Herbert Marcuse - L’homme unidimensionnel
Préface
J’ai analysé dans ce livre quelques tendances du capitalisme américain qui
conduisent à une « société close » — close parce qu’elle met au pas et intègre
toutes les dimensions de l’existence, privée et publique.
A la destruction
démesurée du Viêt-Nam, de l’homme et de la nature, de l’habitat et de la
nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des
matériaux et forces de travail, l’empoisonnement, également à profit, de
l’atmosphère et de l’eau dans la métropole riche du capitalisme.
Ce n’est pas le matérialisme de cette forme de vie qui est faux, mais la
non-liberté et la répression qu‘elle recèle : réification totale dans le
fétichisme total de la marchandise. Il devient d’autant plus difficile, de
percer cette forme de vie que la satisfaction augmente en fonction de la masse
de marchandises. La satisfaction, instinctuelle dans le système de la
non-liberté aide le système à se perpétuer. Telle est la fonction sociale du
niveau de vie croissant dans les formes rationalisées et intériorisées de la
domination.
La meilleure satisfaction des besoins est certainement la tâche et le but
de toute libération, mais, en progressant vers ce but, la liberté elle-même
doit devenir un besoin instinctuel et, en tant que telle, elle doit médiatiser
les autres besoins, aussi bien les besoins médiatisés que les besoins
immédiats.
Il faut supprimer le caractère idéologique et poussiéreux de cette
revendication : libération commence avec le besoin non sublimé, là où elle est
d’abord réprimée.
En tant que telle elle
est libidinale : Eros en tant qu’ « instinct de vie » (Freud), contre-force primitive opposée
à l'énergie instinctuelle agressive et destructive et à son activation sociale.
C'est dans l'instinct de liberté non sublimé que plongent les racines de
l'exigence d'une liberté politique sociale ; exigences d’une forme de vie dans
laquelle même l'agression et la destruction sublimées seront au service de
l'Eros, à savoir construction d’un monde pacifié.
INTRODUCTION
L’engourdissement de la
critique : une société sans opposition
Si nous cherchons à
tracer un lien entre les causes du danger et l’organisation de la société, il
nous faut bien reconnaître que la société industrielle avancée, tout en entretenant
le danger, n’en devient pas moins plus riche, plus vaste et plus agréable.
L’économie adaptée aux exigences militaires rend la vie plus aisée pour un
nombre toujours plus grand de personnes et elle étend la maîtrise de l’homme
sur la nature. Dans de telles conditions les communications de masse ont peu de
mal à faire passer des intérêts particuliers pour ceux de tous les hommes de
bon sens.
Et pourtant cette société dans son ensemble est irrationnelle. Sa
productivité détruit le libre développement des besoins et des facultés
humaines, sa paix n’est maintenue que par la constante menace de la guerre, si
elle s’accroît c’est en réprimant les possibilités qui permettraient de
pacifier la lutte pour l’existence — individuelle, nationale et internationale.
Cette répression, si différente de celle qui caractérisait les phases
antérieures, moins avancées, de notre société, s’effectue aujourd’hui non pas à
partir d’un stade d’immaturité naturelle et technique mais plutôt à partir
d’une position de force. Les capacités (intellectuelles et matérielles) de la
société contemporaine sont infiniment plus grandes que jamais, ce qui signifie
que la domination de la société sur l’individu est infiniment plus grande que
jamais. L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la
technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces
sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une
amélioration croissante du standard de vie.
Une théorie critique de
la société contemporaine doit rechercher les causes de ces développements et
examiner leurs alternatives historiques. Il lui faut analyser la manière dont
la société utilise (ou n’utilise pas, ou utilise avec excès) ses possibilités
pour améliorer la condition humaine. Mais quels sont les critères pour une
telle critique ?
La société établie
dispose quantitativement d’un certain nombre de ressources matérielles et intellectuelles.
Mais comment peut-on utiliser ces ressources pour développer et satisfaire le
mieux possible les facultés et les besoins individuels avec un minimum de
labeur et de misère ?
Il semble cependant que
la société, industrielle avancée prive la critique de sa véritable base. Le
progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination
qui, à son tour, dirige le progrès et crée des formes de vie (et de pouvoir)
qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes, et de ce fait
rendre vaine toute protestation au nom des perspectives historiques, au nom de
la libération de l’homme?
Cette situation ambiguë
instaure une ambiguïté plus fondamentale encore. L'Homme unidimensionnel
oscillera entre deux hypothèses contradictoires :
1° Ou bien la société industrielle avancée est capable d’empêcher une
transformation qualitative de la société dans un avenir immédiat,
2° Ou bien il existe des
forces et des tendances capables de passer outre et de faire éclater la
société.
11. Les nouvelles formes de contrôle
Les droits et les
libertés qui étaient des facteurs essentiels, aux premiers stades de la société
industrielle, perdent leur vitalité à un stade plus avancé, ils se vident de
leur contenu traditionnel. La liberté de pensée, de parole et de conscience — tout
comme la libre entreprise qu’elle servait et protégeait —, faite d’idées
essentiellement critiques, visait à remplacer une culture matérielle et
intellectuelle surannée par une autre plus efficace et plus rationnelle. Quand
ils furent institutionalisés, ces libertés et ces droits partagèrent le destin
de la société dont ils étaient devenus partie intégrante, La réalisation
escamote les prémisses.
Que ce soit un système autoritaire ou un système non autoritaire qui
pratique la satisfaction progressive des besoins, ne joue pas beaucoup à cet
égard. Dans ces conditions où le standard de vie est croissant, ne pas se
conformer au système n’a aucune utilité sociale apparemment, d’autant moins
quand cela entraîne des inconvénients économiques et politiques sensibles et
menace le bon fonctionnement de l’ensemble.
Au début déjà la libre entreprise ne constitue pas une réussite complète.
La liberté c’était travailler ou mourir de faim et c’était le labeur,
l’insécurité et l’angoisse pour la majeure partie de la population.
Si l’appareil productif pouvait être organisé
et dirigé en fonction des besoins vitaux, son contrôle pourrait être facilement
centralisé et ce contrôle favoriserait l’autonomie individuelle au lieu de lui
porter atteinte.
Dans toute société qui est organisée et basée sur le machinisme, le fait
brutal que la puissance physique (est- elle seulement physique ?) de la machine
est plus grande que celle de l’individu, de chaque groupe d’individus, explique
que la machine soit l’instrument politique le plus efficace. Mais son sens
politique peut être inversé ; la puissance de la machine est essentiellement la
puissance de l’homme accumulée et projetée. Or le monde du travail est conçu
comme une machine et mécanisé à un degré tel qu’il est le potentiel d’une
nouvelle liberté pour l’homme.
