pour centre le “ moi " Le culte de la singularité commence avec Rousseau » (p. 141) et se prolonge avec le romantisme çt son culte de la passion. Mais à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le processus prend une dimension agonistique, les normes de la vie bourgeoise font l'objet d'attaques de plus en plus virulentes de la part d’une bohème en révolte. Ce faisant, un individualisme illimité et hédoniste apparaît, réalisant ce que l'ordre marchand avait contrecarré : « Alors que la société bourgeoise introduisait un individualisme radical dans le domaine économique et qu'elle était prête à supprimer tous les rapports sociaux traditionnels, elle redoutait les expériences de l'individualisme moderne dans le domaine de la culture »

Le modernisme est d'essence démocratique : il détache l'art de la tradition et de l'imitation, simultanément il enclenche un processus de légitimation de tous les sujets. Manet rejette le lyrisme des poses, les agencements théâtraux et majestueux, la peinture n'a plus de sujet privilégié, n'a plus à idéaliser le monde, un modèle peut être chétif et indigne, les hommes peuvent apparaître affublés de jaquettes et redingotes noires, une nature morte est l'égale d'un portrait et plus tard l’esquisse d’un tableau.
Avec les Impressionnistes, l’éclat antérieur des sujets fait place à la familiarité des paysages de banlieue, à la simplicité des berges de l'Ile-de-France, des cafés, rues et gares; les cubistes intégreront dans leurs toiles des chiffres, des lettres, des morceaux de papier, de verre ou de fer. Avec le ready-made, il importe que l'objet choisi soit absolument « indifférent », disait Duchamp, l'urinoir, le porte-bouteilles entrent dans la logique du musée, fût-ce pour en détruire ironiquement les fondements. Plus tard, les peintres pop, les Nouveaux Réalistes prendront pour sujet les objets, signes et déchets de la consommation de masse. L'art moderne assimile progressivement tous les sujets et matériaux, ce faisant il se définit par un procès de désublimation [1] des œuvres, correspondant exact de la désacralisation démocratique de l'instance politique, de la réduction des signes ostentatoires du pouvoir, de la sécularisation de la loi : le même travail de destitution des hauteurs et majestés est à l'œuvre, tous les sujets sont mis sur le même plan, tous les éléments peuvent entrer dans les créations plastiques et littéraires. Chez Joyce, Proust, Faulkner, plus aucun moment n'est privilégié, tous les faits se valent et sont dignes d'être décrits; « je voudrais tout y faire entrer dans ce roman », disait Joyce à propos d’Ulysse, la banalité, l’insignifiant, le trivial, les associations d'idées sont narrés sans jugement hiérarchique, sans discrimination, à égalité avec le fait important. Renoncement à l'organisation hiérarchique des faits, intégration de tous les sujets de n'importe quelle espèce, la signification imaginaire de l’égalité moderne a annexé la démarche artistique.
Même les visées contre les Lumières des avant-gardes sont encore des échos de la culture démocratique. Avec Dada, c’est l'art lui-même qui se  saborde et exige sa destruction. Il s’agit d’abolir le fétichisme artistique, la séparation hiérarchique de l'art et de la vie au nom de l’homme total, de la contradiction, du processus créateur, de l'action, du hasard. On sait que les Surréalistes, Artaud et ensuite les happenings, les actions de l'anti-art chercheront également à dépasser l’opposition de l'art et de la vie. Mais qu’on y prenne garde, cette visée constante du modernisme, et non pas du post-modernisme, comme le dit D. Bell, n'est pas l’insurrection du désir, la revanche des pulsions contre le quadrillage de la vie moderne, c'est la culture de l’égalité qui ruine inéluctablement la sacralité de l'art et revalorise corrélativement le fortuit, les bruits, les cris, le quotidien. A plus ou moins long terme, tout gagne une dignité, la culture de l’égalité engendre une promotion, un recyclage universel des significations et objets mineurs. Sans doute, la révolte surréaliste n'est- elle pas prosaïque et se conçoit tout entière sous le signe du merveilleux, d'une vie autre, mais on ne peut ignorer que le « surréel » ne s'identifie pas à l'imaginaire pur ni à l'évasion romantique dans les voyages exotiques : c’est dans les mes de Paris ou au marché aux puces, dans les rapprochements insolites et coïncidences du quotidien que les signes les plus troublants sont à chercher. L'art et la vie sont ici et maintenant. Plus tard, J. Cage invitera à considérer comme musique n'importe quel bruit d'un concert, Ben arrive à l'idée d'« art total » : « Sculpture d'art total : soulevez n'importe quoi - Musique d'art total : écoutez n'importe quoi - Peinture d’art total : regardez n'importe quoi. » Fin de la suréminente hauteur de l'art lequel rejoint la vie et descend dans la me, « la poésie doit être faite par tous, non par un », l'action est plus intéressante que le résultat, tout est art : le processus démocratique corrode les hiérarchies et cimaises, l'insurrection contre la culture, quelle que soit sa radicalité nihiliste, n'a été possible que par la culture de l'homo aequalis.

