Le viol des foules par
la propagande politique – Serge Tchakhotine
I. LA PSYCHOLOGIE,
SCIENCE EXACTE
Nous voilà donc en
présence des questions qui nous occupent dans ce livre, c’est-à-dire des
problèmes de la psychologie objective qui ne fait pas autre chose que
d'examiner les réactions des êtres, animaux ou humains. Ces réactions se
manifestent sous forme d’activités de toutes sortes, soit spontanées, soit
réactives, généralement de nature motrice, c’est-à-dire, où les mécanismes
musculaires et nerveux jouent le premier rôle. L’étude des formes que prennent
ces réactions des êtres vivants, dans tout l'enchaînement des éléments qui les
caractérisent, l’analyse des mobiles et de leur formation — voilà le but que se
propose cette science nouvelle, qui est la base de tout le complexe de notions,
connu sous le nom de comportement, conduite ou « behavior » en Amérique, où
cette tendance est née ; elle est connue encore sous le nom de psychologie
objective, résultant des travaux de l'école du grand physiologiste russe I.
Pavlov.
C'est précisément par
cette manière objective de pense] avec toutes les conséquences qui en
découlent, que Pavlov chercha et réussit à incorporer la psychologie aux
sciences exactes de la nature. Son but était de découvrir les lois selon lesquelles
se déroulent les phénomènes psychiques. Les lois naturelles sont des
constantes, qui permettent d’approfondir les causes déterminantes des
phénomènes dont la répétition est constatée par l’homme. L’homme intellectuel
cherche à « retrouver dans les lois la sécurité qu'il a perdue par le fait de
s’être éloigné, mû par la raison, de la tutelle de l’Église. Après la
découverte des lois de la nature, vint la découverte des lois de la vie
économique et sociale, et la tendance, enfin, de soumettre aussi la vie intérieure
de l’homme à la domination des lois. L'adoration romantique de l’irrationnel
vint ensuite comme une réaction contre cette domination implacable. Mais les
formes de la raison humaine ne se sont pas arrêtées dans leur course : on
cherche et on trouve des lois gouvernant l’irrationnel même ».
Orbeli attire l'attention sur le fait que dans l’activité nerveuse
supérieure nous observons continuellement le choc de deux tendances
antagonistes : d'un côté, c'est la tendance de conserver les liaisons formées,
de s’en tenir à un comportement stéréotype, et de l'autre, la tendance à
changer la structure, à transformer les relations, à s'adapter à des conditions
nouvelles.
Dans la vie humaine ces deux tendances jouent aussi un grand rôle et
déterminent les formes de notre comportement. 35 est aisé de se conformer à
l’habitude prise de vivre suivant un certain ordre, qui élimine les soucis,
quand une activité en déclenche automatiquement une autre, c’est-à-dire quand,
grâce aux liaisons fixées sous forme de réflexes conditionnés, se réalisent en
quelque sorte des « réactions en chaîne » d'activités, qui se succèdent
rapidement et peuvent se répéter d'un jour à l'autre. Ces chaînes de réflexes
conditionnés nous servent à chaque pas, quand nous exécutons des mouvements
familiers, des actes de travail habituels, des services personnels quotidiens,
des formes de relations coutumières avec d’autres personnes, objets, éléments
de la nature, etc. C'est ce qui constitue nos habitudes, nos activités
habituelles, notre stéréotype vital; ce mécanisme nous évite des efforts
trop grands, et économise la dépense de l’énergie.
D'autre part, nous
combattons souvent l'assujettissement servile à ces habitudes. Un homme adulte
ne peut pas s’en tenir à toutes les formes de comportement, auxquelles il s’est
habitué dès son enfance. Pendant toute la vie se produit une transformation de
vieilles liaisons en réflexes conditionnés nouveaux, parfois même de nature
opposée. Les vieux réflexes sont alors refoulés, mais il suffit d’affaiblir la
tension de son système nerveux, de tomber malade ou d’engloutir une certaine quantité d'alcool, pour voir
réapparaître certaines habitudes enfantines, manières de s’exprimer, de faire
des blagues etc. Ces phénomènes sont aussi connus dans la pratique de la
psychanalyse.
Nous pouvons entrevoir
maintenant plus clairement les raisons pour lesquelles il nous est impossible
d’utiliser, dans la science, les faits de l'introspection, les
phénomènes de la conscience, exprimées par les mots en qualité d’indicateurs de
processus psychiques. Il est impossible d’établir une correspondance objective
de la sensation avec les processus qui ont effectivement lieu dans le système
nerveux. Dans la psychologie objective (réflexologie) c’est possible :
la salivation ou le mouvement musculaire qui peuvent être enregistrés
objectivement et même mesurés, révèlent la présence de processus d’excitation
et d'inhibition.
En résumé, il faut
considérer, selon Pavlov, six ordres de phénomènes, si on veut embrasser toute
l’activité nerveuse, tout le comportement des animaux supérieurs. Ce sont : 1°
l’excitation, 2° l’inhibition, 3° le déplacement de l’excitation et de
l’inhibition, 4° l’induction réciproque de l’excitation sur l'inhibition ou de
l'inhibition sur l’excitation, 5° le phénomène de formation et de destruction
des voies reliant entre elles les différentes régions du système nerveux, 6°
enfin, les phénomènes d’analyse, décomposant le monde extérieur et intérieur en
ses éléments.
Au cours de ses travaux, Pavlov est arrivé à attirer l’attention sur deux
phénomènes de l’activité psychique, qu’il a nommés le « réflexe de but »
et le « réflexe de liberté ». Il est d’avis qu'il s’agit là des
dispositifs primitifs ou réflexes absolus, innés. Par exemple, on observe chez
certains obsédés que la tendance à collectionner n’est souvent pas en rapport
avec la valeur du but poursuivi; Pavlov estime que c’est une caractéristique
innée, puisqu'on peut observer que la même personne déploiera la même énergie
quel que soit le but poursuivi, fût-il important ou futile. On est frappé
parfois par cette passion apportée à collectionner des objets absolument
insignifiants, dont l’unique valeur est d'être un prétexte à collection. Malgré
l'insignifiance du but, on connaît l’énergie déployée par le collectionneur à
la poursuite de ce but, et qui peut aller jusqu’au sacrifice de sa vie. Le
collectionneur peut, dit Pavlov, pour satisfaire sa passion, braver le
ridicule, devenir criminel, dominer ses besoins les plus urgents. Il s'agirait
donc là, à son avis, d’un élan irrésistible, d'un instinct primitif, ou d'un
réflexe. Il le met en relation avec l’instinct alimentaire, se basant surtout
sur le fait que tous les deux présentent la caractéristique de préhension (la
tendance à saisir l’objet) et de périodicité. Tout progrès, toute culture
seraient fonction de ce réflexe de but, car ils sont dus uniquement aux hommes
qui, dans la vie, se sont donné un but particulier. Le suicide n'est
autre, selon Pavlov, que le résultat d'une inhibition du réflexe de but.
L’autre réflexe inné serait celui de liberté. Pavlov est
parti d'une observation sur un chien qui, provenant de parents libres, de
chiens errants, opposait, au laboratoire, une grande résistance, quand on
essayait de former chez lui des réflexes conditionnés caractérisés — il se
débattait sur la table d’expériences, il salivait continuellement et
spontanément, il présentait les symptômes d'une excitation générale, et ce ne
fut qu’après des mois qu'on parvint à le rendre docile et à l’utiliser pour la
formation des réflexes conditionnés. Ce chien ne supportait pas d'entraves à
ses mouvements et Pavlov classe cette propriété comme un réflexe inné de
liberté; par contre, la docilité ne serait autre que la manifestation d'un
autre réflexe inné, inverse au premier, et précisément du réflexe de servilité.
Comme nous le verrons
plus loin, nous sommes plus enclins à considérer le comportement de liberté ou
de servilité comme des acquisitions, comme des réflexes conditionnés, ayant
leur base dans l'instinct ou pulsion que nous avons nommée pulsion de défense
individuelle ou combative.
Mais ce qui fut établi
sans aucune équivoque, dans les laboratoires de Pavlov encore pendant sa vie,
c'est la possibilité d’agir sur la formation du caractère. C’est ainsi
qu’on a séparé les chiens d’une portée en deux lots, dès leur naissance : les
uns furent laissés pendant deux ans en liberté, les autres enfermés dans des
cages. Quand on a commencé plus tard à former des réflexes conditionnés chez
les uns et les autres, on constata que les réflexes conditionnés se formaient
plus aisément chez ceux qui furent tenus dans les cages et qui, d’ailleurs,
présentaient les symptômes d'une grande sensibilité aux excitations sonores :
ils étaient peureux, ils tremblaient continuellement au moindre bruit; tandis
que les autres, habitués aux excitations multiples, mis au laboratoire, et sous
l’influence d’excitations monotones, devenaient vite somnolents et résistaient
plus longtemps à la formation d’un réflexe.
Stuart Chase «La
tyrannie des mots»
L’ignorance est donc le
meilleur milieu pour former des masses se prêtant facilement à la suggestion.
On l’a toujours su, mais grâce à Pavlov, on est en état aujourd’hui de
comprendre les raisons physiologiques de ce fait capital dans le domaine social
et politique.
Ainsi nous voyons que la théorie des réflexes conditionnés, fondement
essentiel de la psychologie objective, se basant sur des lois générales
biologiques, peut expliquer aujourd’hui toute la complexité de formes de
comportement des animaux et de l’homme. Mais la compréhension des mécanismes du
comportement entraîne la possibilité de les manœuvrer à volonté. On peut
dorénavant déclencher, à coup sûr, les réactions des hommes dans des directions
déterminées d'avance. Certes, la possibilité d'influencer les hommes,
existait toujours, depuis que l’homme existe, parle et a des relations avec ses
semblables; mais c’était une possibilité jouant à l’aveuglette, et qui exigeait
une grande expérience ou des aptitudes spéciales : c’était en quelque sorte un
art. Voilà que cet art devient une science, qui peut calculer, prévoir et agir
selon les règles contrôlables. Un immense pas en avant se dessine dans le domaine
sociologique.
Quelles sont donc ces
règles si importantes? Nous les verrons plus loin expliquées par les actions
mêmes, par des expériences préparées et réussies. Nous nous bornerons pour
l'instant à souligner, qu’à la base de toute construction de psychologie
appliquée, se trouve le schéma des pulsions ou réactions innées que nous avons connu
tout à l’heure. Disons seulement, qu'une foule de notions dérivées s'en
dégagent, dont nous ne mentionnerons ici que quelques-unes à titre d'exemple.
Nous emploierons ici la terminologie de la vie courante
pour simplifier les choses. L'analyse purement scientifique fiait encore défaut
dans la plupart des cas, et les attitudes en question peuvent être suffisamment
définies par les termes habituels, pour être reconnues. Voici, par exemple, le
premier système (N° 1), celui de la combativité. Parmi les états qui ont
trait à ce système, on peut nommer ceux de la peur, de l'angoisse, de
dépression, ou aussi, comme corrélatif opposé, l'agressivité, la « fureur », le
courage, l’enthousiasme; en un mot, tout ce qui se rapporte, dans le domaine
social ou politique, à la lutte pour s’approprier le pouvoir, pour dominer. La
menace et l’encouragement, l’exaltation, jouent un grand rôle ici comme formes
de stimulation.
Pour le deuxième système, celui de la nutrition, on pourrait citer
tout ce qui a trait à des avantages économiques, et aux satisfactions
matérielles. Les promesses et les appâts, d’un côté, les tableaux de misère et
de dénuement, de l'autre, sont les formes qui peuvent agir dans ce sens.
Pour le troisième système, celui de la sexualité, tout ce qui joue sur
cette corde de l’âme humaine, y entre. On peut distinguer ici des éléments
primitifs et des éléments sublimés. Parmi les premiers, un exemple d’ordre
positif est constitué par tout ce qui provoque directement une excitation
érotique. Notre civilisation les utilise de moins en moins, mais chez les
peuples primitifs ou anciens, cet élément joue ou jouait un grand rôle. Il
suffit de rappeler les mystères dans l’antiquité, les jeux dionysiens ou le
culte phallique, qui utilisaient même des processions, comme moyen d'influencer
psychologiquement les masses. Sur une action négative, dont le point de départ
est sexuel, on base tout ce qui livre à la risée, au mépris, au persiflage. Les
caricatures, les processions carnavalesques, les rengaines, en sont des exemples
expressifs. En ce qui concerne l’utilisation de la pulsion sexuelle sous forme
sublimée, on pourrait citer tout ce qui engendre la joie, l’amour élevé : les
chansons populaires, les danses, les refrains en vogue, l’exhibition de jolies
femmes comme personnification d’idéaux s’y rapportent. Comme exemple, tiré de
l’histoire, citons la « déesse Raison » de la Révolution Française, une célèbre
et belle actrice de son temps, portée en procession, demi-nue à travers les
rues de Paris.
Enfin, la quatrième pulsion, celle de la maternité ou -parentale,
est à la base de tout ce qui se manifeste sous forme de pitié, de souci pour
autrui, commisération, amitié, prévoyance, mais aussi indignation, colère.
II. LA MACHINERIE
PSYCHIQUE
Selon
Henri Bergson, l’origine de la conscience et de l’intelligence serait dans un
obstacle, un freinage de l'impulsion, ce qui a lieu dans toute collectivité de
sorte que la vie intellectuelle serait dépendante de la vie sociale. Nous avons
déjà vu l’énorme importance que Pavlov attribuait à l’inhibition, en parlant
même de réflexes conditionnés inhibitifs et en précisant que chaque excitation
serait accompagnée automatiquement d'un phénomène concomitant d'inhibition,
pouvant devenir dominant et déterminer l'effet ultime. Il est facile à
concevoir que l'inhibition joue un rôle de premier ordre dans
l'éducation, dans la sphère de la morale, et dans la vie sociale en général. Le
« tabou » des peuplades primitives a son origine là-dedans.
Ainsi, la psychanalyse se révèle comme la méthode par excellence, pour
explorer l'inconscient et interpréter le comportement soit directement, soit
symboliquement. Allendy explique que le symbolisme est un
processus primitif, dépendant du manque de représentations abstraites et du
refoulement : il se produit automatiquement dans l'inconscient. C'est surtout
le rêve qui opère par des symboles. « Le symbole permet (comme dans l'algèbre)
de jouer aisément avec des concepts que l'esprit aurait trop de peine à
embrasser dans leur totalité sans cet artifice. »
A côté de la psychanalyse, des nouvelles méthodes d’exploration de
l’inconscient se sont développées les derniers temps. Ces procédés sont connus
sous le nom de narcoanalyse et sont en quelque sorte une psychanalyse
chimique, c'est-à- dire qu’ils s’efforcent, comme cette dernière, de ramener,
par des procédés chimiques, à la conscience les souvenirs refoulés pour
neutraliser, dans un but psychothérapeutique, leur pouvoir malfaisant sur le
corps et le psychisme de l'homme. Le sujet est plongé dans un état d’inconscience
relative. Cet état peut être obtenu aussi par des méthodes de la comathérapie
convulsivante : c’est l'électro-choc, une crise convulsive par passage
d'un courant électrique dans le cerveau. « Chez des sujets ainsi traités, la
conscience, avant de redevenir normale, passe par un état très comparable à
celui qui existe dans l'hypnose, période qui peut être utilisée pour la
suggestion en psychothérapie, et même la psychanalyse. » Pour obtenir la même
possibilité par voie chimique on a employé le coma insulinique ou le cardiazol,
un convulsivant. De ces pratiques « sont nées les idées de suppléer à la
lenteur de la psychanalyse classique en mettant le sujet, à l’aide d’une
drogue, dans un état de demi-conscience (« état second ») qui livre son subconscient
à l’expérimentateur».
On connaissait toujours
qu’une légère ivresse, due à l'alcool, prédispose à la loquacité, fait perdre
le contrôle de soi- même; même les sauvages employaient des drogues naturelles
dans ces buts, le peyotl mexicain, par exemple, était utilisé par les indiens
pour rendre la victime incapable de garder un secret. Au début de notre siècle
une série de drogues furent employées dans les mêmes buts et ces activités ont
abouti à la notion du sérum de vérité et à son emploi dans des buts judiciaires et policiers. Depuis la dernière guerre,
c'est le pentothal, un barbiturique, qui a acquis une certaine célébrité,
surtout après qu’en 1945 Délay proposa l’introduction de la narcoanalyse dans
la pratique de la médecine légale « à titre purement médical en tant que moyen
de diagnostic après échec des moyens courants d’investigation ». Dans le cas
d’application de la drogue il y a disparition de la censure, qui est à
l’origine du refoulement. L’adjonction d’une amine excitante du type de l’ortédrine
peut surajouter à la dépression hypnotique une excitation verbale qui facilite
l’aveu*. On a vu aussi que la narcoanalyse peut non seulement inciter à l’aveu
des pensées les plus secrètes, mais suggérer des conduites ou des opinions.