Seuls des termes
négatifs peuvent exprimer ces formes nouvelles parce qu’elles constituent une
négation des formes dominantes. Ainsi, avoir la liberté économique devrait
signifier être libéré de l’économie, de la contrainte
exercée par les forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte
quotidienne pour l’existence, ne plus être obligé de gagner sa vie. Avoir la
liberté politique devrait signifier pour les individus qu’ils sont libérés
de la politique sur laquelle ils n’ont pas de contrôle effectif. Avoir la
liberté intellectuelle devrait signifier qu’on a restauré la pensée
individuelle, actuellement noyée dans les communications de masse, victime de
l’endoctrinement, signifier qu’il n’y a plus de faiseurs d’« opinion publique »
et plus d’opinion publique.
Nous pouvons distinguer
de vrais et de faux besoins. Sont « faux » ceux que des intérêts sociaux
particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail
pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Leur satisfaction pourrait être
une source d’aise pour l’individu, mais on ne devrait pas protéger un tel
bonheur s’il empêche l’individu de percevoir le malaise général et de saisir
les occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l’euphorie dans le
malheur. Se détendre, s’amuser, agir et consommer conformément à la publicité,
aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de
faux besoins.
Plus l’administration de la société répressive devient rationnelle,
productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les
moyens qui leur permettraient de briser leur servitude et d’obtenir leur
liberté.
Toute libération
implique qu’on prend conscience de la servitude et cette prise de conscience
est gênée par des satisfactions et des besoins prépondérants que l’individu,
pour une grande part, a fait siens. L’histoire a toujours remplacé un système
de conditionnement par un autre ; le seul objectif valable c’est de remplacer
les faux besoins par des vrais, c’est d’abandonner la satisfaction répressive.
Réglementée par un
ensemble répressif, la liberté peut devenir un instrument de domination
puissant. La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert
à l’individu, le seul facteur décisif pour la
déterminer c’est ce que peut choisir et ce que choisit l’individu. Le critère
d’un choix libre ne peut jamais être absolu, mais il n’est pas non plus tout à
fait relatif. Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les
maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de
marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôlés
sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse — si pour cela on
doit être aliéné. Et si l’individu renouvelle spontanément des besoins imposés,
cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les
contrôles sont efficaces.
Ce que l’on appelle l’égalisation des classes révèle ici sa fonction
idéologique. Si l’ouvrier et son patron regardent le même programme de
télévision, si la secrétaire s’habille aussi bien que la fille de son
employeur, si le Noir possède une Cadillac, s’ils lisent tous le même journal,
cette assimilation n’indique pas la disparition des classes. Elle indique au
contraire à quel point les classes dominées participent aux besoins et aux
satisfactions qui garantissent le maintien des classes dirigeantes.
Dans les secteurs les plus avancés de la société contemporaine, le fait que
les besoins sociaux sont devenus des besoins individuels est si tangible que
les différences entre eux semblent être purement théoriques. Peut-on réellement
dissocier les fonctions des communications de masse qui servent à informer et à
divertir et en même temps à conditionner et à endoctriner ? Peut-on
établir une différence entre l’agrément et les inconvénients de l’automobile ;
entre les horreurs de l’architecture fonctionnelle et son confort ; entre le
travail pour la défense nationale et le travail au profit des trusts ; entre le
plaisir privé et l’intérêt commercial et politique qui découlent de
l’accroissement de la natalité ? Nous nous retrouvons devant l’un des plus
fâcheux 'aspects de la société industrielle avancée : le caractère rationnel de
son irrationalité. Cette civilisation produit, elle est efficace, elle est
capable d’accroître et de généraliser le confort, de faire du superflu un
besoin, de rendre la destruction constructive ; dans la mesure où elle
transforme le monde-objet en une dimension du corps et de l’esprit humain, la
notion même d’aliénation est problématique. Les gens se reconnaissent dans
leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de
haute fidélité, leur maison à deux niveaux *, leur équipement de cuisine. Le
mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et le contrôle social
est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître.
Dans
les secteurs les plus avancés de cette civilisation, les contrôles sociaux ont
été introjectés à un point tel qu’il ne faut pas s’étonner si les forces
oppositionnelles de l’individu ont été profondément affectées. Le refus
intellectuel et émotionnel du conformisme paraît être un signe de névrose et
d’impuissance.
L’introjection
évoque les démarches plus ou moins spontanées par lesquelles l’Ego fait passer
l’ « extérieur » dans l’ « intérieur ».
Aujourd’hui
la réalité technologique a envahi cet espace privé et l’a restreint. L’individu
est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la
psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l’usine. Les divers
processus d’introjection se sont cristallisés dans des réactions presque
mécaniques. Par conséquent il n’y a pas une adaptation mais une mimesis,
une identification immédiate de l’individu avec sa société et, à travers
elle, avec la société en tant qu’ensemble.
Que
la réalité ait absorbé l’idéologie ne signifie pas cependant qu’il n’y a plus
d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus
idéologique que celle qui l’a précédée parce que l’idéologie se situe
aujourd’hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle,
sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité
technologique actuelle. L’appareil productif, les biens et les services qu’il
produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu’ensemble. Les
moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de
nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de
l’industrie des loisirs et de l’information, impliquent des attitudes et des
habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui
lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à
travers eux à l’ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils
façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle, a de faux. Et quand
ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre
d’individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la
publicité créent une manière de vivre. C’est une manière de vivre meilleure
qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement
qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements
unidimensionnels. Dans cette forme, les idées, les aspirations, les
objectifs qui, par leur contenu, transcendent l’univers établi du discours et
de l’action, sont soit rejetés, soit réduits à être des termes de cet univers.
La rationalité du système et son extension quantitative donnent donc une
définition nouvelle à ces idées, à ces aspirations, à ces objectifs.