[[1] Le procès de désublimation tel que nous l'entendons ici ne correspond pas au sens que lui donne H. Marcuse. Dans L’Homme unidimensionnel (Ed. de Minuit, 1968), la désublimation désigne l’intégration des contenus oppositionnels de la culture supérieure dans le quotidien, l'assimilation et la banalisation des œuvres par une société qui diffuse à grande échelle les œuvres les plus hautes : la liquidation d'une culture distanciée en contradiction avec le réel est portée par la société du drugstore, de la télé, du microsillon. En réalité, la désublimation s’est mise en branle un siècle plus tôt.]

Le modernisme n'a pu apparaître que porté par une logique sociale et idéologique à ce point souple qu'elle permit de produire contrastes, divergences et antinomies. On l'a déjà suggéré, c'est la révolution individualiste par laquelle, pour la première fois dans l'histoire, l’être individuel, égal à tout autre, est perçu et se perçoit comme fin dernière, se conçoit isolément et conquiert le droit de la libre disposition de soi, qui constitue le ferment du modernisme. Tocqueville l'avait déjà montré, l'individu tourné sur lui-même et se considérant à part brise la chaîne des générations, le passé et la tradition perdent leur prestige : l'individu reconnu libre n'est plus tenu à la vénération des anciens qui limitent son droit absolu d'être lui-même, le culte de la novation et de l'actuel est le strict corrélat de cette disqualification individualiste du passé.

Immédiateté dans les romans de V. Woolf, Proust, Joyce, Faulkner en quête de l'authenticité des consciences libérées des conventions sociales et livrées à une réalité elle-même changeante, morcelée et contingente. Simultanéisme des Cubistes ou d'Apollinaire. Culte de la sensation et de l'émotion directe chez les Surréalistes qui refusent une poésie purement formelle.

Michel Zéraffa l'a montré, le nouveau romanesque des années vingt, « à dominante subjective », n'est pas la confidence d'un moi, il est la conséquence de la nouvelle signification sociale-historique de l'individu dont l'existence est identifiée à la fugacité et à la contradiction des expériences immédiates. Les romans du stream n'ont été possibles qu'en fonction d'une telle conception de l'individu privilégiant « le spasmodique, l'obscur, le fragmentaire, le manqué » (V. Woolf).

Le roman chez V. Woolf, Joyce, Proust, Faulkner ne présente plus des personnages portraiturés, étiquetés, dominés par le romancier; désormais ils sont moins expliqués que livrés dans leurs réactions spontanées, les contours rigides du romanesque se dissolvent, le discursif fait place à l'associatif, la description objective à l’interprétation relativiste et changeante, la continuité aux ruptures brutales de séquences. Liquéfaction des repères fixes et des oppositions extériorité-intériorité, points de vue multiples et parfois indécidables (Pirandello), espaces sans limite ni centre, l'œuvre moderne, littéraire ou plastique, est ouverte. Le roman n'a plus ni commencement ni fin véritables, le personnage est « inachevé » à l’instar d'un intérieur de Matisse ou d'un visage de Modigliani. L'œuvre inachevée est la manifestation même du procès déstabilisateur de personnalisation, lequel substitue à l'organisation hiérarchisée, continue, discursive des œuvres classiques, des constructions heurtées à échelle variable, indéterminées par leur absence de repère absolu, étrangères aux contraintes de la chronologie.