Toutefois il y a ici, comme aussi dans le cas de l’hypnose, une limite : le
narcoanalysé « ne fera pas ce qui est trop en désaccord avec sa conscience
vigile, il n’obéira pas à une suggestion de crime. Plus efficace certes pour
violer la personnalité et faire d’un individu énergique une loque, serait
l’emploi répété des méthodes de choc ou de la psycho-chirurgie. Du point de vue
de la morale sociale, ces pratiques sont répréhensibles au même titre que
celles que nous dénonçons dans ce livre sous le nom de viol Psychique.
Heureusement, la psycho-chirurgie a une moindre portée pratique et se contente
d’affaiblir les processus conscients dans des buts thérapeutiques : on
déconnecte les lobes préfrontaux de l’écorce cérébrale d’avec les centres à sa
base, où se trouvent les ressorts essentiels de la vie instinctive, végétative,
émotionnelle, recouverts d’un cortex d’inhibitions, « qui sont alors levées et
donnent lieu à un état d’insouciance, en libérant le malade de la mélancolie
dépressive et dans le cas des déments agités en les calmant. Si on peut
admettre l’emploi de ces pratiques dans des buts médicaux, leur utilisation
dans des buts politiques, par exemple, dans certains procès d’intention, a
rencontré une réprobation universelle : le fait que la conscience humaine s’insurge
contre ces faits est un signe réconfortant dans notre époque où la notion de
frontière entre ce qui est socialement moral et immoral se perd de plus en plus
souvent, car la possibilité d’utiliser en bien ou en mal les progrès de la
science n’est pas affirmée avec la force nécessaire : on le voit, par exemple,
dans le fait que des savants ne se refusent pas à travailler pour la guerre, et
à rechercher, dans leurs laboratoires, des nouvelles
armes meurtrières, une activité qui leur est imposée par les politiciens et qui
déshonore la science. Et Chesterton a raison de dire que « l’hérésie
moderne est de vouloir modifier l’âme humaine pour l’adapter aux circonstances
au lieu de modifier les circonstances pour les adapter à l’âme humaine... Il
semble que le progrès consiste à être poussé en avant par la police».
Freud a cru devoir distinguer comme base de tout psychisme biologique une
sorte de force vitale ou d’élan vital auquel il a donné le nom de « libido » et
qu'il met en relation avec la sexualité. Cette force dirigerait toutes les
manifestations psychiques, en se réalisant, comme un ressort, un primum movens,
de mille formes que prennent les activités humaines. Libido serait l’agent
dynamique de l'inconscient. Platon postulait aussi l'existence de cette force
qu'il nommait « Eros ».
Allendy pense avec Freud que si les hommes sont parvenus à la civilisation,
c'est en dérivant sur leurs arts, leurs industries, une partie de la libido
primitivement attachée à la seule satisfaction des instincts naturels. Nous ne
croyons pas que le postulat d'un tel « deus ex machina » soit inévitable pour
l'explication des faits psychiques du comportement humain. Pour Allendy
l'inconscient présente « deux aspects différents : l'un actif, la libido, qui
tend à poursuivre les finalités vitales et qui est un moteur d'action; l’autre
passif, qui est constitué par les impressions enregistrées (engrammes, selon
notre terminologie), les automatismes établis, les associations fixées, et qui
résulte des expériences faites. G. Dwelshauvers les désigne respectivement sous
les noms d'inconscient dynamique et de subconscient automatique ».
Nous voulons procéder maintenant à un essai d’inventarisation et de
classification de ces réflexes intuitifs, qui peuplent la sphère inconsciente.
Pour mieux séparer certaines catégories de ces réflexes, nous serons obligés de
forger des néologismes dont nous nous excusons d’avance auprès du lecteur.
Parmi ces réflexes, en premier lieu, sont à nommer les automatismes,
que Pavlov nomme les réflexes innés ou absolus et qui sont, comme nous
l’avons vu dans le chapitre précédent, la base même pour la formation des
réflexes conditionnés ou acquis.
A la différence de «
pulsions » qui sont au nombre de quatre — combative, digestive, propagative et
protective — et qui marquent les catégories biologiques selon lesquelles on peut
classer tous les réflexes, il peut exister un grand nombre d’automatismes,
selon la nature des éléments physiologiques qui constituent les excitants en
jeu ; ainsi, par exemple, dans le cas de réflexe nutritif, ce serait la viande,
ou le pain ou toute autre substance nutritive, avec ses caractéristiques
gustatives, qui déclenchent l’activité du mécanisme réflexe.
En parlant de réactions
innées automatiques dans les organismes, il faut en distinguer des réactions,
tout aussi automatiques et innées, mais quand même différentes des premières :
ce sont les tropismes. Ils sont à observer surtout chez les animaux
inférieurs : on connaît, par exemple, l'attrait qu’exerce sur les papillons de
nuit le foyer d'une lumière intense, qui les attire avec une telle force qu’ils
se brûlent les ailes et périssent. Il serait absurde de supposer l'existence
chez ces animaux d'un « instinct de mort », comme certains ont voulu
l’affirmer. Ce n’est que l’effet de la présence d’un phototropisme, le même
phénomène qu’on observe chez les plantes, oui. en poussant, orientent leurs
tigres vers la lumière.
« Dans le tropisme»,
dit Brach, «le foyer stimulant est externe et perceptible et provoque chez
l'animal un déséquilibre organique assez général qui sera atténué ou supprimé
par l'approche ou le contact du foyer stimulant (ou au contraire par son
éloignement en cas de tropisme négatif) : l’animal est donc attiré ou repoussé
par le stimulant. Le déséquilibre provoque une tension neuronique en général
inconsciente et l'animal fait des déplacements orientés jusqu’à , la résolution
de cette tension. »
En tout cas, il y a une différence nette entre les tropismes et les
réflexes intuitifs, même les plus simples, comme les automatismes. C'est que
dans les premiers, c'est le stimulant (foyer du tropisme) provoquant une
excitation (attraction ou répulsion) chez l’animal, qui est d’importance
capitale, tandis que dans les réflexes intuitifs, c'est le déséquilibre
intérieur, provoqué par le stimulant dans le système nerveux même de l’animal,
qui est en cause, et qui persiste jusqu'à sa suppression. « Dans les
tensions-tropismes, parce que le foyer de stimulation immédiatement externe et
perceptible provoque une réalisation immédiate, il n’y a pas de délai entre la
stimulation déterminant le commencement de la tension et sa réalisation et donc
pas de possibilité d'association avec une autre stimulation externe pendant
l’activation de la tendance avant sa réalisation. » On pourrait peut-être dire
que dans le cas de tropismes on a affaire à de simples réactions
automatiques, tandis que dans le cas d’automatismes ce sont les réflexes
automatiques qu'on a devant soi, où le système nerveux est engagé à fond.
Nous avons déjà dit que
Jung différencie deux couches dans l'inconscient : l’individuel, formé
d’engrammes, provenant de l’expérience personnelle (souvenirs, effacés et
refoulés, et perceptions au-dessus du seuil d’attention) et le superindividuel
ou collectif, constitué par des images innées, héréditaires, ancestrales, les Archétypes.
Évidemment, ces symboles conservés dans l’inconscient, peuvent avoir une
influence sur le caractère des impulsions qui viennent de cette sphère et
déterminent le comportement, sans qu’on s'en rende compte, et sur les processus
réflexes qui y ont lieu.
Or, Arthus distingue
deux types d oubli : I'oubli actif et l’oubli passif. « Il est normal »,
dit-il, « d’oublier certaines choses de peu d'importance et qui ne présentent
pour nous aucun ou peu d’intérêt. » C'est l'oubli passif. C'est
le cas de ces réflexes conditionnés qui se forment innombrables, selon Pavlov,
et disparaissent, en n'attirant pas notre attention; c'est aussi le cas des
oublis des choses, qui perdent leur actualité et utilité, étant de nature
éphémère. Voici un exemple, donné par Arthus : « Si je change de résidence
j'oublierai vite les numéros de téléphone que j'avais présents à la mémoire,
mais qui ne me sont plus d’aucune utilité dans ma nouvelle résidence, et dont
je n'ai plus l'occasion de me servir. »
A cet oubli passif, normal et dont nous ne pouvons que nous réjouir,
puisqu’il allège notre travail intellectuel, on doit opposer l’oubli actif, dû
au phénomène de censure ou désensibilisation dont nous avons déjà parlé. « L'oubli
actif soustrait à notre mémoire des images, que, consciemment,
nous aurions intérêt à retrouver. Il s'exerce au détriment de notre moi
conscient » (nous dirions plutôt : de processus plus complexes de notre
psychisme, éclairés par la conscience).
La psychopathologie nous enseigne que l’oubli actif est une victoire des
réflexes intuitifs (inconscients) automatiques sur les réflexes conditionnés
supérieurs de notre intelligence raisonnante (consciente), une victoire « des
réflexes sur les résolutions » dit Arthus, une victoire des réflexes intuitifs
sur les réflexes intellectifs, dirions-nous, de l'affectivité sur le
raisonnement. Tout oubli actif rend possible la réalisation d'un désir, d’une
pulsion de notre inconscient. Il implique toujours une opposition de l’inconscient
à la conscience, il représente une impuissance de la conscience à la faveur de
laquelle pourra se réaliser ce que l'inconscient, ce que la vie intuitive,
affective, réclame.
Il nous semble que dans l'oubli actif on peut, à son tour, distinguer deux
cas : dans l'un, il y a une opposition de l’inconscient très ferme : c’est
l'oubli actif total; dans l'autre, l'opposition l'est moins : c'est l'oubli
actif partiel. Tandis que dans le premier cas la réapparition des choses
oubliées se heurte à des obstacles qui annihilent, on pourrait dire, la
mémoire, dans le deuxième, la remémoration peut être atteinte moins péniblement
et dans certains cas même sans difficulté aucune. Nous reviendrons à ces faits
tout à l’heure quand nous traiterons de la question de la reviviscence des
réflexes conditionnés intellectifs.
L’oubli actif est
dénommé dans la psychanalyse le refoulement. Nous avons vu que du point
de vue physiologique c’est un processus d'inhibition. Allendy a si bien
formulé de quoi il s’agit, que nous
croyons utile de nous référer ici in extenso à ses lignes :
[…]Le refoulement ne désigné que l’élimination automatique, involontaire, telle
que l’élément refoulé reste entièrement inconnu à notre introspection, par
exemple, chez ceux qui se croient tolérants, désintéressés, etc., et dont les
sentiments haineux ou cupides éclatent aux yeux de tous.
Le refoulement joue un
grand rôle dans la formation du symbole, comme l’ont démontré Rank et
Sachs. Les états affectifs s’expriment en images symboliques, mais ce ne sont
pas des symboles directs en rapports immédiats avec leur contenu; ces symboles
prennent une forme détournée, difficile à interpréter, parce qu’un refoulement
habituel en élimine l’expression approchée. C'est parce que le symbole est un
moyen d’expression des idées et des sentiments réprimés.
Un cas spécial de réphénations est fourni par des phénomènes psychiques du
domaine de ce qu’on appelle généralement Y intuition et que nous
traitons aussi comme des réflexes conditionnés intuitifs, se basant sur des
éléments, accumulés dans le 2e système de signalisation de Pavlov,
donc dans l’inconscient, et pouvant faire irruption dans la sphère consciente,
en empruntant des voies raccourcies ; pour cette raison de leur découlement
rapide et soudain, nous leur donnons le nom de fulgurations. Ce qui les
caractérise surtout aussi, c'est que leurs résultats se manifestent à la
conscience, à la fin de leur cheminement, comme des acquisitions immédiates. Ce
sont évidemment des réflexes conditionnés facilités. Ce sont précisément
ces réflexes intuitifs, se révélant conscients, qui, avec les réflexes
intellectifs propres, c’est-à-dire évoluant, dès le début, à la lumière de la
conscience, forment l’intelligence des êtres vivants supérieurs, surtout de
l’homme.
Bergson s'approche en quelque sorte d’une telle manière de considérer
l’intuition, en disant qu'elle est « l’instinct capable de réfléchir sur son
objet » : aujourd’hui nous pouvons donner un sens physiologique à cette
définition. Il est possible que l’étude des phénomènes métapsychiques, dits
occultes (divination du passé, prédiction de l’avenir), puisse être abordée un
jour sous ce point de vue, en utilisant aussi la connaissance des faits de
l’inconscient collectif.
Les fulgurations se
présentent surtout dans les activités créatrices, là où il est question du «
nouveau », dans l’Art, dans la Science, c’est-à-dire dans les activités ayant
trait aux manifestations des quatre pulsions fondamentales, sur des niveaux
sublimés de notre schéma*. En voici quelques exemples, se rapportant à chacune
des quatre pulsions : dans le domaine de la 3e pulsion (sexuelle),
la plus favorable, à ce qu’il paraît, aux fulgurations, on peut indiquer le
fait du « coup de foudre » en matière d'amour, comme sentiment; mais aussi dans
le niveau supérieur de l’Art, où on rencontre ces ressorts psychiques agissant
dans la poésie, la composition musicale et les autres créations artistiques.
Dans le domaine de la 4« pulsion (parentale), dans son niveau de l'activité
scientifique, c'est le cas de grandes découvertes, d'inventions. Pour la 2°
pulsion (digestive ou captative dans notre sens) on pourrait faire allusion,
encore, au niveau sublimé, lors des grandes inspirations religieuses et de
synthèse philosophique. Mais même dans la 1ere pulsion (agressive ou
combative) les idées, parfois géniales, des grands stratèges, des
organisateurs, des grands champions du jeu d'échecs, et même les inspirations
des grands orateurs sociaux et politiques dans leurs actes et leurs discours,
relèvent de ce que nous avons appelé ici les fulgurations.
Un grand problème pour les études psycho-physiologiques dans le domaine en
question, serait d'élucider le comment et le pourquoi de l'irruption de ces
réflexes intuitifs dans la sphère consciente, en d’autres termes, de découvrir
les mécanismes physiologiques intimes qui sont à la base de ces phénomènes et
les lois qui les gouvernent. Dans notre livre « L’organisation de soi-même»
nous apportons des exemples de techniques, parfois allant jusqu’à des manies
bizarres, connues des biographies d’écrivains et d’autres hommes célèbres, qui
utilisaient certaines pratiques pour stimuler à volonté leur intuition
créatrice, pour stimuler leur verve, en nos termes, pour déclencher
sciemment des fulgurations, qui ont rendu leurs œuvres psychologiquement aussi
efficaces. Ainsi Schiller était stimulé par l'odeur des pommes pourries qu’il
tenait dans le tiroir de sa table de travail, Buffon mettait pour rédiger son «
Histoire naturelle », ses manchettes et son habit de gala, Baudelaire se mettait
à plat ventre sur le parquet pour écrire ses vers, d’autres absorbaient du
café, comme Balzac, d'autres encore consommaient des spiritueux; beaucoup de
personnes ont besoin de fumer pour travailler avec inspiration; pour Humboldt,
la meilleure stimulation au travail mental était de monter lentement vers la
crête d’une montagne en plein soleil; pour Gœthe, c'était la vue lointaine des
prés verdoyants et des nuages passant dans le ciel qu'il entrevoyait de sa
table, etc. Quand nous nous entourons, dans notre cabinet de travail, ou sur la
table, d’images agréables, de photos de personnes qui nous sont chères, et de
bibelots artistiques qui évoquent certaines sensations ou souvenirs, le
principe est le même.
Le rêve comprend des éléments (images,
sensations) et une organisation de ces éléments sous forme de réflexes
conditionnés du type intuitif. « Le rêve réalise un désir, sous un symbolisme
plus ou moins compliqué, spécial au rêveur; il est interprétable seulement par
associations d'idées. Le rêve comporte aussi un souvenir, une impression
actuelle, une intention pour l’avenir. Le rêve exprime parfois un désir resté
inassouvi et qui continue à réclamer satisfaction.