«
Adopter un point de vue opérationnel va beaucoup plus loin qu’une simple
restriction du sens du mot « concept », cela signifie une transformation
radicale de toutes nos habitudes de pensée : nous ne pourrons plus utiliser
désormais comme instruments de pensée des concepts dont nous ne pouvons pas
rendre compte en termes d’opérations. » (Bridgman)
La
pensée unidimensionnelle est systématiquement favorisée par les faiseurs de
politique et par leurs fournisseurs d’information de masse. Leur univers
discursif est plein d’hypothèses qui trouvent en elles-mêmes leur justification
et qui, répétées de façon incessante et exclusive, deviennent des formules
hypnotiques, des -diktats. Par exemple sont « libres » les institutions
fonctionnant dans les pays du Monde Libre ; les autres modes transcendants de
liberté sont, par définition, de l’anarchisme, du communisme ou de la propagande.
Sont « socialistes » tous les empiètements sur l’entreprise privée que
l’entreprise privée n’impose pas elle-même, tels une bonne assurance sociale,
ou la protection de la nature contre une commercialisation trop dévastatrice,
ou encore l’établissement de services publics qui peuvent porter atteinte aux
bénéfices du secteur privé. Cette logique totalitaire des faits accomplis a sa
contrepartie dans les pays de l’Est. Là, la liberté c’est la manière de vivre
en régime communiste et toute forme transcendante de liberté est soit du
capitalisme, soit du révisionnisme, soit du sectarisme de gauche. Dans les deux
camps, les idées non opérationnelles sont non conformistes et subversives. Le
mouvement de la pensée est arrêté par des barrières qui apparaissent comme les
limites de la Raison elle-même.
Bien sûr le travail doit précéder la réduction du travail et
l’industrialisation doit précéder la réalisation des besoins et des
satisfactions des hommes. Mais comme toute liberté dépend de la conquête d’une
nécessité qui lui est étrangère, la réalisation de la liberté dépend des techniques
de cette conquête. Quand le travail est arrivé à la plus grande productivité
possible, cette productivité peut servir à faire durer le travail, et
l’industrialisation la plus efficace peut servir à restreindre et à
conditionner les besoins.
Quand ce stade est atteint, la domination — en guise d’abondance et de
liberté — envahit toutes les sphères de l’existence privée et publique, elle
intègre toute opposition réelle, elle absorbe toutes les alternatives
historiques. La rationalité
technologique révèle son caractère politique en même temps qu’elle devient le
grand véhicule de la plus parfaite domination, en créant un univers vraiment
totalitaire dans lequel la société et la nature, l’esprit et le corps sont
gardés dans un état de mobilisation permanent pour défendre cet univers.
2. L’enfermement de l’univers
politique
La société de
mobilisation totale qui prend forme dans les secteurs les plus avancés de la
civilisation industrielle est la combinaison productive d’une société de
bien-être et d’une société de guerre. Si on la compare à celles qui l’ont
précédée c’est vraiment une « société nouvelle ». Les éléments de perturbation
traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants, ont été
pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts du
grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de
stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie
s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords
monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols
bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux
dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes
deviennent uniformes ; il existe une harmonie pré-établie entre les recherches
scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin la maison est envahie par
l’opinion publique, et la chambre à coucher est ouverte aux communications de
masse.
Aux Etats-Unis il faut souligner la collusion des intérêts du capital et
des syndicats et leur alliance ; dans Labor Looks at Labor : A Conversation,
publié par le Centre d’études des institutions démocratiques en 1963, nous apprenons
que :
« Le syndicat est devenu
à ses propres yeux presque indistinct de l’entreprise. Nous assistons
aujourd’hui au phénomène des syndicats et des entreprises formant ensemble
des groupes de pression. Le syndicat ne peut plus convaincre les ouvriers des
fusées que l’entreprise pour laquelle ils travaillent est son ennemi (« a fink
outfit ») quand le syndicat lui-même fait cause commune avec la grosse
entreprise pour obtenir des contrats de fusées encore plus importantes, pour
avoir d’autres commandes d’armement, quand ils se présentent ensemble devant le
Congrès et demandent ensemble qu’on construise des fusées à la place des
bombes, ou qu’on construise des bombes à la place des fusées, en vertu du
contrat qui leur est échu. »
La théorie marxiste
classique envisage la transition du capitalisme au socialisme sous forme de
révolution politique : le prolétariat détruit l’appareil politique du
capitalisme mais il conserve son appareil technologique et il le soumet
à la socialisation. Il y a une continuité dans la révolution : la rationalité
technologique, libre de restrictions et de destructions irrationnelles, se
maintient et s’épanouit dans la nouvelle société.
Cependant dans la
mesure où l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société
est engloutie dans l’appareil technique établi — il devient le moyen de
contrôle et de cohésion dans un univers politique où sont intégrées les classes
laborieuses —, dans cette mesure un changement qualitatif implique un
changement de la structure technologique elle- même. Pour que s’opère un tel
changement, il faudrait que les classes laborieuses soient « étrangères » à cet
univers dans leur existence même, il faudrait qu’il leur paraisse impossible de
continuer à vivre dans cet univers, il faudrait que le besoin d’un changement
qualitatif soit une question de vie ou de mort. Ainsi la négation doit exister
avant le changement lui-même. L’idée que les forces historiques de libération
doivent se développer à l'intérieur de la société établie est la pierre
angulaire de la théorie marxiste.
Aujourd’hui, la
mécanisation du travail de plus en plus perfectionnée, dans le capitalisme
avancé, tout en soutenant l’exploitation, modifie l’attitude et le statut de
l’exploité.
Bien sûr cette forme
d’esclavage est le résultat d’une automation bloquée, partielle ; à
l’intérieur de la même usine il y a des secteurs automatisés, semi-automatisés,
non automatisés. Mais dans ces conditions « la technologie a substitué la
tension d’esprit et/ou l’effort mental à la fatigue musculaire ». Dans les
usines les plus automatisées, on insiste sur la nécessité de transformer
l’énergie physique en technique et intelligence.
La standardisation, la
routine rendent semblables les métiers productifs et les métiers non
productifs. Le prolétaire dans les stades antérieurs du capitalisme était
vraiment la bête de somme qui procurait par le travail de son corps les
nécessités et les luxes de la vie, pendant qu’il vivait, lui, dans la crasse et
la pauvreté. Ainsi il était un vivant refus de sa société.