L'art moderne est ouvert, il requiert l'intervention manipulatrice de l'utilisateur, les résonances mentales du lecteur ou du spectateur, l'activité combinatoire et aléatoire de l'interprète musical. Cette participation réelle ou imaginaire, désormais constitutive de l'œuvre, tient-elle comme le pense Umberto Eco au fait que l'ambiguïté, l'indétermination, l'équivocité sont devenues des valeurs, de nouvelles finalités esthétiques? « Il faut éviter qu'une interprétation univoque ne s'impose au lecteur », écrit U. Eco : si toutes les œuvres d'art se prêtent à une multiplicité d'interprétations, seule l'œuvre moderne serait construite intentionnellement en vue de signes non univoques, seule elle rechercherait expressément le vague, le flou, la suggestion, l'ambiguïté. Est-ce bien là l'essentiel ? En fait, l'indétermination est davantage un résultat qu'une finalité délibérée, l'ambiguïté moderne est l'effet de ces nouvelles problématiques artistiques que sont l'adoption de plusieurs points de vue, l'émancipation du « poids inutile de l'objet » (Malevitch), la valorisation de l'arbitraire, du fortuit et de l'automatisme, de l'humour et des calembours, le refus des séparations classiques, celles de l'art et de la vie, de la prose et de la poésie, du mauvais goût et du bon goût, du jeu et de la création, de l'objet usuel et de l'art. Le modernisme libère le spectateur ou le lecteur de la « suggestion dirigée » des œuvres antérieures parce que essentiellement il dissout les repères de l'art, explore toutes les possibilités, fait sauter toutes les conventions sans poser de limites a priori. L'esthétique « non directive » apparaît avec cette explosion, avec la déterritorialisation moderne. L'œuvre est ouverte parce que le modernisme lui-même est ouverture, soit destruction des encadrements et critères antérieurs, et conquête d'espaces de plus en plus inouïs.


Mais post-modernisme signifie également avènement d'une culture extrémiste qui pousse « la logique du modernisme jusqu'à ses plus extrêmes limites » (p. 61). C’est au cours des années soixante que te post-modernisme révèle ses caractéristiques majeures avec son radicalisme culturel et politique, son hédonisme exacerbé; révolte étudiante, contre-culture, vogue de la marijuana et du L-S.D., libération sexuelle, mais aussi films et publications porno pop, surenchère de violence et de cruauté dans les spectacles, la culture ordinaire se met au jour de la libération, du plaisir et du sexe. Culture de masse hédoniste et psychédélique qui n'est qu’apparemment révolutionnaire, « en réalité, c'était simplement une extension de l'hédonisme des années cinquante et une démocratisation du libertinage que pratiquaient depuis longtemps certaines fractions de la haute société » (p. 84).

Epuisement de l'avant-garde.
Manifestation artistique du post-modernisme : l'avant-garde est à bout de course, piétine dans la répétition et substitue à l’invention la pure et simple surenchère. Les années soixante donnent le coup d'envoi du post-modernisme : en dépit de leur agitation, elles « n’ont pas accompli la moindre révolution dans le domaine de la forme esthétique » (p. 132), exception faite de quelques innovations dans le roman. Ailleurs, l'art singe les innovations du passé, la violence, la cruauté et le bruit en plus. Pour D. Bell, l'art perd alors toute mesure, nie définitivement les frontières de l'art et de la vie, refuse la distance entre le spectateur et l’événement, à l’affût de l’effet immédiat (actions, happenings, Living theatre). Les années soixante veulent « retrouver les racines primitives de l'impulsion » (p. 150); une sensibilité irrationaliste se donne libre cours exigeant toujours plus de sensa­tions, de choc et d'émotions à l'instar du Body art et des spectacles rituels de H. Nietzsch. Les artistes refusent la discipline du métier, ont pour idéal le « naturel », la spontanéité, et se livrent à une improvisation accélérée (Ginsberg, Kerouac). La littérature prend pour thème privilégié la folie, les immondices, la dégradation morale et sexuelle (Burroughs, Guyotat, Selby, Mailer) : « La nouvelle sensibilité et une revanche des sens sur l'esprit » (p. 139), toutes les contraintes sont relâchées en vue d’une liberté orgiaque et obscène, en vue d'une glorification instinctuelle de la personnalité. Le post-modernisme n'est qu'un autre nom pour signifier la décadence morale et esthétique de notre temps. Idée au demeurant nullement originale, H. Read écrivant déjà au début des années cinquante : « L'œuvre des jeunes n'est que le reflet attardé des explosions vieilles de trente ou quarante ans. »

CHAPITRE VI
Violences sauvages, violences modernes

la désubstantialisation post-moderne. Le narcissisme, inséparable d'une peur endémique, ne se constitue qu’en posant un dehors exagérément menaçant, ce qui, à son tour, ne fait qu'élargir la gamme des réflexes individualistes : actes d'autodéfense, indifférence à l'autre, emprisonnement chez soi; tandis qu'un nombre non négligeable d'habitants des grandes métropoles s'abritent déjà derrière leur porte blindée et renoncent à sortir le soir, 6 % seulement des Parisiens interviendraient en entendant des appels au secours la nuit.