Il prend alors la signification d'une satisfaction hallucinatoire pour
détendre momentanément la libido (la pulsion, selon nous). Les explorateurs
privés de nourriture, raconte Nordenskjold, rêvaient de festins plantureux.
Parmi ces désirs ce sont, bien souvent, ceux de caractère sexuel qui peuplent,
filtrés par la « censure » de Freud, et maquillés sous forme de symboles, les
rêves. Les cauchemars, qui paraissent être toutefois tout autre que des désirs,
ne sont autres que des scènes insuffisamment élaborées par la censure et dont
certains sentiments désagréables n'ont pas pu être filtrés. Ainsi, quand une
jeune fille voit avec terreur en rêve un cambrioleur forcer la porte de sa
chambre et entrer le couteau menaçant, il faut conclure qu'elle est curieuse de
l'amour, mais qu’elle craint la défloration* ».
Au symbolisme qui joue dans le rêve un rôle de toute première importance,
nous reviendrons encore dans le chapitre VI.
Dans le rêve éveillé, objet d'étude de Desoille (44), qui a créé une
méthode de l'explorer, le sujet est tenu, en partant d’un mot associatif, à
révéler tout ce qui passe dans son esprit, ce qui conduit à une interprétation
de son inconscient.
Dans son livre « The process of persuasion », consacré à la psychologie de
la propagande, Clyde Miller analyse cette fonction du point de vue de la
possibilité de diriger l'opinion publique — l'individu comme la collectivité —
par des moyens psychiques qu’il nomme « leviers » (devices), en partant de la
théorie des réflexes conditionnés. C’est une application pratique des énoncés
scientifiques de la psychologie objective dont il a été question dans ce
chapitre. Pour lui ces leviers » sont de
vrais déclics (trigger) qui déclenchent une réaction, un réflexe
conditionné : dans la psychologie objective ce sont les excitations
conditionnantes verbales et finalistes.
Or, la propagande arrive à ses buts rapidement quand elle est en état de
lancer, au moyen de certains mots (slogans), des symboles ou des actes, ou
d’évoquer des images —latentes dans le second cas et conservées dans notre 2e
système de signalisation — dans notre esprit.
« Souvent », dit Clyde Miller, «ce sont des images de types de personnes
que nous voudrions être nous-mêmes. jouissant d’une bonne santé et
sympathiques; adroits en sports et jeux; respectés pour nos succès
professionnels et dans les affaires; heureux en amour et dans le mariage;
possédants du prestige et d'une bonne situation sociale. Les images de ce genre
se rapportent à nos sentiments et désirs de propriété, d’ambition, de rivalité,
de satisfactions sexuelles, d’émulation, de fierté, de la raison, de générosité
(en d'autres termes, selon notre manière de voir — aux quatre pulsions
fondamentales de nôtre psychisme). Mais, » continue Cl. Miller, « il existe
aussi d’autres images, celles de personnes et de choses qui menacent d'anéantir
nos espoirs et de détruire nos rêves de succès et de bonheur. Elles
correspondent à nos cauchemars, engendrés par la peur. Ces images, qui évoquent
en nous des sensations agréables ou désagréables, déclenchent des réflexes
conditionnés, de sorte que nous éprouvons automatiquement la nécessité de
suivre les idées, la voie, les actions suggérées pour atteindre nos rêves et de
vaincre ou de négliger les personnes et les choses qui se présentent comme des
obstacles entre nous-mêmes et la réalisation de nos espoirs. »
Ainsi un mot, en lançant dans notre esprit une image, a une action de
déclencheur dans la direction voulue par celui qui le lance. « Les
propagandistes ou chefs de publicité astucieux le savent. Ils utilisent, à bon
escient, des mots, qui sont des instruments pour provoquer non seulement des
réponses qu'ils supposent que nous serions amenés à donner, mais aussi et
surtout des réponses qui servent un but dans lequel ils sont intéressés. Ainsi
aussi toute l'efficacité de la publicité commerciale dépend de ces mots et symboles,
déclencheurs d’actions dans la direction voulue.
Or, Clyde Miller essaie
de faire une classification de ces mots et symboles-déclencheurs, qu’il nomme
aussi des stratagèmes ou dispositifs
(devices) et que nous préférions nommer des leviers psychiques. Il en distingue quatre groupes :
1. leviers d’adhésion ou acceptation (il les
nomme « Virtue » device — leviers de « vertu ») : leur but est de faire
accepter des personnes, des choses ou des idées, en les associant avec des mots
ou des symboles tenus pour « bons », par exemple : « démocratie », « liberté »,
« justice », « patrie », etc.
2. leviers de rejet (« Poison » device) avec le but de faire rejeter
certaines idées, personnes, etc., en les associant avec des « mauvais » mots,
symboles et actes, qui font appel à la peur, dégoût, etc., par exemple : «
guerre », « mort », « fascisme », « immoral », etc.
3. leviers d’autorité ou de témoignage (« Testimonial » device) ;
dans ce cas est employée la voix de l’expérience, de connaissance, d’autorité,
qui cherche à nous faire approuver et accepter ou de désapprouver et rejeter
des personnes, des choses ou des idées. Ils s’appuyent sur le témoignage,
l’avis des personnes bien connues, d’institutions, etc.; ou aussi indiquent-ils
des « exemples horrifiques » ou, au contraire, « méritoires »; des exemples de
tels mots sont : Roosevelt, Lénine, Science, Dieu, etc.
4. leviers de conformisation («Together» device, d’ensemble) : par
ceux-là on cherche à faire accepter ou rejeter des personnes idées, etc.,
énoncées dans les trois cas ci-dessus, en faisant appel à la solidarité, à la
pression des émotions ou des actions collectives, surtout de masse. Ce levier
s’applique surtout pour gagner les masses. Des exemples de tels mots sont :
« Chrétienté », « L’union c’est la force », « Deutschland über alles »
(slogan de Hitler).
Clyde Miller analyse le mode
d’action de ces leviers psychiques et les résume en sept points :
1. Ils opèrent chacun pour soi ou en combinaison les uns avec les autres.
2. Ils sont des clefs pour servir les buts de sécurité individuelle ou
collective, nos désirs et nos besoins avant affaire à la faim, propriété, peur,
espoir, combativité, ambition, sexualité, fraternité, rivalité, vanité, etc.
3. Ce sont des clefs pour l’ensemble de modèles qui peuplent notre
psychisme (« maps in our minds »), de nature agréable ou désagréable, qui
peuvent être allumés ou éteints dans notre esprit par des mots, symboles ou
actions qui servent alors de déclics.
4 Ils opèrent sous forme
de réflexes conditionnés. Les mots- poisons et mots-vertus déclenchent ces
réflexes et cherchent ainsi à nous contraindre à rejeter ou accepter
automatiquement, à approuver ou à condamner des personnes, des produits, des propositions,
programmes, politiques, groupes, races, religions ou nations.
5. Ils sont manœuvrés par ceux qui veulent persuader d’autres personnes et
par les propagandistes.
6. Ils se révèlent comme la force des hommes honnêtes, ou comme indices de
loucherie des charlatans et démagogues.
7. Ils reflètent les facteurs qui altèrent les divers canaux de
communication que sont les organes publics : presse, radio, cinéma, église,
école, chambre de commerce, syndicat, métairie, société patriotique, parti
politique, gouvernement, etc.
Ce qui les caractérise surtout, c’est qu’ils opèrent rapidement en
empruntant la voie de nos réflexes conditionnés, en cherchant de nous
influencer pour que nous acceptions ou refusions automatiquement ce qu’ils nous
transmettent.
Comme exemples de ces actions, Clyde Miller (105) indique que c’est précisément
par l’emploi des leviers-« poisons » que les agents de la santé publique ont pu
réduire le taux des épidémies des maladies contagieuses dans l’énorme
proportion que l’on sait : c'est grâce à la propagande visant l’hygiène
publique que nous toussons et éternuons, en employant des mouchoirs; que nous
préservons notre nourriture des mouches; que nous évitons le contact avec des
germes contagieux; que nous cherchons à raffermir la résistance de notre corps
aux microbes dangereux.
On a déjà depuis longtemps reconnu que l’emploi en faux, malhonnêtement ou
méchamment, de leviers « poisons » est un crime. Des lois contre la diffamation
et la calomnie protègent l’individu contre l’injure; toutefois ces lois ne protègent
pas encore contre l’injure les races, les groupes, les religions et les idées.
A propos des leviers « d'ensemble » (Together-device), Clyde Miller dit
qu’ils exploitent notre désir de suivre un meneur. Toutefois, l’énoncé des
qualités les plus remarquables du meneur ou d’une organisation, fait par un
propagandiste, ne peut conférer de succès aux leviers employés par lui, si les
conditions de vie de celui auquel ils s’adressent, sont en opposition flagrante
avec les buts de cette propagande. Et comme exemple, il cite les élections
présidentielles aux Etats-Unis en 1932. La campagne en faveur de l’élection de
Herbert Hoover était énorme. Mais pour beaucoup d’électeurs le nom de Hoover
était entaché de la notion de chômage. Pour ceux-là le slogan de Hoover,
plaidant pour une « Nouvelle ère économique », qui était autrefois un «
levier-vertu », s'était mué en « levier-poison », qui déclenchait une exclamation
ironique « Oh, yeah! » (oh, là-là !).
Des
stimulations extérieures ou des réactions chimiques internes causent des
déséquilibres énergétiques dans les neurones. Le déséquilibre donne lieu à une
tension dans le neurone, qui est levée, si elle est compensée. Les compensations
se font dans la direction de quatre tendances dont il a été question ci-dessus
et que nous avons désignées comme pulsions. La compensation est réalisée, si la
tension parcourt tout le trajet d’une tendance. La force de ces pulsions, qui
est déterminée par la facilité à la réaction, n’est pas égale.
En se répétant régulièrement et pendant des longues périodes, dans les générations
consécutives d'une même espèce, ils peuvent se fixer anatomiquement et être
transmis finalement par hérédité : ils deviennent alors des instincts, ayant
pour base une des quatre pulsions nommées, ci-dessus, et constituent, le plus
souvent, de chaînes de réflexes plus élémentaires.
La plus grande partie d'excitations et de réflexes conditionnés, inutiles
pour l’individu, sont inhibés et tombent dans l’oubli ; d’autres sont refoulés
dans la sphère inconsciente du 2e système de signalisation et y
restant à l’état latent, représentent le stock de souvenirs, réévocables en cas
de besoin (rephénations) ; enfin, d’autres encore, s’ils heurtent les bases de
la structure psychique de l’individu, surtout d’ordre moral, ancrées dans son 2e
système de signalisation psychique
— la censure — sont refoulés, par inhibition, dans le subconscient; ils y
deviennent alors ce qu'on a appelé des « complexes ».
En partant de quatre groupes d’un niveau de base, qui englobe les attitudes
instinctives normales (vitattitudes), orientées dans les quatre directions —
pulsions —, on peut distinguer quatre groupes d’attitudes dans le niveau, du
point de vue de la morale sociale, négatif; ce sont les vices : despotisme,
gloutonnerie, dépravation sexuelle, misanthropie. Et de même quatre groupes
dans chaque niveau de sublimation progressive. Dans le niveau des sentiments,
les groupes : national, religieux, amoureux et amical; niveau des intérêts
culturels : social, philosophique, artistique et scientifique; niveau des
déformations ou extravagances : anarchique, mystique, surréaliste et
machinocrate.
Quelques esquisses schématiques pourraient peut être fournir une
compréhension plus aisée du processus de la formation des réflexes conditionnés
et surtout de l’activité du 2e système de signalisation, conçu par
Pavlov.
Pour les matérialistes, la conscience est une propriété de la
matière cérébrale et il n'y aurait pas lieu de parler alors de liberté du
choix; pour les spiritualistes, elle dépend de la présence d’un principe
immatériel, l’« âme », dont la caractéristique serait précisément le « libre
arbitre ».
Dans le premier groupe on peut parler du matérialisme naïf,
aujourd’hui révolu, pour lequel le psychisme était simplement un produit de la
matière, et du matérialisme moderne, au sein duquel on peut distinguer deux
tendances : le matérialisme dialectique ou philosophique, pour lequel la
conscience n’est qu’un aspect des phénomènes matériels de la vie : « la
complexité peut faire apparaître des propriétés nouvelles qui n’étaient pas dans
les composants : il y a émergence. »
L’autre tendance matérialiste qu’on pourrait nommer matérialisme
scientifique, comprend, à son tour, deux variétés : ceux qu’on pourrait
dire les « ignorabistes » dont les idées relèvent du célèbre discours « Ignorabimus
» de Du Bois Reymond et qui « pensent qu’il y aura toujours un aspect de la
question qui échappera à la science : les aiguillages d’influx nerveux sont des
mécanismes élémentaires qui ne suffisent pas à expliquer la complexité
d’ensemble »; et ceux que nous nommerions les « attentistes », qui disent que
nos connaissances sont encore fragmentaires, mais qui « croient qu’un jour on
saura tout interpréter par la physiologie ».
Dans le spiritualisme
on peut aussi distinguer un spiritualisme naïf ou animisme, qui
considère le processus cérébral comme un mécanisme au service de l’âme,
principe indépendant immatériel qui commande les phénomène« vitaux, et ensuite
un spiritualisme philosophique. Dans ce dernier on peut distinguer, d'un
côté, le dualisme, qui prétend que l’aspect physiologique concerne le
corps, mais l’aspect psychologique dépend de l’âme, principe métaphysique, uni
à la matière; d’autre côté, il y a le thomisme, pour lequel « l’âme
représente la forme du corps, non la cause, mais la raison de son organisation,
le principe métaphysique d’unité et d’harmonie ». Le thomisme parle du « corps
animé » ou « âme incarnée » ou encore du « cerveau animé ». Ce concept hybride
nous paraît un non sens, comme si on disait « un corps non corporel ». Selon Chauchard,
le concept thomiste ne serait pas tant distant de celui du matérialisme
dialectique : il nous paraît qu’il pourrait s’apparenter, du point de vue
logique, plutôt au matérialisme naïf, qui, lui aussi, voulait que le matériel
produise quelque chose d’immatériel.
Le
rôle de la sanction dans une société ne consiste pas à punir celui qui a
enfreint le code social, mais à défendre la société contre les tendances
individualistes trop antisociales, à faire un exemple susceptible d’émouvoir et
de faire réfléchir les autres membres au comportement encore hésitant et donc à
les empêcher d’imiter ultérieurement le délinquant.
Et il conclut (Brach):
« L'homme pour avoir au maximum la conscience de la liberté et le sentiment
du libre-arbitre devra prendre au maximum conscience des événements extérieurs
et de ses actes : être libre,
c’est surtout être conscient. »
En résumé, de tout ce que nous avons dit dans ce chapitre, nous croyons
pouvoir affirmer que l'illusion de notre liberté du choix repose sur le
fait de l'existence, dans notre psychisme, de la sphère inconsciente (absolue
ou automatique) et de la sphère consciente (ou conditionnée) : nous percevons l’excitation
initiale qui frappe nos sens, et nous constatons consciemment le fait de notre
action en réponse, mais nous ne nous rendons pas compte du processus
intermédiaire qui se déroule dans l'inconscient. Cette interruption de la
continuité dans la conscience cause en nous l'illusion du libre arbitre.
III. RÉFLEXOLOGIE
INDIVIDUELLE APPLIQUÉE
L'imitation joue un rôle
dans le dressage : des animaux voyant leurs semblables exécuter certains
mouvements, se les approprient plus rapidement. La raison en est que les
animaux s’habituent à percevoir les excitations, venant de l’observation de
leurs propres membres, quand ceux-ci exécutent normalement des mouvements;
alors les mécanismes, qui président à la réalisation de ces mouvements, mis en
branle, s’avèrent drainés par le passage de ces excitations. On attelle, par
exemple, de jeunes chevaux, qu’on veut dresser à tirer des véhicules, aux côtés
d’un cheval qui en a l’accoutumance, en prenant soin d'atteler le jeune tantôt
d’un côté du vieux, tantôt de l’autre. Nous rencontrerons du reste ce fait
aussi dans la formation des habitudes chez les enfants à l’école, où
l’imitation joue un grand rôle. C'est le même processus que nous avons connu
plus haut en parlant des « spectateurs » et des « acteurs », lors de
la description d'un nouveau procédé employé pour la formation des réflexes
conditionnés.