« Ce n’est pas parce
qu’on a construit des usines qu’il y a eu l’industrialisation, c’est parce
qu’on s’est mis à mesurer le travail. C’est quand le travail peut être
mesuré, quand on peut lier un homme à un métier, quand on peut mettre un
harnais sur lui et mesurer son travail à la pièce, le payer à la pièce ou à
l’heure, qu’on a affaire à l’industrialisation moderne » (Daniel Bell)
C’est la forme pure de
la servitude : exister comme instrument, comme chose. Même si la chose est
animée, si elle choisit elle-même sa nourriture matérielle et intellectuelle,
si elle ne ressent pas son existence-de-chose, si elle est jolie, propre,
mobile, sa servitude ne fait pas de doute. En même temps que la réification
tend à devenir totalitaire à cause de sa forme technologique, les organisateurs
et les administrateurs sont de plus en plus dépendants du mécanisme qu’ils
organisent et administrent. Cette dépendance mutuelle n’est plus la relation
dialectique entre maître, et esclave qui a disparu dans la lutte pour une
reconnaissance mutuelle, c’est, plutôt un cercle vicieux dans lequel sont
enfermés à la fois le maître et l’esclave. Les techniciens règnent-ils, ou bien
ne sont-ils que les exécutants de ceux qui se reposent sur les techniciens en
tant que planificateurs ?
Ici aussi, le fait que
la force de travail humaine est de moins en moins utilisée dans le processus de
production signifie que la force politique de l’opposition décline. Etant donné
la proportion croissante des « cols blancs », s’il y avait une radicalisation
politique, c’est dans les groupes des « cols blancs » qu’apparaîtraient une
action et une conscience politique indépendantes ; or c’est un développement
très peu probable. Si les syndicats de masse organisent progressivement le
nombre grandissant des « cols blancs », dans le meilleur des cas se développera
dans ces groupes une conscience syndicaliste, plus difficilement une
radicalisation politique.
Bien plus, cet argument
démasque une certaine idéologie répressive de la liberté, celle qui sous-entend
que la liberté humaine peut s’épanouir dans une vie de labeur, de pauvreté et
de stupidité. Bien entendu, la société doit d’abord créer des conditions
matérielles qui rendent la liberté accessible à tous ses membres avant d’être
une société libre ; elle doit créer la richesse avant de pouvoir la distribuer
suivant les besoins des individus, avant que ces besoins se développent
librement ; elle doit rendre ses esclaves capables d’apprendre, de voir et de
penser avant qu’ils sachent ce qui se passe et ce qu’ils peuvent faire pour le
changer. Et au fur et à mesure que les esclaves ont été conditionnés pour vivre
en esclaves, pour se contenter de ce rôle, il semble nécessairement que leur
libération vienne du dehors, et d’en haut. Ils seront « contraints à être
libres », contraints à « voir les choses telles qu’elles sont, et quelquefois
telles qu’elles devraient être », ils doivent être mis sur la « bonne voie » à
la recherche de laquelle ils sont.
La société industrielle
récente n’a pas réduit, elle a plutôt multiplié les fonctions parasitaires et
aliénées (destinées à la société en tant que tout, si ce n’est à l’individu).
La publicité, les relations publiques, l’endoctrinement, le gaspillage organisé
ne sont plus désormais des dépenses improductives, ils font partie des coûts
productifs de base. Pour produire efficacement cette sorte de gaspillage
socialement nécessaire, il faut recourir à une rationalisation constante, il
faut utiliser systématiquement les techniques et les sciences avancées.
Refuser l’Etat de
bien-être en invoquant des idées abstraites de liberté est une attitude peu
convaincante. La perte des libertés économiques et politiques qui constituaient
l’aboutissement des deux siècles précédents peut sembler un dommage négligeable
dans un Etat capable de rendre la vie administrée, sûre et confortable.
Le pluralisme a une réalité idéologique décevante. II semble qu’il ne
réduise pas la manipulation et la coordination, il les généralise ; il
n’empêche pas l’inéluctable intégration, il la facilite. Les institutions
libres rivalisent avec les institutions autoritaires pour faire de l’Ennemi une
force mortelle à l'intérieur du système. Et si cette force mortelle
stimule la productivité et les initiatives, ce n’est pas seulement parce que le
« secteur » de la défense acquiert une importance et une influence économiques
décisives, c’est parce que la société dans son ensemble devient une société de
défense. Car l’Ennemi est là en permanence. Il n’apparaît pas incidemment dans
des moments de crise, il est présent dans l’état normal des affaires. Il est
aussi menaçant en temps de paix qu’en temps de guerre (il est peut-être plus
menaçant en temps de paix) ; il a ainsi une place dans le système, c’est un
élément de cohésion.
33. La conquête de la conscience
malheureuse : une désublimation répressive
Bien que cet ordre
bourgeois ait été souvent représenté dans l’art et la littérature — et même
d’une façon positive (par exemple chez les peintres hollandais du XVII* siècle,
dans le Wilhelm Mezster de Gœthe, dans le roman anglais du XIXe, chez
Thomas Mann), il restait un ordre obscurci, brisé, réfuté par une autre
dimension qui était irréductible et antagonique au monde des affaires, qui
l’accusait et le niait. Dans la littérature cette dimension n’est pas
représentée par les héros religieux, spirituels ou moraux (ils soutiennent
souvent l’ordre établi), elle est représentée par des caractères déchirés, par
exemple, l’artiste, la prostituée, la femme adultère, le grand criminel, le
proscrit, le guerrier, le poète maudit, Satan, le fou — par ceux qui ne gagnent
pas leur vie ou qui du moins ne la gagnent pas d’une manière normale et
régulière.
La tension entre
l’actuel et le possible est transfigurée dans un conflit insoluble pour lequel
seule la forme de l’œuvre permet d’envisager une réconciliation : la
beauté en tant que « promesse de bonheur ». Grâce à la forme de l’œuvre, les
circonstances du moment prennent une dimension nouvelle où la réalité donnée
apparaît telle qu’elle est. Elle dit alors la vérité sur elle-même ; son
langage cesse d’être celui de la déception, de l’ignorance, de la soumission.
La fiction appelle les faits par leur nom et leur règne s’écroule ; la fiction
subvertit l’expérience de tous les jours et montre qu’elle est fausse et
mutilée. Mais l’art n’a ce pouvoir magique que lorsqu’il est un pouvoir de
négation. II ne peut parler son propre langage que lorsque les symboles qui
réfutent et refusent l’ordre établi sont encore bien vivants.
