Mémoires acides – Timothy Leary
Vingt années se sont écoulées depuis ce premier voyage
au LSD avec Michael Hollingshead. Je ne l'ai jamais oublié. Il ne m'a
pas davantage été possible de reprendre la vie que je menais avant cette
séance. Je ne me suis jamais remis de cette confrontation ontologique. Je
n'ai jamais plus été capable de considérer avec autant de sérieux
moi-même, mon esprit et Je monde social. Depuis ce moment-là, j'ai vécu
avec la conscience aiguë du fait que tout ce que je perçois, tout ce qui se
trouve en moi et hors de moi, est une création de ma propre conscience. Et que
chacun vit au sein d'un cocon neural abritant une réalité privée. Depuis ce
jour, je n'ai jamais perdu de vue que je suis un acteur entouré de personnages,
d’accessoires et de scènes destinés au drame cosmique qui est rédigé dans mon
cerveau.
Nous identifiâmes huit
niveaux de conscience : stuporeux, émotif, symbolique, somatique, sensoriel,
cellulaire, moléculaire et désincarné. Chaque niveau exigeait son vocabulaire.
Pour les niveaux émotif et symbolique, qui se prêtaient en eux-mêmes à la description
verbale, nous pouvions utiliser les variables mises au point durant mes
recherches à Berkeley. Les visions sensorielle, cellulaire et moléculaire
nécessitaient un langage non verbal. Nous réunîmes donc des diapositives et des
films fixes de biologie et nous les superposâmes pour créer des images
multiples. Nous confiâmes à des photographes le soin de réaliser des
agrandissements de ¡activité cellulaire. Les murs de nos bureaux suintèrent et
ruisselèrent de pulsations bactériennes et de rencontres de protozoaires en
technicolor.
Tu disposes, ici même, tout de suite, de tout ce qu'il faut pour faire
quelque chose de splendide. Pourquoi ne pas commencer un nouveau jeu ?
—
Quel nouveau jeu ?
—
L'Art neurologique. Un nouveau mode d'expression créatif basé sur ce que
nous savons du système nerveux. Les huit circuits du cerveau définissent les
huit beaux-arts. En les orchestrant tous ensemble, on obtient un Théâtre mental
psychédélique.
Malgré ma torpeur de
lézard ratatiné, je réagis à ce que Michael disait. La fonction de toute forme
d'art est d'activer dans l'esprit du spectateur le circuit désiré. L'art
socialiste éveille la réalité marxiste, travailler-dur-et-servir-l'Etat. L'art
catholique branche sur l'univers de la soumission. L'art érotique ouvre les
circuits sexuels. Gurdjieff décrit quelque part comment les moines souri tes du
Moyen-Orient maîtrisaient l'utilisation du son au point de pouvoir susciter
n’importe quelle émotion dans n'importe quel public. Je me mis à réfléchir.
Eldridge Cleaver et moi nous sommes retrouvé» en toute amitié plusieurs
occasions depuis l'Algérie. A la prison fédérale de San Diego nous formions une
fulgurante équipe de basket de deux joueurs. A cette époque, Eldridge se sentit
renaître au christianisme et devint un supporter de la migration spatiale. Depuis
lors, il s est rallié su Moonisme et s'est mis à soutenir vigoureusement Ronald
Reagan.
Michael Horowitz, mon
archiviste, continue avec Cindy Palmer et Michael Aldrich à faire fonctionner
la Bibliothèque du Memorial Fitz Hugh Ludlow à San Francisco, la plus vaste collection
mondiale de livres, manuscrits et artefacts sur l'utilisation de la drogue.
Michael et Cindy ont publié deux livres sur la psychopharmacologie culturelle :
Moksha : les écrits d'Aldous Huxley sur les psychédéliques et l'expérience
visionnaire et La Femme chamane, dame des artères.
Biographies
GEORGES I. GURDJIEFF (1877- 1949), naquit à Gumri, ville de la plaine d’Arménie. Jeune homme, il devint
un fidèle étudiant du soufisme et voyagea beaucoup à travers le Moyen-Orient
afin d’apprendre les nombreuses techniques pratiques du développement de soi
qu’enseignait cette secte extraordinaire. Avant la Première Guerre mondiale, il
délivra en Russie son propre enseignement, consistant en un système synthétique
de connaissance intérieure, et dirigea des spectacles de danse et de
musique où sa philosophie s’appliquait concrètement. Après la révolution russe,
il émigra à Fontainebleau, où il attira auprès de lui de nombreux élèves de
poids, parmi lesquels Ouspensky, Katherine Mansfield et A. R. Orage.
Les idées de Gurdjieff
sont exprimées dans trois livres : Tout et le Tout, ou les Récits de
Belzébuth à son petit-fils, pamphlet philosophique que l’on peut comparer à
L'Arc- en-ciel de la gravité de Pynchon, ou au Finnegan’s Wake de
Joyce; Rencontres avec des hommes remarquables, récit des expériences
que fît Gurdjieff en compagnie d'un groupe de personnes recherchant la sagesse
; et La Vie n'est réelle qu'alors, lorsque "Je suis"
ouvrage centré sur des méthodes pratiques en vue d’élargir et d’aménager les
réalités (l’usage intelligent des drogues, notamment).
JAMES JOYCE (1882-1941), romancier irlandais, est très souvent considéré
comme l’auteur de langue anglaise le plus important du XXe siècle. Il a décrit
ses années tumultueuses dans une école de jésuites dans son livre
autobiographique Portrait de l’artiste en jeune homme, qui se termine
par une scène où le héros fait vœu de fuir l’Irlande et de vivre dans « l'exil,
le silence et l’astuce ». Joyce prit effectivement la fuite en 1904, accompagné
par Nora Barnacle, son épouse-compagne qui vécut avec lui pendant les
trente-sept années qu’il passa à Paris, Trieste et Zurich. Dans son épopée Ulysse,
Joyce précipita le roman dans une réaction de fission et de décharge d'énergie
comparable à la transformation imposée par Einstein et Picasso dans la physique
et dans l’art, préférant laisser le fond dicter la forme plutôt que I'inverse. Dans Ulysse et Finnegan's Wake, Joyce personnalisa avec une connaissance intime de son sujet les thèmes humanistes classiques, exprimant son
respect de la vie et de révolution tout en couvrant de ridicule l’orthodoxie
autoritariste.
En raison de la nature solipsiste et hallucinatoire de la pensée de
Joyce, de nombreux érudits se sont demandé s’il recourait ou non aux
psychotropes. Robert Anton Wilson a décelé de nombreuses références à des
expériences pharmaceutiques au sein de la touffeur de la prose joycienne. On
sait qu’après avoir contracté son glaucome en 1917, maladie qui ouvrit sur une
longue suite de pénibles opérations des yeux, Joyce se mit à utiliser régulièrement
des analgésiques, opium laudanum et scopolamine (alcaloïde dérivé de la jusquiame, plante psycho-active
appartenant à la même famille que la belladone).
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