L’école et les méthodes pédagogiques ne sont autre qu’une sorte de
dressage des enfants en vue de leurs activités futures dans la vie.
Il est d’une importance capitale de connaître la genèse des attitudes du
comportement et les lois qui la déterminent en vue de pouvoir influencer la
création des attitudes socialement positives et de diriger l’éducation. Et ceci
dès le début, parce que la science et la pratique pédagogique nous montrent que
c’est dans les premières années de la vie que se forment déjà les bases les
plus solides des attitudes ultérieures. D'autant plus qu'il faut tenir compte
du rôle des facteurs biologiques héréditaires et de la présence même des
archétypes ancestraux valables pour le comportement. Ainsi, par exemple, «
l’école américaine de psychologie a constaté que les préjugés raciaux sont
établis chez l’individu dès l’âge de 5 ans ».
Pour revenir à des
phénomènes de suggestion individuelle et collective, appliquée
sciemment dans la vie pratique, par exemple, sous forme de la publicité
et de réclame, on conçoit facilement que c’est là un domaine où les
réflexes conditionnés jouent un rôle extrêmement important.
D'abord de caractère informatif, la publicité cherche ensuite « à frapper »
plutôt qu’à convaincre, à suggestionner plutôt qu’à expliquer. Elle mise sur
l’obsession et fait appel alors à diverses pulsions. Elle cherche même à créer
le besoin chez celui auquel elle s’adresse. Ce sont les mêmes règles techniques
que nous avons déjà vues dans le dressage, seulement, comme l’on a affaire ici
à des êtres humains, on utilise des systèmes de réflexes conditionnés d'un plan
plus élevé, et naturellement on joue sur toute la gamme des pulsions et de
leurs dérivés. C'est ainsi que pour déterminer un homme à prendre un billet de
loterie, on essayera de lui suggérer par répétition, et sous forme d’affiches
illustrées, qui agissent fortement sur lui, qu'il a tout intérêt à acquérir un
billet : on lui dépeindra les avantages d’une vie heureuse et assurée, les
possibilités qu’offre la possession d’une fortune, etc., on jouera, en somme,
sur la pulsion numéro 2 — celle du bien- être matériel. En faisant de la
publicité pour un article de toilette, destiné aux femmes, on représentera sur
l’affiche les attraits d’une femme jeune et belle, et plus ou moins dévêtue :
il s’agit, en faisant appel à la pulsion numéro 3 (sexuelle), de suggérer à
celle qui voit l’affiche, de se substituer, en idée, à la figure représentée,
de devenir aussi attrayante que celle-ci et, pour y arriver, d’acheter
l’article en question. Comme un autre exemple d’appel à la pulsion numéro 3,
peut servir le fait que les voyages par air sont devenus surtout populaires
depuis que les compagnies d’exploitation de ce moyen de transport emploient
dans les avions des jeunes et jolies filles comme stewardesses, qui s'occupent
des passagers en proie aux accès de nausée ou de peur, en les tenant même par
les mains, pour les rassurer et leur procurer des sensations agréables.
La publicité d’une compagnie d’assurances sur la vie, fera ressortir, en
termes suggestifs, les dangers de la vie quotidienne, et surtout les
conséquences désastreuses d’un sinistre pour la famille de l’accidenté, les
avantages d’être assuré : le bien-être, la vieillesse tranquille, etc... Ici,
c’est la pulsion numéro 4 (maternelle ou parentale), qui est, en premier lieu,
en jeu.
Enfin, prenons la publicité pour les sports d'hiver, le tourisme, les beaux
voyages, etc. — elle exploite la pulsion numéro 1 (combative) — la possibilité
de conserver la santé, la vigueur, source de force et de domination. Et on
pourrait continuer ces exemples sans fin. Nous avons voulu seulement mettre ici
en relief l’idée que ce sont toujours les quatre pulsions essentielles, qui
offrent la base des excitations conditionnées, agissant sur les hommes dans
cette activité publicitaire.
La répétition joue un grand rôle dans la publicité, comme dans toute
formation de réflexes conditionnés : c'est pourquoi, dans une affiche qui
cherche à persuader, on répète la même idée, et surtout le même impératif, un
certain nombre de fois, ou on la place en grande quantité ou en beaucoup d'endroits
différents, ou encore on la reproduit, toujours pareille, pendant une période
plus ou moins prolongée. Ainsi Hitler faisait appliquer sa « marque de fabrique
», son symbole — la croix gammée — à toutes les occasions, sur tous les murs,
les carrefours et même sur les édicules publics dans les rues.
La publicité commerciale, mais aussi la propagande politique, qui
s’adressent aux masses, se rendent bien compte du fait psychologique que le
niveau intellectuel, c’est-à-dire la faculté critique, est bien basse dans la
masse, et elles utilisent en conséquence deux principes importants : par la
répétition incessante et massive de mêmes formes, slogans, etc., et en les
accompagnant surtout des excitations lumineuses, en couleurs criardes, des
sonorités rythmées obsédantes, elles créent un état de fatigue mentale, qui est
propice à l'assujetissement à la volonté de celui qui exerce cette publicité
tapageuse. L'autre principe consiste en ce que les hommes, surtout dans les
masses, sont enclins à croire aux choses qu’ils souhaitent voir réalisées, même
si celles-ci ne sont appuyées que par des arguments peu fondés, mais du type
émotionnel. Par exemple, un appel d'un avocat devant les jurés « Messieurs, n’oubliez
pas que cette femme est une mère! », a toujours une force « persuasive ». Cl.
Miller cite encore des exemples du genre : « le fascisme est acceptable parce
que Mussolini est parvenu à faire marcher en Italie les trains des chemins de
fer à l'horaire », ou les affirmations de Gœbbels : « Jésus-Christ ne pouvait
pas être un Juif. Je n'ai pas besoin de le prouver scientifiquement, c’est un
fait. » C’est la « logique » qui se laisse persuader par un raisonnement
syllogistique du genre : « aucun chat n’a huit Queues. Chaque chat a une queue
de plus qu’aucun chat. Donc chaque chat a neuf queues. »
La prise en considération des énoncés de la théorie des réflexes
conditionnés y peut présenter des avantages extrêmement importants, surtout
pour la synthèse — vrai but de tous les efforts dans la science. Dans mon livre
« Organisation rationnelle de la recherche scientifique » est exposé le
principe du « cinématisme de la pensée » : j’ai pu constater que la
synthèse des idées et des faits et la naissance de nouvelles idées se produit
d'autant plus aisément qu’on arrive à mieux isoler les éléments nécessaires à
cette synthèse et à les faire pénétrer dans les mécanismes cérébraux avec une
certaine vitesse. C’est le principe même du cinématographe : en laissant une
série d’images photographiques se dérouler devant nos yeux avec une vitesse
dépassant sept images par seconde, nous arrivons à les fusionner dans notre
perception et à créer en nous l'illusion du mouvement des sujets observés sur
les photos. Une chose analogue se passe dans notre cerveau dans le cas énoncé
plus haut et nous dote alors d’un facilité imprévue pour faire de nouvelles
trouvailles.
A ce but j’emploie des fiches analytiques dans lesquelles les éléments sont
disposés dans une forme et dans un ordre standardisé, et les annotations sont
faites en une écriture conventionnelle (lographique), employant des
symboles rappellant l’idéographie et certains principes de la logistique,
écriture que j’ai dénommée Noographie. L’avantage présenté par
l’écriture lographique non seulement par rapport à l'économie de place et du
temps nécessaire, mais encore par rapport à la dépense de l'énergie nerveuse
dans la perception, est évident : en voyant cette « formule » qui rappelle les
formules algébriques, on comprend en un clin d'œil de quoi il s’agit.
IV LA PSYCHOLOGIE SOCIALE
C’était surtout G. Le Bon qui a créé une confusion, en employant le mot d'«
âme sociale » dans la description de la psychologie des foules. Il écrit, par
exemple : « Par le fait seul que les individus sont transformés en foule, ils
possèdent une sorte d’âme collective, qui les fait sentir, penser et agir d’une
façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait
chacun d'eux isolément ». Bovet repousse une telle formule, en disant : « Le
fait est fort bien observé, mais il n’a rien d’étonnant. Il s’explique entièrement
par la seule psychologie individuelle. Les individus ne pensent pas comme ils
penseraient en dehors de la foule, parce qu’un état d’esprit n'est jamais autre
chose que ce qu’il est à un moment donné, dans les circonstances données; il
n’est jamais ce qu’il serait si ces circonstances n'existaient pas. »
C'est
pourquoi, l’art de gouverner des dictateurs comprend toujours deux formes ou
phases essentielles d’action : 1. rassembler les masses en foules, les
impressionner par un coup de fouet psychique, en les haranguant violemment et
en leur faisant percevoir en même temps certains symboles — clefs de leur
affectivité — en ravivant chez eux la foi en ces derniers; 2. disperser de
nouveau ces « foules », en les transformant en « masses » et les faire agir
pour un certain temps, en les entourant dé tous côtés par les symboles devenus
de nouveau agissants.
En
France, les idées de Le Bon ont rencontré un opposition véhémente de la part de
Durkheim et de son école sociologique, qui se sont dressés contre la tendance
psychologique de Le Bon. Selon Durkheim, la foule n'est pas un phénomène
primitif, présocial, elle est plutôt une société in statu nascendi. Ce
qui caractérise une société évoluée, est sa structure sociale fixée (les
institutions), qui exclut la foule, privée de cette structure. Enfin, selon
Durkheim, l’idée de Le Bon sur l’influence des foules sur la vie sociale, est
exagérée : les faits capitaux de la vie de la société ne trouvent pas leur
solution par des coups brusques et tragiques dans la rue; ces derniers ne
peuvent que renforcer les mouvements de la société même, qui y sont déjà à
l’état latent.
Si
l’on suit les idées de Le Bon, on voit que ce qu'il dit de la « domination »
des foules fans la vie moderne, n’est aucunement applicable aux pratiques des
dictateurs, mais on constate qu’il vise à frapper surtout l’idée
démocratique, en insinuant que les assemblées, souvent houleuses,
irréfléchies, « chaotiques », imposent des solutions, des actes visiblement
irrationnels, qui aggravent parfois les difficiles situations politiques, au
lieu d'y remédier. Un peu de vérité réside dans cette affirmation. Mais, à
notre avis, c'est justement le cas d'une révolte des masses contre une
oppression psychique qui devient intolérable, c'est une réaction saine qui
précède une vraie révolution, ou qui se manifeste à ses débuts. La « masse
diffuse », passive, soumise, devient « foule », qui passe plus facilement à
l'action : elle est agitée et donne libre cours à ses passions, si celles-ci ne
sont pas freinées et canalisées par un tribun, un homme qui, en conformité
lui-même avec les aspirations de la foule, sait exploiter les forces déchaînées
et les diriger vers un but qui renferme le salut. C’est précisément la tâche
des vrais meneurs ou chefs de l'humanité, en ces périodes de fermentation et de
révolte plus ou moins consciente des âmes, de savoir utiliser les énergies qui
se déchaînent, pour aboutir à des situations, d’où l'on voit se dessiner les
horizons lumineux de l’avenir de l’humanité, Pour comprendre le mécanisme du «
viol psychique », il nous faut s’adresser aux notions que nous avons exposées
dans le chapitre II — la formation des réflexes conditionnés, le 2e
système de signalisation, le système des pulsions, le système des activités
humaines — et mener l'étude des facteurs agissants et des réactions des
individus au sein des collectivités. Deux formes collectives se présentent
devant nous : la joule et la masse, ou la « foule diffuse ». La
méthode pour mener cette étude serait d’essayer de déterminer l'inventaire des
engrammes dans le 2e système de signalisation chez les individus
dans les foules et dans les masses séparément, d’établir le degré d’homogénéité
de la composition des foules et des masses, de préciser les facteurs
conditionnants et d'enregistrer les réactions dans les deux cas. D’une telle
étude, menée avec les critères indiqués, on pourrait espérer qu'elle jettera
une lueur favorable à la solution du problème en question.
Depuis longtemps on a remarqué que cette psychologie diffère radicalement
chez l’homme qui se trouve au milieu de ses semblables et chez l’isolé. Le
premier est plus facilement excitable, et les phénomènes d’inhibition, donc la
maîtrise de soi-même, sont affaiblis.
Un autre trait régressif caractéristique est la perte d’impulsions
volitives propres : on se soumet plus facilement aux ordres venant de
l'extérieur.
Ces peuplades sauvages recherchent dans l'ivresse collective des foules un
état d'obnubilation grégaire, qui se présente dans une foule excitée, et qui
rappelle l’ébriété causée par les narcotiques.
De la formation des foules chez les primitifs, la voie psychologique, qui
fait comprendre le phénomène grégaire chez les peuples dits civilisés, est
directe. D’un côté, la foule civilisée se distingue, en principe, peu de la
foule primitive, à cette différence seule que les mêmes traits caractéristiques
apparaissent quelque peu mitigés, moins brutaux, bien qu'on assiste parfois à
des explosions de passions d’une extrême violence, voire sauvagerie, comme il
ressort d'une scène de grève des mineurs, décrite par Émile Zola dans son roman
« Germinal ». Il est vrai que les phénomènes grégaires chez les primitifs, qui
prennent le caractère de fêtes, associées à des rites religieux, où une
frénésie écervelée s’empare parfois des participants, tombant dans un état
d'extase collective, lequel aboutit souvent à des massacres et à des phénomènes
d'épuisement et de désagrégation de la société, ne peuvent être considérés que
comme formes pathologiques.
De l’autre côté, l’existence de foule primitive peut donner lieu au phénomène
de la genèse des masses, ou foules diffuses, où la mentalité conserve certains
caractères primitifs, comme la crédulité, la prépondérance de l'affectivité sur
les éléments de la raison, les tendances conformistes, la promptitude à suivre
les meneurs; la différence est qu'il n’y a pas de contagion affective,
d’induction motrice, d’imitation : les réactions ne sont pas aussi véhémentes
et explosives que dans une foule. La raison réside dans le fait d'un isolement
spatial. La genèse des masses et partant des formes de la société constituée a
été bien éclairée par Mac Dougall, qui dit que l'isolement social peut devenir
un poids insupportable à l'individu, qui se trouve dans des difficultés
économiques et oui a perdu, pour cette cause, la force de résistance psychique.
Il faut faire mention ici encore de l’idée de Fromm, qui éclaire le processus d'agglomération
et qu'on pourrait peut-être envisager comme un contrepoids à la tendance vers
la liberté, qui, selon Pavlov, aurait même ses origines dans un réflexe inné
spécial, Fromm parle de la « peur de
la liberté » qui survient peut-être même comme une conséquence du caractère mécaniciste
et énervant, qui a gagné notre civilisation. L'individu se sent isolé dans un
monde immense et menaçant. La sensation de liberté totale provoquerait des
sentiments d’insécurité, d’impuissance, de doutes, de solitude et d’angoisse.
Pour pouvoir survivre, l’homme tend à ce que ces sentiments soient affaiblis,
allégés, adoucis. Une tendance dans la direction sadique et masochique
contribue à ce que l’homme cherche à s'enfuir de la solitude, qui lui est
insupportable.
Très intéressant est le raisonnement de Reiwald concernant la psychologie
de la formation de la société. « La société se forme, dit-il, par le
fait que la majorité arrive à dominer et à refouler ses tendances agressives ».
Au début, les manifestations de la pulsion numéro 1 vont se polariser vers
l’extérieur sous forme de guerres, de colonisation, etc. Mais une partie de
l’agressivité subsiste, laquelle s’extériorise sous forme de crimes. La société
mène une lutte continuelle et acharnée contre la criminalité, en cherchant une
compensation sous forme de sublimation de la pulsion agressive par le travail,
l’art et les activités intelligentes, aussi par les sports et plus directement
sous forme de vengeance collective par la justice punitive. A l’origine chaque
membre de la société y participe, par exemple, par la lapidation. Ainsi la
satisfaction des velléités criminelles propres est déviée par une projection
sur les criminels qu’il entreprend ensemble avec d’autres cosociétaires. Cet
apaisement collectif se manifeste aussi dans la participation aux exécutions
publiques qui revêtaient jusqu’au XVIIIe siècle le caractère de
fêtes populaires; aujourd’hui on le ramène au spectacle des « causes célèbres
».