Les véritables œuvres
d’avant-garde de la littérature ne font en fait que communiquer la rupture avec
la communication, Avec Rimbaud et ensuite avec le dadaïsme et le surréalisme,
la littérature rejette la structure même du discours qui, à travers l’histoire
de la culture, a relié le langage artistique au langage ordinaire. Le système
propositionnel (qui a la phrase pour unité de signification) était le domaine
qui permettait aux deux dimensions de la réalité de communiquer et d’être
communiquées. La poésie la plus sublime et la prose la plus vulgaire
partageaient ce moyen d’expression. Plus tard la poésie moderne « détruisait
les rapports du langage et ramenait le discours à des stations de mots
».
Cette société supprime
la vraie réalité des images les plus chères de la transcendance, en les
incorporant dans l’ambiance de la vie quotidienne omniprésente. Ainsi elle
démontre que les conflits insolubles deviennent maniables — la tragédie, le
roman, les anxiétés et les rêves primitifs sont susceptibles d’une solution
technique ou d’une « dissolution ». Le psychiatre prend soin des Don Juan, des Roméo,
des Hamlet, des Faust comme il prend soin d’Œdipe — il les soigne. Les
dirigeants du monde perdent leur aspect métaphysique. Leur apparition à la
télévision, dans les conférences de presse, au parlement et aux auditions
publiques, n’ont plus rien d’un drame, sauf peut-être au niveau de la
publicité, et cependant les conséquences de leurs actes vont bien au-delà du
drame.
On a souvent noté que la société industrielle avancée opère avec un plus
grand degré de liberté sexuelle — « opère » au sens où cette liberté devient
une valeur marchande et un élément des mœurs sociales. Dans les relations de
travail, dans le monde du travail, on permet au corps d’exhiber ses caractères
sexuels sans qu’il cesse pour autant d’être un instrument de travail. C’est un
des rares exploits de la société industrielle qui a été possible parce que le
travail pénible et salissant s’est restreint, parce que les vêtements bon
marché et attrayants, les soins de beauté, l’hygiène sont devenus accessibles
et parce que l’industrie publicitaire a eu ses impératifs, etc.
Les employées de bureau sexy, les vendeuses sexy, les ; « managers » jeunes
et virils sont des marchandises qui ont une grande valeur commerciale ; quant à
la compagnie d’une maîtresse agréable — jadis prérogative des rois, des
princes, des lords —, elle facilite dans
le monde des affaires les carrières, fût-ce de personnes qui n’occupent qu’un
poste fort modeste.
Le fonctionnalisme, qui
se veut artistique, favorise cette tendance générale. Les magasins et les
bureaux s’ouvrent sur des grandes baies vitrées, le personnel est exposé à tous
les regards,
à l’intérieur il n’y a plus de hauts comptoirs et les cloisons opaques ont
disparu. Dans les grands ensembles et les faubourgs bourgeois, la barrière qui
séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. Ainsi les
qualités attractives d’une femme et d’un mari sont facilement exposées à un
public d’autres femmes et d’autres maris.
44. L’univers du discours clos
Ainsi le fait que le
mode prévalent de la liberté c’est la servitude, que le mode prévalent
d’égalité c’est une inégalité surimposée, ne peut pas être exprimé dans la
définition rigide et close que donnent à ces concepts de liberté et d’égalité
les pouvoirs qui façonnent actuellement l’univers du discours. Cela donne le
langage familier d’Orwell (« la paix c’est la guerre » et « la guerre c’est la
paix »), qui est d’ailleurs loin d’être seulement le langage du totalitarisme
terroriste. Le langage du totalitarisme n’en est pas moins orwellien, même si
la contradiction n’est pas clairement explicite dans la phrase, si elle est
enfermée dans le mot. Qu’un parti politique œuvrant à la défense et au
développement du capitalisme soit appelé « socialiste », qu’un gouvernement
despotique soit appelé « démocratie », qu’une élection truquée soit qualifiée
de « libre », ce sont des données linguistiques (et politiques) familières qui
ont existé bien avant Orwell.
Note sur les sigles. NATO (OTAN), SEATO, UN, AFL- CIO, AEC et aussi URSS, DDR,
etc. La plupart de ces abréviations sont parfaitement rationnelles. La longueur
du terme non abrégé les justifie. Cependant on pourrait se hasarder à
reconnaître dans quelques-unes d’entre elles « une ruse de la Raison » —
l’abréviation peut permettre d’écarter les questions indésirables. NATO ne
suggère pas que North Atlantic Treaty Organisation signifie, nommément,
un traité entre les nations de l’Atlantique du Nord — car on pourrait se poser
des questions sur la présence de la Grèce et de la Turquie parmi ses membres.
Dans U R S S , il y a socialisme et soviet ; dans DDR, il y a démocratique. U N
permet de ne pas employer le mot « unité », trop emphatique. SEATO permet de ne
pas citer les pays du sud de l’Asie qui n’en font pas partie. A F L-CIO ne fait
pas apparaître les différences politiques radicales qui, à l’origine,
séparèrent les deux organisations. AEC est simplement une agence administrative
parmi beaucoup d’autres. Les sigles renvoient seulement à ce qui est
institutionnalisé sous une forme qui le coupe de sa connotation transcendante.
Le sens est fixé, truqué, alourdi. Une fois devenu vocable officiel, répété
constamment dans un usage général, « sanctionné » par les intellectuels, il a
perdu toute valeur cognitive et il sert simplement à la reconnaissance d’un
fait indubitable.
Ce style est d’une concrétude
écrasante. La « chose identifiée avec sa fonction » est plus réelle que la
chose distinguée de sa fonction ; et l’expression linguistique de cette
identification (dans le nom fonctionnel et dans les nombreuses formes de l’abréviation
syntaxique) crée une syntaxe et un vocabulaire de base avec lesquels il devient
difficile d’exprimer la différenciation, la distinction, la séparation. Ce
langage, qui impose constamment des images, empêche le développement et
l’expression des concepts. Dans son immédiateté et son univocité, il empêche la
pensée conceptuelle. Il empêche la pensée. Car le concept n’identifie pas la
chose avec sa fonction. C’est l’objectif légitime et unique peut-être du
concept opérationnel et technologique que d’identifier la chose avec sa
fonction, mais les définitions opérationnelles et technologiques correspondent
à des usages spécifiques, à des concepts pour des recherches spécifiques.
Le concept est réduit à des images fixées ; des formules hypnotiques qui se
justifient par elles-mêmes interrompent son développement ; le discours est
immunisé contre la contradiction ; la chose (ou la personne) s’identifie à sa
fonction — telles sont les tendances qui
caractérisent l’esprit unidimensionnel à travers le langage qui est le sien.
A l’intérieur de la
société et dans son intérêt, cette organisation du discours fonctionnel revêt
une importance vitale ; le discours fonctionnel est un véhicule qui sert à
coordonner et à subordonner. Le langage fonctionnel est un langage harmonisé qui
est fondamentalement anti-critique et anti-dialectique. En lui, la rationalité
opératoire et la rationalité du comportement absorbent les éléments
transcendants, négatifs, oppositionnels de la Raison.
J’évoquerais en parlant
de tension entre « être » et « devoir être », entre l’essence et l’apparence,
entre le potentiel et l’actuel — je montrerai l’ingérence du négatif dans les
déterminations positives de la logique. C’est cette tension soutenue qui
imprègne l’univers du discours bidimensionnel, c’est-à-dire l’univers de la
pensée critique et abstraite. Les deux dimensions sont antagoniques ; mais la
réalité participe de chacune d’elles et c’est seulement dans les concepts
dialectiques que se développent les contradictions. A travers son propre
développement la pensée dialectique en vint à appréhender le caractère
historique des contradictions et le processus de leur médiation en tant que
processus historique. Ainsi l'« autre » dimension de la pensée se manifesta
comme une dimension historique — le potentiel comme une possibilité
historique, sa réalisation comme un événement historique.
Si dans l’univers social
de la rationalité opérationnelle cette dimension est supprimée, c’est l’histoire
qui du même coup se trouve supprimée et il ne s’agit pas d’un événement qui
relève de l’université, il s’agit d’un événement politique. C’est le passé même
de la société qui se trouve supprimé —- et son futur dans la mesure où à
travers lui sont évoqués le changement qualitatif, la récusation du présent.
C’est un langage orwellien ou ésopien qui est pratiqué dans un univers de
discours où les catégories de liberté sont devenues interchangeables et où
elles sont même devenues identiques aux catégories qui leur sont opposées ;
mais surtout dans cet univers on rejette et on oublie la réalité historique —
l’horreur du fascisme, l’idée du socialisme, les conditions premières de la
démocratie, le contenu de la liberté. Puisqu’une dictature bureaucratique
gouverne et détermine la société communiste, puisque les régimes fascistes font
fonction de partenaires des pays du Monde libre, puisqu’on peut mettre en cause
le programme de bien-être d’un capitalisme organisé en le taxant de «
socialisme », puisque les principes de la démocratie sont tranquillement annulés
par la démocratie même, c’est que les vieux concepts historiques sont mis en
échec par des redéfinitions opérationnelles mises au goût du jour. Ces
redéfinitions sont des falsifications des concepts qui ont été imposées par les
pouvoirs existants et par la force des faits établis ; grâce à elles le faux
devient vrai.
Le langage fonctionnel
est un langage radicalement anti- historique : la rationalité opérationnelle
laisse peu de place à la raison historique et elle s’en sert peu. Ce combat qui
est mené contre l’histoire est-il un des aspects du combat qui est mené contre
la dimension de l’esprit à l’intérieur de laquelle les forces et les facultés
oppositionnelles pourraient se développer — les facultés et les forces qui pourraient
empêcher l’individu de s’identifier totalement avec la société ? En se
rappelant le passé on peut retenir des notions dangereuses et la société
établie semble redouter les contenus subversifs de la mémoire.
Le langage reflète les contrôles, mais surtout il devient lui-même un instrument
de contrôle et cela au moment même où il ne transmet pas des ordres mais
simplement de l’information, au moment où il fait appel au choix et non pas à
l’obéissance, à la liberté et non pas à la soumission.
Si le langage des politiciens tend à s’identifier à celui de la publicité,
et à faire ainsi le pont entre deux domaines de la société autrefois assez
différenciés, cette tendance semble indiquer dans quelle mesure la domination
et l’administration cessent d’être des fonctions séparées et indépendantes dans
la société technologique. Cela ne veut pas dire que le pouvoir des politiciens
professionnels a diminué, au contraire. Le conflit qu’ils ont instauré est de
plus en plus mondial, l’anéantissement de plus en plus proche et leur
indépendance à l’égard de la volonté populaire est de plus en plus grande : on
est loin d’une authentique souveraineté populaire. Mais la domination qu’ils
exercent s’est inscrite dans les activités et dans le loisir quotidien des
individus ; les « symboles » de la politique sont devenus également les
symboles des affaires, du commerce, du divertissement.
Les vicissitudes du
langage ont leur parallèle dans les vicissitudes du comportement politique.
Vendre un équipement qui permette de se détendre et de se divertir à
l’intérieur d’un abri atomique, présenter à la télévision des candidats
présidentiels rivaux, c’est associer complètement la politique, les affaires et
les loisirs. Mais cette association est fallacieuse et fatalement prématurée —
les affaires et les loisirs c’est encore de la politique de domination. Ce
n’est pas la satire qui se joue après la tragédie, ce n’est pas la finis
trogoediae, non — la tragédie peut juste commencer. Une fois encore ce ne
sera pas le héros mais le peuple qui sera la victime rituelle.
Un emploie le mot «
concept » pour designer la représentation mentale d’un objet ; il est ainsi
compris, appréhendé, connu comme le résultat d’un processus de réflexion. Cet
objet de pensée peut être quelque chose qui est emprunté à la vie quotidienne, à la vie pratique, ce peut être une situation, une
société, un roman. En tout cas quand ces objets sont appréhendés (begriffen
; auf ihren Begriff gebracbt), ils sont devenus des objets de pensée ; et
en tant que tels, leur contenu et leur signification sont à la fois identiques
aux vrais objets de l’expérience immédiate et différents d’eux. Ils sont «
identiques » dans la mesure où le concept se réfère à la chose même ; ils sont
« différents » dans la mesure où le concept est le résultat d’une réflexion, où
cette réflexion a appréhendé l’objet à travers le contexte des autres objets et
par le moyen de ces autres objets qui n’apparaissent pas dans l’expérience
immédiate et qui « expliquent » l’objet de la pensée (médiation).
Si le concept ne
signifie jamais un objet particulier et concret, s’il est toujours abstrait et
général, c’est qu’il appréhende plus, il appréhende autre chose qu’un objet
particulier — il détermine une certaine relation universelle, une certaine
condition universelle qui est essentielle à l’objet particulier et qui
constitue la forme dans laquelle il peut apparaître comme un objet concret
d’expérience. Si le concept de tout objet concret est le produit d’une
classification mentale, d’une organisation mentale, d’une abstraction mentale,
ces processus mentaux tendent à appréhender le concret dans la mesure où ils
reconstituent l’objet particulier en établissant sa relation universelle, sa
condition universelle ; le concept transcende par là l’apparence immédiate de
l’objet pour saisir sa réalité.