Il
faut donc distinguer, comme nous l’avons dit plus haut, entre les notions de «
masse » et de « foule ». Une foule est toujours une masse, tandis qu’une masse
d'individus n’est pas nécessairement une foule. La « masse » est généralement dispersée
topographiquement, les individus qui la forment n'ont pas de contact
immédiat, corporel, et ce fait, du point de vue psychologique, la distingue
sensiblement de la foule.
Tarde
contredit l’opinion de Le Bon, selon laquelle nous vivions dans une « ère des
foules », en disant que ce serait plutôt l'« ère du public ». Il considère le
public comme le groupe social de l’avenir.
Pulsion
|
+1
Combat
|
+2
Nutrit
|
+3
Sexuelle
|
+4
Parentale
|
1 Combat
|
Parade
Corrida
Boxe
|
Cantine
Grève
|
Courses à
Longch.
Sokols
|
Pèlerinage
Défilé
polit.
|
2 Nutrit
|
Banquet
|
Cabart
|
Communion
Banquet
funéraire
|
|
3 sexuelle
|
Bal
(Note : la discothèque ?)
|
Procession
religieuse
|
||
4
Parentale
|
Messe à
l’église
Congrès
scientifique
|
Société :
1.
Organisée (structurée, progressive);
a)
instituée (cadres);
1° institutions;
2° élites;
b)
latente (masses);
1° les « violables » (90 %) ;
2° les « résistants » (10 %).
2.
Agglomérée (foules, régressive);
a)
passive (statique, acéphale) ;
1° amorphe (fortuite, indifférente);
2° caractérisée (intentionnée, polarisée);
b)
active (dynamique, céphalisée) ;
1° chaotique (hystérique);
2° dirigée (extatique, paroxystique).
Nous
avons déjà parlé plus haut des réflexes d'imitation. Dans le contexte
présent nous voulons seulement ajouter qu’on peut distinguer, dans le domaine
des faits du comportement social, où l’imitation joue, comme le dit Bovet, le
rôle du « mode d’action par excellence de la collectivité sur l'individu, du
grand agent de la contrainte sociale », deux sortes d'imitation : l'une par
nécessité instinctive, l'autre par devoir et obligation. C'est avec le premier
type d'imitation qu’on a affaire dans le cas des foules.
On
voit que les idées se rapprochent sensiblement de celles qui découlent de la
doctrine pavlovienne des réflexes conditionnés. Allport parle même directement
de ces réflexes, il dit qu'un tel réflexe est, par exemple, la réaction d’un
homme, qui, dans une foule nazi, même étant hostile à ce mouvement, fait le
geste du salut hitlérien, ensemble avec les autres participants à la réunion,
et ceci non pas par imitation, mais par soumission et suggestion du grand
nombre : c'est le prestige de la masse écrasante de la foule qui détermine son
geste conformiste.
Sublimation
|
Déformations
|
Anarchie
|
Mysticisme
|
Surréalisme
|
Machinisme
|
|
C
|
Intérêts
culturels
|
Socialisme
|
Philosophie
|
Art
|
Science
|
|
B
|
Sentiments
|
National
|
Religieux
|
Amoureux
|
Amical
|
|
A
|
Vitattitudes
|
COMBATIVE
|
NUTRITIVE
|
SEXUELLE
|
PARENTALE
|
|
dégradation
|
Vices
|
Despotisme
|
Cupidité
|
Dépravation
|
Misanthropie
|
|
N°1
|
N°2
|
N°3
|
N°4
|
|||
pulsions
|
Niveaux
|
1
|
2
|
3
|
4
|
|||
Réactions
|
Intellectives
|
Déformations
|
Anarchie
|
Mysticisme
|
Surréalisme
|
Machinocratie
|
Conscientes
|
Intérêts
culturels
|
Socialisme
|
Philosophie
|
Art
|
Science
|
|||
Sentiments
|
National
|
Religieux
|
Amoureux
|
Amical
|
|||
Vitattitudes
|
Luttes
|
Nutrition
|
Sexuelle
|
Maternelle
|
|||
Vices
|
Despotisme
|
Avarice
|
Dépravation
|
Misanthropie
|
|||
Intuitives
|
Fulgurations
|
Courage
|
Avidité
|
Coup de
foudre
|
Sacrifices
|
inconscientes
|
|
Néo-réflexes
|
Agressivité
|
Propriété
|
Caresses
|
Fierté
|
|||
Complexes
|
Caïn
|
Oral-anal
|
Narcissisme
|
Œdipe
|
|||
Instincts
|
Combatif
|
Digestif
|
Sexuel
|
Parental
|
|||
Automatismes
(refl. Innés)
|
Défensif
|
Alimentaire
|
Procréatifs
|
maternels
|
|||
Bases
|
Pulsions
|
Défensive
(combative)
|
Alimentaire
(nutritive)
|
Propagative
(sexuelle
|
Protective
(parentale)
|
Freud, l'éminent psychanalyste viennois, croit que ce qui est
caractéristique de l’homme et de ses réactions, est en majeure partie basé sur
les phénomènes de la vie sexuelle, il en déduit que les formes
d’activités dérivent des « complexes » d'origine sexuelle, qui se manifestent
déjà chez l'enfant. Cette conception envisage comme base, les mécanismes que
nous avons désignés dans la rubrique de la troisième pulsion, celle de
la sexualité.
Karl Marx — ou plutôt le marxisme réformiste — croit devoir affirmer que le
primum movens de toutes les manifestations du comportement humain, est
attribuable à des facteurs économiques’, c'est-à-dire, que les activités
humaines reposent en premier lieu sur notre base n° 2, qui concerne la.
pulsion alimentaire.
Enfin, Adler, créateur de la « Psychologie individuelle » et disciple de
Freud, est d'avis que le mobile prépondérant du comportement humain, n’est pas,
ainsi que le suppose son maître — à base sexuelle, mais la soif de la
domination, l’aspiration au pouvoir, donc la base que nous avons nommée pulsion
combative, ou n° 1.
Après
avoir énoncé les bases de la psychologie de l’individu, selon Freud, il est intéressant
de voir dans quels rapports sa théorie se trouve avec la psychologie sociale,
comment Freud explique le phénomène grégaire. Il a émis une hypothèse aussi
originale que séduisante sur la genèse de la première société. Selon
lui, le père et chef de la horde primitive est tué par ses fils devenus adultes
et qu’il a chassés pour se garantir la possession exclusive des femelles de la
horde; après l’assassinat du père, les fils forment une union entre eux, qui
devient la première société — totémique, qui se groupe autour d’un symbole — le
totem. Celui-ci remplace le père, prend le caractère d’une divinité et en son
nom s’établissent les « tabous » — les interdictions — les premières lois, qui
deviennent les germes de toutes les institutions et aspirations culturelles de
la société humaine : la religion, le droit, les mœurs.
Si nous nous tournons maintenant vers l’œuvre de Karl Marx, le grand
sociologue et le père du socialisme scientifique, nous voyons que son analyse
pénétrante des faits socio-économiques, manifestes à son époque, le porte à
constater que les maux éprouvés par l'humanité proviennent du fait que
l’accumulation des biens matériels entre les mains de catégories restreintes de
la société humaine mène à un chaos économique, qui nécessairement provoque une
réaction salutaire : l'organisation des exploités qui défendent leurs droits à
la vie et qui finiront inéluctablement par avoir raison du désordre; ils
créeront une nouvelle société socialiste, caractérisée par la planification de
la production et de la distribution des biens, et par l’impossibilité pour les
hommes d’exploiter leurs semblables.
Pour l’édification de sa
théorie, Marx puise ses arguments dans trois sources : la philosophie
allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français. Et en
correspondance avec ces trois bases de la pensée humaine du XIXe siècle, il
arrive à établir les trois éléments capitaux, les trois piliers de sa
doctrine : le matérialisme historique,
qui, empruntant la méthode philosophique de Hegel, applique la dialectique à
l’étude des relations dans la société humaine; il introduit donc l’idée
scientifique de l’évolution (qui, grâce aux doctrines de Darwin, venait de
triompher en biologie, en faisant une impression profonde sur toute la pensée
humaine de la seconde moitié du siècle passé), dans le domaine socio- logique,
dans les conceptions de l’histoire et de la politique, où le chaos et
l’arbitraire régnaient auparavant; il montre d'une manière fort suggestive,
comment se développe, d’une forme d’organisation sociale donnée, par suite de
la croissance des forces productives, une autre forme plus évoluée; comment,
par exemple, la féodalité engendre l'époque du capitalisme. — Le deuxième
aspect fondamental de la doctrine de Marx est sa théorie économique, basée sur
la critique du phénomène « capital ». La pierre angulaire en est l’analyse de
la notion de plus-value, contenue dans la valeur de la marchandise, et
provenant du fait que l’ouvrier, en raison de la dépendance où il est, est
obligé par son patron, maître des moyens de production, de créer un bénéfice «
supplémentaire », non rétribué par le capitaliste. Ce produit sert au seul
profit de ce dernier, et est à la base de l'accroissement de la puissance de
l'argent accumulé, du capital. La concentration du capital mène à une anarchie
de la production : crises, course folle à la recherche de marchés, insécurité
de l’existence de la masse de la population.
La troisième partie de la doctrine, celle qui découle d’une part de
l’influence des idées de la Révolution, première libératrice de l’humanité,
d'autre part des doctrines socialistes françaises, est l’idée, — conséquence
logique de la doctrine économique de Marx — de la lutte des classes et d’une
révolution sociale qui viendra inévitablement renverser le régime capitaliste
et instituer la forme socialiste de la société humaine. C'est le régime
capitaliste lui-même, qui, en agglomérant les masses ouvrières dans les grandes
entreprises, crée la grande puissance du travail unifié dans les organisations
du prolétariat, qui montera un jour à l'assaut définitif de ses exploiteurs.
Toute
sa théorie de la lutte des classes, lutte qui, comme il le dit lui- même, « ne
peut être au fond qu'une lutte politique », est, en réalité, la meilleure preuve
de la vérité de notre thèse. Il y a donc une certaine contradiction dans le
système de Marx, qui se manifeste dans la personnalité de Marx lui-même, et
dans ses conceptions sur les moyens d'aboutir au socialisme, sur la tactique à
suivre par la classe ouvrière dans cette lutte. Cette contradiction est à
l’origine de la controverse acharnée, qui met aux prises les communistes et les
socialistes réformistes, les bolcheviks et les mencheviks en Russie. Les uns et
les autres, se réclament du marxisme. Et ils ont également raison : c’est que
les seconds se sont bornés à adopter les constructions théoriques, que leur
fournissait la théorie économique de Marx, en admettant la supériorité de la
pulsion alimentaire sur la pulsion combative : d’où leur tendance à éviter les
heurts, à parlementer, à « raisonner » à tout prix, et leurs résultats — leur
défaite constante et universelle devant les mouvements dont la tactique repose
sur l'utilisation de la « première » pulsion : ceux des bolcheviks dans le
mouvement socialiste, et des fascistes, comme troupe de défense du capitalisme.
L’autre fraction du camp socialiste, qu'on pourrait nommer activiste, tout en
adoptant les idées générales de Marx, ne les suit pourtant pas aveuglément,
mais par l’œuvre révolutionnaire de Lénine et constructive de Staline, y
apporte des correctifs; elle admet l’efficacité de la « première » pulsion,
elle s’inspire des enseignements de la vie même, sinon des théories
biologiques, et elle a toujours le dessus, là où les deux thèses en viennent à
se heurter dans la vie concrète : c’est le cas de la Révolution Russe. C'est
aussi le seul espoir pour l'humanité de pouvoir résister à la marée fasciste,
cette dernière tentative capitaliste, qui, quoique brisée apparemment par
l'issue de la deuxième guerre mondiale, ressuscite et reprend de nouveau
haleine telle l’hydre à plusieurs têtes, qui, coupées, repoussent plus nombreuses.
L’activisme socialiste est la seule chance d'endiguer, de briser et de détruire
ce mouvement, cette rechute de la barbarie et ce danger actuel pour le progrès
humain. En conséquence, les méthodes propagandistes de combat de ces deux
fractions socialistes, diffèrent foncièrement au désavantage de la première.
Ainsi dans leurs études,
Kautsky et d'autres auteurs marxistes, comme, par exemple, Geiger, n’envisagent
les masses que sous l’angle réduit de la lutte des classes. Pour ce dernier,
qui tend à opposer à la psychologie des masses une "sociologie" des masses, les notions
de celle-ci seraient inséparables du concept de la révolution. Pour pouvoir
traiter les masses comme objet de la sociologie, il limite leur notion à celle
des masses révolutionnaires et même à celles des derniers 150 ans, depuis que
de « vraies » révolutions ont eu lieu, comme la Grande Révolution Française de
1789, l’allemande en 1848, la Grande Révolution Russe de 1917. La
caractéristique des « vraies » révolutions réside en ceci qu'elles amènent un
renversement des valeurs; et Geiger donne un petit tableau comparatif sur les
relations existant entre les valeurs et les couche» dirigeante qui les
supportent :
Valeur : Forme : Couche dirigeante :
Dieu Eglise Princes de l'Eglise
Pouvoir Etat Noblesse
Liberté Economie Bourgeoisie
Nous ajouterions volontiers les notions de l'enjeu dont il s'agit de nos jours
:
Organisation Impérialisme Bureaucratie.
Le
tragique du prolétaire consiste en ce qu’il se trouve dans un conflit
inextricable : toute son existence est liée à la société qu'il combat. Cette
contradiction logique est la clef pour comprendre son comportement, qui se
manifeste par des explosions, par des actions de masse. Mais dans ces actions
révolutionnaires ce ne sont pas, en réalité, les organisations ouvrières qui y
participent, mais les individus, membres de diverses organisations
prolétariennes.
Reiwald
critique les idées de Kautsky, en lui reprochant les erreurs suivantes : 1)
d’assimiler les masses au prolétariat, 2) de laisser échapper le rôle du meneur
et d'une couche dirigeante, 3) de manquer de la notion de la masse productrice.
Or, l’Eglise ou
l’organisation de propagande de la religion chrétienne a employé des méthodes
fort efficaces pour la diffusion de ces idées : en plus du culte, institué sur
les bases d’une propagande par symboles, propagande populaire faisant appel aux
émotions, à côté d’un programme écrit — l'Evangile — elle employa toute une
armée de propagandistes, de religieux et de religieuses de divers ordres,
institués au cours des siècles, et qui lui ont rendu des services inestimables,
en réalisant des poussées, de vraies campagnes lors des crises et des
difficultés que l’Eglise a vécues : ainsi en fut-il au temps des diverses
hérésies, puis au XIIIe siècle : la puissance et la richesse des
ordres des bénédictins, foyers de culture intellectuelle et artistique
de ce temps, suivies de leur détachement des masses populaires, provoquèrent
une réaction. Elle se manifesta par l’apparition des « ordres mendiants », des
franciscains, des dominicains, d’autres encore, dont la règle fut de ne vivre
que d’aumônes, afin de pouvoir mieux pénétrer dans les couches populaires pour
leur prédication. Ainsi en fut-il encore au XVIe siècle, quand les
ordres de Jésuites, de Lazaristes et autres, furent fondés, pour défendre la
foi catholique contre le protestantisme naissant.
Il est intéressant de souligner ici un fait qui confirme assez éloquemment
notre thèse des quatre bases biologiques du comportement humain, et de l’idée
que la religion chrétienne relève de la quatrième, de celle que nous avons
désignée comme pulsion parentale. On sait que les religieux de tous les ordres
importants sont astreints à prononcer trois vœux solennels qu’ils
s’obligent à respecter. Ces trois vœux sont celui de pauvreté, celui de chasteté
et celui d'obéissance. Nous reconnaissons donc immédiatement que ce sont
respectivement nos trois pulsions — alimentaire, sexuelle et combative — sauf
la pulsion parentale — au profit de laquelle toutes les autres doivent être
supprimées.
En tout cas, dans notre histoire, nous pouvons distinguer trois grandes
périodes : la première, la plus longue, caractérisée par la domination de
l’idée chrétienne et par l'Église, la deuxième, où les progrès de la science et
de la technique engendrent l'épanouissement de l'idée matérialiste, qui
caractérise cette période capitaliste, et enfin, la troisième, qui n'a que
commencé, et qui, selon toutes les prévisions, sera marquée par l’avènement du
Socialisme, ou bien par la chute et la destruction de toute la civilisation
actuelle; elle éprouvera, dans ce cas, le sort des autres civilisations
humaines, qui ont existé et péri avant la nôtre. Donc, trois périodes : chrétienne,
capitaliste, socialiste. Il est frappant
de constater, après tout ce que nous avons dit ci-dessus, que si nous
substituons à ces périodes les bases sur lesquelles nous croyons possible de
les construire respectivement, comme doctrines sociales, nous arrivons à
l’ordre suivant :
Pulsion parentale. Pulsion alimentaire. Pulsion combative.
Nous sommes actuellement au seuil d’une nouvelle période, où les idéologies
et les propagandes, ayant pour base la deuxième pulsion — alimentaire — sont
battues en brèche par celles qui se fondent sur la « première. » pulsion —
combative. Cette dernière étant plus forte, l’issue n’est pas difficile à
prévoir; et, en réalité, nous voyons que partout où l’idée réformiste du
mouvement ouvrier, l’idée qui se base sur la priorité du principe économique,
entre en collision avec l’idée et la propagande socialiste activiste, bâtie sur
la pulsion combative, la première succombe. C’est le cas en Russie soviétique,
où nous assistons à la victoire des bolcheviks, qui, grâce à Lénine, ont
corrigé dans la pratique les idées originales de Marx, et remporté leur
victoire sur les « mencheviks », les interprètes fidèles du « marxisme »,
c’est-à-dire de la théorie de la prévalence des motifs économiques. Il ne peut
y avoir aucun doute, l’idéologie socialiste de l’U. R. S. S. a pour base
tactique la pulsion combative : toutes les méthodes de lutte, même
l’application à certaines périodes du régime de la Terreur, toute la
propagande, sont affirmatives, autoritaires, combatives. C'est donc la raison
pour laquelle ils ont eu le dessus, du point de vue tactique dans la lutte,
dans leur propre pays. Le même phénomène s’observait aussi très clairement dans
les pays totalitaires fascistes, l’Allemagne et l’Italie, où on a vu des
tendances « socialistes », quoique totalement défigurées, mais utilisant le
système combatif, qui les a amené à s’emparer du pouvoir et à dominer les
idéologies et les tactiques propagandistes des mouvements ouvriers du type
social-démocrate, qui persévéraient à leur opposer une armature beaucoup plus
faible de raisonnements et de faits émotifs, ayant pour base les intérêts
économiques des peuples.
V. PULSION NUMÉRO
UN (Instinct combatif)
Dans les chapitres qui précèdent nous avons déjà mentionné que le
comportement humain dans le domaine de la vie collective politique peut être
l’objet d’une science exacte, basée sur les données de la psychologie objective
individuelle, et sur ses reflets dans l’ambiance sociale.
Nous avons également vu comment, parmi les systèmes de réflexes
conditionnés, qui font l’objet de ces études, le système reposant sur la
pulsion la plus puissante, à laquelle nous donnons le numéro 1 — celle de la
combativité — s'impose à nous comme pulsion d’élection dans le domaine
des activités politiques.
Pour qu'un réflexe
conditionné se forme, il faut la coïncidence de deux facteurs : celui du
réflexe absolu ou d’un « automatisme », à base d’une des quatre pulsions, et
celui d’une excitation, dont la forme peut être choisie à volonté, et qui
devient le facteur conditionnant, déclenchant le réflexe en question. Il s'agit
ici encore d’une pulsion, en principe, mais souvent, vu une certaine complexité
d’éléments engagés, qui se manifeste dans ce cas, on peut aussi parler
d’instinct,
qui, rappelons-le, représente, à
notre avis, une chaîne d’éléments simples, comme le sont les « automatismes ».
Ainsi, on peut parler de « pulsion combative » ou agressive, mais, par contre, de
l’« instinct de lutte », la notion de lutte englobant généralement toute une
chaîne d’attitudes dans la direction d’un apaisement de la pulsion combative.
Répétons encore une fois les formules que nous avons vues dans les
chapitres précédents et disposons-les ici, l’une près de l’autre, pour pouvoir
mieux les comparer :
Animal
|
Pulsion n°
|
Nombre de répétitions
|
Excitation par agent absolu
|
Agent conditionnant
|
Effet
|
Chien
|
2
|
A la 1re
|
Aliment +
|
Excitation sonore
|
Salivation
|
Chien
|
2
|
Après 50-60
|
Nulle
|
Excitation sonore
|
Salivation (reflexe conditionné formé)
|
Chien
|
1
|
A la 1re
|
Douleur par un coup+
|
Fouet
|
Fuite
|
Chien
|
1
|
Après 1-2
|
Nulle
|
Vue du fouet
|
Fuite (reflexe conditionné formé)
|
Homme
|
1
|
A la 1re
|
Menace+
|
Symbole polit. Slogan, etc.
|
Peur
|
Homme
|
1
|
Après quelques-unes
|
Nulle
|
Symbole polit.
|
Vote en conformité (réflexe conditionné formé)
|
Pour
en venir aux mains, les enfants se taquinent même. L'esprit taquin est
apparenté à l'instinct combatif, il en est une manifestation et un instrument.
La taquinerie ou bien prépare la lutte et y conduit — ou bien elle la remplace
et se substitue à elle. Pour amener le corps à corps, on fâche l'adversaire, on
le met en colère. Les mouvements de la colère représentent un raccourci des
gestes d'une lutte très ancienne.
La grande explosion de l’instinct est contemporaine de l'éveil des
sentiments sociaux. L’individu découvre l'avantage qu’il a à ne pas livrer
bataille seul. La combativité s'associe avec l’intelligence et avec l'instinct
social. Nous avons déjà vu que l’instinct combatif a occasion de s'exercer sous
forme de jeux qu’on peut diviser en deux grands groupes : celui de jeux
de lutte entre 9 et 12 ans, et les jeux sociaux (ou jeux d’équipe)
après 12 ans. On rencontre les jeux combatifs aussi chez les jeunes animaux;
ainsi chez les oiseaux : moineaux, roitelets, bergeronnettes, perdrix,
cacatoès; et chez les mammifères : loutres, ours, belettes, chats, chiens,
lionceaux, louveteaux, chevreaux, bovidés, solipèdes, babouins et les singes en
général. Ces jeux sont, en réalité, des jeux d’accouplement, car « la
reproduction est étroitement liée à l’instinct l combatif : beaucoup d’animaux
attaquent d’autres à l’époque du rut.
Comme conclusion générale au sujet du rapport entre l'instinct combatif et
les jeux en tant que moyens éducatifs, il est intéressant de constater, comme
le fait Bovet, qu'on peut classer les théories sur la signification de ces
derniers en trois groupes :
1° La théorie atavique (Stanley Hall), selon laquelle les jeux n'ont
pas de portée actuelle, les instincts qui s’y manifestent, sont des survivances
: l'enfant grimpe aux arbres, parce que ses ancêtres ont été naguère des hommes
des bois. S'il se bat, c'est qu’il fut un temps où le corps à corps était une
obligation que l'état de sauvagerie imposait aux primitifs. Les jeux, comme les
tendances instinctives, qui s’y manifestent, récapitulent les grands chapitres
passés de l'histoire de la civilisation humaine. Ils n'en préparent pas les
étapes à venir. Dès lors l’éducateur n'a ni à les réprimer ni à les encourager.
L’enfant les dépassera de lui-même naturellement.
2° La théorie du prééexercice (K. Groos) dit, par contre, que les
jeux ont une portée actuelle et positive. Ce sont des exercices préparatoires :
l’enfant se bat car il aura à se battre dans la vie. Le jeu a pour fonction et
pour effet de créer des habitudes. Pour éviter que certaines habitudes se
créent, l'éducateur doit s'opposer aux premières manifestations de l’instinct.
3° La théorie cathartique (Carr) considère que les jeux ont une
portée actuelle, mais négative. Ils auraient pour but et pour résultat
d’éliminer de l’individu certaines impulsions asociales. L’éducation doit
tendre à encourager les jeux de combat, si on désire purger l’enfant de son
agressivité. L'enfant se bat parce qu'il importe à l’espèce qu’il ne se batte
plus quand il sera grand.
Mais,
selon Claparède, ces trois théories ne s’excluent pas l’une l’autre, et nous
aussi pensons que les buts de chacune d’elles se différant et se complétant,
elles peuvent être utilisées dans les différents aspects éducatifs : la théorie
atavique, qui a pour but de canaliser les pulsions primitives — dans
l’éducation sportive et militaire, la théorie du préexercice, dont le but est
de faire dévier — dans l’éducation morale, et la théorie cathartique, qui
cherche à platoniser, à sublimer les pulsions — dans l’éducation pacifiste et
sociale.
Baden
Powell lui-même dit : « L’exercice militaire tend à détruire l’individualité,
nous désirons, au contraire, développer le caractère. »
Selon Adler,
l’inhibition subconsciente d’un instinct, son refoulement, peut se traduire
ultérieurement par des phénomènes très caractéristiques, au nombre desquels,
dans sa « Psychologie individuelle », Adler relève les suivants : i° l’instinct
peut se convertir en son contraire,
2° il dévie vers un autre but,
3° il se dirige sur la personne même du sujet,
4° l’accent se porte sur un instinct de force secondaire.
1 2 3 4
soldat cuisinier danseur savant
politicien hôtelier artiste prêtre
diplomate commerçant musicien professeur
lutteur ingénieur peintre éducateur
sportif prêtre coiffeur ménagère
pilote travailleur chanteur médecin
avocat fonctionnaire sculpteur infirmier
chirurgien serviteur architecte juge
bourreau agriculteur mannequin religieuse
chauffeur critique organisateur
marin
détective
policier
boucher
Professions
En
considérant que le comportement de travailleur industriel implique une
composante agressive, Reiwald avance qu’une des causes les plus importantes dans
les mouvements de révolte des masses réside dans le sentiment du manque de
satisfaction que crée le processus moderne de production. Pour éprouver la joie
au travail, il faut qu’à côté de la pulsion sexuelle (libido, amour pour son
travail), y soit présente encore l’autre pulsion élémentaire — l'agressive qui
est aussi irrésistible comme la faim et le besoin sexuel. Et il en donne des
exemples : celui de porter un poids ou d’abattre un arbre. Et le même vaut pour
les activités intellectuelles les plus hautes : on parle donc de la « netteté
tranchante d’une pensée ». On retrouve la pulsion agressive même chez les
professions sublimées : la profession du boucher est du point de vue social
très utile, et pourtant elle livre un gros pourcentage d'assassins; la
profession du dentiste ou du chirurgien est hautement sublimée, mais a aussi
des caractères sadiques.
Enfin,
la pulsion combative étant un mécanisme fondamental de l'être vivant, et comme
tel ne pouvant pas être déraciné ou supprimé, peut néanmoins subir certaines
transformations et atténuations. « Tout ce que nous pouvons espérer, c'est de
la sublimer « dit Stanley Hall Dans le cas de la pulsion sexuelle, il y a un
élément pouvant déclencher un réflexe conditionné inhibitif, provenant de
l’intérieur, du 2e système de signalisation : c’est la réaction qui,
en termes d'introspection, est désignée comme pudeur.
De
Felice précise qu’un choc émotif violent, ressenti simultanément
par les membres d’un groupe quelconque, soumis à l’influence d’une même suggestion, suffit à déterminer
chez eux une frénésie sanguinaire, qui
se caractérise souvent par un
dévergondage sexuel et une rage
destructrice.
En conclusion, nous ne pouvons que nous associer aux idées de De Felice quand il dit : « Notre civilisation actuelle,
en développant démesurément les agglomérations urbaines, en imposant
l'uniformité d'une technique qui s'introduit partout, et en s'ingéniant à ne
plus laisser aux hommes aucune possibilité d'isolement et de recueillement, les
soumet à une interaction qui finira par devenir non moins coercitive que celle
qui s'exerce chez les plus arriérés des sauvages ».
Et « lorsque ces phénomènes se déchaînent au sein d'un groupe organisé,
c'est pour le bouleverser et le détruire, et non pour lui communiquer je ne
sais quelle énergie mystérieuse qui lui conférerait sur ses membres une
autorité accrue. Les accès de fièvre grégaire sont des maladies qui menacent de
déchéance et de mort l'organisme qu'elles attaquent. La foule n’est pas la
forme élémentaire de la société, comme certains ont prétendu, en disant encore
que la société, en y revenant, y renouvelle sa cohésion et y retrempe sa
puissance; cette idée équivaudrait à donner à la santé des causes pathologiques
et à chercher dans le désordre les véritables bases d'un ordre supérieur ».
Mais aussi dans le domaine purement physiologique de l’individu
l’entraînement grégaire « ralentit les fonctions organiques et paralyse les
centres supérieurs du cerveau, au contrôle desquels le bulbe et la moelle
paraissent être momentanément
soustraits. La foule agit à la façon d'un anesthésique : le contact vital avec
la réalité ambiante est interrompu, la sensibilité est supprimée, et même la
catalepsie et le coma peuvent en résulter ».
Les
uniformes des militaires de notre temps, ne sont pas autre chose que des
descendants, en premier lieu, de ces masques de combat; en second lieu, c'est
un moyen de composer une masse uniforme, d'impressionner par le nombre et le
rythme — facteur très important de l'efficacité du travail humain. D'autre
part, la monotonie qu'engendre la vue d'une multitude de gens d'aspect égal,
est un élément propice à la création et à la conservation de la discipline, un
des principaux piliers de la force militaire moderne. C'est pourquoi les uniformes
proprement dits sont de provenance relativement récente. Dans l'antiquité les
guerriers, en général, n'étaient pas tous vêtus de la même façon; les
Spartiates revêtaient, pour aller au combat, des chlamydes rouges, mais cela
paraît avoir été plutôt une mesure servant à dissimuler le sang des blessures,
mesure pour combattre la peur causée par la vue du sang.
Le
meneur agit par une accumulation de prestige de sa personnalité, et il voit la
source de ce prestige dans le comportement des autres à son égard, comportement
qui a sa base psychique dans le besoin des masses humaines d’être dirigées.
Mais il convient qu'une certaine supériorité, réelle ou apparente, soit
indispensable pour assumer la fonction du meneur : car c'est la condition
inéluctable de la soumission des masses. Un chef idéal est celui chez qui
l'intérêt social et la compréhension des aspirations et de la psychologie des
individus composant les masses s'associent. Mais un facteur non négligeable
pour son succès auprès des masses, est aussi sa prestance physique : son
ascendant sera plus efficace s’il est grand et vigoureux.
En
général, les meneurs sont intolérants envers la critique qui les frappe, et
qu'ils appréhendent comme susceptible d'atteindre leur prestige. L'exemple
inverse de Lénine est assez rare. Malheureusement, le fait est assez fréquent
que parmi les meneurs on trouve des hommes qui se distinguent par une forte
volonté associée à une intelligence assez médiocre; c’est une des raisons, pour
lesquelles leurs entreprises finissent souvent mal pour eux et pour les
collectivités humaines.
VI.
LE SYMBOLISME ET LA PROPAGANDE POLITIQUE
Le
symbolisme a toujours existé, depuis que l'homme a trouvé le moyen de
communiquer à autrui ses pensées et ses sentiments, et ces derniers même avant
les pensées, parce que l'affectivité est une fonction psychique plus primitive,
ayant ses racines dans les mécanismes non éclairés par la conscience. On peut
donc distinguer les symboles plus primitifs, concrets, prélogiques, d’origine
inconsciente, qui servaient aux hommes primitifs à transmettre, à l'aide de
réactions au début certainement presque automatiques, des signes de leurs états
psychiques, causés par des états physiologiques. C'étaient des expressions
d'angoisse, de triomphe, de faim, de satiété, de colère, etc.
Leurs adversaires fascistes, derniers descendants du capitalisme aux abois,
sans idéals humains, sans programme économique bien défini, trouvèrent moyen de
soulever et d’entraîner les masses, d’ébranler les grandes démocraties, et souvent
même, leur arrachèrent directement le pouvoir.
Comment pareille chose a-t-elle été rendue possible?
La réponse est évidente : les adversaires des gouvernements démocratiques
n’étaient pas attachés à des dogmes erronés et rigides; ils comprenaient intuitivement
la véritable nature de l’homme et en tiraient des conclusions politiques
pratiques. Il est vrai que leurs buts politiques sont absurdes, et hostiles à
l’idée même de l’humanité ; mais ils eurent du succès parce que le
socialisme ne sut pas se servir de la seule arme efficace en l'occurrence, la
propagande; ou bien, il en fit usage à contrecœur et sans énergie.
Le fascisme avait pleinement adopté le langage symbolique comme instrument de combat.