Dans l’interprétation
opérationnelle l’ensemble a été éliminé : c’est grâce à cette opération qu’on
peut trouver un remède à la revendication. L’ouvrier peut très bien ne pas en
être conscient ; sa revendication peut très bien avoir pour lui cette signification
particulière et personnelle que fait ressortir l'interprétation en la qualifiant
de « contenu latent ».
Les concepts
opérationnels ne sont même pas capables de décrire les faits. De ces faits
ils saisissent seulement certains aspects, certains segments qui, si on les
prend pour le tout, empêchent la description d’avoir un caractère empirique et
objectif. Prenons comme exemple le concept d’« activité politique » dans
l’étude de Julian L. Woodward et Elmo Roper sur la « Political Activity of
American Citizens » (31). Les auteurs présentent une « définition
opérationnelle du terme ‘ activité politique ’ » « qui fonctionne de cinq
manières différentes ».
LA
PENSÉE UNIDIMENSIONNELLE
55. La pensée négative : la
logique de la contradiction est mise en échec
La rationalité
technologique de l’univers totalitaire est la forme la plus récente qu’a pu
prendre l’idée de Raison. Dans ce chapitre et dans le chapitre suivant
j’essaierai de montrer quelques-uns des principaux stades de cette évolution —
le processus par lequel la logique devient la logique de la domination. Pour
que cette analyse idéologique puisse appréhender réellement l’évolution il faut
qu’elle .s’attache à démontrer ce qui unit (et ce qui sépare) la théorie et la
pratique, la pensée et l’action dans le processus historique — il faut qu’elle
fasse apparaître la Raison théorique et la Raison pratique à travers le
processus historique.
66. De la pensée négative à la pensée
positive : la rationalité technologique de la domination
Dans la réalité
sociale, en dépit de tout changement, la domination de l’homme par l’homme est
encore un continuum historique, il y a encore un lien entre la Raison pré-technologique
et la Raison technologique. Cependant la société qui conçoit et qui entreprend
de transformer la nature par la technologie change les principes de base de la
domination. La dépendance personnelle (celle qui engageait l’esclave au maître,
le serf au châtelain, le seigneur au suzerain, etc.) est remplacée peu à peu
par une autre sorte de dépendance, celle qui engage à un « ordre de choses
objectif » (les lois économiques, le marché, etc.).
Quand cet opérationnalisme est au centre de l’entreprise scientifique, la
rationalité prend la forme d’une construction méthodique ; elle organise et
elle traite la matière comme une simple substance de contrôle, comme une
instrumentalité qui tend à tous les buts et à toutes les fins — une
instrumentalité per se, « en elle-même ».
L’attitude « conforme »
vis-à-vis de l’instrumentalité est une approche technique, le logos «
conforme » est une technologie, c’est celui qui projette une réalité
technologique et qui, à la fois, lui répond. Dans cette réalité, la matière
est neutre au même titre que la science ; l’objectivité n’a pas en
elle-même un télos et elle n’est pas davantage structurée en fonction d'un
télos.
Aujourd’hui la domination continue d’exister, elle a pris de l’extension au
moyen de la technologie mais surtout en tant que technologie ; la
technologie justifie le fait que le pouvoir politique en s’étendant absorbe
toutes les sphères de la culture.
« On pourrait nommer
philosophie autocratique des techniques celle qui prend l’ensemble technique
comme un lieu où on utilise les machines pour obtenir de la puissance. La
machine est seulement un moyen ; la fin est la conquête de la nature, la
domestication des forces naturelles au moyen d’un premier asservissement : la
machine est un esclave qui sert à faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration
dominatrice et esclavagiste peut se rencontrer avec une requête de liberté pour
l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur
d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines
asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose
l’acceptation des schèmes d’asservissement ». (G. Simondon, Du mode d’existence
des objets techniques)
77. Le triomphe de la pensée
positive : la philosophie unidimensionnelle
Tout d’abord, il y a
une différence irréductible entre l’univers de la pensée et du langage de tous
les jours et l’univers de la pensée et du langage philosophiques. Dans des
circonstances normales, le langage ordinaire est strictement comportemental —
c’est un instrument pratique.
Dans ces conditions, la
phrase parlée est une expression de l’individu qui la parle et de ceux
qui le font parler ainsi et de toute tension, de toute contradiction qui
peut se glisser dans leurs rapports. Le langage qu’ils parlent c’est aussi le
langage de leurs maîtres, de leurs bienfaiteurs, des agents publicitaires.
Ainsi ce qu’ils expriment ce n’est pas seulement eux-mêmes, leur propre
connaissance, leurs sentiments, leurs aspirations, mais quelque chose d’autre.
Quand ils décrivent « par eux-mêmes » la situation politique, telle qu’elle se
présente dans leur ville ou sur la scène internationale, ils (et ce « ils »
comporte aussi un nous, nous les intellectuels qui connaissons et
appréhendons cela et qui en faisons la critique) ils décrivent ce que « leurs »
communications de masse leur apprend — et cela se confond avec ce qu’ils
pensent réellement, avec ce qu’ils voient, ce qu’ils ressentent.
Les crimes qui sont commis contre le langage et qui apparaissent dans le
style du journal relèvent de son style politique. La syntaxe, la grammaire, le
vocabulaire sont des actes moraux et politiques. Ou encore le contexte peut
être esthétique et philosophique : une critique littéraire, une adresse à une
société savante ou quelque chose de semblable. L’analyse linguistique d’un
poème ou d’un essai confronte alors le matériel donné immédiat (le langage qui
est celui du poème ou de l’essai) avec le matériel que l’auteur emprunte à la
tradition littéraire et qu’il transforme.
Pour qu’une telle analyse fasse apparaître la signification du terme ou de
la forme, il faut qu’elle se développe dans un univers multidimensionnel où toute
signification exprimée participe de plusieurs « systèmes » interrelationnels,
qui se chevauchent et qui sont antagoniques. Elle relève en même temps, par
exemple :
a)
D’un projet individuel, c’est-à-dire d’une communication particulière (un
article de journal, un discours) faite dans une circonstance particulière, avec
un propos particulier.
b)
D’un système de valeurs, d’idées, d’objectifs, établi, supra-individuel,
duquel participe le projet individuel.
c)
D’une société particulière où s’intègrent des projets individuels et
supra-individuels, différents et même conflictuels.