On connaît le rôle considérable joué par la diffusion de la croix gammée dans
l’ascension d’Hitler au pouvoir. En Italie, Mussolini a également pratiqué sur
une vaste échelle, la lutte des symboles. Il est intéressant de suivre
l’évolution des méthodes de propagande, pendant les années cruciales, précédant
la deuxième guerre mondiale.
Le
mot d’ordre de « Gleichschaltung » (conformisation ou mise au pas)
devenu particulièrement célèbre dans cette période, n'est autre chose qu'une
expression de ce phénomène sous son aspect politico-social. Le mécanisme en est
le suivant : toute parole violente, parlée ou écrite d'Hitler, toute menace,
s’associait dans l'esprit de ses auditeurs à ses symboles, qui devenaient peu à
peu les signes évocateurs de ses paroles, de ses menaces; rencontrés partout,
ils agissaient constamment sur les masses, ils ranimaient sans cesse
l'inclination favorable à Hitler, ils maintenaient l'effet de la «
Gleichschaltung », produite par ses discours exaspérés, de la même manière que
l'on renforce le réflexe conditionné de Pavlov, en répétant de temps à autre la
stimulation « absolue ». Le gouvernement allemand d'alors avait deux
possibilités de réduire à néant cette réaction d’association. On pouvait, soit
combattre les symboles, les affaiblir, les tourner en ridicule par certaines
actions ou contre-mesures, soit les interdire, empêcher « le Tambour », les
injures, les cris et les menaces. On ne fit ni l'un ni l’autre, on laissa
tranquillement les ennemis donner à leurs symboles une vigueur toujours
renouvelée.
En
politique, on entend généralement par symboles des formes simples représentant
des idées, voire même des systèmes ou doctrines fort compliquées et abstraites.
Le schéma suivant illustre les rapports existant entre un symbole politique et
son contenu, sa signification.
1Symbole
2Slogan
3Programme
4Doctrine
Dans la partie
théorique de notre exposé, nous avons vu que Pavlov attribuait une importance
extrême à la parole comme excitant conditionnant pour la formation des
réflexes conditionnés, surtout pour ceux qui peuplent le 2e système
de signalisation. De nos jours la radio est devenue le principal
véhicule de la propagande sonore. Les informations, la musique, les chansons,
le sketch radioparlé, sont autant de voies qu'emprunte la propagande. On a vu
son influence immense dans la pratique de la dernière guerre, où la résistance
psychique des populations dans les deux camps était un facteur de premier ordre
dans la lutte. Les derniers temps c'est encore la télévision, associée à la radio sonore, qui commence à devenir
un moyen universel de transmission de la pensée et des émotions humaines :
aux États-Unis les postes de réception , télévisée se comptent déjà par
millions. La propagande sonore utilise encore les disques de grammophone qui,
par remploi de haut-parleurs, montés dans les réunions publiques et sur des
autos, servent dans les campagnes électorales, et même au front dans les
guerres : en 1918, en 1939-45, la guerre civile espagnole, et chinoise, et
dernièrement dans la guerre de Corée et au Viet-Nam.
On croit souvent aussi qu'il suffit de trouver une formule heureuse, un
symbole ou un slogan, pour avoir un succès garanti, comme si ce n'était qu’une
question de publicité commerciale pour un article quelconque. On oublie alors
que l’essentiel dans la propagande rationnelle est le plan de campagne.
Un tel plan comporte :
1. La différenciation des groupes d’individus à influencer,
2. L'établissement des buts psychologiques à atteindre chez les éléments de
chaque groupe,
3. La création d’organes pour réaliser l’action vers ces buts,
4. La création, par ces organes, des formes d’action propagandiste,
5. La distribution des actions dans l’espace et dans le temps
(établissement du plan de campagne),
6. La coordination de ces actions,
7. Le contrôle de la campagne, notamment de la préparation des actions, de
leur exécution et de leurs effets.
Domenach, donne un système de règles selon lesquelles il faut construire la
contre-propagande. Il les
énumère comme suit :
1° Repérer les thèmes de l’adversaire, les isoler et classer par ordre
d’importance, puis les combattre isolément,
20 Attaquer les points faibles,
3° Ne jamais attaquer de front la propagande adverse lorsqu'elle est
puissante, mais pour combattre une opinion, il faut partir de cette opinion
même, trouver un terrain commun,
4° Attaquer et déconsidérer l’adversaire,
5° Mettre la propagande de l’adversaire en contradiction avec les faits,
6° Ridiculiser l’adversaire,
7° Faire prédominer son « climat de force ».
VIII
LE SECRET DU SUCCES DE HITLER
La
différence entre les « 5 000 » et les « 55 000 » n est pas exclusivement due
aux facteurs physiologiques intrinsèques ou raciaux; les éléments d’éducation,
de culture, de la formation des phénomènes d’inhibition interne conditionnée y
jouent aussi un rôle important; c'est pourquoi on peut constater que chez les
peuples démocratiques, plus avancés politiquement, la proportion est quelque
peu différente de celle que nous avons indiquée pour les Allemands. Mais il
faut bien se garder de s’imaginer que ces différences soient très grandes ou
décisives : en fin de compte, les mécanismes du système nerveux sont les mêmes
chez tous les humains. Il faut préciser que la distinction chiffrable entre ces
deux groupes que nous désignerons comme les « R » (résistants, les 5 000) et
les « V » (violables, les 55 000), c’est-à-dire entre les 10 % et les 90 %, est
approximative et relativement grossière, sinon euphémiste : en réalité, pour
certaines situations, elle pourrait n’être que de 1 % en face de 99 % et même
moins : 0,1 % et 99,9 %, etc., — et naturellement avec tous les passages
intermédiaires.
Ces deux formes de propagande, s adressant à ces deux groupes de personnes,
différaient donc en principe : la première agissait par persuasion, par
raisonnement’, la deuxième par suggestion,
et déclenchait tantôt la peur, tantôt son complément positif — l’enthousiasme,
le délire, tantôt extatique, tantôt furieux; ces réactions étant aussi du
ressort de la pulsion combative. Nous appelons ces deux formes de propagande, la
première ratio-propagande, la deuxième senso- propagande. La première n’est
autre chose que l’instruction politique et n’a pas besoin d'être longuement
expliquée : c’est, d’ailleurs, la propagande dont se servent couramment les
partis politiques, surtout en pays démocratiques. Les formes en sont connues ;
ce sont les journaux, les discours par radio, les meetings avec discussions, ce
sont les brochures et les tracts, enfin la propagande personnelle, ou de porte
à porte quand les propagandistes vont dans les maisons trouver les personnes
qui les intéressent, et cherchent à leur démontrer le bien-fondé de leur programme
et à les persuader de s’inscrire au parti qu’ils représentent, de voter pour
lui, etc.
("canvassing" des Anglais). Les démonstrations logiques, quoique
utilisant parfois diverses pulsions de base, se rattachent, d'une manière
prépondérante, à la « deuxième » pulsion, en faisant jouer surtout les intérêts
économiques.
Dans la senso-propagande, par contre, c’est surtout la pulsion n° 1 ou combative,
qui en fait les frais. Au moyen de symboles et d’actions agissant sur les sens,
causant des émotions, on cherche à impressionner les masses, à terrifier les
ennemis, à éveiller l'agressivité de ses propres partisans.
En plus des symboles graphiques, plastiques et sonores dont nous avons
parlé, ce sont surtout l’emploi des drapeaux, d’uniformes, les grandes
manifestations, les défilés à grand fracas qui caractérisent la propagande de
ce type, employée par les dictatures.
Nous
verrons plus loin que Hitler employait souvent une tactique contraire : il
assoupissait la masse par un long discours, il la versait dans un état presque
somnambule, et ceci malgré et même par une harangue, menée sur un ton véhément
et du point de vue sonore étourdissant : nous avons vu qu’une inhibition
généralisée, une somnolence peut être atteinte par une répétition monotone des
excitations verbales; mais aussi par des excitations d’une haute intensité —
cette dernière possibilité est à la base du mimétisme terrifiant.
Après
avoir provoqué dans la masse cet assoupissement, ce « silence religieux »,
Hitler la réveillait par un arrêt brusque de ses diatribes et alors elle
tombait dans un état d’exaltation presque furieuse. D’autre part, De Felice dit
à propos d’une gesticulation, provoquée dans les foules, en la comparant aux
procédés employés par des « prophètes » orientaux comme les derviches hurleurs.
Il
conseille de « ne jamais demander ou espérer, mais toujours promettre et
affirmer ». Et plus encore : la propagande doit toujours répéter que les nazis
sont les vainqueurs, qu’ils vaincront n chaque bagarre est toujours présentée
comme une victoire. Et ceci pour, comme le dit Hitler, « provoquer la
force suggestive, qui dérive de la confiance en soi ». Ce précepte est étroitement
lié à une autre caractéristique de la propagande hitlérienne, à l'emploi de la
duperie.
Nous avons vu ainsi que la propagande de Hitler, la propagande qui a
bouleversé le monde et qui était la pierre angulaire de son action et de son
succès, est caractérisée principalement par trois éléments : renoncement aux
considérations morales, appel à l’émotivité des masses par l’utilisation de la
« première » pulsion (combative), comme base, et emploi de règles rationnelles
pour la formation de réflexes conditionnés conformistes dans les masses. Enfin,
comme le dit Domenach, « il est indéniable qu’un certain nombre de mythes
hitlériens correspondait soit à une constante de l’âme germanique, soit à une
situation créée par la défaite, le chômage et une crise financière sans précédent
».
Les adversaires de Hitler l’ont laissé faire, car ils ne s’inspiraient pas
de mêmes méthodes et de mêmes principes, et ils ont tout perdu parce qu’en
réalité, comme il le dit lui- même, « la propagande est une arme terrible dans
les mains d’un homme qui sait s’en servir ».
XI
LES MENACES DE LA SITUATION ACTUELLE
Ainsi,
nous concluons que l’organisation dont les racines sont à rechercher dans la
tendance de l'homme de dominer les forces de l'inconscient, est conforme à
l’idée démocratique. Mais la réussite de cette tendance est une fonction du
volume, des dimensions que prennent les institutions humaines : plus ces
dernières sont grandes, et plus l'automatisme de leur fonctionnement devient
indispensable, et le rapport patriarcal « père-fils » s'incarne dans le rapport
« chef-subordonnés », ou « meneur-foule », moins la psychologie de l’individu a
la latitude de jouer un rôle important. Reiwald
a raison quand il dit qu’aujourd'hui c'est la relation patriarcale qui
caractérise l'organisation moderne, soit de l’État, de l’armée ou d’une
entreprise industrielle. Et c'est pourquoi, selon nous, le gigantisme est en
opposition avec l'idée démocratique, et c'est la raison pour laquelle pour
nous les puissances, qui se disent « démocratiques », ne le sont plus : ce
sont, en réalité, des fausses démocraties ou démocraties apparentes, des
« démocratoïdies ».
Ainsi, par ce qui précède, nous voyons que l'idée tant féconde de Freud,
qui peut être résumée dans la formule « meneur = père », donne une explication
très séduisante de la base
biologique des notions en question; l’obstacle le plus grave pour la
réalisation de l’idée démocratique de l’égalité des droits fraternels réside
dans la prépondérance du rapport « père-fils » sur le rapport entre frères et
dans la force des dispositions affectives. A ce fait s’associe encore la
hiérarchie dans la dépendance matérielle, qui forme la trame de la dépendance
affective, selon W. Lippmann.
Le sociologue italien Pareto est
celui qui, on pourrait dire, a fécondé l’éclosion des idées fascistes en
Europe. Le climat dans lequel le
fascisme et le national-socialisme ont pu se développer, a été fourni par
Pareto dont l’idée d’un machiavélisme
nouveau réside dans la reconnaissance des capacités seules à
l’exclusion de toute morale. Ce sont surtout les milieux intellectuels qui ont
été gagnés par cette doctrine, qui mettait les élites au premier plan, en
développant l’idée que ce sont elles qui auraient à forger l’histoire. Les
relations entre cette élite et les autres couches de la population reposent,
selon Pareto, et aussi selon Georges Sorel, sur la violence. Et c’est l’Église
catholique elle-même qui, en créant les ordres religieux, a été à l’origine de
la formation de ces « élites ».
Les
dictatures ne peuvent pas
s'arrêter dans leur course effrénée vers un pouvoir toujours plus étendu, vers
des succès spectaculaires, qui tiennent en haleine les « automates », les « 55 000
», et leur inculquent un salutaire respect des maîtres. Ces derniers, à leur
tour, sont « portés » par ces masses inconscientes et suggestionnables. Il est
faux d'affirmer, comme on l'a fait souvent dans le camp adverse, que les
régimes fascistes étaient de vraies dictatures, semblables en tous points à
celles de l'histoire antique et du moyen âge, celles-ci s’appuyaient sur
l’existence d'« esclaves physiques », mus par la peur immédiate, par une
coercition purement corporelle. Rien de cela ne se retrouve dans les fascismes,
qui n'étaient pas de vraies dictatures, mais plutôt de pseudo-démocraties. Les
éléments humains sur lesquels elles se basaient, étaient des « esclaves
psychiques », des hommes subissant continuellement une sorte de viol psychique,
et dont la mentalité était subjuguée : des marionnettes manœuvrées plus ou
moins savamment. Les dictateurs savent très bien que si un jour, à la suite de
quelque fausse manœuvre, ces « automates psychiques » leur échappaient,
tombaient, par exemple, sous l’influence d'une autre force du même genre, mais
plus habile, c'en serait fait d’eux. C'est pourquoi ils doivent, pour rester au
pouvoir, toujours « rafraîchir » le réflexe conditionné des masses, sur
lequel leur puissance est construite, « ranimer la flamme », en faisant vibrer,
encore et encore, la corde du réflexe inné de la peur ou de l'extase,
causé par un succès, déclenchant la frénésie. C’est leur loi d’existence. Il
n'y a qu'un moyen de les combattre — si l'on s'accorde sur ce point que les
combattre veut dire sauver l’humanité — c'est d’empêcher le processus psychique
en question, de leur refuser le succès auquel ils aspirent, de leur résister,
de dire « non » !
XII
LA CONSTRUCTION DE L'AVENIR
Dans le chapitre précédent nous avons parlé de menaces qui tiennent, à
l'heure présente, surtout depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le
monde entier dans l'angoisse. Nous avons analysé les facteurs qui déterminent
l’avènement et la persistance de cette Grands Peur Universelle.
Une des caractéristiques les plus marquantes de notre époque, est la
tendance qui se manifeste dans tous les domaines de la vie pratique, de rationaliser
le travail, de le rendre plus efficient et moins pénible. On peut suivre
cette tendance dès les débuts de la civilisation. Ce processus s'est surtout
accentué vers la fin du siècle précédent et au début du siècle courant. Dans
l'histoire de ce mouvement, on peut distinguer trois étapes qu’on peut
localiser dans trois foyers distincts. Cette évolution se déplace dans la
direction de l'Ouest vers l’Est.
La première étape se situe aux États-Unis, à la fin du siècle
précédent, où le grand réformateur des méthodes de travail, F. W. Taylor et son
école, élaborèrent et réalisèrent les lois d'une organisation scientifique du
travail. Cette étape est caractérisée par la prépondérance des réformes du côté
technique : par une disposition rationnelle des éléments du travail dans la
production, on rehausse sensiblement son rendement.
Les méthodes américaines, importées en Europe, ne trouvèrent pas d’écho
dans les milieux ouvriers; au contraire, la classe des travailleurs s’insurgea
contre leur application en Europe, plus évoluée, du point de vue social, que le
Nouveau Monde, foncièrement capitaliste. Un changement d'attitude des ouvriers
est à remarquer après la première guerre mondiale. C’est surtout en Allemagne
que les idées tayloriennes se propagèrent, mais en liaison avec un nouvel élément
plus conforme aux traditions sociales européennes ; c’est la prise en considération
du facteur humain. L'Europe et spécialement l’Allemagne devient le
second foyer, la deuxième étape de l’évolution de l’organisation
scientifique du travail. En relation avec ce fait, c'est ici qu’apparaissent
alors les Instituts où on étudie le facteur humain, comme une déterminante dans
le processus du travail. Une nouvelle science, la psychotechnique, se
développe, des bureaux d'examens d’aptitudes au travail, des écoles pour les
doués, des offices d’orientation professionnelle s'ouvrent en grand nombre. Le
slogan qui se diffuse alors est : « The right man on the right place ».
Mais peu à peu des voix s'élèvent, des études paraissent, une critique
violente parmi les psychotechniciens eux-mêmes se fait entendre ; la question
n’est pas résolue. On est obligé de constater que, malgré que chaque
travailleur est à sa vraie place, son travail ne donne pas le rendement
escompté, s’il n'éprouve pas de la joie au travail, s'il ne se sent pas maître
de lui-même, de son travail, de son destin.
Mais l’idée s’est
propagée plus loin à l'Est. C'est en Russie Soviétique que les méthodes
de rationalisation tayloriennes et les pratiques de la psychotechnique ont
pénétré et c'est là qu’elles sont tombées sur un sol fertile pour leur application
féconde, c’est là que l'idée de l'organisation scientifique du travail prend
solidement pied et donne des résultats surprenants dans la production
industrielle, dans l’agriculture, dans les communications, etc. Un mouvement «
autochtone », cherchant à augmenter le rendement et connu sous le nom de
stakhanovisme, se développe. C’est là que se fixe le troisième foyer et se
situe la troisième étape de l'organisation scientifique du travail. La
raison en est que dans ce pays sont réalisées les conditions qui permettent au
mouvement de la rationalisation du travail de trouver la solution définitive de
ses aspirations : c’est la joie au travail –le troisième facteur — qui,
à côté de l'organisation technique et de la psychotechnique, peut jouer. Le
travailleur a enfin le sentiment de travailler poux lui-même, pour son État à
lui, d’être maître de son destin.
Cette histoire des trois étapes de la rationalisation du travail nous
démontre nettement qu’en ce domaine aussi les facteurs psychologiques ont un
rôle déterminant à jouer. Et comme la solution du problème du travail est
étroitement liée à la politique, on comprend que les répercussions de la
propagande politique sur la psychologie des masses ouvrières sont prises en
considération par les politiciens, les meneurs avisés. Mais on peut dire que la
compréhension de l’importance de ces facteurs date relativement de peu. Le
capitalisme classique qui considérait l’ouvrier presque comme une partie de la
machine, ne se souciait guère de sa psychologie : le travailleur industriel,
surtout aux États-Unis, n’intéressait l’entrepreneur que du point de vue de son
rendement, et une fois sa force productrice épuisée, par une sorte de sweating- system (méthode de faire suer), on le jetait
dehors comme un citron pressuré. Ce n’est qu’en Europe de l'après-guerre que
l’on a pu voir plus clair et surtout après que les études psychologiques ont
été mises en honneur dans tous les domaines où il s’agissait de comprendre le
comportement des hommes. On a compris que le travail qui ne tient qu’à obtenir
un produit palpable, n’a pas de sens pour le travailleur : dans le processus de
travail lui-même les besoins affectifs du travailleur restent pour la plupart
inassouvis, ce qui représente un handicap dans l'économie psychique du travailleur.
La grande erreur de Marx
fut précisément de n’avoir pas pris ce facteur psychique en considération. Il
est vrai qu’à celle époque, la psychologie scientifique n’avait pas encore
atteint, même de loin, le développement que nous lui savons aujourd’hui,
surtout depuis l’avènement de la psychologie objective, basée sur les
découvertes de Pavlov. Pour Marx, le travail était conditionné par la misère et
les nécessités extérieures, et la liberté commençait là où le travail cessait.
Reiwald lui oppose l'idée que « la vraie liberté se trouve là, où le travail
est fait de bon gré, parce qu'il apparaît au travailleur plein de sens et lui
procurant un plaisir ». L'activité est pour l’homme d’aujourd'hui un besoin
psychologique, donc physiologique. La pulsion agressive, selon Reiwald, est
transformée, canalisée en comportement de travail, en se combinant avec les
éléments affectifs, c’est-à-dire avec la pulsion n° 3, selon nous. C'est
surtout caractéristique pour les populations blanches des pays nordiques.
Selon Marx, la condition essentielle pour l’effort humain ayant son propre
but, qui mène à la satisfaction et au sentiment de liberté, serait la
diminution des heures de travail. Reiwald a parfaitement raison, en opposant à
Marx l’idée que « ni la diminution de travail en elle-même, ni l’augmentation
du salaire, ni un but patriotique, religieux ou social ne suffisent à remplacer
l’impulsion affective qui peut et doit provenir du processus de travail
lui-même ». C’est le travail collectif surtout qui est apte à donner la
satisfaction psychique. Le fait de vouloir atteindre le même but, stimule,
augmente de rendement et l’intensité de satisfaction. Reiwald donne en exemple
le travail du marin, qui acquiert souvent une relation personnelle avec son
navire, malgré les difficultés du travail maritime. Le lien affectif peut
devenir tellement fort que le « navire », la « fabrique » ou la « mine »
peuvent assumer le caractère d’un fétiche. Et ce ne sont alors pas seulement le
capitaine, le fabricant ou le directeur de mine qui jouent le rôle du « meneur
», mais aussi le navire, la fabrique et la mine. On peut même alors constater
objectivement l'accroissement de l’intensité affective, en mesurant, au moyen
d’un dynamomètre, le rendement du travail du travailleur individuel. Ces liens
s'estompent systématiquement par l'avènement du travail taylorisé, mais l’homme
ne peut pas s’en passer dans sa vie et son travail; dans le domaine du travail
le dicton populaire « l'homme ne vit pas du pain seul » se justifie pleinement.
Et on le voit réalisé dans la tendance de tout travailleur d’avoir, à côté de
son travail professionnel, un « violon d’Ingres », son « dada », sous forme de
bricolages, d’occupations personnelles accessoires, du domaine artistique, musical,
etc. La psychologie des masses à venir, aurait comme tâches, selon Reiwald, à
rechercher d'abord les bases affectives du travail collectif ; ensuite, à
étudier par les moyens psychotechniques, et pour chaque profession, les
méthodes de production rationnelles, qui s’avèrent les plus aptes à tenir
compte des besoins affectifs du travailleur; et enfin, à trouver, en liaison
étroite avec la production et la psychotechnique, un compromis entre les
exigences de l’utilité pratique et les besoins affectifs de l’homme.
Ce qui caractérise encore ces mécanismes, c est une précision absolue et
une rapidité de travail, quelques dizaines de milliers de fois plus grande que
la nôtre. Elle remplace des équipes de statistique, de prévision et de
planification qui jouent un grand rôle dans les usines géantes.
Les mécanismes essentiels de ces machines sont de double nature : il y a le
moteur, les forces propres de la machine, avec leur commandement, et il y a le
mécanisme régulateur, « pilote », qui « informe le premier des changements dont
il faut tenir compte dans la manœuvre à effectuer. De son côté, le moteur
informe le pilote de son fonctionnement. Dans les mécanismes munis de mémoire
artificielle, les ondes électriques sont transformées, dans un quartz
piezo-électrique, en vibrations ultra-sonores; à l'autre bout du quartz elles
redonnent de l’électricité ramenée à l’entrée; chaque unité peut emmagasiner
huit nombres de dix chiffres et s’y référer en 1/5 000 de seconde. Cette
fonction d' « information » réciproque par des signaux transmis, garantit l'autorégulation.
Si la transmission est altérée, l’information sera plus ou moins corrompue ».
On a rapproché la Cybernétique de la théorie des jeux. Dans le jeu il y a
un aspect économique — le gain — qui correspondrait à la source d’énergie dans
les machines, et l’opposition des intérêts, caractéristique des jeux, se
retrouve jusque dans les processus à régulation : en observant les conduites
des individus et des servo-machines, on constate que les principes intimes de
cette conduite sont représentés, dans la théorie des jeux, par la notion de «
stratégie » et dans la Cybernétique, par la notion de régulation. Ces servo-
machines « sont parfois fantasques », dit Chauchard, « et rappellent les
organes vivants : elles ne fonctionnent correctement que quand elles sont en
train. Wiener indique que, quand une machine marche mal, il faut la laisser
reposer, soit l’agiter, ou lui envoyer un choc électrique violent, soit encore
déconnecter la partie « malade ».
Nous
pensons plutôt à la tendance du regretté Emmanuel Mounier dont parle Albert
Béguin et qui consistait en « vouloir substituer au mythe d'une imagination
anxieuse la connaissance exacte du fait et de la possibilité d'en mesurer les
conséquences », et nous sommes d'accord avec Béguin quand il dit qu' « il ne
faut ni détruire la machine ni même craindre d’abord le technocrate visant au
despotisme par la machine ». Aussi il ne faut pas perdre de vue que la machine
« reste un outil, fruit de l'intelligence humaine, et à son service », et que,
« la machine est un symptôme qui change de signe selon qu'on lui assigne sa
juste place — et alors elle autorise de grandes espérances humaines — ou bien
qu'on l'invite à en usurper une autre — et alors elle devient maléfique.»
CONCLUSION
Le
grand danger que l’humanité court, est déterminé par trois faits : le premier
c’est qu'il s’est trouvé des hommes qui se sont aperçu de la possibilité, dans
l’état où se trouvent encore la plupart de leurs contemporains, d’en faire des
marionnettes, de les faire servir à leurs buts à eux — cela ne veut dire
aucunement que ces buts sont toujours des buts matériels, de profit — bref, de
les violer psychiquement. Ils ont repéré les leviers nécessaires à cette
action, trouvé les règles pratiques qui les font jouer — et, sans scrupules, ils
s’en servent. Le deuxième fait, c’est précisément que ces possibilités
existent objectivement, dans la nature humaine elle-même, et que la
proportion entre les éléments humains qui y succombent, et les autres qui sont
plus ou moins capables de résister, est effarante — dix contre un. Le troisième
fait consiste en ce que le viol psychique collectif par les usurpateurs,
se fait sans que rien ne s’y oppose, sans que ceux qui devraient veiller
à l’empêcher, réalisent le danger, ou bien s’ils le réalisent, ils s’affolent,
ne savent pas à quoi s'en tenir, quelles mesures envisager, comment endiguer le
flot qui monte : une à une les communautés humaines, les États, petits ou
grands, succombent. Alors, il est temps qu'on crie « halte-là! », qu’on .
cherche la raison de tout cela et l'ayant trouvée, qu'on applique les mesures
qui s'imposent, et cela de toute urgence!
Voici ces bases.
Il est évident que les préceptes moraux se réfèrent à l’activité sociale de
l'homme, c'est-à-dire à son comportement dans la vie sociale. La morale
commence là où le comportement de l’homme se caractérise par le renoncement à
la satisfaction de ses impulsions égoïstes au profit d’autrui; elle est là où
joue l’inhibition conditionnée interne par rapport aux autres individus ou
collectivités, et précisément comme expression de la constellation d’engrammes
dans son Deuxième système de signalisation.
Nous avons vu que la diversité du comportement est déterminée par les
activités humaines à base de quatre pulsions : combative, nutritive, sexuelle
et parentale. Le fait capital et objectivement démontrable dans des expériences
au laboratoire est le suivant ; ces pulsions et, en conséquence, les systèmes
de réflexes conditionnés correspondants, ne sont pas égaux par rapport à leur
force ou la facilité de former des réflexes conditionnés. La plus forte des
pulsions étant l’agressive, viennent ensuite en décroissant : la nutritive,
puis la sexuelle, et enfin la parentale. On se rappelle l’exemple qui illustre
ce fait : le réflexe conditionné à base de la pulsion nutritive se forme après
cinquante à soixante répétitions de l’opération nécessaire à sa formation; le
réflexe à base combative, l’est déjà après une ou deux répétitions.
Or, du tableau des pulsions et de leurs dérivations qu’on peut dresser
ainsi (et qui est reproduit ci-dessous), on déduit une règle très simple :
lorsqu’on doit émettre un jugement du point de vue biologique, ou choisir une
attitude plus morale qu’une autre, on peut se laisser guider par le fait qu’on
pourra considérer comme morale l'attitude déterminée par des réflexes
conditionnés à base de la pulsion physiologiquement plus faible par rapport à
celle qu'on rejette (fig. 21). La règle pragmatique serait alors : ce qui se
situe à droite dans le tableau est moral, la direction dans le sens à gauche
est immorale.

Fig. 21.
Diagramme démontrant la possibilité d’une base biologique de la notion de
la morale. 1, 2, 3, 4 — les quatre pulsions. Les ordonnées indiquent la force
de la pulsion. Les lignes étirées (—) se réfèrent
à l’intensité relative des pulsions, les lignes pointillées (- - - -) à
leur valeur morale (du point de vue social). En dessous, la flèche dans la
direction de droite à gauche indique la décroissance de la valeur morale; la
flèche inverse : la sublimation.
Voici des exemples : si l’on sacrifie l’amour (pulsion n° 3) à l'avantage
matériel (n° 2), nous sommes en présence d’une immoralité (cas de la
prostitution, par exemple).
Si on préfère l'amour (n° 3) au devoir parental (n° 4), c'est, toujours du
point de vue social, donc biologique, immoral (comportement d’une mère
dénaturée).
Si l’on renonce à la violence (n° 1) au profit d’avantages matériels (n°
2), ce sera une attitude morale (attitude civilisée).
Si l’on choisit l’amour (n° 3) au lieu d’avantages matériels (n° 2) on est
romantique ou idéaliste, on agit donc conformément à la morale. Et ainsi de
suite.
Nous avons parlé plus haut de la greffe des réflexes conditionnés et
de la constitution de systèmes supérieurs de comportements. On arrive alors à
distinguer, graphiquement, les différents niveaux ou étages dans notre schéma.
Ainsi s'il se présente des cas où le choix est à faire entre des attitudes se
situant à différents niveaux, nous pourrons chercher dans les directions de
sublimation ou de dégradation. La règle pour le choix d'une attitude avec la
préférence plus morale, serait alors : ce qui est plus haut sur le schéma est
plus moral que ce qui est plus bas : ainsi le comportement que nous nommons une
attitude correspondant au sentiment national, serait moral, puisque plus utile
à la collectivité que la simple attitude de défense individuelle; le
comportement social (au niveau au-dessus), est plus moral que l'attitude
purement nationaliste. Dans le système de la pulsion n° 3, par exemple, le fait
de préférer l’amour sensuel (niveau A), purement instinctif, à l’amour sublimé
romantique (niveau au-dessus), serait immoral; sacrifier l’amitié (niveau B)
dans le cadre de la pulsion n° 4) à l'activité scientifique (niveau C),
c'est-à-dire à une attitude de service à l'ensemble de la société humaine,
serait un acte, du point de vue de la valeur morale, supérieur.
Ensuite, il pourrait y avoir encore des cas, où le choix à faire se situe
dans le cadre d’une même pulsion et dans le même niveau. Par exemple, on aurait
à choisir entre l'amour envers deux personnes ou entre deux doctrines sociales,
ou entre l’amitié pour celui-ci ou celui-là. Ce qui déterminerait dans ce cas
l’attitude du point de vue moral, serait, à notre avis, l’intensité de réaction
envers l’un ou l’autre : si mon attachement à cette personne est plus grand
qu’à cette autre, il serait immoral de préférer la dernière.
Toutefois ce raisonnement n est valable que si l'homme est aisé et si son
acte ne prive pas sa famille (cas de célibataire). Si, par contre, il est
nécessiteux et que sa famille eût à souffrir du fait de cette dépense, son acte
doit être considéré comme immoral, parce que le choix serait alors non entre
les pulsions n°3 2 et 3, mais, en réalité, entre n° 3 et n° 4. Il
n'y a pas de contradiction à la règle générale, puisque son choix tomberait
sous la rubrique n° 3 au lieu du n° 4, c’est-à-dire dans la direction plus à
gauche dans le schéma, donc dans le sens de l’immoralité.
Mais son acte, dans le premier cas, peut être également jugé immoral, si on
prend en considération qu'il satisfait sa pulsion n° 3, égoïste, alors que dans
le monde des milliers (et même des millions) d’individus souffrent, voire
meurent dans la misère. En satisfaisant sa pulsion n° 3, il néglige, en réalité,
la pulsion n° 4 sublimée, qui est à la base de l’amitié, de l’amour envers les
hommes en générai Sous cet angle, il apparaît que dans la situation actuelle de
la société humaine, toute attitude donnant satisfaction aux pulsions à gauche
dans le schéma (n°1, 2,3) doit être considérée comme immorale.
Peut-être, ce fait pourrait-il être rapproché de l'idée religieuse du péché
originel : tout ce que les hommes font, serait, dès leur naissance, entaché de
tare morale.
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