Quelqu’un, par exemple,
fait un certain discours, un certain article de journal, ou encore une
communication privée ; cet individu est le porte-parole (autorisé ou non) d’un
groupe particulier (professionnel, politique, intellectuel, de résidants) dans
une société spécifique. Ce groupe a des valeurs, des objectifs, des codes de
pensée qui lui sont propres (ils peuvent être ratifiés par la société ou s’y
opposer) et qui entrent dans la communication individuelle, à des degrés divers
de prise de conscience et d’explicitation. L’individu « individualise » ainsi
un système de signification supra- individuel qui donne à la communication
individuelle une nouvelle dimension de discours tout en étant étroitement lié à
elle. Ce système de signification supra-individuel relève à son tour d’un
domaine qui englobe un ensemble omniprésent, qui a été en premier lieu
développé puis « fermé » par le système social à l’intérieur duquel et à partir
duquel la communication s’opère.
On peut objecter qu’une
analyse « externe » (entre guillemets, parce qu’en fait elle n’est pas
réellement externe, elle représente plutôt le développement interne du sens) ne
convient pas du tout si l’on veut saisir la signification des termes en
analysant leur usage et leur fonction dans le discours ordinaire. Mais, à mon
avis, l’analyse linguistique dans la philosophie contemporaine ne pratique
justement pas cette analyse des termes dans leur usage et dans leur fonction à
travers le discours ordinaire. Et elle ne le fait pas dans la mesure où elle
situe le discours ordinaire dans un univers académique spécial, un univers
expurgé, artificiel. Le langage ordinaire est vraiment stérilisé et anesthésié
par le traitement analytique.
PERSPECTIVES D'UN
CHANGEMENT HISTORIQUE
88. La
philosophie et son engagement historique
Quand je parle de la
beauté d’une fille, d’un beau paysage, d’un beau tableau, j’ai certainement des
choses différentes à l’esprit. Ce qu’elles ont en commun — la « beauté » —
n’est pas une entité mystérieuse ni un mot mystérieux. Au contraire, rien
peut-être n’est plus directement, plus clairement éprouvé que l’apparence de la
« beauté » dans différents beaux objets. L’amoureux, le philosophe,
l’ordonnateur funèbre peuvent la définir de manière très différente, mais tous
ils définissent le même état, la même condition spécifique — une certaine
qualité ou certaines qualités qui font que le beau est en contraste avec
d’autres objets. La beauté est éprouvée dans le beau d’une façon à la
fois vague et directe — c’est-à-dire qu’elle est vue, qu’elle est entendue,
elle est découverte, elle est touchée, elle est sentie, elle est comprise. Elle
est éprouvée comme un choc, peut-être à cause du caractère de contraste que
possède la beauté, elle brise le cercle de l’expérience quotidienne, elle ouvre
(pour un court instant) sur une autre réalité (dont l’effroi peut être un
élément intégral).
L’ « ensemble » qui apparaît demande à être précisé, pour éviter tout
malentendu ; il ne faut pas le comprendre comme une entité indépendante, une Gelstalt,
ou autres termes de ce genre. Le concept, d’une manière ou d’une autre, exprime
la différence et la tension entre la virtualité et l’actualité — son identité
dans cette différence. C’est ce qui apparaît dans la relation entre les
qualités (le blanc, le dur, mais aussi le beau, le libre, le juste) et les
concepts correspondants (blancheur, dureté, beauté, liberté, justice). Le
caractère abstrait des concepts semble montrer que les qualités — plus
concrètes — sont des réalisations partielles, des aspects, des manifestations
d’une qualité plus universelle et plus « excellente » dont on fait
l’expérience dans le concret.
En vertu de cette
relation, il semble que la qualité concrète puisse représenter en même temps
une négation et une réalisation de l’universel. La neige est blanche, mais elle
n’est par la « blancheur » ; une fille peut être belle, elle peut même
être une beauté, mais elle n’est pas la « beauté » ; un pays peut
être libre (si on le compare aux autres) parce que sa population possède
certaines libertés mais il n’est pas la véritable incarnation de la liberté.
Les concepts ne sont insignifiants que si le contraste qu’ils représentent avec
leurs opposés peut être expérimenté : le blanc et ce qui n’est pas blanc, le
beau et ce qui n’est pas beau. Les énoncés négatifs peuvent quelquefois se
traduire par des énoncés positifs ; le « noir » ou le « gris » pour exprimer «
ce qui n’est pas blanc », le « laid » pour exprimer « ce qui n’est pas beau ».
Il y a aussi toute une
espèce de concepts — nous oserons dire : les concepts les plus importants de la
philosophie — où la relation quantitative entre l’universel et le particulier
prend un aspect qualitatif, où l’universel abstrait semble désigner des
virtualités, dans un sens concret et historique. Cependant, l’ « homme
», la « nature », la « justice », la « beauté » ou la « liberté » peuvent
recevoir une définition : ce sont des concepts qui font la synthèse des
contenus de l’expérience dans des idées qui transcendent leurs réalisations '
particulières, comme quelque chose qu’il faut dépasser et surmonter. Le concept
de beauté comprend ainsi toute la beauté qui n’est pas encore réalisée ;
le concept de liberté, toute la liberté qui n’est pas encore atteinte.
99. La catastrophe de la libération
La tolérance de la
pensée positive est une tolérance forcée — forcée non par quelque agent
terroriste mais par le pouvoir et l’efficacité écrasante, anonyme de la société
technologique En tant que telle, la pensée positive imprègne la conscience
générale — et la conscience critique. Le fait que le positif a absorbé le
négatif est sanctionné dans l’expérience journalière dans laquelle il n’est
plus possible de faire la distinction entre l’apparence rationnelle et la
réalité irrationnelle.
Ces exemples peuvent
illustrer l’heureux mariage entre le positif et le négatif — l’ambiguïté objective
qui adhère aux données de l’expérience. C’est une ambiguïté objective car les
variations de mes sensations et de mes réflexions répondent à la manière dont
les faits de l’expérience s’articulent dans le présent.
110.
Conclusion
L’imagination a été
touchée par le processus de réification. Nous sommes possédés par nos images,
nous souffrons par nos images. La psychanalyse l’a bien compris, elle a bien
compris quelles en sont les conséquences. Cependant, « donner à l’imagination
tous ses moyens d’expression » serait faire une régression.
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